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  • Les enfants Doms (XXXIV-XXXIX)

    Dom26

     

     

     

                                    XXXIV

     

        Une grande partie de RAM était maintenant envahie par les Followers et des images prises du ciel montraient cette vague grouillante à l'assaut des buildings, y provoquant l'effroi et la panique! Beaucoup, devant leurs télévisions, restaient médusés, comme si la démesure frappait le cerveau d'inertie! D'autres se barricadaient déjà et faisaient des stocks, vidant les magasins! On assistait à des scènes de violence, pour du beurre ou du café, alors que le danger n'était même pas imminent! Mais l'égoïsme et sa laideur ne se contenaient plus, d'autant que l'animal qui était en chacun n'avait jamais été vraiment combattu!

        Les rares qui avaient un peu d'humanité et d'esprit étaient choqués par ces comportements! Ils étaient saisis de dégoût devant cette dureté, car elle semblait une porte irrémédiablement fermée sur l'espoir! D'un coup, le seul sens était celui de la jungle, du plus fort! Pourtant, la solidarité était nécessaire au salut et il fallait raisonner ceux qui avaient des victuailles plein les bras! Mais la peur avait le dessus et même les plus sages l'éprouvaient de nouveau, alors qu'ils croyaient l'avoir définitivement maîtrisée!

        Mais qu'est-ce que c'était au fond ce déferlement des Followers, sinon les digues de la haine et de la frustration qui avaient cédé? On ne voulait plus se contrôler, attendre, mais prendre et jouir! Pourquoi aurait-on agi autrement? Y avait-il autre chose que le culte de soi? Si oui, pour quelle destinée? Qu'est-ce qu'était l'espace? un jeu de particules incompréhensible? La Terre n'était-elle pas une planète deux fois perdue, par sa situation et la pollution? Qui croire, sinon soi-même? Comment dans ces conditions demander de l'humilité, de la modestie? Le temps fuyait et commandait de tenter sa chance! 

        D'ailleurs, RAM était pour l'heure particulièrement fragile! On y préparait de nouvelles élections, car la ville était sans chef! Devant la Tour du Pouvoir s'était regroupée la police et elle avait l'air d'attendre de pied ferme les événements! Mais avait-elle vraiment pris conscience de leur ampleur? Il régnait parmi ses rangs comme une sorte de doute et on fut surpris par l'apparition des enfants Doms dans le ciel! On commençait juste à les considérer, quand les Followers surgirent de partout, glissant les uns sur les autres, créant une onde sale de petits cris et de dents jaunes!

        C'était visqueux, quoique rapide! C'était avide, quoiqu'aveugle! Bref, c'était affreux, horrible et même terrifiant et la police ouvrit le feu, gagnée par la folie! Le flot fut arrêté ici et là, mais il en venait toujours et bientôt les forces de l'ordre furent submergées, dépassées, sans avoir le temps de fuir! Leurs chefs, survolant la zone, étaient figés, impuissants et la marée sombre s'attaqua à la Tour du Pouvoir! Des "RAM! RAM!" résonnaient comme une clameur de victoire et les enfants Doms jubilaient! Ils allaient devenir les maîtres! C'était leur place! Ils étaient nés pour cela!

        La Tour fut prise et vidée! Son drapeau fut changé! Il représentait maintenant un enfant dans sa bulle! La haine des Followers se calma avec le soir et les petites bêtes se reposèrent! Le sort de RAM était désormais en suspens et la ville elle aussi reprenait son souffle! On essayait de comprendre, de se retrouver, de s'adapter! Qu'est-ce qui s'était passé? Comment en était-on arrivé là? La stupeur était peu à peu remplacée par la réflexion... On bougeait, on essayait de remettre de l'ordre en soi et autour! On écoutait, on observait, on redevenait l'ancêtre lointain qui guettait, interprétait! Dans le ciel serein et velouté de la nuit, cependant, la lune fit son apparition, telle une reine éternelle! 

     

                                                                                                        XXXV

     

        Après une nuit difficile, au matin, Andrea s'éveilla auprès de Sullivan et les yeux encore lourds, ils regardèrent au dehors: la rue était déserte et jonchée de détritus! "Venez, dit Andrea à Sullivan, nous allons essayer de retrouver un ami, le fondateur de l'OED!  Lui seul pourra nous aider et nous dire ce qu'il faut faire!

        _ Mais il y a sans doute des Followers qui rôdent!

        _ Des Followers?

        _ Oui, c'est comme ça que s'appellent les créatures! Je l'ai appris par la bouche des Numériques!

        _ Les Numériques?

        _ Mais oui, c'était le nom qu'ils se donnaient! ceux que vous appelez les enfants Doms!"

        Andrea et Sullivan eurent un sourire l'un pour l'autre, devant un tel imbroglio, mais Andrea rajouta: "Ne vous en faites pas pour les... Followers! J'ai dans mon sac une arme extrêmement efficace contre eux! Elle a été conçue par Macamo et elle nous évitera tout ennui, à condition de ne pas rencontrer trop de ces affreuses taupes!"

        En fait, chacun avait vécu à sa manière l'invasion! La psychologue Lapie par exemple! Quand Ratamor était sorti de l'hôpital, elle avait décidé de se rendre à son adresse! Elle s'était garée devant son immeuble, se demandant ce qu'elle ferait, si elle le voyait sortir! Elle songeait à l'écraser, quand elle reçut elle-même un choc! Le flot des Followers venait de recouvrir entièrement son autociel et elle voyait leurs faces hideuses déformées par les vitres! A cet instant, elle hurla!

        Le grand-père poète, quant à lui, ne fut pas vraiment surpris! Il avait compris depuis bien longtemps que les pires horreurs commençaient pas un regard de mépris! Le mal était ce qu'il y avait de plus quotidien, de plus harassant, car on devait lutter contre lui chaque jour et partout! Qu'il eût pris la forme des Followers était singulier, propre à une époque, mais pour le grand-père, cela ne changeait pas grand-chose!

        Il vivait dans l'un des rares jardins de RAM, entre ses murs et il continuait à s'occuper de ses roses et de ses petits-enfants!

        Cariou, lui, fut emporté par le tsunami des créatures, mais il n'y succomba pas! Il savait d'où elles venaient et qui les commandait! La domination des enfants Doms couraient dans leurs veines, il ne pouvait en être autrement! Leur haine ne dévorait donc pas Cariou, puisque lui-même n'avait pas besoin de dominer! Il était comme insensible à leurs morsures, bien qu'il sentît toute leur férocité! Il était comme un rocher dans leur flot!

        Il en eût été tout le contraire, si l'équilibre de Cariou avait reposé sur la supériorité! Les Followers auraient trouvé des failles, car Cariou se serait débattu, aurait nécessairement cherché à vaincre! Ici, la haine glissait le long de son corps et il rentra chez lui, juste secoué!

        Au pied de la Tour du Pouvoir, on assistait cependant à d'étranges scènes! Les enfants Doms  apparaissaient au-dessus des Followers, qui sentaient leur présence et qui alors manifestaient leur adoration! Les taupes se trémoussaient, se tortillaient, levaient leur tête aveugle, poussaient des "RAM! RAM!", battaient leurs bras atrophiés et ça reniflait, couinait, bavait, pleurait, ce qui avait l'air d'enchanter leurs maîtres!

         Mais parfois, dans la masse velue et sombre, se produisait une mutation, une transformation! Un Follower devenait un enfant Dom! Sa bulle s'élevait soudain et il n'était plus la bête disgracieuse, mais un ado fier et venimeux! Il avait dès lors ses propres Followers, qui le servaient, l'admiraient et qu'il inspirait, dirigeait!

        Toutefois, les relations entre les enfants Doms et les Followers n'étaient pas si tranchées et elles ne se résumaient pas à une domination ou une allégeance absolues! Il arrivait qu'un enfant Dom, trop sûr de lui ou méprisant, s'approchât exagérément près des Followers et il était aussitôt attaqué, tant leur appétit, leur avidité étaient grands!

        Chacun devait faire attention, était tenu dans certaines bornes, car le maître et la taupe étaient dépendants mutuellement! Le premier apportait à la seconde une identité, le passeport pour sortir de l'anonymat et de sa nuit, mais sans le Follower, l'enfant Dom n'avait pas de puissance et ne restait qu'un dieu ou une déesse pleins de doutes!

        Bref, l'ancien fief de Dominator était plein de simagrées, de haine sourde et de suffisance!

     

                                                                                                    XXXVI

     

        Un grand silence régnait dans RAM et c'était exceptionnel! On n'y paradait plus! On n'y consommait plus, on n'y dominait plus! On ne cherchait plus à attirer les regards, ni à afficher sa réussite, sa beauté ou sa force! On ne jouait plus, on ne masquait plus! On était contraint de s'interroger, de regarder, d'attendre! On se demandait ce qui se passait, car on avait peur des créatures! Et on se demandait enfin qui étaient ces enfants dans leur bulle!

        Le temps était comme suspendu! Le grand "cirque" avait cessé pour une fois! Chaque jour, des millions d'individus sortaient de chez eux pour gagner leur vie, mais ils s'enfermaient dans une routine, qui servait leur mensonge et leur lâcheté! Si on souffrait, si on était effrayé, c'était à cause de cette entrave qu'on s'était mis au pied et qu'on disait nécessaire! On n'avait pas le choix, on était une victime! Le travail devenait un prétexte, pour ne pas aller au cœur, affronter la vérité, car que faisait-on là, sur cette minuscule planète, avant de mourir?

        La domination tenait chaque chose, aveuglait chacun! Même le scientifique, qui parlait d'un temps de dix puissance moins quarante-sept secondes, ne comprenait pas vraiment ce qu'il disait, mais c'était bien la soif de découvrir, la joie de trouver et donc la satisfaction de l'amour-propre et la renommée qui l'empêchaient d'être anéanti par l'immensité! On croyait qu'on pouvait vivre dans l'hypocrisie, malgré tous les signaux d'alarme!

        On voulait à tout prix satisfaire ses appétits et on n'avait aucune honte! Mais le plaisir n'était-il pas la seule bouée de sauvetage? N'était-il pas le feu sacré, qui étouffait les plaintes de la nuit? On s'enivrait de soi, c'était la solution! Or, voilà que la "machine" s'était arrêtée! Les rues et le ciel étaient déserts! On ne comprenait pas que les enfants Doms n'étaient qu'une création de la société! Comme on niait son propre égoïsme, comment imaginer que celui-ci avait enfanté les monstres qu'on craignait?

        La situation était inédite, paralysante, angoissante! Il n'y avait plus de repères, on ne pouvait plus s'abrutir par le mouvement, l'activité! On était confiné chez soi et déjà pour la plupart, c'était insupportable! Certaines même n'acceptaient aucunement ce qui se passait et ils considéraient qu'on exagérait, qu'on les menait en bateaux et qu'on voulait contrôler les gens par la peur! Ainsi, quelqu'un s'approcha de la Tour du Pouvoir, en claquettes et le Narcisse à l'oreille, parlant tout haut, comme si une allure totalement détachée allait enlever le problème, faire tomber le décor, dénoncer la mise en scène!

        Mais l'individu fut sauvagement attaqué et dépecé! D'autres, plus rationnels, qui ne mettaient pas en doute le danger, s'enivraient chez eux! Il fallait jouir, tromper l'ennui, garder "la tête chaude"! Mais la grande soupape de sécurité, celle qui provoquait le soulagement le plus courant, c'était bien entendu la critique à l'égard du pouvoir! C'était fustiger super maman, son inaction, son incompétence, sa vénalité, etc.! En pratiquant ce sport national, on s'évitait toute remise en question! C'était la gaine protectrice par excellence, contre tout ce qui pouvait renvoyer les hommes à leur solitude et à l'étrangeté de leur condition!  

        Il y avait tout de même un hic, puisque super maman, après le suicide de Dominator, n'était plus là et l'Assemblée ne pouvait pas plus prendre le rôle de responsable, car elle ne siégeait pas, faute de députés! Les médias également ne fonctionnaient pas et à la télévision passait un programme minimum, en boucle! Les débats, les discussions s'épuisaient donc vite, car on n'y répondait pas et chacun voyait sa haine stérile! On était comme forcé de se regarder dans la glace, de considérer peut-être pour la première fois sa destinée, de peser sa vie sans le gouvernement!

        La ville mûrissait malgré elle! Des peurs, qui auraient déjà dû être mille fois rencontrées, frappaient comme des étrangères à la porte! Tout ce qu'on n'avait pas voulu voir montrait le bout de son nez! On allait enfin véritablement travailler! porter un peu de la peine du monde! mettre en doute son égoïsme! On aurait, extraordinaire nouveauté, des cals au cerveau, puisqu'on aurait réfléchi! Les anges eux-mêmes pleuraient!

     

                                                                                            XXXVII

     

        Bien sûr, chez les candidats aux élections, on s'intéressait particulièrement à la catastrophe, car si on pouvait se présenter en libérateur, on serait forcément élu! Ainsi, toutes les bonnes volontés étaient les bienvenues et Nuit accueillit le général Mécontent, quoiqu'il ne le prît pas au sérieux! "Général, quelle bonne surprise!

        _ Monsieur Nuit, je vous remercie de me recevoir, mais je crois que j'ai une bonne idée!

        _ Vraiment?

        _ Oui, j'ai réuni un commando de vieux briscards, comme moi... Ah! Ah! Et nous allons nous introduire dans la Tour du Pouvoir, afin de neutraliser cette vermine d'enfants Doms!

        _ Ecoutez, général, je ne voudrais pas mettre en doute vos capacités, mais...

        _ Jamais nous n'avons arrêté l'entraînement! Nous sommes en plein forme physique! En outre, monsieur Nuit, vous rappelez-vous que vous êtes le constructeur de la Tour?

        _ Euh... Mais oui! C'était l'un de mes premiers chantiers! Une autre époque!

        _ Eh bien, j'ai demandé à vos services les plans de la Tour... et il existe un moyen d'y pénétrer, sans alerter ces  pouilleux de Followers!

        _ Vous m'intriguez..."

        Le général déplia le plan sur une table et reprit: "Regardez, c'est ici... Il existe un escalier dit "rouge", de haute sécurité, qui permet une évacuation contre tout incendie!

        _ En effet... Il a dû être construit suivant les ordres de Dominator!

        _ C'est un escalier quasiment secret, très étroit et même dans le bureau de Dominator, son entrée est cachée! Pareillement, il s'ouvre sous la Tour, mais comme s'il n'existait pas, dans un coin reculé!

        _ Et vous comptez passer par là?

        _ Exactement!

        _ Vous imaginez la montée?

        _ Cela vaut la peine d'être tenté! Nous aurons des armes et si les enfants Doms résistent...

        _ Je vois, vous n'aurez pas les scrupules de l'armée, ni de la police!

        _ L'armée en ce moment a des problèmes de chef, comme RAM!

        _ Oui, on m'a dit que le général Gallibur avait quelques soucis... Evidemment, si vous réussissez, je vous reconnaîtrai et deviendrai président! Je saurai vous remercier! Mais en cas d'échec...

        _ C'est clair, mais j'ai tout de même besoin de votre feu vert!

        _ Vous l'avez, général! Vous l'avez! Mais qu'est-ce qui vous motive à ce point?

        _ Disons que l'inaction me pèse... et puis j'ai quelques comptes à régler!"

     

                                                                                                    XXXVIII

     

        Le commando Mécontent décida d'opérer de nuit, car les Followers avaient pris l'habitude d'y faire la fête! Ils allumaient de grands feux au pied de la Tour et s'enivraient! Comme ils étaient maladroits, avec leurs bras, ils plongeaient carrément la tête dans des cuves remplis d'alcool et ragaillardis, ils se trémoussaient au rythme d'une sono démente! C'était la foire à la frime!

        Le commando attaqua la porte de l'escalier, sous la Tour, au chalumeau et on comptait là quatre hommes bien décidés, tout vêtus de noir et bien armés! Ils pénétrèrent dans l'escalier et leur frontale éclaira une vis étroite, qu'ils devaient gravir interminablement! Mais ce ne fut pas le manque de souffle qui les gêna, c'était cet effort répétitif, abrutissant, qui finissait par cisailler les genoux!

        L'escalier avait à chaque tiers du bâtiment une porte, qui servit de repère! Là, le commando fit une pause et reprenait des vitamines, alors qu'aucun bruit de l'extérieur ne lui parvenait! Enfin, il fut au sommet, où il put sans difficultés ouvrir de l'intérieur la dernière porte! Celle-ci débouchait effectivement dans un coin sombre et poussiéreux, mais très vite le commando vit de la lumière et entendit des voix!

        Ce qu'on savait, c'était que les enfants Doms eux-mêmes s'étaient donné un chef et qu'il était sans doute le plus puissant d'entre eux! Il s'appelait Rimar et comme un roi, il avait pris une reine, Sarma! Les enfants Doms formaient donc une petite cour et pour l'heure ils étaient occupés par quelque agape, entrecoupée de querelles! Le commando surprit tout le monde, tant il avait l'air menaçant, avec ses armes braqués!

         Le silence se fit et la voix du général claqua: "On reste bien tranquille ou il y aura du sang sur les murs!" Mais un rire sec lui répondit, celui de Rimar! "Et qu'est-ce que tu veux faire? demanda celui-ci. Tu veux me tuer? Mais tu es comme moi! Tu ne le vois peut-être pas, mais ta bulle existe! Non, ne dis rien! Laisse-moi imaginer ton histoire!"

        Le général avala sa salive, il s'apprêtait à écouter des choses désagréables! "Tu es de la génération précédente, reprit Rimar, et elle était plus disciplinée, car elle était mieux encadrée par des valeurs et l'avenir n'y était pas bouché comme maintenant, à cause du réchauffement! Tu as donc suivi le parcours! Tu as travaillé toute ta vie, pour avoir ta retraite! pour avoir le droit d'être vieux en somme! Ah! Ah! Mais tu as quand même été un p'tit chef pendant tout c' temps! Dame, il te fallait ton monde! qu'on t'obéisse! comme on continue à le faire encore maintenant!"

        Les mots de Rimar apparemment frappaient juste, car le silence devint encore plus pesant! "Mon Dieu, quelle était ta profession? Tu commandais qui ou quoi?

        _ J'étais patron sur... un bateau de dragage! balbutia le général comme envoûté!

        _ Voilà! C'était ta cour! T'y faisais ta loi! Hi! Hi! Combien d'hommes y as-tu tyrannisés?"

        Le général ne répondit pas... "Eh bien moi, j'ai osé! s'emporta Rimar. Nous avons osé! Notre génération a pris les rênes! Et tu voudrais me tuer, alors que je suis ce dont tu as toujours rêvé! Tu voudrais détruire ton idéal? à cause de ta colère rancie? de ton manque d'audace? Allez, fais-moi bouger les choses, en attirant l'attention sur toi! Montre comment tu es un Dom, puisque c'est le nom qu'on nous donne! Montre ta puissance! On jugera ainsi de la mienne!"

        Le général n'était plus sûr de lui! Son front, ses mains étaient moites! Mais il fit comme on lui avait dit! Il s'efforça de concentrer tout ce qu'il y avait autour sur sa personne... et bien entendu ses larges épaules et sa queue, dont il était le plus fier, lui servirent! Mais les murs et les esprits furent à peine ébranlés! C'est que le général avait toujours craint en secret le regard des autres, à cause de son manque d'instruction! Il nourrissait une haine particulière à l'égard d'hommes qu'ils considéraient comme hautains et cultivés, appartenant à un milieu qui dans son imagination lui échappait et le méprisait! Sa domination entraînait forcément de la paranoïa!

        "C'est tout ce que tu peux faire! éructa Rimar! Il est vrai que nous ne sommes pas sur ton bateau! Regarde! Regarde ma puissance!" A cet instant, les murs voltigèrent, tourbillonnèrent! Ils se déchiraient en arêtes vives, s'ouvraient sous une nuit traversée de flammes, ainsi que les lieux n'eussent plus été qu'une cathédrale en ruines, signant le triomphe de la mort et de la désolation! Le général était à terre, comme ses hommes, et il gémissait! Quelque chose avait craqué en lui et le vieillissement l'envahissait! Il n'était plus qu'une chiffe et Rimar le commanda! "Viens voir ce qu'est la gloire!" cria celui-ci et le général, tel un somnambule, apparut sur le balcon, en compagnie du roi des enfants Doms! 

        Aussitôt des projecteurs se braquèrent sur eux et une immense clameur monta d'en bas! "Dom! Dom!" entendait-on! Ce n'était plus RAM qui était dans la bouche des Followers, car la ville était vaincue, mais c'était Dom, pour glorifier le maître, la force! "Ecoute-les, général de pacotille! reprit Rimar. Et rejoins-les!" A cet instant, le général bascula dans le vide, car il fut encore le jouet de la puissance psychique de Rimar et ses hommes connurent le même sort! Ils furent poussés un à un par leurs cauchemars!

     

                                                                                          XXXIX

     

        Cariou était rentré chez lui et il se reposait, en écoutant de la musique! Le son pur d'un oud l'emmenait bien loin de RAM! Mais on sonna à la porte et c'était Andrea, accompagnée par Sullivan! On fit les présentations et on s'installa au salon, tandis que Cariou restait tout de même attentif au oud, qui continuait en sourdine...

        "Alors que comptez-vous faire? demanda Sullivan.

        _ Eh bien, pas grand-chose, à vrai dire!

        _ Mais la ville est complètement immobilisée... et Andrea m'a dit que vous étiez le seul à pouvoir combattre les enfants Doms!

        _ Je peux en effet leur résister, mais en aucun cas les chasser ou les détruire! En les haïssant, on ne fait qu'aggraver la situation!

        _ Mais on ne peut pas rester sans rien faire!

        _ Vous savez, il faut bien se connaître, pour être en paix avec soi-même! Si on agit au-delà de ses forces, on fait autant de bien que de mal, car certains devront payer notre instabilité! Il importe de savoir dans quoi on est bon... C'est ce qui nous rend vraiment utile, car tout nous est pas possible!

        _ Sans doute, mais quand je songe à cette racaille au pied de la Tour!

        _ Beaucoup pensent comme vous et les enfants Doms ne se doutent même pas des haines qu'ils sont en train de susciter! Mais, en empêchant toute domination à l'exception de la leur, ils plongent la ville dans l'angoisse, ce qui lui est insupportable! Il faut s'attendre à des événements de plus en plus violents!

        _ Ma... ma haine montrerait-elle que je ne suis toujours pas libéré de ma domination?

        _ D'après le manuel, non, fit Cariou avec un sourire!

        _ Je suis déçu... Je croyais être sur la bonne voie!

        _ Mais vous l'êtes! Mais vous voulez toujours la perfection! Ne vous bilez pas: le plus important, c'est la bonne volonté! Le reste est une affaire de temps...

        _ De temps? Mais comment prendre patience actuellement?

        _ Ecoutez, avec votre aide, nous pourrions reformer l'OED!

        _ Chic! s'écria Andrea.

        _ Vous prendriez la partie technique de Macamo! reprit Cariou vers Sullivan.

        _ J'en serais... très honoré!

        _ J'ai songé qu'il faudrait rebaptiser l'organisation..., rajouta Andrea.

        _ Et tu pensais à quoi? demanda Cariou.

        _ Eh bien, à l'OCED! à l'Organisation contre les enfants Doms! Il faut être précis maintenant!

        _ Tu as raison et nous voilà avec un tas de problèmes sur le dos!"

        Tous éclatèrent de rire!

  • Les enfants Doms (XXIX-XXXIII)

    Dom24 1

     

     

     

     

     

                              XXIX   

      

        "Les enfants, vous voulez que je vous raconte l'histoire de la planète qui a disparu?

        _ Oh oui! Chic alors!

        _ Eh bien, les enfants, c'était une drôle de planète!

        _ Hi! Hi!

        _ Figurez-vous que les gens y passaient leur temps à se photographier!

        _ Oh!

        _ Oui, ils se photographiaient du matin au soir et partout où ils étaient! Ils se photographiaient en train de faire leur toilette, de boire leur café ou même quand ils étaient en slip!

        _ Hi! Hi!

        _ Ils ne photographiaient pas seulement le visage, mais toutes les parties du corps! Leur ventre, leur dos, leurs orteils!   

        _ C'est pas vrai?

        _ Si et quand ils avaient un bouton, ils le photographiaient! Ils postaient leur photographies sur les réseaux sociaux et ils disaient: "Regarde comme mon ventre est plat, comme mon bouton est noir, Brrr!"

        _ Hi! Hi!

        _ Ils disaient: "Regarde sur la photo comme je suis belle ou beau! Regarde ma femme ou mon mari ou mon enfant! Regarde comme j'ai réussi! comme je suis fort! intéressant!" Ils ne parlaient que d'eux-mêmes! Ils ne s'intéressaient qu'à eux!

        _ Ils ne photographiaient pas les beaux paysages ou les animaux, grand-père?

        _ Si, mais uniquement s'ils étaient eux aussi sur la photo! Ils disaient: "Tu as vu où je suis? Tu reconnais ce merveilleux paysage, si célèbre? Tu vois la mer, la montagne, le joli village? Tu vois ce monument? Eh bien, je suis juste devant! C'est moi, là, avec bidule et machin! N'est-ce pas qu'on est super?"

        _ Hi! Hi!

        _ Avec les animaux, c'était pareil! "Je te présente mon chien, mon chat! Je te présente Dudule, mon hamster!"

        _ Hi! Hi!

        _ Et à chaque fois, il fallait répondre: "Ouah! T'en as de la chance! Il est merveilleux ton chien! Il est si mignon ton chat! Tu es fantastique!" Mais un jour, il est arrivé un drame!

        _ Han!

        _ Oui, c'était au bord de la mer! Les habitants, bien entendu, se photographiaient! Ils ne voyaient pas combien les vagues étaient belles, ni même comme le ciel était bleu, ce qui fait que personne n'a vu l'astéroïde s'écraser! Car même s'il existait une station spatiale, tout le monde s'y photographiait!

        _ Et alors grand-père?

        _ Eh bien, il y a eu une réaction en chaîne et la planète a explosé!

        _ Oh! Mais ça méritait bien une photo, grand-père!

        _ Mais qu'est-ce qui m'a donné des enfants pareils!"

     

                                                                                                        XXX

     

        Toujours à l'hôpital, Ratamor devait suivre des séances de thérapie collective, où tout le monde était en cercle, avec un maillon constitué par la meneuse, la psychologue clinicienne Lapie! "Allons, dit celle-ci, voyons si certaines choses sont acquises... Par exemple, Ratamor, qu'est-ce qu'un pervers narcissique?

        _ C'est Piccolo!

        _ Non, c'est une personne égoïste et dévalorisante! Et qu'est-ce qu'un effondrement narcissique?

        _ C'est Piccolo!

        _ Non, le pervers narcissique lutte au fond contre une faible estime de soi et il est possible qu'un événement lui fasse perdre tous ses repères! La réalité entre dans son monde! Et quels sont les signes visibles de l'effondrement narcissique?

        _ Ecoutez, vous savez que nous avons tous 2% de gènes néandertaliens? que nous sommes tous issus d'un métissage?

        _ Euh...

        _ Vous connaissez bien entendu la quasi impossibilité de situer une particule et pourquoi alors notre univers plus qu'un autre?

        _ Ecoutez, ce n'est pas le lieu pour...

        _ Et si dans le temps très court, où notre œil identifie les choses, notre cerveau choisissait ce monde?

        _ Suffit, Ratamor! Je suis excédée par vos façons de faire!"

        Ici, le professeur se tourna vers le cercle et demanda: "Quels sont les signes de l'effondrement narcissique?

        _ Angoisse et agressivité! répondit-on en chœur!

        _ Ratamor, je vous promets un rapport salé auprès du directeur! éructa Lapie.

        _ En quoi excelle le pervers narcissique? interrogea encore le professeur, toujours en direction du groupe!

        _ La manipulation! clama celui-ci, qui maintenant rigolait!

        _ Bienvenue dans la réalité! jeta Ratamor à la psychologue.

        _ Ah! Parce que vous vous croyez intelligent! répliqua celle-ci. Mais vous n'êtes qu'un obscur névrosé! un mâle qui cherche à tâtons sa maman! un futur borderline qui finira par me manger dans la main!

        _ Qu'est-ce qu'un pervers narcissique? cria Ratamor en levant la tête!

        _ Une personne égoïste et dévalorisante!"  

     

                                                                                                             XXXI

     

        La reine Beauté errait dans RAM, confuse, éplorée! Elle était venue de son royaume détruit par les hommes et elle voulait de nouveau les prévenir qu'ils provoquaient aussi leur fin! Mais la laideur qu'elle découvrait dépassait tout ce qu'elle avait imaginé, au point qu'elle avait l'impression d'être elle-même sale!

        Des graffitis, un peut partout, disaient la haine de leur auteur ou leur égocentrisme! Des bouteilles vides, des chaussures abandonnées, du vandalisme témoignaient de l'ivresse de la nuit et encore des meubles laissés sur le trottoir ou des sacs poubelles crevés montraient que les hommes n'apprenaient rien et se moquaient de tout, sauf d'eux-mêmes bien entendu!   

        La reine Beauté entra chez un boulanger et s'approcha de lui, tandis qu'il faisait son pain: "Regarde sa croûte dorée et sent son odeur! lui dit-elle. Comme c'est beau et bon, n'est-ce pas?" Mais le boulanger ne la voyait même pas et avait le visage fermé! Il n'était préoccupé que de la température et obéissait à une sonnerie! "Mon Dieu, que se passe-t-il ici?" se demanda la reine!

        Elle vit un marché et se joignit aux femmes qui attendaient d'être servies! "Mesdames, leur fit-elle, voilà des cocos bien sympathiques, des salades bien fraîches et comme ces betteraves sont belles, avec leur couleur profonde! Nous avons bien de la chance, ne trouvez-vous pas?" Mais les femmes restaient tendues et pesaient pour que ce fût bientôt leur tour! "On dirait des fantômes! pensa la reine. Elles ne sont guidées que par la peur de manquer! Mais qu'est-ce qui se passe ici?"

        Elle alla dans une grande librairie, car elle supposait que les gens qui aimaient lire étaient aussi à même de contempler, d'apprécier la beauté! Mais à peine fut-elle à l'intérieur qu'un vendeur la bouscula, comme si l'endroit avait été une usine! Les livres arrivaient par pipe-lines et se déversaient sur les rayons! Chaque filon était exploité à fond par les éditeurs et la reine eut envie de vomir! De nouveau également les clients étaient sans âme, sous le crépitement des caisses enregistreuses!

        La reine Beauté errait dans RAM, éplorée et elle ne savait plus où se reposer! Le trafic la faisait sursauter et avait l'air dément! "Mais qu'est-ce qui se passe ici?" se demanda encore la reine, qui maintenant avait peur de perdre pied, de se mettre à paniquer! Partout régnait le mépris et l'égoïsme filait entre ses jambes, tels des serpents! Elle arriva quand même à sourire, quand elle découvrit de petites fleurs qui sortaient d'un mur et elle les caressa, pour leur donner du courage!

         Ailleurs, la psychologue Lapie fulminait dans le bureau de son chef! "On augmente les doses de ses médicaments! rageait-elle. Rien de tel pour inquiéter un patient et le diminuer!

        _ Qu'est-ce qu'un pervers narcissique? Une personne égoïste et dévalorisante!

        _ Vous n'allez pas vous y mettre vous aussi! Ratamor m'a humilié devant les autres! Je le lui ferai payer, coûte que coûte!

        _ Calmez-vous, ma chère! C'est le métier qui rentre!

        _ On pourrait au moins conseiller à l'administration de lui sucrer son permis de conduire, eu égard à ses troubles psychiques! Ce serait déjà ça!

        _ Et on enfreindrait la loi? Je crois que le mieux serait de le laisser sortir... C'est un élément incontrôlable!

        _ Quoi? Qu'il retrouve sa petite vie pépère et moi, je resterais ici, à me faire un sang d'encre! Et la justice?"

     

                                                                                                     XXXII

     

        Soudain l'attaque eut lieu, alors que personne ne s'y attendait! Des enfants Doms, en grand nombre, s'élevèrent au-dessus de RAM, dans leur bulle, et commandèrent à leur armée de se lancer à l'assaut! On vit alors des milliers, des millions de Followers se déverser dans les rues! Ce fut comme si une fourmilière géante avait décidé de dévorer la ville! C'était un flot couleur d'encre, ininterrompu de petites créatures aux dents jaunes et aux yeux aveugles! Cela avait la force d'un tsunami et emportait tout sur son passage!

        Des femmes, des enfants furent engloutis! La masse heurtait les murs telles des vagues et même des autociels étaient saisies, quand d'autres, prises de panique, allaient s'écraser contre des immeubles! On entendit bientôt des sirènes, mais rien n'arrêtait le ruissellement! Les gens étaient happés, ensevelis dans leurs occupations! Ils se demandaient comment gagner plus ou gravir les échelons, ils songeaient à acheter telle chose ou à avoir un appartement plus grand, ils voulaient piéger un de leurs ennemis, répondre à machin... et brusquement les créatures les renversaient, les piétinaient, les mordaient, les tuaient et les faisaient disparaître!  

        Un cri et puis plus rien! Sauf une sorte de bourdonnement, une rumeur comme en produit la mer! C'était des "RAM, RAM" à l'infini! C'était la tempête grondante, ivre, folle! Cela n'avait plus rien d'humain! Les Followers semblaient la nature déchaînée, vengeresse! Elle allait faire payer aux hommes tous leurs méfaits, tous leurs abus, leurs mensonges, leur destruction! C'était un concert de dents! une force impitoyable, irrésistible! Le flot terrorisait, coinçait, écrasait, recommençait, enfonçait les portes, noyaient les véhicules, montaient apparemment sans limites!  

        C'était la catastrophe, la fin pour beaucoup! C'était la nuit éternelle, l'aile d'un cauchemar, qui recouvrait subitement la ville! Au-dessus, les enfants Doms excitaient leurs soldats, leurs fourmis! RAM serait bientôt à eux! Ils triomphaient, ils dominaient! Ils imaginaient une grande boule psychique à leur merci! une entité qu'ils posséderaient entièrement! un monde clos qui ne serait que le reflet de leurs désirs, de leur pouvoir! Ils dirigeraient tout et auraient leurs esclaves! Au fond, ils allaient juste plus loin que les adultes! Ils poussaient jusqu'au bout la façon de vivre des aînés! Mais leur égoïsme n'aurait plus de scrupules! RAM serait le fruit de leur nombril, comme s'ils lui avaient donné naissance! L'après commençait!

        Les règles allaient changer! La domination psychique serait reine! Dans le cosmos une perle noire était née! La nature était vaincue! Le royaume des enfants Doms s'étendrait jusqu'aux confins! La mort aussi serait soumise! La science maîtresse du réel! Les hommes n'avaient-ils pas toujours voulu s'imposer comme l'animal, qui n'a de cesse de chasser l'intrus ou ses rivaux? Les enfants Doms se sentaient maintenant supérieurs et ils ne voyaient que leur création!

        Leur avait-on appris la pitié, la retenue, la vérité, l'effort? Les avait-on éclairés? Leur avait-on parlé d'espoir? On leur avait menti! On avait paradé devant eux, on les avait pris pour des idiots! On s'était gorgé sous leurs yeux, en faisant mine d'être responsables et pauvres! On s'était moqué d'eux jusqu'à plus soif! le travailleur comme le riche! l'élu comme le commerçant! le psy comme le syndicaliste! Qui avait les pieds sur terre, était sincère, lucide? Qui avait vaincu ses peurs? Qui ne jouait pas? La boue se déversait sur RAM, mais c'était celle de son cœur! 

     

                                                                                                     XXXIII 

     

        Andrea Fiala fut elle-même surprise par la marée noire! Mais elle avait l'habitude d'avancer les yeux ouverts, elle n'était pas l'esclave de son égoïsme, elle ne cherchait pas à dominer l'autre, mais elle le voyait aussi réel qu'elle, ce qui fit qu'elle sut réagir à temps! Alors que certains étaient en pleine discussion, pour qu'on les regardât, et que d'autres portaient un casque, incapables d'entendre le monde extérieur, Andrea vit clairement le flot de petits monstres, d'autant qu'elle les avait déjà affrontés, et elle plongea dans l'ouverture d'un bâtiment en rénovation! 

        Derrière la vague faucha ceux qui prenaient la vie pour une scène de théâtre ou leur chambre à coucher! Mais Andrea, malgré son réflexe, n'était pas sauvée, car aucune porte n'empêchait les Followers de s'engouffrer sur ses pas et elle montait un escalier en ciment, quand elle fut prise aux jambes! Un sentiment de dégoût et de panique s'empara d'elle, mais elle se rappela qu'elle possédait le LAL et qu'il devait être efficace contre cette masse hideuse, puisqu'au fond celle-ci était aussi de nature psychique!

        En effet, les Followers étaient des êtres immatures, avec une lumière très faible! Leur individualisation était loin d'être terminée et le LAL trouvait un égoïsme sans défenses, qui se répandait subitement en un liquide sale! Les pieds d'Andrea étaient maintenant comme dans un marécage, mais elle put se dégager! Hélas, ce n'était qu'un répit, car de nouveau le flot abondait et Andrea pesa de toutes ses forces contre une porte, qui heureusement s'ouvrit! Aussitôt passée, elle la referma et il parut évident que les créatures ne pouvaient utiliser la poignée!

        Encore tremblante, mais essayant de retrouver tout son calme, Andrea examina les lieux et se vit dans une grande salle nue, en plein travaux, mais qui servait de refuge à d'autres gens! Ils étaient une dizaine, à regarder par les fenêtres ce qui se passait dans la rue, et Andrea s'approcha naturellement d'un homme isolé, mais qui paraissait plus réfléchi, plus équilibré que ses voisins! "Andrea Fiala..., se présenta la jeune femme.

        _ Owen Sullivan", répondit l'autre.

        Puis tous deux se turent, car dehors le carnage continuait et outre son horreur, il donnait un sentiment pénible d'être prisonnier! "Vous voyez ces enfants dans leur bulle? dit Sullivan. Ce sont eux qui commandent ces bestioles!

        _ Oui, les enfants Doms!

        _ Les quoi?

        _ Les enfants Doms, de dom... ination, car ils n'existent que s'ils sont les maîtres!

        _ Oh! très bien! Mais je croyais qu'ils n'étaient que virtuels! J'ai un programme chez moi qui les met en scène!

        _ Owen Sullivan? Vous êtes le patron d'Adofusion, c'est ça?

        _ Mais oui!

        _ Macamo m'avait parlé de vous!

        _ Macamo? Mais c'était mon ami!

        _ Je travaillais avec lui à l'OED!

        _ L'OED? Mais j'y suis passé! Tout y est détruit! Mais qu'est-ce que c'était exactement?

        _ C'était une organisation qui luttait justement contre les enfants Doms!"

        A cet instant, ils furent interrompus par l'éclat d'une autre personne! C'était un gros type qui criait: "Eh bien, moi, je ne vais pas me laisser faire! Avant la montée de la mer, j'étais raseur de talus! J'avais pas mon pareil pour les peler! Mon engin est encore au sous-sol et écraser cette vermine me rappellera quand je faisais pisser les mûres et détaler les lapereaux! Bon sang que c'était bon!

        _ A votre place, répliqua Sullivan, j'attendrais que ça se calme un peu! Pour l'instant, vous risquez d'être noyé sous le nombre!"

        L'individu cracha: "Y s'ra pas dit que McGrégor ait eu peur d'un flot de taupes! fit-il. Vous allez voir un artiste au travail! Attention aux yeux, les femmes!"

        Celui qui s'appelait McGrégor se laissa glisser par des câbles, en direction du sous-sol, et après quelques minutes, on vit effectivement son engin sortir du bâtiment! Ses lames entrèrent en action et elles éclaircissaient la masse des Followers, à mesure qu'elles les cisaillaient! Les roues énormes faisaient aussi de la bouillie, mais tellement qu'elles finirent par stopper!

        L'engin fut alors recouvert comme par un essaim et apparemment la cabine ne devait pas être complètement hermétique, car le flot la laissa étrangement vide, quand il reprit sa course ! A l'intérieur du bâtiment, tout le monde baissa la tête!

  • Les enfants Doms (XXIV-XXVIII)

    Dom24

     

     

     

     

     

                                   XXIV

     

        De retour dans son bureau d'Adofusion, Sullivan restait en proie à une grande nervosité! Il avait laissé l'autociel bien en vue, afin qu'on pût la récupérer, mais il n'avait pas retrouvé son calme pour autant! Ce qui lui paraissait maintenant évident, c'était qu'il existait un lien entre les enfants haineux du Métavers et ceux qu'il venait d'affronter! Les premiers, comme les seconds, méprisaient absolument les adultes et voulaient même s'en venger!

        Rien n'arrêtait donc leur pouvoir! Ils commandaient au-delà des lois! C'était possible grâce à leur puissance psychique! Macamo avait voulu mettre en garde contre cela, en plaçant les enfants dans des bulles et en leur donnant la faculté de faire obéir tout l'être! Les enfants du monde réel pouvaient donc s'avérer dangereux, tel était le message et Sullivan l'avait éprouvé à ses dépens, mais là où il recommençait à suer, c'était quand il songeait à l'aspect numérique de ses derniers agresseurs!

        Ils s'en réclamaient même, comme si le Web était le plus important... et ne l'était-il pas au fond, car comment se jugeait-on, s'appréciait-on, sinon par les réseaux sociaux? Les jeunes n'avaient-ils pas constamment le nez sur leur Narcisse? N'était-ce pas leur boussole? Il était donc normal que le numérique investît de plus en plus le quotidien!

        Si on ajoutait à cela que la chirurgie était encore de la technologie, que les traitements, hormonaux par exemple, étaient aussi des symboles de la modernité et de l'ouverture d'esprit, que la science promettait un contrôle extraordinaire du vivant, on se demandait si la nature n'était pas devenue obsolète et si le psychisme ne règnerait pas un jour en maître, car, Sullivan le percevait obscurément, c'était le culte de soi le moteur, la ronce qui s'étendait!

        Sullivan voulait des réponses et qui mieux que le Magicien pouvait les lui fournir? Mais, à présent, le patron d'Adofusion regardait son casque du Métavers avec défiance! Il avait peur d'avoir de nouveau du mal à distinguer le réel de la virtualité, de voir dans les enfants du Web ceux de RAM et vice versa! La création de Macamo était peut-être déjà la réalité!

        De son côté, Cariou eut également une mauvaise surprise: à peine rentré chez lui, il fut plaqué au sol et menotté! "Excusez-nous, Cariou, dit l'un des anciens costauds de Dominator, mais avec votre arme, il faut prendre toutes les précautions!

        _ Mais vous n'avez plus de patron, que je sache!

        _ Exact, mais quelqu'un d'autre veut vous voir!"

        Vite on fila au-dessus de RAM, vers un bâtiment opaque, que Cariou supposa être de la Défense! On emprunta un passage, qui avait tout l'air d'un raccourci, et on entra dans une vaste pièce, bien éclairée, à la moquette épaisse et ornée de multiples drapeaux! Derrière un bureau acajou, un homme en uniforme se leva et se présenta: "Général Gallibur, c'est moi qui assure la sécurité de RAM, dans l'attente des élections! Et vous, vous êtes...

        _ Cariou! Euh... j'ai toujours du mal à dire ce que je fais...

        _ Peu importe! C'est votre arme qui m'intéresse, car elle pourrait constituer une menace!"

         Le général prit le LAL et l'examina. "Comment ça marche? demanda-t-il à Cariou.

        _ Pfff! Vous n'allez pas me croire!

        _ Essayez toujours!

        _ Ben, cette arme a été baptisée LAL, ce qui veut dire "La Lumière appelle la lumière"! Elle est destinée à faire sortir la lumière que nous avons tous en nous et que nous refoulons plus ou moins!

        _ Ah! Ah! Qu'est-ce que c'est cette lumière? Elle est émise par mon microbiote, qui serait fluorescent?

        _ Ah! Ah! Ah! fit l'un des costauds, en éclatant d'un gros rire!"

        Cela parut déplaire au général, qui sans sourciller tira sur le bonhomme! Celui-ci cessa son rire et se figea: ses traits se déformèrent et il eut soudain l'air d'une grenouille! Effectivement, il sauta sur une chaise et commença à faire: "Quoi? Quoi?",  avec une bouille somme toute sympathique! "Mais quelle est cette diablerie? s'écria le général.

        _ Vous êtes fou d'avoir tiré sur mon pote!" fit le second costaud, qui marcha sur le général.

        Celui-ci allait de nouveau faire feu, quand Cariou bondit et dans la courte lutte qui s'ensuivit, le général tira lui-même sur sa personne! Il céda quasi aussitôt et devant Cariou qui avait repris le LAL, il ne fut plus qu'un jeune homme bien coiffé, en culottes courtes, avec une grande écharpe qui lui enserrait le cou! Il s'approcha de la fenêtre et dit: "L'automne! Les arbres perdent leurs feuilles et la mort rôde! Avez-vous remarqué comme l'ombre des branches donnent des muscles aux murs? Mais c'est de la poésie! Face au péril, nous saurons où est notre devoir!"

        Cariou s'approcha du second costaud: "Je suppose que vous allez me laisser partir..., lui dit-il.

        _ Oui, j'ai perdu toute confiance dans le général!

        _ Ne vous en faites pas pour vot' copain! Il va bientôt retrouver son état normal... Quand on n'est pas vraiment méchant, les effets du LAL ne durent pas! Pour le général, vous saurez quoi dire..."

        Le costaud se contenta d'opiner et Cariou retrouva sa liberté!

     

                                                                                                    XXV

     

        Andrea Fiala s'amusait beaucoup! Galvanisée par son expérience avec l'employée de l'administration, elle sortait son LAL à tout va et tirait comme ça lui chantait! Elle voulait réparer le monde, l'éclairer, le rendre heureux et magique! Elle voulait de la fête, des couleurs, de l'amour et plus de cette grisaille, de cet égoïsme sans fin, de ce cloaque sans fond! Elle s'enchantait des transformations, de la vérité produites par le LAL, d'autant que sa charge semblait inépuisable!

        Rencontrait-elle un gros gars, campé sur le trottoir et amoureux de sa queue, si bien qu'il attendait des hommages, et Andrea, le LAL à peine sorti de son sac, faisait feu et l'individu devenait minuscule, se mettait à pleurer et se calmait avec une glace, qui pouvait préfigurer son sexe!  "Le brave petit garçon!" se disait Andrea!

        Mais elle avait autant à faire avec les femmes et si, dans un magasin, elle se sentait pressée par l'une d'entre elles, elle lui tirait dessus à bout portant, sûre de son bon droit! La femme touchée alors prenait sa véritable forme, celle d'une punaise puante, ce qui provoquait un grand émoi autour d'elle! "Je vais vous montrer de quel bois je me chauffe! murmurait Andrea! On va voir qui est qui et qui fait quoi! Finis le mensonge, la boue!"

          Mais bientôt Andrea se rendit compte qu'elle ne pouvait continuer ainsi, car il eût fallu faire feu quasiment à chaque rencontre et ce n'était pas possible! Andrea avait déjà mal au bras et elle décida d'utiliser le LAL seulement si c'était nécessaire, si cela portait ses fruits! D'ailleurs, il se passait quelque chose autour de la Tour du Pouvoir et Andrea se mêla aux spectateurs, pour savoir de quoi il s'agissait, alors qu'on lâchait des ballons!

        "L'événement est de taille, mesdames, messieurs! disait un présentateur dans un micro. C'est une grande première pour RAM et le monde! Voilà pour la première fois, dans l'histoire de l'humanité, la machine à Amour! Une réussite technologique sans précédent! Le summum des programmes mis au service des sentiments! Attention! Attention, top départ pour la machine à Amour! Le début d'une nouvelle ère!"

        Autour de la machine des hommes en jaune s'affairaient... Ils étaient devant un tableau de manettes extrêmement complexe et ils se demandaient laquelle ils devaient actionner! A côté d'Andrea, on entendait parler avec respect et même crainte d'intelligence artificielle et d'algorithmes! Puis, quelque chose fit du bruit et la machine se déplia, avec difficultés cependant, pour devenir une sorte de robot géant, ayant tout de même des traits humains, mais comme glacés, dépouillés, métalliques!

        "Je suis l'Amour! fit la créature, alors que tout le monde retenait son souffle! J'aime les hommes, chaque homme... Euh... La vie est un mystère! Car qu'est-ce que l'Amour, la conscience, cette... cette faculté extraordinaire! Euh..." La machine avait visiblement du mal à parler! Elle semblait chercher son texte! "Sacrifice! reprit-elle. Don de soi! Euh... Je vous aime vous tous! Vous pouvez m'injurier! Hi! Hi! Je vois plus loin! Vous m'aurez pas comme ça, ça non!

        J' peux crever le ciel! Hi! Hi! J' peux aimer à en mourir, pour vous donner de... euh, de l'espérance! Ouais, c'est ça mec! J' suis hypra cooolll!" Ici, les hommes en jaune s'activèrent, derrière la machine, grâce à une estrade... et visiblement, ils n'étaient pas d'accord! "La foi, j' connais! J' maîtrise! Tu peux m'écraser le pied, vas-y, mais vas-y, qu'est-ce que t'attends? J' répondrai pas, non monsieur! Le don de soi! La confiance! J' vois plus loin, j' t'ai dit! Hi! Hi!

        On va aller au bout du ch'min, toi et moi! On va crever le ciel! On va montrer qu' la vie a tout du mystère! La foi, c'est pour toi et moi, c'est l'aventure! C'est l'amour, quoi! Euh... La raison, c'est la justice! Mais on ira plus loin! Par amour et pour l'amour! Euh..."

        Soudain, la machine se mit à fumer, à gargouiller et grincer! Les hommes en jaune quittèrent l'estrade et le public recula d'instinct! "Tu peux m' mépriser! continuait le robot. Vas-y! Mais vas-y qu'est-ce que t'attends? Grâce à la foi, j' te f'rai rien! Alors, vas-y! Fais-moi plaisir! Dis que j'suis nase! Je veux l'entendre de ta bouche! Fais-ça pour moi, par amour pour moooi!"

        La machine ferma les yeux, tomba à genoux, tendit la main et s'écroula! Il y eut un silence gêné et pour une rare fois, on entendit le vent dans RAM!

     

                                                                                                            XXVI

     

        "Qui sont ces enfants qui attaquent?" demanda Sullivan au Magicien.

        Le directeur d'Adofusion, malgré ses réticences, était retourné dans le Métavers et il interrogeait le Magicien! Celui-ci tendit le bras vers les yeux de Sullivan et en retira de la lumière! Sullivan était médusé, tandis que le Magicien commençait à jouer avec la lumière! Il la faisait passer d'une main à l'autre, puis il la jeta vers le ciel et immédiatement Sullivan fut pris dans son sillage!

        Il fonçait à la vitesse de la lumière à travers l'espace et il vit les galaxies et les étoiles venir vers lui! Des fleurs gazeuses s'ouvraient sous ses yeux, avec des couleurs somptueuses! Plus loin, une explosion gigantesque faisait sentir à Sullivan toute sa puissance! C'était sans limites, d'un souffle incommensurable, comme si Sullivan avait été projeté dans un tas de diamants, qui n'en finissaient par de s'éparpiller sur la nuit cosmique!

        Sullivan retrouvait sa jeunesse! Il était l'enfant qui jouait aux cow-boys et aux indiens et qui mourait dix fois, vingt fois avec plaisir, se relevant toujours, inépuisable! Alors coulait en lui une énergie folle, avant que ne l'éteignissent la souffrance, l'injustice et le mal! Il retrouvait cette force incroyable et il croyait rêver! Il était de nouveau innocent, confiant et il se demandait pourquoi il avait cessé de croire que tout était possible!   

        Il fut submergé par une émotion totale, infinie et un bonheur suprême le combla, en le faisant frissonner! Il avait la larme à l'œil et il remercia spontanément, sans réfléchir! C'était plus fort que lui! Il avait retrouvé l'espoir, un espoir sans ombres et avec lui une paix éternelle! Il comprit sa soif et celle de chacun! Il vit les entraves et les cages des hommes! Pire, en rêve, il s'approcha des enfants Doms...

        Ils ne jouaient plus! Ils étaient graves, comme écrasés par leur savoir! Ils étaient fermés sur leur Narcisse! La chape de plomb qui pesait sur le monde les oppressait aussi! Ils devaient être grands pour affronter les choses! C'était comme s'ils n'avaient jamais été innocents! On entendait toujours des cris de joie, dans les cours de récréation, mais très vite le poison de la peur faisait son effet, car il semblait n'y avoir personne pour répondre et tranquilliser!

        L'enfant Dom se voyait seul ou presque! Comment chétif aurait-il pu résister? Ne tremblait-il pas déjà sur ses jambes! Les adultes ne semblaient-ils pas des somnambules, n'étaient-ils pas apeurés eux-mêmes, ravagés par des luttes stériles, égoïstes? Pour survivre, l'enfant Dom se créait une bulle, se durcissait dedans, ne vivait que pour elle, voulait l'imposer partout! C'était nécessaire, quoiqu'épuisant!

        Toute l'énergie de l'enfance se concentrait en un point, ne se libérait pas, restait tendue tellement qu'elle devenait un gouffre, un trou noir, hostile, méprisant, destructeur! Sullivan en fut dégoûté en même temps qu'il en eut pitié! L'enfant, qui aurait dû sourire, être confiant, était sombre comme le ciel des hommes! Où était l'amusement, la légèreté? Qui pouvait aider ces enfants? Sullivan se rendit compte du bienfait du programme de Macamo, d'autant que lui-même en avait bénéficié!  

        La beauté était la clé de la confiance!

     

                                                                                                       XXVII

     

        Nuit était à sa permanence, entouré de quelques collaborateurs... "Les sondages ne sont pas bons! dit-il. J'y suis au coude-à-coude avec Tanaka... Il faudrait un coup d'éclat, pour me relancer... Hum, on a retrouvé ce type, Cariou? Il est pour quelque chose dans le suicide de Dominator... et surtout, on dit qu'il possède une arme mystérieuse... Y a sûrement moyen d'exploiter le sujet, d'une manière ou d'une autre!

        _ Je m'en occupe! répondit Brax, le chef des Loups, autrement dit de la sécurité!

        _ Oui, approuva le duc de l'Emploi. Il faudrait remettre la main sur ce gars-là! D'après Dominator, il était le seul à comprendre ces enfants... Comment il les appelait déjà? Ah oui, les enfants Doms! Car la situation, Nuit, devient de plus en plus désastreuse! Plus personne ne veut bosser! De quoi je vais vivre, moi? On parle de bien-être, de s'occuper de soi! C'est bien joli tout ça, mais qui va payer?

        _ Vous avez raison, fit Nuit. On manque de personnel sur les chantiers et on en est même ralenti!

        _ Je m'en occupe! jeta Brax.

        _ Vous vous en occupez? s'écria le duc de l'Emploi. Et comment? Vous allez forcer les gens à travailler? Je crains que ce ne soit un peu plus compliqué qu' ça! C'est un véritable phénomène de société! Les gens démissionnent! Les vaches refusent d'aller aux champs! Comment les traire dans ces conditions? Excusez-moi, je m'énerve!

        _ Le problème aujourd'hui, c'est que personne n'a confiance en personne! fit quelqu'un en retrait.

        _ Mais vous êtes qui vous d'abord?" demanda le duc encore irrité.

        L'individu, assis sur un canapé, était grand, chauve et portait une veste à carreaux, tandis que ses chaussures paraissaient celles d'un clown! "Docteur Web, pour vous servir!

        _ Docteur Web?

        _ Ouais!

        _ Il est avec nous, expliqua Nuit, il nous aide pour la campagne!

        _ Minute! répondit Web. Je vous suis utile, c'est un fait, mais je ne vous appartiens pas! Vous m'avez demandé, j' suis là! Mais si Tanaka me veut aussi, elle m'aura!

        _ J' m'en occupe!" coupa Brax.

        Le chef de la sécurité se planta devant Web, qui se leva, avant de préciser: "Il ne vous servira à rien de faire preuve de violence avec moi! Je suis numérique! Pas vraiment matériel, quoi!

        _ Numérique? C'est un autre nom pour lâche! répliqua Brax, qui eut un sourire pour son esprit! Puis, il frappa soudain, mais, son poing ne rencontrant que le vide, il tomba en avant sur le canapé!

        _ Je vous avais prévenu! dit Web, qui se rassit, alors que Brax se retirait penaud. Personne ne croit personne! C'est un mal du siècle! Pourtant, tout le monde a besoin de moi! Je suis le miroir de tous ici!

        _ C'est bon, doc! fit Nuit. Vous êtes le meilleur!

        _ Vous continuez à me prendre pour une bille! Mais je vous tiens par les parties, Nuit! Je peux vous faire tomber d'un seul claquement de doigt! Demain, je fais courir la rumeur que vous abusez sexuellement de vos ouvriers et...

        _ Et ma campagne sera fichue! Je sais tout cela, doc! Voyons, calmez-vous! Tout le monde est un peu énervé... et c'est bien normal! Aaaah!"

        Nuit venait de pousser un grand cri! "Qu'est-ce que vous avez? demanda le duc.

        _ Une... une feuille! Elle vient de tomber sur mon bureau!

        _ Elle a dû entrer par la fenêtre... C'est une feuille de chêne, je crois...

        _ Mais... mais vous savez que je ne supporte pas la nature! Elle me rend malade, c'est plus fort que moi! Pourquoi croyez-vous que je bétonne à tour de bras?

        _ J' m'en occupe!"

     

                                                                                                       XXVIII  

     

        Tanaka cherchait elle aussi un second souffle! Même si elle luttait pour les pauvres, elle n'était pas satisfaite de la tournure des événements! Plus elle devait répondre aux attaques du parti adverse et plus elle devenait haineuse et dure! Elle sentait que c'était le pire d'elle-même qui s'aiguisait, que c'était son ego blessé qui enrageait! Or, au fond, elle n'avait jamais voulu le pouvoir et son engagement ne venait que d'un trouble face à la souffrance et au dénuement!

        Elle percevait que la société était injuste à cause de son égoïsme, mais pouvait-on combattre celui-ci tout en développant le sien? Les médias louaient ses qualités d'oratrices et même Dramatov lui avait fait savoir qu'il en était content! Devant la foule ne s'enflammait-elle pas, ne s'enivrait-elle pas d'elle-même, ne s'écoutait-elle pas, ne se demandait-elle pas si elle était bonne? Où étaient ses pauvres à ce moment-là?     

        Tanaka doutait, d'autant qu'elle savait qu'on ne changeait pas les hommes par la violence! Bien sûr, il était facile d'imaginer une économie vissée, des lois qui empêcheraient la course au profit et l'exploitation du plus faible, mais l'histoire avait montré que l'égalité forcée n'était qu'une illusion, ne menait qu'à la dictature, car tout simplement nous étions tous égoïstes! On ne corrigeait pas la nature par l'autorité, même si elle était indispensable! On ne demandait pas aux autres de la modestie, avec la vanité du chef!

        Cependant, il fallait que le monde changeât! Tanaka se rappela alors Cariou et qu'il avait essayé de lui faire voir un autre chemin... Lui aussi avait à cœur la paix et la fin des souffrances, mais il avait parlé d'amour et de confiance... Tanaka l'avait jugé naïf et même privilégié, mais elle aurait bien voulu l'avoir auprès d'elle à cet instant! Tout au contraire, ce fut Durin, le député de gauche, qui interrompit ses pensées, pour lui présenter une nouvelle recrue!

        "Yumi, dit-il, voici un homme qui va nous être utile! Il s'appelle Justico! Il a un long passé de travailleurs et c'est une figure dans son quartier! Il n'a qu'un but: la justice sociale!"

        L'homme était massif, avec des traits marqués, comme s'il connaissait la guerre et s'y apprêtait! "Soyez le bienvenu! dit poliment Tanaka.

        _ Enchanté, m'dame! Alors prête à casser du riche? Les profiteurs, on va les faire ramper! On ne cèdera pas d'un pouce, vous pouvez m'en croire! Quand je pense aux bourgeoises, je sens un feu qui m' brûle le bas-ventre! Jamais rencontré autant d' mépris et de gaspillage que chez elles! Sur les boulevards, elles te toisent comme si t'étais qu'un sale rat! Mais faut d'abord s'occuper du mari! Le gars d' la bourse! Lui, on va l' dresser!"

        Tanaka n'en croyait pas ses oreilles et elle songeait: "Ce Justico pauvre? Allons donc! La peine n'enlève-t-elle pas tout amour-propre? Or, il en regorge! Comment lui faire comprendre qu'il est comme ses ennemis?"     

        Ailleurs dans RAM, Cariou respirait de nouveau l'air de la rue, quand il croisa un prédicateur! "La fin est proche! clamait celui-ci aux passants. Repentez-vous! Car votre juge arrive!" Cariou haussa les épaules et se détourna, mais le prédicateur l'interpella: "Eh toi, là-bas, ça ne t'intéresse donc pas ce que je dis!"

        Cariou fut surpris, mais très vite il répondit:  "Tâchez d'abord d'aimer la vie, car c'est l'œuvre du juge!   

        _ Comment le pourrais-je, quand mes frères se livrent au péché? 

        _ Si vous n'êtes pas heureux, vous n'aiderez personne!

        _ Mais monsieur a réponse à tout! N'est-ce pas admirable?

        _ La vérité, c'est que tu recherches le pouvoir, le contrôle sur les autres! C'est pour cela que tu les menaces!"

        L'homme ne répondit pas, mais s'ouvrit comme un portefeuille et il happa Cariou entre deux de ses plis, pour l'écraser! Cariou gémit sous la douleur, mais il parvint à saisir son LAL et à tirer vers le centre! Il resta un être bizarre, tel un accordéon debout et qui souffrait de ne pas pouvoir se détendre complètement!

       Il s'efforça à la dignité et s'éloigna avec un son lugubre! 

  • Les enfants Doms (XIX-XXIII)

    Dom23

     

     

                                           XIX

     

        Le professeur Ratamor se réveilla dans une chambre d'hôpital, blanche, propre, fleurie, aérée! Il se sentait bien, reposé, et il se demanda pourquoi on ne vivait pas constamment sous l'effet des médicaments! Car il s'en rappelait: on lui avait fait prendre des tranquillisants!

        A cet instant, son collègue, le psychologue Gonflux, entra discrètement et d'une petite voix inquiète fit: "Alors, ça va?

        _ Comme un charme! J'ai hâte de retrouver l'Université!

        _ Hum! Le psychiatre, qui commande ce service, m'a dit qu'il souhaiterait te garder un peu, pour ton bien évidemment, tant que Piccolo serait ton obsession!

        _ Qui c'est Piccolo? Fi de ce morveux! Je retourne à mes chères études et je vais frapper fort!

        _ Oh! Eh bien..."

        La porte était restée ouverte et une petite dame entra... "Bonjour, dit-elle.

        _ Bonjour, répondirent poliment les deux hommes.

        _ Vous voulez voir mon bébé?"

        La petite dame tenait visiblement quelque chose d'emmailloté... "Volontiers! dit Ratamor.

        _ Pour l'instant, il dort, expliqua la dame, qui se mit à défaire le linge qui couvrait son enfant et un marteau apparut!

        _ Aaaaah! Ah! Hum!

        _ Il s'appelle Jack Cariou!

        _ Madame Birkel, vous ne devez pas déranger ces messieurs! dit une infirmière, qui apparaissait maintenant dans l'ouverture de la porte...

        _ Je voulais leur montrer mon bébé!

        _ Eh bien, c'est fait! Allez venez!"

        Madame Birkel, l'ancienne directrice de l'île des Fous, obéit docilement et la porte se referma derrière elle! "Ben ça! fit Ratamor. Complètement marteau, la pauvre vieille!

        _ Tiens, je t'ai apporté une lettre... Elle était dans ton casier...

        _ Oh! Donne! Je l'attendais avec impatience!

        _ Qu'est-ce que c'est? fit Gonflux soudain inquiet!

        _ C'est le génome de Piccolo! J'ai recueilli son ADN et je l'ai fait analyser!

        _ Mais... pourquoi?

        _ Mais pour trouver la faille, pardi! Tu vois un peu que le garçon ait une maladie génétique! Comme cela me serait doux! Peux-tu sortir mes vêtements du placard? La chasse reprend!"

        Gonflux ne disait rien et regardait ses chaussures!

     

                                                                                                        XX

     

        "Nuit! Nuit!" criaient les partisans de monsieur Nuit! C'était l'une de ces nombreuses manifestations organisées par le parti du candidat! Les Loups y assuraient la sécurité et le général Mécontent, avec ses soldats, avait rejoint le mouvement! Tout cela donnait dans la rue beaucoup de solennité, de gravité, mais aussi beaucoup de colère et de menaces! On voulait montrer qu'on avait le sérieux pour gouverner, mais encore on avertissait que les choses allaient changer, qu'on ferait le ménage et que l'ordre serait la priorité!

        La situation économique de RAM en effet ne cessait de se dégrader et l'insécurité allait croissant! On parlait des étrangers comme de la source de tous les maux et on voyait leur départ telle une délivrance! On était également horrifié par la dérive des finances publiques et on resserrerait les boulons, pour une gestion saine, des comptes justes et qui ne feraient que payer le travail! Bref, on se leurrait toujours autant sur soi et la situation,  comme si les époques ne changeaient pas, avec leur complexité, et qu'il y eut un âge d'or, où l'on put tout contrôler et être heureux!

        Car au fond les motivations des partisans de monsieur Nuit avaient deux origines: une peur profonde de la vie et une soif de pouvoir démesurée! D'un côté, une inquiétude comme un aiguillon, harassante! De l'autre, un orgueil abyssal, une domination malade! Il y avait là un couple maintenant bien connu, infernal et qui s'entraînait, s'amplifiait mutuellement! Pour ne plus avoir peur, on veut sentir sa puissance et commander le monde, ce qui conduit à le rejeter tel qu'il est et à nourrir les craintes qu'il peut susciter! C'est un cercle vicieux et autrement dit, l'élection de monsieur Nuit n'apporterait aucun réel changement, mais comme d'habitude elle ne serait qu'un pis-aller face aux événements!

        A l'opposé, Yumi Tanaka, la figure des pauvres de RAM, voyait cette montée de la droite comme un danger, quasiment telle une tragédie! Le parti des nantis cherchait à durcir la situation, pour se mettre à l'abri et continuer à s'enrichir! La fracture sociale ne pouvait que s'accentuer et Tanaka était très sensible à la souffrance de ceux qui l'entouraient! Notamment, que des femmes, caissières ou boulangères, fussent détruites par leur travail éreintant, face à des clients de plus en plus incivils, la mettait hors d'elle, comme l'inaccessibilité de certains soins  pour les familles aux revenus modestes!

        Elle alla donc voir son "chef", Dramatov, pour le pousser à poser sa candidature, mais celui-ci ne voulait en aucun cas se plier aux règles de la démocratie, au résultat d'un vote! Il imaginait faire table rase, recommencer sur une page blanche et il avait une vision anarchiste que ne comprenait pas Tanaka, qu'elle jugeait stérile et surtout égocentrique, car que devenaient les pauvres dans ce bras de fer avec le pouvoir, qui n'était en définitive qu'une fuite en avant! "Qu'est-ce qu'une société sans ordre, sans lois, ni institutions?" se demandait Tanaka.

        Elle dut donc se séparer de Dramatov, tant celui-ci était exclusif, et elle décida de se présenter elle-même à la présidence! Elle pouvait compter sur le soutien des délaissés de RAM et son engagement était encore connu des syndicats, mais ce n'était pas suffisant et elle approcha le député de gauche Durin, qui vit bientôt là une belle opportunité, puisque Tanaka, en porte-parole de bien des minorités, apportait du sang neuf, alors que Nuit semblait le dernier souffle d'un ancien monde sclérosé! Par conséquent, on conclut également de ce côté-ci un accord, dont Durin était bien entendu le guide, ce qui lui permettrait plus tard d'obtenir la part du lion!

        Mais, dès les premières escarmouches avec le parti adverse, Tanaka fut blessée dans son amour-propre et une haine profonde, viscérale à l'égard des riches, l'emplit toute entière et la fit inéluctablement ressembler à ses ennemis! Entre elle et eux, il n'y avait plus qu'une différence de moyens, de statut social et le salut, la victoire pour Tanaka ne devint possible qu'à condition qu'on détruisît les profiteurs, les privilégiés et sans s'en douter, la candidate suivait le chemin de Dramatov!

        Quand on a à manger, c'est en effet notre amour-propre qui s'inquiète! Nous ne supportons pas que d'autres aient plus, car nous avons l'impression d'être floués! Ce que nous appelons justice sociale n'est que le cri de notre vengeance! Il faut donc que notre domination s'apaise autrement, qu'elle trouve sa grandeur, son plaisir ailleurs, car qu'importe le riche, puisqu'il n'est pas heureux! 

        Si une meilleure répartition des richesses est nécessaire, la haine ruine tout progrès!  

     

                                                                                                           XXI  

     

        Cariou était vaguement inquiet et il n'osait rentrer chez lui, car il ne devait pas être surprenant qu'on le recherchât, lui et son arme mystérieuse, après le suicide de Dominator! Il errait donc, en proie à ses réflexions, quand il croisa une maman qui poussait son bébé! Le tableau était attendrissant et quand il eut souri à la mère, Cariou voulut en faire autant avec le bébé, mais celui-ci avait un étrange regard, comme si on lui avait percé les yeux! Cariou n'y voyait aucune vie, mais au contraire une sourde hostilité, qui l'étonna et l'entraîna plus loin!

        "Se peut-il, se demandait Cariou, que le mal des enfants Doms puisse atteindre les bébés mêmes? La lumière serait-elle étouffée dès la naissance, par la haine, la peur des parents à l'égard du monde et dont le nouveau-né ferait les frais?" Soudain, le sol se déroba sous les pieds de Cariou et il fut entraîné par un flot qui ressemblait à du mercure! On allait vers les yeux du bébé pareils à deux gouffres insondables!      

        Il n'y avait plus de ciel, ni d'arbres, ni d'oiseaux, ni de fleurs! Tout était gris, désespéré, méchant même! Il ne faisait aucun doute que le bébé, malgré sa petite taille, voulait engloutir Cariou! Comment une haine pouvait-elle être aussi précoce? Cariou dégaina son LAL, car il n'avait pas d'autre choix! Quand il fut assez près, il tira et le bébé se tortilla! Sans doute n'avait-il pas encore de sentiments formés! Il n'était qu'une réponse sombre, méprisante à un monde sans sourires, sans lumière, sans affection ni joie!

        Le bébé se mit à crier, comme si tout ce qui lui avait manqué ressortait! C'était une longue plainte pour tout le mal qu'il avait subi! Mais il ne s'agissait pas de maltraitance, c'était une atmosphère sourde, oppressante, tendue, nue, qui avait pesé, enlevé à cet enfant tout espoir, même si son cerveau était encore incapable d'avoir des idées! Et les parents n'étaient pas seuls en cause, puisque eux aussi avaient dû être broyés par leur époque!

        La fureur avait maintenant remplacé les pleurs! Le bébé était devenu gigantesque et cherchait à atteindre Cariou! On avait osé le déranger, car il se croyait le maître! Il avait déjà jugé son monde, à sa manière, et on devait lui obéir! Sa menotte, tel un marteau-pilon s'abattait près de Cariou, qui esquivait! Ses yeux vides avaient l'éclat du mica! Mais personne ne peut résister à la lumière! Et le bébé appelait aussi ses parents à son secours, comme cela lui était naturel!

        Puis, un sommeil profond s'empara de son être, à la suite de son effort! Il était retourné dans sa nuit, qu'il ne quittait pas vraiment! Que deviendrait-il? Un super enfant Dom? Qu'est-ce que c'était que cette société, qui donnait naissance à des bouts d'ombres, à des bambins remplis d'obscurité? Le temps du sourire n'était plus! La mort habitait ces bébés et ils la répandraient!

        Cariou rangea son arme et reprit son chemin, alors que le ciel était de nouveau là et les choses de la vie! Mais il n'en avait pas fini, car il s'aperçut qu'un petit homme le suivait maladroitement! Celui-ci était chauve et légèrement dodu, si bien qu'il rappelait un chou à la crème! Il n'arrivait pas à se fondre dans le paysage, comme s'il avait eu trop peur de perdre Cariou, qui décida de l'attendre derrière un angle!

        Le bonhomme sursauta quand il aperçut Cariou, mais, plus faible physiquement, il se laissa coincer contre le mur! "Quoi? Qu'est-ce qu'il y a? cria-t-il. Vous n'avez pas le droit d'agresser les gens comme ça!

        _ Pourquoi vous me suivez?

        _ Moi? Vous suivre? Vous êtes malade dans votre tête?"

        Cariou décida de changer de ton, de s'adapter à la situation: "Déballe ou t'auras l'air d'une tomate mûre!" Le style malfrat convenait mieux et après avoir avalé sa salive, le chou à la crème lâcha: "D'accord, d'accord, j'suis détective privé! J' fais rien d'illégal!

        _ Qui t'as chargé d' me filocher? 

        _ J' peux pas vous dire! L' client, c'est sacré!

        _ De nouveau, j' te vois marron à cause des hématomes!

        _ Ben, disons que je travaille pour un gars qui voudrait venger sa tante!

        _ Ortaf?

        _ J'ai rien dit!"

        Soudain, Cariou sortit son LAL! "Eh! Cariou! s'emporta le petit homme. Vous n'allez pas me descendre comme ça, de sang-froid? C' s'rait pas correct! Hein?" Cariou ne répondit pas, mais il comprenait que le détective n'était pas vraiment méchant et qu'il avait surtout peur! Le LAL révélerait sa lumière, sans l'anéantir lui-même!

        Cariou tira et l'homme se figea comme une statue! Puis, on entendit une petite voix qui appelait: "Eh! Cariou! Je suis là! Mais comment diable avez-vous su?

        _ C'est mon job! Alors, vous vivez là... et depuis longtemps je suppose? demanda Cariou, qui maintenant était penché sur le genou du détective, là d'où venait la voix!

        _ Mais il me semble que c'est depuis toujours! Oh! J'ai apparemment tout ce qu'il me faut ici: une lampe à l'huile et un jambon suspendu!

        _ C'est pas une vie! La mort va venir et jamais vous n'aurez été vous-même! On ne revient pas, vous savez?

        _ C'est que j'ai eu peur de ma femme! Elle était ambitieuse, belle! J' faisais pas le poids... et j' suis venu me réfugier ici! Remarquez que j'ai continué à lui obéir et que j'en ai tiré des satisfactions! J'ai été un commerçant reconnu!

        _ La belle affaire! Car le meilleur de vous est resté caché! C'est lui qui aurait pu vous rendre heureux!

        _ Vous avez raison! J'ai fait semblant..., mais il est trop tard maintenant!

        _ Il n'est jamais trop tard! Essayez de sortir, de goûter à la clarté, à la vérité! C'est difficile, mais rien d'autre ne vaut le coup!

        _ Vous me donnez envie de le faire..."

        Cariou s'en alla, en songeant à tous ceux qui refusaient la lumière et que le gouffre du temps engloutissait!

     

                                                                                                            XXII

     

        Andrea Fiala était devant une personne de l'administration... Elle avait été convoquée pour régulariser sa situation et il est vrai que, depuis la fin de l'OED, elle devait être sans statut particulier! Mais elle soupçonnait que cet entretien ne fût qu'un prétexte et que d'une manière détournée on cherchât par elle à retrouver Cariou! N'était-il pas impliqué dans le suicide de Dominator et surtout ne disposait-il pas d'une arme redoutable? Celle-ci devait attirer bien des convoitises!   

        A propos du LAL, Andrea possédait le sien! Jack lui avait donné le deuxième qu'il avait fabriqué, en lui expliquant comment il fonctionnait et quels résultats elle pouvait en attendre! C'était un peu l'âme de Macamo qui l'accompagnait maintenant partout! Cependant, elle ne s'était pas faite à l'holster, mais elle gardait le LAL dans son sac à mains, comme un flacon de parfum nécessaire! D'ailleurs, pour l'instant, si elle répondait volontiers à la femme qui lui demandait tout son état civil, elle était de plus en plus dégoûtée par ce qu'elle voyait!

        L'employée de l'administration était massive, énorme même, ce qui était bien entendu un malheur et non une chose répréhensible, mais cela ne faisait qu'ajouter au mur que constituait déjà son regard! Andrea avait beaucoup appris de Cariou et il lui avait montré avec quel degré on pouvait enfermer la lumière! La plupart ne parvenait pas vraiment à la cacher, mais ils ne faisaient que détourner l'attention sur autre chose qu'elle! Par exemple, un tic, une paupière baissée, l'arête du nez ou même une dent brillante, une bague en or pouvaient jouer le rôle du leurre!

        C'était le degré le moins dur, le plus inoffensif, mais chez beaucoup d'autres on était face à un véritable défi! Ici, la lumière était niée radicalement, sans artifices! Le regard formait un mur impénétrable, sans âme! La lumière était invisible et c'était l'individu qui commandait absolument! Il était le maître souverain, comme s'il était éternel! Sa sécheresse, sa dureté étaient évidentes et ces personnes broyaient le monde! Malheur à ceux qui osaient les irriter, ne pas les prendre au sérieux!

        Andrea jugea qu'elle avait affaire à ce que Jack aurait appelé une cocotte-minute! La lumière n'y était pas plus qu'un légume sous pression! On avait vissé sur elle un couvercle avec une poigne de fer et Andrea devait supporter cela tout en restant polie! Combien de fois n'avait-elle pas été dans ce genre de situation où on donnait, car on était le plus intelligent, pour la paix du monde, pour ainsi dire, mais où on ne recevait rien en échange, juste la satisfaction ne pas avoir mis l'autre en colère?

        C'était trop peu pour Andrea qui n'avait plus peur! Peut-être vieillissait-elle ou trouvait-elle que les temps avaient changé? N'était-ce pas plutôt qu'elle mûrissait, qu'elle était plus sûre d'elle et qu'elle ne voulait plus qu'on massacrât ainsi la lumière, comme si celle-ci et donc Andrea également, puisqu'elle l'aimait, n'existaient pas? Qu'il y avait-il de plus triste au fond que de faire toujours semblant, d'autant que cela n'arrangeait rien? Andrea, le plus tranquillement du monde, sortit son arme et tira!     

        L'employée se figea! Le LAL détruisait le mur qu'elle avait construit! Soudain, un masque affreux, épouvantable, méchant s'échappa de son visage et essaya de mordre, de dévorer Andrea, mais il n'était déjà plus que fumée et il disparut! Il ne restait sur le siège qu'une petite fille honteuse de sa graisse! "C'est pour ça que tu hais la lumière, demanda Andrea, parce que tu n'es pas belle?" La petite fille ne répondit rien, elle boudait encore et Andrea se leva pour partir!

        "Ne t'en va pas!" cria la petite fille, qui jetait autour d'elle des regards apeurés, comme si elle craignait un juge et effectivement elle était bien nue à présent! "Si je m'en vais! répliqua Andrea, car tu sais que la haine et l'orgueil ne sont pas une solution! Et combien tu n'en as pas brisés ici? Combien ne te demandaient pas juste un peu d'eau, avant que tu ne les piétines? Et tout ça pourquoi? Pour quelques kilos en trop?"

        Andrea quitta la pièce, sans se retourner!

     

                                                                                                          XXIII

     

        Owen Sullivan, le patron d'Adofusion, était choqué! Ce qu'il avait vécu dans le Métavers, ces enfants dans leur bulle, tout puissants, cruels, dans un monde en ruines et transformé en désert, l'avait profondément retourné! On était loin des leçons du Magicien sur la beauté et dont Sullivan avait bien profité, au point de changer quasiment radicalement! D'accord, le programme avait montré combien la nature était en danger, à cause de l'avidité, de la folie des hommes, mais qui étaient ces enfants qui commandaient même la pensée? Qu'avait voulu dire Macamo?

        Sullivan consulta le dossier de son ancien collaborateur, à la recherche de quelqu'un qui aurait pu le renseigner et il vit que Macamo, avant Adofusion, travaillait pour l'OED, une entreprise dont malheureusement on ne disait rien! Sullivan n'avait qu'une adresse et il s'y rendit, pour ne trouver apparemment personne! La porte des lieux restait muette, mais, en frappant un peu fort dessus, elle s'ouvrit! Sullivan passa la tête, demanda s'il y avait quelqu'un et décida, devant ce qu'il voyait, de pénétrer totalement! En effet, le bureau avait été mis à sac et Sullivan marchait sur des débris!

        Il passa cependant un sas, dont il reconnut la haute technologie et son intérêt redoubla! Mais partout on retrouvait la même scène de désolation et Sullivan se demanda s'il n'arrivait pas trop tard! Un passage dérobé réveilla son attention et il s'y engouffra, d'autant que lui parvenait maintenant de la musique! Il monta un escalier et déboucha sur un parking privé, d'où les autociels pouvaient s'envoler, mais le saccage avait même continué ici, car deux véhicules  gisaient cabossés! Cependant, entre eux se trouvait visiblement du mobilier de l'OED et il servait à présent d'amusement!

        Deux jeunes, galvanisés par des paroles guerrières, sautaient sur un divan, comme s'ils avaient voulu piétiner cet attribut bourgeois, et la colère s'empara de Sullivan! "Qui êtes-vous?" demanda-t-il, quand il fut assez près pour éteindre la musique! "Nous?" firent les ados d'abord interloqués, puis ils prirent un air faussement modeste et même sournois, pour répondre: "Mais nous sommes les Numériques!

        _ Les Numériques?

        _ Mais oui, les Numériques, riques, riques! Hi Hi!"

        Les ados se mirent à faire des galipettes, sous les yeux effarés de Sullivan! "Se peut-il, se demanda celui-ci, que je sois toujours dans le Métavers? par je ne sais quel incident technologique ou de ma conscience?" Cette pensée lui donna le vertige, la nausée, mais il se raisonna: "Non je suis bien venu ici réellement et ces gamins n'ont rien de numérique!" Pourtant, quand il les regarda attentivement, il s'aperçut qu'ils avaient déjà été transformés par la chirurgie esthétique et qu'ils ressemblaient à des poupées! La fille surtout, mais le garçon était particulièrement lisse et tous deux effectivement auraient très bien pu être les personnages d'un jeu vidéo, tant ceux-ci paraissent exempts de défauts et artificiels!

        "Arrêtez vos bêtises! s'écria Sullivan, qui s'énervait parce qu'il était toujours mal à l'aise! Vous n'êtes pas plus numériques que moi et il va falloir m'expliquer ce que vous faites ici, dans un endroit privé!

        _ C'est qu'il est méchant le monsieur! fit le garçon.

        _ Oui, approuva la fille, c'est parce qu'il ne connaît pas encore nos followers! On va les lui montrer!"

        La garçon acquiesça et la fille prit Sullivan par la main, pour l'amener plus vers le fond du parking, où le patron d'Adofusion eut un haut le cœur, en découvrant tout un parterre de petites bêtes noires et velues, aux dents saillantes et jaunies et dont les yeux apparemment aveugles renforçaient l'aspect menaçant! "C'est notre public quand nous dansons et que vous avez dérangé! expliqua le garçon.

        _ C'est cela, renchérit la fille et maintenant l'heure des comptes a sonné!"

        Une bête, puis une autre et encore une autre commencèrent à dire: "RAM! RAM!" et ce fut comme un signal de ralliement et de combat! Sullivan s'enfuit, courut vers l'ouverture du parking, qui donnait sur le vide, se pencha, aperçut une autociel garée quelques mètres plus bas et sauta sur son toit, car il avait plus peur des créatures que de rater le véhicule!

        Celui-ci était ouvert et Sullivan s'y installa au volant, puis démarra! Ce qui se passait derrière, il ne voulait pas le savoir!

     

  • Les enfants Doms (XIV-XVIII)

    Dom22

     

     

     

     

                                       XIV

     

        La mort subite de Dominator choqua monsieur Nuit, comme elle ébranla tout RAM! Mais personne au fond n'avait aimé l'ancien maître de la ville, tant il avait concentré le pouvoir autour de lui et fait régner la terreur! Le Parlement reprenait sans doute ses droits et bien entendu, il y aurait une élection pour nommer un nouveau Président, car, à cause des flots, on était dans RAM comme en un petit pays!

        Ce fut cette perspective que monsieur Nuit commença à caresser! Il était connu dans RAM, où sa réussite s'affichait! On savait qu'il dirigeait la plupart des chantiers, qu'il employait beaucoup de monde et mieux qu'il n'avait pas sa langue dans la poche! On s'amusait à l'occasion de son franc-parler, de ses saillies et on se reconnaissait en lui, surtout quand il attaquait les profiteurs, les rond-de-cuir incapables ou les technocrates méprisants! Il donnait de l'espoir à tous ceux qui dans RAM se sentaient en prison!

        La chape de plomb qui pesait sur les plus petits n'était pas due à l'époque, aux méfaits du réchauffement climatique, à la mondialisation qui produisait une économie volatile, mais elle venait d'une classe dirigeante molle, décadente, "castrée" même, qui n'osait plus appeler un chat un chat! Voilà ce que semblait dire en substance les propos parfois scandaleux de monsieur Nuit! On l'aimait bien, car sa solution était simple: il suffisait de se débarrasser des gêneurs!

        Evidemment, pour être élu, il faudrait tôt ou tard à monsieur Nuit un soutien politique, mais il songea qu'il attirerait un parti du moment que sa candidature deviendrait populaire et sa propre fortune lui permettait de commencer sa campagne! Partout où il allait il remuait les foules et avait toujours le même discours!

        "On vous méprise, criait-il, et moi, je vous dis que je vous rendrai justice! Vous travaillez, vous suez à la peine et vous méritez votre salaire! Mais les politiciens, les intellectuels, les moralistes, eux, ne font rien et ils empochent votre argent! Ils vous trompent, ils vous embrouillent, avec leurs grands mots, leurs grandes idées! Moi, je dis que RAM, c'est vous! C'est vous le sang de RAM! Je vous promets que je ferai le ménage et que je vous rendrai votre dignité! Les profiteurs du gouvernement dehors!"

        Nuit touchait les cœurs, mais surtout flattait les égoïsmes! Les frustrations s'enflammaient, la colère grondait, l'esprit de la revanche avait sonné! Les partisans de Nuit étaient de plus en plus nombreux et au Parlement, on finit par avoir peur! Les députés s'étaient d'abord moqué des prétentions de ce candidat sans parti, mais à présent son succès menaçait même l'intégrité de la République! Ils plaçaient en effet les institutions dans le collimateur! Le plus habile était de se le rallier, puisqu'il avait besoin lui aussi d'appuis et ce fut Morny, élu de droite, qui l'approcha le premier! Le calcul de Nuit s'avérait juste!  

        "Vous représentez certaines de nos idées, lui dit Morny. Nous aussi nous prônons l'individualité! Nous aussi nous nous méfions des étrangers et de ce qui n'est pas nous! Nous aussi nous voulons de la poigne et le seul bien de RAM! Fi des discours mièvres et alambiqués! Tranchons dans le vif!"

        Les deux hommes se serrèrent la main et firent alliance! Désormais, le candidat Nuit avait de bonnes chances de devenir le futur Président, d'autant que pour sa sécurité il reçut un soutien inattendu! Un groupe, qui se nommait Les Loups, proposa ses services et commença proprement à chasser tous les obstacles!

     

                                                                                                     XV

     

         Andrea Fiala dormait et son Narcisse reposait sur la petite table de nuit... Soudain, il se mit en marche tout seul et une lumière étrange, veloutée et très colorée, en sortit! Elle se répandit dans la pièce, jusqu'à prendre la forme de deux êtres! C'était un garçon et une fille, avec un accoutrement d'une autre époque! On eût dit qu'ils portaient des peaux de bête, mais elles étaient découpées si savamment qu'elles formaient des tenues guerrières! D'ailleurs, le garçon avait un couteau à la ceinture et un arc enserrait la jeune fille!

        Ils venaient d'un pays lointain et imaginaire, où des monstres crachaient des flammes, où on se ruait incessamment les uns contre les autres, sur des champs de bataille! C'était un monde sans pitié et pourtant nos deux voyageurs avaient le visage lisse, un teint de porcelaine, comme si le temps et les combats et les morts n'avaient aucune prise sur eux! C'était bien entendu leur origine numérique qui expliquait cela et l'un et l'autre, dans la chambre d'Andrea, gardaient cet aspect immatériel, quasi stérile et somme toute inquiétant!

        "Andrea! Andrea!" firent-ils au-dessus du lit de la dormeuse, si bien que celle-ci finit par ouvrir les yeux! "Mais qu'est-ce...? Qui êtes-vous? s'écria-t-elle.

        _ Du calme, Andrea, nous venons de ton Narcisse! répondit la fille.

        _ De mon Nar...cisse?

        _ Oui, comment me trouves-tu?"

        Andrea regarda la jeune fille et fut effrayée! Elle voyait un visage de poupée, déformé, gonflé par la chirurgie esthétique, mais elle n'osa pas montrer son dégoût et elle dit simplement: "Très jolie!

        _ En effet et tu sais combien j'ai de followers? Tiens-toi bien: un demi-million! Tu imagines?

        _ Non, c'est... c'est fantastique!

        _ Moi, j'en ai un peu moins, mais à peine! ajouta le garçon, qui paraissait asexué!

        _ Je suis une influenceuse! reprit la fille. On me copie! On m'adore! N'est-ce pas magnifique? Je fais rêver et c'est pourquoi nous sommes là, pour te donner ta chance à toi aussi!

        _ Tu vas devenir une star! renchérit le garçon.

        _ Mais... mais je ne veux pas! répliqua Andrea.

        _ Hi! Hi! Comme tu es drôle! fit la fille. Tu es tombée sur la tête ou quoi? De toute façon, Il arrive!  

        _ Qui ça qui arrive?

        _ Mais le docteur Web, voyons! C'est lui qui s'occupe de tout! C'est lui qui a transformé mon visage!

        _ Il donne aussi des traitements! rajouta le garçon. Je peux être ou le frère ou la sœur!

        _ Mais... Mais..."

        A cet instant, un nuage blanc s'échappa du Narcisse, grandit et le docteur Web apparut! Il était grand, quasiment chauve et en blouse blanche! Il avait l'air d'un fou, d'autant qu'il gardait l'aspect d'un hologramme! Puis il chantonna et demanda: "Elle est prête la fillette?

        _ Mais... mais je ne veux pas! implora Andrea.

        _ Allons, allons, ne faites pas l'enfant! répliqua le docteur. Pom! Pom! Une belle piqûre et vous vous réveillerez tel un ange! Vous serez la perfection même, car vous m'inspirez! Pom! Pom!

        _ Mais laissez-moi! Laissez-moi!" criait maintenant Andrea, car le garçon et la fille s'efforçaient de l'immobiliser!

        Dans un hurlement, Andrea se réveilla totalement et elle comprit qu'elle venait d'échapper à un cauchemar! Encore haletante, elle en fut cependant soulagée et elle eut même un petit rire, au souvenir de sa folie! Puis, elle se figea et se mit à pleurer! Elle songeait à tous ses enfants Doms qui étaient devenus des poupées et qui ne s'en rendaient même pas compte! Elles aussi se noieraient dans les larmes, quand elles comprendraient qu'elles se sont irrémédiablement défigurées!

     

                                                                                                       XVI

     

        Le général Mécontent monta sur l'estrade et contempla son armée! Elle n'était pas officielle, mais le général espérait que tôt ou tard elle jouerait un rôle! Un grand silence régnait et on entendait seulement le drapeau du régiment, qui claquait mollement au vent! Il représentait un soleil barré, comme s'il faisait la tête, mais quand ça soufflait et qu'il était tendu, il avait l'air vraiment en colère!

        Il y avait là une centaine d'hommes et de femmes, très attentifs, car on fêtait la naissance du corps, ce qui constituait cinquante années de haine et de crispations! "Mes amis, dit le général, comme vous le savez, RAM s'enfonce toujours davantage dans le chaos! Et il y a bien longtemps que nous tirons la sonnette d'alarme! Viendra le moment où la police et l'armée régulière seront dépassées et ce sera notre tour! Tous, nous nous entraînons, nous donnons le meilleur, pour être prêts le jour J! Comment? Mais jamais nous ne sommes positifs! Jamais nous n'acceptons la nuance, la réflexion, le pardon ou quoi que ce soit qui puisse nous gêner!

        Au contraire, nous faisons valoir nos haines, notre dégoût, notre irritation! Et que dire de notre mépris? Chacun d'entre vous le propage quotidiennement et de la manière la plus dure, car qu'est-ce qui existe à part nous? S'il fallait nous contraindre, marquer du respect, mais nous fondrions comme des morceaux de sucre sous la pluie! Cultivons notre égoïsme: il est notre meilleur allié! Fustigeons le monde qui nous entoure, car il est l'incompétence même! Il est le sommet du ridicule! la médiocrité incarnée! C'est une bouse cosmique, couverte de mouches sales et repoussantes et nous le verrions sans regret disparaître dans les égouts du temps!

        N'écoutez pas ceux qui vous disent que tous les hommes sont pareils, qu'ils ont une épaisseur, des qualités et des défauts et que malgré tout, ils essaient aussi de bien faire! Notre haine est le centre de tout, c'est elle qui nous donne une existence et autour il n'y a que carton-pâte, malignité, malhonnêteté et vice! Seuls nous comptons! Seuls nous avons raison! Ailleurs, c'est l'abîme et la nuit! C'est l'enfer, avec de grandes chauves-souris qui sucent le sang! Qui d'entre vous voudrait connaître ça?

        J'ai confiance en vous, vous ne céderez pas aux sirènes de la raison, ni de la compassion ou de la générosité! N'ayez aucune grandeur d'âme! Soyez bas! Critiquez, comme on donne des coups de baïonnettes! Répandez votre fiel, comme dans le temps on lâchait du Napalm! Traînez dans la boue vos ennemis, ainsi que les poilus se battaient dans les tranchées! Soyez secs, mesquins, pleins de venins! La vie est une tablée où vous devez impérativement étendre vos pieds sous la table! Vous en avez le droit, car vous êtes les meilleurs!

        Ne vous remettez pas en question, par pitié! A quoi bon? Le doute est comme un coin planté dans le cerveau! C'est de la peine, de la misère! Soyez braves! On ne vous fera pas de cadeaux de toute façon! ceux qui veulent nous détruire sont à l'œuvre jour et nuit! Le soldat qui a peur n'est pas des nôtres! Celui qui hésite, qui butte sur les pierres du chemin; celui qui s'efforce d'aimer, malgré l'injure ou l'injustice, celui-là n'est pas notre camarade!

        Je le répète, n'ayez aucune grandeur d'âme! Seul compte votre cloaque! Soyez infâme, suffisant en diable! Ainsi, vous ne verrez que vous et oublierez la mort! Votre haine est votre cœur qui bat, ne l'oubliez jamais! Je vais maintenant décorer trois de nos camarades, qui se sont particulièrement distingués!"

        Le général Mécontent s'approcha de deux hommes et une femme, mis en avant et au garde-à-vous! "Soldat Gadoue, chaque jour, tu es au rendez-vous sur les réseaux sociaux! Chacun connaît ta rancœur, qui fonctionne comme une mitraillette! Reçois l'ordre de la Grande Fumisterie, avec mes félicitations! Soldat La Hargne, je t'envie ton mépris! Il éclate comme un éclair et nous sert de modèle à tous! Enfin, soldat Affreux, tu es l'honneur du régiment! Tes posts feraient vomir tous ceux qui ont un peu de conscience! Clairon, salue ces titans!"

        Le clairon fut embouché et résonna haut et clair, mais le vent était tombé et le soleil du drapeau avait vraiment une tête désespérée!

     

                                                                                                     XVII

     

        Le grand-père se sentait malheureux et aussitôt il se jugea suspect! N'apprenait-on pas, par la psychologie, que la tristesse venait du refoulement, qu'il suffisait de prendre pour retrouver la joie de la société et que la haine des autres, leur jalousie, leur folie n'étaient qu'une vue de l'esprit, le fruit de l'impuissance et de la frustration? Mais le grand-père ne pouvait que contempler le désert des hommes et la psychologie, toute science qu'elle était, ne comprenait pas le mal universel!

        Certes, il ne fallait jamais désespérer, car un rayon pouvait soudain venir de quelqu'un et redonner du réconfort, mais la pauvreté ambiante, cet égoïsme quotidien ne laissait pas de miner, d'épuiser, de vider! Le grand-père décida d'écrire un poème avec ses souvenirs... Le chant s'élevait en lui, un chant triste et beau et l'art n'est-il pas pour une part une plainte, celle de l'être sensible qui aspire à plus d'amour, de sentiments? L'artiste n'est-il pas un pionnier dans le domaine de l'esprit?

        Le grand-père laissa aller sa mélancolie sans retenue, car elle correspondait aussi à une réalité! Le poète voyait bien les choses et qu'est-ce qu'un bonheur obligatoire? Il écrivit:

     

                          SOLITUDE

     

    Je me sens mal aimé

    Et viens ici m'asseoir,

    Sur un chicot flammé,

    Tout en haut d'un glissoir!

     

    Parmi un peu de blé,

    Dans mon cœur nu se glissent    

    Des cris d'oiseaux filés

    Et la brillante hélice!

     

    Mais encore étranger,

    Je me lève et chemine,

    Quand me croise un granger

    Qui endurcit sa mine!

     

    Un chicot: souche.

    Flammé: qui porte des traces de flammes.

    Un glissoir: couloir pour descendre les troncs.

    Filé: prolongé.

    Une hélice: escargot.

    Un granger: fermier.

     

                                                                                                      XVIII

     

        Le Royal Hall de RAM est une immense arène dédiée à la culture et ce soir les projecteurs voltigent sur la scène! On attend le spectacle dont tout le monde parle et des milliers de personnes s'apprêtent à passer le meilleur des moments! Soudain, le silence se fait, un silence gourmand, que vient briser un puissant roulement de tambour! Tout s'éteint, pour mieux se rallumer brusquement sur la star! Elle est vêtue à l'ancienne mode, avec un frac et un chapeau haut de forme! Pour l'instant, elle tourne le dos au public et reste dans l'ombre, mais elle se tourne et son visage fardé est saisi par la lumière!

        Elle commence à chanter d'une voix un peu aigre, tandis que derrière la musique éclate et tous les styles sont employés, classiques comme électroniques! La star apparaît sur des écrans géants et dans la nuit monte une ballet de faisceaux! "T'as des problèmes? fait la star. Tu t' sens pas beau? T'as envie d'être la plus belle? Tu pleures sans camarades? T'es anonyme? Personne te salue? La ville est grise? RAM ne t'aime pas? Mais moi, je t'aime! Moi, j'ai la solution! J' peux t'aider, changer ta vie! J'suis ton ami! Tu connais mon nom? Non? J' vais te le dire! Ecoute et respire! C'est Web mon nom! Pardon! Docteur Web!"

        Un feu d'artifice est déclenché autour de la scène et la star en profite pour faire quelques pas de danse, sous une musique endiablée, à coups de grosses caisses, produits par des boîtes à rythme! Le public est conquis et bat la mesure! Certains se laissent aller et leur tête se balance, heureuse de rêver! "Web! je m'appelle Web! C'est mon nom! Pardon! Docteur Web! Je ferai de toi une star! Je te ferai réussir! C'est promis! je te rendrai parfait et parfaite! Tu deviendras idéal! Oh! Comme je t'aime!" De jeunes filles se mettent à crier, quand d'autres s'évanouissent!

        "Oh! Ton nez t'affole! T'es dans la colle! Oh! Tes fesses sont trop grosses et les autres avec toi sont rosses! Oh! On ne voit pas tes seins et t'as l'air d'un poussin! J'ai la solution, j'ai la potion! T'es la star, t'auras ta part! Regarde!" Entre sur scène un chœur de jeunes garçons et de filles! Ils ont des collants colorés et leur visage a été transformé par la chirurgie! Ils ont l'air tous pareils, comme s'ils étaient aseptisés! "Nous sommes les Numériques! riques! riques! chantent-ils. Nous voilà diamants! Nous voilà fric! Nous voilà étoiles, sorties de la toile! Où est la frontière? Nous ne sommes plus hier! Comme dans un jeu vidéo, nous avons des idéaux!" Une fille s'avance et sa voix claire s'élève: "Je suis la plus belle, c'est moi le modèle! Je suis numérisée! Finie la risée! J'ai refait mes joues et maintenant je joue! Je suis éternelle, comme l'image et c'est grâce au mage!" Le chœur reprend: "Nous sommes les Numériques, rique, rique! Nous voilà diamants, nous voilà fric! Nous voilà étoiles, sorties de la toile! Où est la frontière? Nous ne sommes plus hier!" "J'étais diaphane! (un garçon prend la place de la jeune chanteuse) Le cœur se fane! Je voulais être une fille, ou bien un garçon! Je percevais pas le son, en robe ou en caleçon! Je voulais être moi, traînait mon émoi! (la musique s'adoucit, ainsi que l'éclairage! Des parents sont en larmes...) J'aimais pas ma bouille et j'avais la trouille! Mais, me voilà éternel comme l'image! Grâce au mage ouais! au mage Web!"

        Le public à présent fredonne: "Nous sommes les Numériques! rique! rique! J' suis numérisé, finie la risée! Où est la frontière? C'était hier! Nous voilà vidéo, pleins d'idéaux! Nous voilà perfection, grâce aux potions! Nous voilà toujours sur le gril et rit notre nombril! Nous voilà éternels comme l'image, grâce au mage, au mage Web, ouais!"

        De nouveau la lumière fulgure et c'est le retour du docteur Web! Son visage fardé éclate: "T'as compris? Tu vaux le prix! Oh! Viens dans la danse! Là où c'est dense! (la frénésie est entière! des gens crient, rugissent, cassent les sièges, ils n'en peuvent plus: c'est trop bon!) Oh! Viens dans la danse! Là où c'est dense! T'es numérique! T'es chimérique! T'es hologramme, fier de RAM! T'es ma poupée! J' t'ai pas loupée! T'es numérisée, finie la risée! T'es comme l'image et c'est les hommages! Web! Ouais! C'est mon nom! Canon! Je t'aime!"

        La scène est envahie par de la fumée et des fleurs! Le docteur Web salue sous une immense ovation! On applaudit à tout rompre, on chantonne et on entend encore le chœur qui s'éteint doucement: "Où est la frontière? C'était hier! Où est la liberté? C'est ta puberté! Oh! Eau! Ris ma souris! Ton corps, d'accord!" Rideau!    

  • Les enfants Doms (IX-XIII)

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                                           IX

     

        Cariou était troublé... Il avait bien fabriqué le LAL, mais comment l'essayer? Il ne pouvait quand même pas tirer, comme ça, sur quelqu'un! Et si l'effet était tout autre? Cariou ne voulait pulvériser personne, ni le rapetisser, qui sait? En proie à ses réflexions, il quitta son appartement, se fiant à la marche pour trouver une solution!

        De l'autre côté de la rue, il repéra un individu qu'il avait déjà vu ces jours-ci! C'était un grand type dégingandé, qui avait l'air de sortir d'une poubelle, et on ne pouvait donc pas l'ignorer! Mais alors qu'il s'interrogeait, Cariou fut frappé par une autociel, qui le projeta en arrière et il perdit connaissance!

        Quand il se réveilla, il était avachi sur une chaise, dans un garage minable. Partout, il y avait de la saleté et des carcasses de véhicules! "Bravo Ortaf! fit une voix. C'est comme tu l'avais dit! Pile-poil! Il n'était que commotionné! Alors, Cariou, content de me revoir?

        _ Ma... madame Birkel?

        _ Tout juste, mon grand! Tu croyais quand même pas échapper à maman Birkel, non? Personne, t'entends, personne ne peux m'humilier comme tu l'as fait! Tu vois, la caisse là? On va t'y mettre gentiment... et direction l'île des Fous! Retour à la maison, Cariou!

        _ Ma tante, regarde ce qu'il avait sur lui!

        _ Une arme? J'aurais jamais cru ça de vous, Cariou! C'est pour tirer les lapins? Hi! Hi!"

        A cet instant, on frappa durement à la porte du garage! "Va voir ce que c'est! ordonna madame Birkel à son neveu. Et débarrasse-nous de ces importuns: on a du boulot!" Ortaf déposa l'arme sur un tonneau et obtempéra en soupirant! "Il n'a pas l'air d'être un bon garçon... fit Cariou à madame Birkel.

        _ Fermez-la! La famille, c'est privé!"

        Mais là-bas, près de la porte, il y avait du grabuge: Ortaf était aux prises avec deux costauds! "Bon sang! s'écria madame Birkel. Il s'ra pas dit qu'on me barre la route une deuxième fois!" Elle prit un marteau et marcha sur Cariou, mais celui-ci plongea vers le LAL et tira sur la directrice! "Raté, Cariou, ah! ah! Et maintenant tu vas payer!" Le marteau s'éleva dans les airs, mais il retomba tout aussitôt... sur le sol!

        Après avoir projeté une sorte de rayon sombre, l'arme maintenant semblait produire son effet! Madame Birkel poussa un grand cri et s'effondra sur les genoux! Puis, elle prit le marteau et se mit à le caresser, en disant: "Oui, mon pauvre chéri, maman est là! Elle va te protéger! Dors maintenant! Là, là..."

        Derrière, les deux molosses de Dominator regardaient la scène d'un air stupéfait! "Je suppose que vous avez été chargé de me surveiller! coupa Cariou.

        _ Exact! Le patron n'avait qu'une confiance limitée dans madame Birkel... et il a eu le nez creux!

        _ Mais Cariou, rajouta l'autre, qu'est-ce que c'est cette arme? Comment peut-elle mettre les gens dans cet état?

        _ Mais elle est factice, comme vous pouvez le voir par vous-mêmes! répondit Cariou qui passa l'arme. Elle ne tire même pas de balles!

         _ Tss! Tss! Nous, ce que nous voyons, c'est la Birkel qui allait vous tuer... et qui maintenant fait la nounou avec un marteau! 

        _ Ouais, Cariou, on va tous chez le patron, pour parler de tout ça!

        _ Ecoutez, j'ai mon bridge à cinq heures et..."

        Cariou ne put en dire davantage, car une poigne comme un étau le poussait déjà vers la sortie! Quant à madame Birkel, plutôt que de voir la lumière, elle s'était réfugiée dans la folie!

     

                                                                                                                 X

     

         Les proches de Ratamor étaient inquiets! Ils voyaient le professeur de plus en plus malheureux et en effet, celui-ci ne leur parlait plus beaucoup, ne mangeait plus que du bout des lèvres et semblait ruminer sans cesses des pensées douloureuses! Ainsi, quand il annonça qu'il allait faire cours dans une ancienne église, on crut à une folie et on essaya de l'en dissuader! Mais on ne voulait pas non plus le chagriner davantage et comme il s'obstinait, on le laissa faire! Les étudiants furent prévenus et s'assemblèrent dans ce lieu qui ne servait plus au culte, mais qui en gardait tout de même certains éléments!

        Mais quelle ne fut pas la surprise quand Ratamor, mal rasé et tourmenté, apparut en soutane, avant de monter dans une chaire poussiéreuse! Pourtant, le bonhomme paraissait décidé, souverain même, et il fit voler ses manches en commençant! "Dieu est mort, mes pauvres amis! clama sa voix de stentor. Nous l'avons balayé du cosmos! Mais est-ce vraiment un drame? Je dirais que nous avons plutôt de la chance, car que voyons-nous grâce à nos télescopes, que comprenons-nous dans nos laboratoires? Nous sommes les témoins de la naissance de l'Univers! Et celle-ci est aussi repoussante que le nouveau-né sanguinolent!

        Particules, je vous bénis, car vous êtes au commencement! Fermions, bosons, quarks, nous vous adorons! Le nouveau visage de Dieu est là devant nous, c'est le modèle cosmologique! Aimons-le, car c'est lui qui nous a créés! L'Univers est-il en rebond, comme un ballon de rugby? Avons-nous une singularité laide pour maman? Sommes-nous destinés au Big Crunch? Admirons l'inflation colossale des débuts, même si elle n'explique pas les grumeaux de la soupe, c'est-à-dire la formation des galaxies!

        Je souhaite pour chacun d'entre vous que les particules deviennent vos amies, vos soutiens dans l'existence! Ne pourrions-nous pas nous jumeler avec d'autres étoiles? La matière noire n'est-elle pas à même de nous donner de l'espoir, de nous consoler de la perte d'un être cher? L'énergie noire ne travaille-t-elle pas pour nous et ne mérite-t-elle pas tout notre respect? Notre soif de comprendre, d'aimer, de bonheur infini ne peut-elle pas s'apaiser dans la mécanique quantique ou la physique nucléaire?

        O bosons, ô fermions, voici la dot des hommes, voici la théorie des cordes ou des branes et combien d'autres! Prions l'immensité cosmique qu'elle nous donne des idées!"

        A cet instant, deux hommes, deux ambulanciers créèrent un tumulte par leur arrivée, alors qu'ils approchaient de la chaire! "Excusez-nous, monsieur le curé, dit l'un, mais on nous a signalé un forcené ici... et qui pourrait être dangereux!

        _ Le seul à être dérangé en ce lieu, c'est moi, puisque vous m'interrompez! répliqua Ratamor, qui se croyait spirituel.

        _ C'est que l'appel avait l'air sérieux... et vous savez comment ça peut dégénérer!

        _ Vous avez reçu un appel? Un instant!"

        Le professeur descendit de la chaire et rejoignit les ambulanciers! "Qui vous a appelé? demanda-t-il.

        _ Désolé, m'sieur le curé, mais ça, on peut pas vous le dire!

        _ Bien sûr! Et ce s'rait pas un certain Piccolo, par hasard?

        _ Eh! Eh!

        _ Mais oui, c'est lui! Je vois la réponse sur votre visage!

        _ Ah ouais?

        _ Ouais! Vos lèvres font: "Piccolo! C'est bien Piccolo!"

        _ M'est avis que vous êtes légèrement excité!

        _ Excité? Ah! Ah! j'ai jamais été aussi calme! Mais Piccolo ne m'aura pas cette fois! Non, monsieur!

        _ Non? Z'êtes sûr?

        _ Mais qui vous êtes pour me parler comme ça! Oh! j' comprends, vous faites partie de la bande! Vous êtes des hommes à Piccolo!

        _ Mais non...

        _ Mais si! Piccolo est partout!

        _ Il vaut peut-être mieux que vous nous suiviez, vous croyez pas?

        _ Vous suivre, alors que le cosmos m'attend!

        _ Y peut bien vous attendre un peu, répliqua le second ambulancier, qui jusque-là s'était tu.

        _ Espèce de saligaud! Vous n'avez donc de respect pour rien!

        _ Easy, easy! fit le premier ambulancier, qui essaya de saisir Ratamor.

        _ Ne me touchez pas! cria le professeur. Suppôts de Piccolo!"

        Il y eut une empoignade, puis Ratamor sortit digne, dans une camisole de force et encadré par les ambulanciers! Les étudiants étaient sous le choc! Dans un coin, les bosons et les fermions pleuraient!

     

                                                                                                            XI

                

            Sullivan et le Magicien s'étaient assoupis pendant la tempête et ce fut le silence qui les réveilla! Ils se levèrent, s'époussetèrent et la gorge sèche, ils cherchèrent de l'eau, mais nul robinet n'en avait! Ils retournèrent à l'extérieur et retrouvèrent les feux du soleil, qui les aveuglaient et les brûlaient! Une main en visière, Sullivan essayait de faire le point, d'avoir une idée, puisque maintenant il savait où il se trouvait, mais les rues désespérément vides, ensablées, avec leurs façades de plus en plus délabrées, ne pouvaient que l'accabler davantage et il se demanda ce que Macamo avait essayé de lui dire, par cette possibilité du programme!

        Evidemment, le réchauffement climatique, la destruction de la nature avaient été jusqu'ici au centre de l'aventure de Sullivan, mais pas seulement! Macamo avait toujours conduit le PDG d'Adofusion à réfléchir sur lui-même et le comportement des autres, comme si la clé de l'avenir de l'humanité était moins une transition écologique qu'un développement spirituel! Mais ici, il n'y avait nulle âme qui vécut et on était dans une impasse, même si le triste spectacle était édifiant! Chacun avait dû se résoudre à partir, parce qu'il n'y avait plus d'eau! Pouvait-on imaginer ça?  

        Soudain, Sullivan reçut un coup à la face et immédiatement il sentit une violente brûlure, ainsi qu'on viendrait de le cingler avec un fouet! Il eut à peine le temps de grimacer qu'on le frappa sur l'autre côté du visage et sous la douleur, la panique s'empara de lui! Il se mit à ramper, il haletait tout en voulant atteindre un petit mur, pour se protéger et comprendre ce qui se passait! Dans l'action, il avait perdu de vue le Magicien et il espérait que celui-ci s'en sortait! Mais pour l'instant, la souffrance était tellement cuisante qu'il devait surtout ne penser qu'à se sauver lui-même!

        Il y eut au-dessus de lui des bruits de vol et derrière son abri, il osa lever un peu la tête! Ils étaient trois! Deux garçons et une fille, d'après ce que pouvait voir Sullivan! Ils étaient chacun dans une bulle transparente, qui flottait dans l'air et qu'ils semblaient diriger à leur guise! Ils portaient bel et bien des fouets, ce qui fit jurer Sullivan! Mais le plus inquiétant était l'expression qu'ils affichaient! On eût dit que la haine les dévorait, au point qu'ils en fussent rougis! Mais peut-être était-ce les méfaits du soleil? Sullivan se toucha les joues, car elles étaient encore enflammées et il ressentit lui-même une violente colère!      

        Mais le garçon qui paraissait le plus âgé, dans sa bulle, lui fit un signe et il entendit distinctement une voix lui commander: "Viens!" Cela avait l'air de sortir de Sullivan lui-même, comme s'il n'avait plus eu de personnalité propre et malgré sa résistance, il se leva et marcha vers la bulle! L'enfant, car c'en était un aux yeux de Sullivan, avait un sourire de triomphe et brusquement, il leva la main de sorte que Sullivan lui-même monta dans les airs! Celui-ci n'était plus le maître de son corps, ni de son esprit apparemment!

        Les enfants maintenant riaient, car ils se passaient Sullivan pareil à un volant de badminton!  Le directeur d'Adofusion ressentait à chaque fois une attraction extraordinaire vers l'une des bulles et en même temps, il voyait qu'on était bien au-dessus de la ville et il en avait le vertige! Il était devenu le jouet de ces êtres, mais il essaya tout de même d'en frapper un! La réponse ne se fit pas attendre: Sullivan chuta comme une pierre! Les enfants ne le retenaient plus par leur pouvoir et Sullivan ne retrouvait son indépendance que pour mieux comprendre l'horreur qui l'attendait!

        Mais ils le reprirent avant la fin et le coincèrent entre leur enveloppe! Sullivan étouffait, quand il se rappela que tout cela n'existait pas réellement! Il était dans le Métavers et il lui suffisait d'enlever son casque, pour se retrouver au frais dans son bureau! Seulement voilà, il n'arrivait pas à libérer ses mains et psychologiquement, il lui semblait impossible de les amener à la hauteur de sa tête dans la réalité, hors du Métavers! Il commença à crier!

           Soudain, il eut l'impression qu'on lui arrachait les oreilles et d'un coup, le décor de son bureau fut devant lui! "Mais qu'est-ce que...? s'écria-t-il.

        _ Ben dame, monsieur! répondit la femme chargée de l'entretien. Vous étiez là à crier comme si vous aviez une attaque ou quelque chose comme ça! J'ai arraché votre casque! C'est la seule idée que j'ai eue! J'ai mal fait?

        _ Au contraire, vous m'avez sauvé la vie! A partir d'aujourd'hui, je double votre salaire!"

     

                                                                                                               XII

     

        Mélo était un original, un artiste, un musicien à sa manière! Chaque jour, avec un appareil sophistiqué, il enregistrait tous les bruits qu'il entendait! Bien sûr, il y en avait d'habituels et qui devenaient des "classiques"! Ceux-ci lui servaient par la suite de base, de tonalité de fond et par exemple le bâtiment d'en face, avec ses pompes à chaleur et son système d'aération, répandait un bruit sourd, un bourdonnement continu, qui détruisait la personnalité, comme si on n'aurait plus été que le serf d'un donjon de béton!

         Mélo s'amusait encore évidemment du trafic! L'autociel, qui semblait sortir tout droit de l'enfer, à cause de sa vitesse et de sa musique fracassante, trouvait un parfait emploi chez lui, quand il voulait reproduire un effet dramatique, une tension extraordinaire! Et les variantes ne manquaient pas! La mouche: le scootciel! L'orage: la motociel! La mouche n'en finissait pas de mourir dans le cerveau! C'était d'une sensualité mécanique, qui dévorait l'auditeur, le laissait anéanti! Mais on pouvait le stupéfier avec l'orage! Imaginez quelqu'un qui se croit subitement dans un rectum, aux premières loges d'un gigantesque pet! "La voilà la modernité!" se disait Mélo!

        Cependant, il était à la recherche de bruits plus incongrus, plus mystérieux, plus saisissants, n'était-il pas un créateur? Il ne dédaignait pas pour autant les nouveaux chantiers! Les pelleteuses, les bétonneuses, les meuleuses, les perceuses étaient le "pain" de sa musique et tant mieux s'il y avait en plus des alertes électroniques ou des klaxons rageurs! C'était un joyeux tumulte, dont on ne pouvait se passer, mais le frisson de la véritable nouveauté  était tout de même ailleurs!

        Celle-ci ne se trouvait pas plus chez les contemporains de Mélo! Hélas, s'ils avaient bien une intelligence ou une raison, ils se révélaient le plus souvent décevants! Cela n'allait guère plus loin que le cri de la bête ou le rire grossier! Mélo les enregistrait pourtant la nuit, quand ils passaient ivres sous ses fenêtres! C'était la jeunesse refoulée qui enfin s'exprimait et Mélo la remerciait de lui apporter un peu de fraîcheur! Quand il avait besoin, par exemple, de camper des cochons effrayés et qui se jetaient dans le vide, son travail nocturne prenait tout son sens!  

        Mais ce qui ravissait Mélo, le comblait, c''éatit le bruit dont on ne pouvait expliquer la source! C'était le pouvoir créateur à son acmé, le point d'orgue! Soudain, on entendait une machine inconnue! Et son chant était si spéciale, si bizarre qu'on pouvait imaginer qu'elle était en pleine parturition! C'était une aria épouvantable en plus! Mais son originalité était indéniable! Parfois, des humains arrivaient eux aussi à ce degré d'invention! Qu'étaient-ils en train de faire? Se brisaient-ils un os, se coupaient-ils lentement la langue? Il fallait en rester aux conjectures, car bien entendu ces manifestations étaient abritées par la vie privée!

        Une fois qu'il avait rassemblé assez de bruits, avec quelques trouvailles, Mélo créait sa symphonie! Il devenait compositeur et chef d'orchestre! Il arrangeait les sons, les organisait et s'enchantait du résultat, d'abord chez lui! Il battait la mesure, rejetait la tête en arrière à telle partie qu'il savait sublime, calmait les pelleteuses, déclenchait l'orage, faisait partir la mouche, reprenait les vagissements, mettait en valeur les bruits d'abîmes, ceux d'un cosmos délirant et plein de souffrances!

        A la fin, il était en sueur et il attendait justement des applaudissements, un véritable triomphe! Car ses symphonies se vendaient bien! Il s'était rendu compte que c'était le silence qui gênait ses semblables et qu'ils avaient besoin du bruit, pour apaiser leurs angoisses! Mélo donnait des concerts et il était surtout connu pour son titre: Une Journée!

     

                                                                                                             XIII  

     

        Les deux gardes de Dominator poussèrent Cariou dans le bureau de leur patron et surprirent celui-ci! "Mais qu'est-ce que...? s'écria-t-il.

        _ Patron, répondit l'un des gardes, y a Cariou qui a rendu zinzin la Birkel, avec cette arme!"

        Dominator examina l'objet et dit: "Vous devenez bien gênant, Cariou! D'abord, je vous demande de vous occuper des enfants Doms... et ils sont toujours là dehors, menaçant la ville de quelque nouveau drame! Ensuite, j'apprends que vous avez eu des contacts avec Dramatov, qui est l'un de mes ennemis les plus acharnés... et maintenant cette arme!

        _ Je n'ai rencontré qu'une seule fois Dramatov... et il a voulu me faire la peau!

        _ Comme je le comprends! Car apparemment, vous n'en ratez pas une!"

        Subitement, Dominator tira sur Cariou avec le LAL, mais il ne se passa rien... et pour cause! Jamais Cariou ne s'était opposé à la lumière, bien au contraire! Il l'avait recherchée obstinément, car elle seule pouvait expliquer ce qu'il voyait, établir un lien entre la beauté et la rage des hommes! "Vous voyez bien que cette arme est factice! jeta Cariou. Madame Birkel aura eu un AVC ou quelque chose de similaire!

        _ Peut-être bien... Mais je dirige une ville qui ressemble à une fourmilière et vous n'avez pas l'odeur requise, Cariou! Vous êtes un élément étranger, perturbateur et potentiellement dangereux! Je me demande...

        _ Si je ne dois pas subir le même sort qu'Œil d'or! que vous avez assassiné, en me faisant porter le chapeau, ce qui m'a conduit à l'île des Fous! 

        _ Toujours aussi direct, Cariou! Ce n'est pas politique! Le pouvoir exige de la dissimulation et vous ressemblez malheureusement à un bâton de dynamite!"

        A cet instant, Dominator posa le LAL sur son bureau et se dirigea vers le bar... Cariou vit que les gardes étaient relâchés et loin de lui! D'un geste, il s'empara de l'arme et tira sur Dominator, alors que celui-ci se retournait un verre à la main! "Ah! Ah! fit le maître des lieux, avec un gros rire! Même si j'avais reçu un projectile, Cariou, il ne m'aurait pas fait grand mal! Je porte en permanence un gilet pare-balles! Sage précaution! Ah! Ah!"

        Mais soudain Dominator lâcha son verre: "Vous les entendez? cria-t-il. Ils sont derrière la porte!" Les deux gardes regardèrent vers là, se demandant ce qui se passait... "Ils ont toujours voulu ma place! reprenait leur patron. Les voilà! Je les entends! Ils vont me chasser! Et je serai à la rue! A mon âge! Qu'est-ce que je vais devenir? Je pourrai pas mendier mon pain, ça non! Pourtant, je ne sais rien faire! Je suis vulnérable, comme un escargot qui a perdu sa coquille! Les voilà, ils frappent à la porte!"

        Les deux gardes ne comprenaient rien et leur regard allait de la porte à Dominator, qui était visiblement épouvanté! Brusquement, celui-ci courut à la fenêtre et l'ouvrit tout en grand, en criant: "Je ne le supporterai pas, noooon!" Il se jeta dans le vide et ses deux hommes se précipitèrent vers la fenêtre, comme s'ils pouvaient encore faire quelque chose!

        Cariou en profita pour s'éclipser! "Ce LAL est vraiment dangereux!" songea-t-il, tandis qu'il se glissait dans l'ascenseur!

  • Les enfants Doms (IV-VIII)

    Singe

     

     

     

     

                                               IV

     

        Cariou était dans son appartement et il travaillait d'arrache-pied sur les notes de Macamo! Il était question de constante cosmologique, de force répulsive ou d'énergie noire, toute chose qui serait à l'origine de l'accélération de l'Univers! Macamo avait-il compris la gravitation quantique? Cela dépassait complètement les capacités de Cariou, mais il arrivait à comprendre que l'appareil de Macamo était destiné à détruire la barrière qui chez chacun pouvait empêcher le développement de la lumière!

        Evidemment, on pouvait se demander quel lien existait entre la lumière de l'esprit, qui est psychique, et la lumière des étoiles! La pensée n'est-elle pas immatérielle? Pourtant, Cariou voyait bien cette lumière psychique, ou plutôt comment elle était contrainte, emmurée! Elle avait donc une existence physique et d'ailleurs la pensée, qui naît de l'activité des neurones, a-t-elle une limite précise d'avec le corps?

        Bien sûr, il était encore possible que Cariou vît le monde selon son "délire", ses traumatismes ou sa paranoïa! Ici, on n'en finissait jamais de se suspecter et de couper les cheveux en quatre et c'était même là l'un des arts préférés des philosophes, afin qu'ils se sentissent objectifs! La science tranchait le débat par l'expérience, les mêmes résultats obtenus par d'autres, ce qui prouvait qu'elle disait vrai, en constituant sa fierté, mais Cariou voyait justement que sa logique fonctionnait par les faits, les réactions et les événements, au point qu'il était à même parfois de les prévoir!      

        D'après Macamo, un rayon d'énergie noire lutterait contre la gravitation et donc disloquerait le mur psychique et quand même matériel, qui retenait la lumière! On était là au niveau des particules, mais que se passerait-il dans l'individu, au moment de cette libération? Macamo n'en disait rien! Il s'était uniquement consacré à l'aspect technique du problème! Ce serait à Cariou d'expérimenter la chose et éventuellement de payer les pots cassés! Mais que l'on pût faire jaillir la lumière des individus faisait évidemment rêver! Cariou n'eût pas été étonné de voir tout le monde se mettre à danser et à chanter!

        Après la partie théorique, Macamo avait décrit très précisément la construction de son invention et Cariou eut l'impression de se trouver devant une maquette de son enfance! Il alla faire ses emplettes, dans des magasins d'électroniques et d'informatique, puis, sous sa lampe de bureau, il s'installa pour la soudure! Des cartes étranges, des résistances colorées, des semi-conducteurs sur pattes ou des microprocesseurs griffus passaient entre ses mains et fumaient légèrement, avant de rejoindre le tout!

        Enfin, au bout de la nuit, Cariou contempla son œuvre ou plutôt celle de Macamo! Et c'était une arme! à peine différente d'un pistolet! Mais par sa bouche ne sortaient pas des balles, mais un faisceau d'énergie noire! Pan! On recevrait de la constante cosmologique sur le nez! C'était somme toute un pistolet d'amour, puisqu'au service de la lumière! Cariou le fit jouer entre ses mains, puis il le brandit devant une glace! Il avait l'air d'un parfait agent secret et au matin, il acheta un holster! L'arme maintenant lui pesait agréablement sur la poitrine et le mal n'avait qu'à bien se tenir!  

        Macamo avait appelé son invention LAL, acronyme pour "La lumière appelle la lumière!" et il faut l'avouer, Cariou était impatient de l'essayer! Le monde devait changer et un coup de LAL par-ci par-là, enlèverait les toiles d'araignées et sèmerait des arcs-en-ciel!

     

                                                                                                              V

     

        En quittant la Tour du Pouvoir, madame Birkel était loin d'être satisfaite! Certes, elle avait la promesse de Dominator, mais la tiendrait-il et dans combien de temps? C'est bien simple, depuis son échec avec Cariou, la directrice ne vivait plus! Elle avait des cauchemars, des bouffées d'angoisse! Le monde qu'elle contrôlait n'existait plus! La grande famille de la prison, dont elle était la chef, la mère, se déchirait, lui échappait!

        Il lui semblait que chaque détenu, désormais, se moquât d'elle! A chaque fois qu'elle croisait un regard, elle avait l'impression d'y lire le même message: "Cariou a été le plus fort! Vous n'êtes pas toute puissante! Arrêtez votre blabla!" Elle baissait alors la tête, effectivement vaincue, et la seule solution pour elle était de ramener Cariou à la "maison" et là, devant tous, de le faire plier! Ainsi tout rentrerait dans l'ordre!

        Au fond, madame Birkel était une enfant Dom: la société devait tourner autour de sa personne ou être détruite! Mais Cariou avait ouvert une brèche dans sa bulle et la pression extérieure menaçait maintenant de l'écraser! La protection ordinaire de l'humanité, issue de la domination animale, était désormais défaillante et ne servait plus la directrice! Elle était comme dénudée face à une monstruosité, constituée par les autres, la différence, l'inconnu, l'étrangeté de la vie!

        Tout auparavant était soumis à son pouvoir! C'était là l'ancienne gaine qui la protégeait! Elle se nourrissait alors de son égoïsme, comme si son influence sur les autres avait été une perfusion! Certes, elle ne s'en rendait même pas compte! Elle était là pour commander, redresser les détenus! Elle imaginait remplir son devoir, mais elle était pleine de colère, de fureur, de sadisme, car il fallait à chaque instant la satisfaire, qu'elle sentît son autorité, son importance, quoiqu'elle niât le moindre intérêt pour sa personne!

        Comment pouvait-elle se tromper sur elle-même à ce point? Mais elle n'était pas heureuse et se croyait une victime! Elle aurait juré qu'elle n'avait pas une minute à elle, tant la domination est incapable de guérir nos peurs, de nous apaiser! Pour elle, c'était toujours la faute des autres! Ils n'étaient pas assez prompts, se croyaient tous le centre du monde et elle devait les corriger, les anéantir! Elle cherchait l'ivresse du pouvoir et devenait de plus en plus sombre!

        Pourtant, Cariou avait fait pire, commis l'irréparable, car il avait brisé la vitrine et les apparences ne pouvaient plus être sauvées! Il était devenu impossible pour madame Birkel de se présenter tel le symbole de la réussite, de la sagesse, avec le fantôme de Cariou à ses côtés! Elle sentait son ombre froide peser sur elle et même si elle connaissait encore, à l'occasion, quelque triomphe, il finissait toujours par réapparaître, comme une marque invisible, ce qui la fragilisait, l'éteignait, d'autant que ses ennemis s'en servaient!

        Mais, pour l'heure, il fallait lutter, toujours! Certes, elle ne devait pas se risquer à fâcher Dominator, en attaquant de front Cariou, mais elle voulait s'en rapprocher, devenir son ombre, pour se tenir prête à frapper et elle avait un neveu à RAM, qu'elle pouvait employer! C'était un bon à rien, qui réparait les autociels quand il en avait envie! Il s'appelait Ortaf et vivait dans son garage!

        Madame Birkel le trouva comme elle s'y était attendue: Ortaf étendait son long corps sur un siège, écoutait une musique assourdissante et bizarre, tout en consultant son Narcisse, portait un tee-shirt sale, un short affreux et ses pieds nus s'épataient dans des claquettes! Le tout, bien entendu, était entouré de bouteille de bières et de carcasses d'autociels! En colère, la directrice coupa le son et s'empara du Narcisse! "Ma... ma tante! fit interloqué Ortaf.   

        _ Si ta pauvre mère pouvait encore te voir! Elle aurait les larmes aux yeux! J'ai du boulot pour toi!

        _ Hein? Hum, c'est que je suis très occupé en ce moment!

        _ Je paierai bien!

        _ Ah?

        _ Oui, ah! Il s'agit de suivre quelqu'un! Mais dis donc, c'est quoi cette odeur?

        _ Pardon, ma tante, mais j'en ai lâché un! C'est toujours l'effet que tu me fais!"

     

                                                                                                             VI

     

        Owen Sullivan, le directeur d'Adofusion, était de nouveau dans le Métavers, mais pouvait-on encore parler, à son endroit, d'enfant Dom? En effet, Sullivan avait changé! Grâce au programme de Macamo, sa conscience s'était élargi! Il ne cherchait plus à tout prix à dominer, que ce fût par son entreprise ou sur son personnel! Il avait moins peur et donc moins besoin du pouvoir! Une sorte de confiance s'était développée en lui, au contact du Magicien, et la beauté était devenue son guide! Au final, il voyait de plus en plus distinctement les autres, tout en se sentant lui-même davantage libre!

        Ainsi, détendu, il était entré dans le Métavers par une porte qui lui avait échappé jusqu'ici! Il ne retrouva pas, comme d'habitude, le Magicien près du ruisseau, mais il le rejoignit au bord d'un plateau brûlant et caillouteux! "Bon sang! Quelle chaleur! s'écria-t-il, quand il fut à la hauteur de son vieil ami. C'est une véritable fournaise!" Le Magicien ne répondit pas et ce n'était pas nécessaire, car il couvait toujours Sullivan d'un regard tendre! Celui-ci regarda autour de lui et il aperçut une forêt à l'horizon: "Si on allait se rafraîchir là-bas, à l'ombre!" dit-il et les deux hommes se mirent en route!

        Le soleil tapait dur et il fallait s'économiser! On avait l'impression de cuire lentement, comme si on avançait dans la bouche d'un four! Mais enfin on approchait de la forêt et de sa promesse de fraîcheur! Mais quelle ne fut pas la déconvenue de Sullivan, quand il s'aperçut qu'il s'était trompé! Car ce qu'il avait pris pour des arbres n'était en fait que les tours d'une ville! Cependant, elles étaient vides, abandonnées et un grand silence régnait sur les rues, désormais envahies par le désert!

        "Mon Dieu, qu'est-ce qui a bien pu se passer? interrogea Sullivan, qui regardait éberlué le triste spectacle! Tout le monde a fui, on dirait! On ne voit pas de cadavres en tout cas! Serait-ce la chaleur qui est la cause de ce désastre? Elle a tout desséché et il n'y avait plus d'eau! La vie n'était plus possible et les habitants sont allés voir ailleurs! Mon Dieu!" Comme pour faire taire Sullivan, le vent créa un épais tourbillon de poussière, qui obligea les deux hommes à se protéger et ils entrèrent dans un bâtiment!

        Celui-ci avait dû être luxueux, car on était à présent dans un large et long couloir, mais le sable, qui entrait par les vitres brisées, finissait par s'accumuler un peu partout et le manque d'entretien rendait inexorable la détérioration! D'ailleurs, dehors maintenant, la tempête faisait rage et on ne voyait plus rien, sinon un mur rougeâtre! Les deux hommes en profitèrent pour s'asseoir, car ils étaient épuisés, mais ils n'espéraient guère trouver de l'eau, quoique la soif les tenaillât!

        On entendait le vent gémir et le sable coulait ici et là, comme dans un sablier! Sullivan regardait vaguement devant lui, quand quelque réminiscence le frappa! Il y avait un cadre accroché au mur et il l'avait déjà vu! Sa place s'était imprimée dans son cerveau et il se leva intrigué! Il prit le cadre, en enleva la poussière et à mesure ses mains tremblaient, comme s'il redoutait ce qu'il était en train de comprendre! Il n'y avait pas d'image dans le cadre, mais un slogan: "Domination!" Ce message, Sullivan ne le connaissait que trop bien, puisque c'était lui-même qui l'avait écrit!

        Donc, on était dans l'immeuble d'Adofusion et la ville, c'était RAM! Sullivan balbutia: "Ce... ce n'est pas possible!" et des larmes coulèrent sur ses joues noircies!

     

                                                                                                                 VII

     

        Le banquier Bjop s'installa dans son vaste bureau, au sommet de la Ramania Banque, l'une des plus hautes tours de RAM! De là, on voyait toute la ville s'étendre, jusqu'à la mer! Quelle impression de puissance on avait! On dominait peut-être l'endroit le plus imposant du monde! D'ailleurs, le seul nom de Ramania Banque provoquait un séisme! Dès qu'il était prononcé, le temps s'arrêtait, les cœurs aussi! L'argent envahissait les esprits, rendait docile, serviable! C'était le maître absolu, incontesté! On obéissait à tous ses ordres, on prévenait tous ses désirs, dans l'espoir de goûter à sa source, qu'il fût un dieu clément! On était avec lui comme une vieille bigote orne un autel, sauf qu'on était plus empressé, plus malin aussi!

        Bjop quitta la vue de sa baie vitrée, pour s'enfoncer dans son fauteuil, à la fois frais et cossu! Ici, tout était luxueux et de goût! On ne sentait même pas la canicule qui sévissait dehors! On respirait sous des peintures de valeur et on s'attelait à la tâche! En ce moment même, quelques étages plus bas, les traders de la Ramania Banque moissonnaient les marchés! Des milliers d'actifs étaient brassés par des algorithmes à la seconde! On parlait de tritisation, de hedge fund, de black pool! On actionnait des leviers, on misait, on ramassait! C'était à qui aurait le plus de sang-froid, serait le plus rapide, le plus clairvoyant! C'était comme un jeu! L'argent n'était même plus matériel, tout devenait virtuel! On ne savait qui était l'emprunteur, mais peu importait: on ne perdait jamais!

        On pariait même contre le client, on lui souriait devant, en le poignardant par derrière! On faisait trembler les Etats! On s'amusait, goulûment! Les marchés, c'était le dernier terrain de l'aventure, du risque! Le reste était si policé, si ennuyeux! Oh! Le vertige des milliards qui rentraient! Les concurrents qui fulminaient! Pourtant, quelquefois, la "machine" s'enrayait! Le jouet tombait par terre et se cassait! On avait trop tiré sur la corde... et alors on se faisait taper sur les doigts! Le marché s'écroulait! un effet domino dévastateur! On se retrouvait aussitôt avec des pertes astronomiques! Dame, on était grand maintenant! La faillite menaçait et dans ce cas, il fallait mettre son amour-propre dans sa poche! On allait voir le gouvernement et on lui disait qu'on avait bobo! On pleurait devant lui! 

        On lui criait qu'une banque, telle que la Ramania banque, ne pouvait disparaître, car elle entraînerait dans sa chute la moitié du monde! Il était nécessaire de croire à ces "bobards", pour effrayer! Le lobbying bancaire était déjà si persuasif, si influent! Et les filiales, les banques de dépôt? Voulait-on qu'au guichet on refusât de rendre l'argent des comptes? Souffrirait-on des émeutes, des paniques? On tirait par le bras les gouvernants, on les suppliait de sauver la banque... et ils cédaient! Ils n'y connaissaient rien de toute façon et on les manipulait grâce à la peur! Ouf! Le contribuable nous avait encore, cette fois-ci, éviter la noyade! Et on retournait le plus vite possible au jeu!

        Le marché toussait, essayait de retrouver ses esprits! Entre-temps, on avait signé quelques papiers, garantissant que nous serions plus sages! La belle affaire! Ces nouveaux règlements ne portaient que sur une infime partie de nos activités! "J'aurais pu voler la montre de Dominator, sans qu'il s'en aperçoive!" se dit Bjop! L'ivresse de la puissance revenait! Les chiffres reprenait leur danse! Tout repartait comme avant! On était heureux! La cour de récréation, celle de la nuit des écrans, battait de nouveau son plein! 

        

                                                                                                                   VIII  

      

        "Dis grand-père, c'est quoi le respect?

        _ Hein? Hum... C'est voir les autres, voir qu'ils existent!    

        _ Mais grand-père, nous ne sommes pas aveugles!

        _ Il y a voir et voir! Mais je connais une planète, où le respect est inconnu!

        _ Chic, chic!

        _ Sur cette planète, les enfants, personne ne voit personne!

        _ Hi! Hi!

        _ Et ça commence dès le matin, à la boulangerie! Quelqu'un arrive et il marche sur les autres! "Eh! Eh! Mais on est là!" crient les gens! "Peu importe! réplique celui qui écrase. J'ai besoin d'acheter mon pain!" Evidemment, bientôt, tout le monde est en colère, car on a mal! Mais alors on dit: "C'est la faute du gouvernement, il ne pense qu'à lui! Il est toujours en vacances!"

        _ Hi! Hi!

        _ Puis, le lendemain, on refait la même chose! On demande au passant: "Qui c'est le roi, la reine?" "Euh..." "C'est moi, eh, patate!"

        _ Hi! Hi!

        _ Chaque jour, on considère que l'autre est un esclave et on exige de lui du respect!

        _  Mais tu as dit que sur cette planète le respect était inconnu...  

        _ C'est vrai! Si chacun en veut et nul n'en donne, il n'y en a pas!

        _ Oh!

        _ Dans ces conditions, les habitants deviennent de plus en plus furieux et ils finissent par manifester! "Du respect! Nous voulons du respect!" clament-ils dans la rue!  

        _ Hi! Hi!

        _ Le président de la planète est bien embêté! Il dit: "Je peux leur donner de l'argent, pas beaucoup, mais ils croiront que c'est du respect!"

        _ Oh!

        _ Et le président distribue de l'argent, en expliquant: "Voilà du respect, mes amis! j'espère que vous serez plus contents!"

        _ Hi! Hi!

        _ Les gens prennent l'argent, mais ils continuent à faire la grimace! Ils disent: "C'est pas du respect ça!" Mais ils vont quand même dans les magasins, pour dépenser leur argent! Et vous savez ce qui se passe?

        _ Non!

        _ Eh bien, dans le magasin ils poussent les gens! "Place! Place! crient-ils! C'est nous les rois et les reines! Vous nous devez du respect!" "Pardon! répondent les autres. C'est nous les rois et les reines... et c'est à nous que vous devez du respect!" Puis, ils se battent entre eux!

        _ C'est affreux, grand-père!

        _ C'est la planète sans respect, les enfants! Mais vous l'aurez compris: respecter quelqu'un, c'est l'aimer, quel qu'il soit! C'est le secret du bonheur!"

  • Les enfants Doms (XXXVIII-Quatrième partie)

    Dom 19

     

     

     

     

                                         XXXVIII

     

        Dans le cosmos, constitué d'une infinité de galaxies et d'étoiles et qui s'étendait on ne savait trop comment, à partir d'une origine quasi inconnue, quelque part, vivait RAM! Chaque matin et avec une sorte de rage, ses habitants se levaient, s'agitaient, s'inquiétaient, travaillaient, mangeaient, se reproduisaient et se rendormaient! Au passage, la mort prenait sa part, mais comme si elle avait honte et elle se faisait la plus discrète possible! Rien apparemment ne devait contrarier les hommes et n'étaient-ils pas tous occupés?

        RAM était pourtant dans une situation de plus en plus précaire, car le changement climatique ne lui laissait aucun répit! La ville avait déjà subi la montée des eaux et elle essuyait régulièrement des tempêtes, mais les canicules ne l'épargnaient pas non plus et semblaient toujours davantage meurtrières! Evidemment, les scientifiques aux premières loges s'alarmaient, mais le changement qu'ils demandaient était-il possible? L'homme de RAM n'avait-il pas des problèmes plus urgents? Il voyait son pouvoir d'achat fondre et l'orage de la dette ne cessait de gronder au loin! La violence partout s'exacerbait et bref, on pouvait céder à la panique, tant les urgences se multipliaient! Le monde avait l'air de glisser sur un toboggan vers sa fin!

        Mais prenait-on la situation par le bon bout? L' inquiétude des scientifiques, notamment, arrangeait-elle les choses? Elle irritait, heurtait bien des gens, qui se mettaient à polluer par haine, par mépris, car ils avaient l'impression qu'on ne s'occupait pas d'eux et qu'en plus on cherchait à les diriger! D'ailleurs, ne leur manquait-on pas depuis toujours de respect et pour exister, ils niaient les évidences, imaginaient des desseins cachés, ce qui nourrissait leur colère, leur amertume! 

        Si RAM survivait, n'était pas écrasé ni par l'immensité, la mort ou le réchauffement climatique, n'était-ce pas miraculeux ou dû à une protection spéciale? Qu'est-ce qui rendait l'homme aussi inconscient, si ce n'était l'animal qui était en lui et qui voulait non seulement sauver sa peau, mais encore triompher, avoir raison? Même le chevalier de la science tenait à être vainqueur et c'était cela son armure, comme son épée! La domination animale protégeait l'humanité, mais elle était encore comme une enveloppe, permettant l'éclosion de la haine!

        Qui avait confiance? Qui acceptait de ne pas gagner? Qui comprenait, voyait de l'ordre? Qui pardonnait à lui-même et aux autres? Qui ne réagissait pas à l'injure? Qui réparait? Qui apaisait? Qui rafraîchissait, enthousiasmait? Qui attendait, restait serein?   

        Après avoir appris la mort de Macamo, Cariou rejoignit Andrea Fiala, car ils avaient besoin de recueillement tous les deux! Mais Andrea devait ce jour-là aller voir son père et Cariou l'accompagna... Le père d'Andrea était un célèbre horloger et il dit à Cariou:"Vous entendez ce tic tac? Pour moi, il symbolise la causalité même! Un engrenage puis un autre! Ainsi nous avons été formés! Des éléments simples, en se combinant, donnent naissance à des systèmes plus complexes, avec des propriétés propres! Le temps produit des émergences et c'est ce que nous sommes!

       _ Sans doute et notre esprit suit toujours ce chemin: la pensée émerge dans son rapport au temps!  C'est ce qu'on appelle la maturité et elle est d'autant plus sûre que nous sommes patients, ou amoureux du temps, si je puis dire!"

        Il fut bientôt l'heure de partir et les yeux du père devinrent alors implorants: "Tu reviens la semaine prochaine, sûr?" demanda-t-il à sa fille, qui opina. Une fois dans l'autociel, Andrea dit: "Tu vois, Jack, il termine sa vie comme la plupart, en vieil égoïste! Et pourtant il continue à jouer les affranchis avec toi!"   

     

                                                                                                        XXXIX

     

        En quittant la Tour du Pouvoir, Archos l'architecte était mécontent! Certes, ces histoires d'enfants Doms étaient bien troublantes, mais ce n'était pas pour lui, Archos! C'était pour les autres, les politicards! Lui, l'artiste devait s'atteler au beau, à sa sensibilité, bref à ses plaisirs!

        Archos mit son autociel en pilotage automatique et il consulta son Narcisse! Il allait sur des applis, où de jeunes filles se dénudaient pour faire le buzz! C'était comme au supermarché, il n'y avait qu'à choisir! Voyons voir... Celle-ci? Hum, un peu trop grosse! Celle-là, pas assez rembourré! Bon sang! Voilà une reine! Ouf! Tout y était! Il n'y avait rien à jeter!

        Archos en avait déjà l'eau à la bouche et il utilisait volontiers la technique du malotru! "Bof! envoya-t-il. Tes seins, y sont pas un peu trop p'tits? Et tes fesses, pardon, mais c'est bien de la cellulite qu'on voit là, non? Etc.!" Il choquait et la réponse ne se faisait pas attendre: "Non, mais pour qui tu te prends? J' suis tip top! Ce qu'il te faut, c'est un bon opticien!"

        Elles mordaient toutes à l'hameçon! Elles étaient si fières! Archos faisait alors le dos rond:"T'as raison, j' dois pas avoir les yeux en face des trous! Mais difficile aussi de juger sur une photo! J' vois qu' t'es une déesse, mais j'aimerais te le dire de plus près!" Et ça marchait!

        Archos obtint un rendez-vous sur l'esplanade où tout le monde se rencontrait! L'architecte repéra sa proie et elle ne fut pas autrement surprise de voir un homme d'âge mûr! C'était bon signe! On embarqua dans l'autociel de la jeune fille et bien entendu, c'était un petit modèle de luxe! "Un cadeau de papa et maman!" songea Archos!

        On arriva dans l'appartement de la belle et Archos suivait tous ses mouvements! Il s'enivrait des lignes pures et de la souplesse de ce jeune corps! Il regarda cependant l'intérieur en professionnel et il fut ému par cette ambiance féminine! Bien sûr, l'appartement était bien situé, lumineux et c'était encore papa et maman qui étaient derrière, mais la décoration délicate, avec des teintes violettes et roses et des plantes vertes, sans doute achetées au marché noir, enchantait Archos, qui par contraste voyait son propre intérieur comme convenu, lourd!

        L'architecte respira l'innocence qui semblait flotter dans l'air, tel un parfum plein de fraîcheur! "Je vais lui dire que je suis architecte et elle va tomber dans mes bras!" se dit-il, mais il n'eut pas besoin de sa carte de visite, car la jeune femme revenait nue! Malgré son expérience, Archos en eut le souffle coupé! Les seins se dressaient altiers et le bas offrait des perspectives enchanteresses! Cependant, la peau était exceptionnellement blanche, comme si on l'avait recouverte de talc!

        Archos se leva en tremblant! Il n'y avait qu'à prendre! Mais, alors qu'il faisait le premier pas, il sentit une petite morsure à la jambe! "Mais qu'est-ce...?" fit-il en se retournant et il découvrit une petite créature noirâtre, qui le fixait malgré son air aveugle! On eût dit une taupe incroyablement grande et celle-ci dit: "RAM!", en montrant ses dents jaunes! Pris par l'horreur, Archos lui donna un coup de pied, qui la projeta contre le mur!

        Mais d'autres créatures apparurent et elles multiplièrent les RAM, qui devenaient des MIAM dans l'oreille d'Archos! Il regarda la jeune fille et ne lut que du mépris dans ses yeux! Il comprit qu'il était tombé dans un piège et il bondit vers la porte! Les créatures firent de même et il en était recouvert, quand sa main cherchait à manœuvrer la poignée! On retrouva son corps à moitié dévoré sur la grève et la Tour du Pouvoir accusa le coup!

        Ce n'était qu'une ombre de plus, car aux commandes de la ville, on ne se faisait guère d'illusions! Le baromètre social était en chute libre! Des révoltes, sans doute très violentes, se préparaient! Pour l'instant, l'été masquait la menace et on continuait à s'amuser sur le pont! Mais les températures allaient baisser et les inquiétudes naturelles revenir! Face aux difficultés, l'égoïsme le plus forcené reprendrait ses droits!

     

                                                                                         QUATRIEME PARTIE

                                                                                                L'AVENIR

     

                                                                                                          I

     

        Un monstre sortit de la mer! C'était un colosse couvert d'algues, mais il semblait inoffensif! Il s'était assis sur un polder et était devenu une attraction! On venait le voir en famille et il souriait! Il disait: "Regardez mes muscles!" et il gonflait ses bras, qui avaient soudain l'air de montagnes! "J' suis quelqu'un de simple! rajoutait-il. J'en ai tellement vu! J' connais des horizons où les singes ont la bouche dorée, à cause du pollen des fleurs!"

        Les femmes étaient rassurées par sa figure débonnaire! "J' demande pas grand-chose, expliquait-il. La sagesse et moi, on a un contrat! Hi! Hi!" et il s'amusait avec les enfants! Pourtant, certains jours, il était maussade et il s'irritait de l'agitation alentour! Alors arriva le drame! Il prit un homme dans son énorme main et le ramena vers lui, c'est-à-dire à la même hauteur que la plus grande grue du port!

        Il secoua l'homme, le renversa, lui tapota le tête, se mit à jouer avec! De temps en temps, il lui criait dessus ou lui parlait tout doucement! Parfois, il le pressait sur son cœur, comme s'il l'aimait, mais presque aussitôt il le battait et l'homme poussait des gémissements! Puis, déçu, le géant écrasa sa marionnette, entre ses doigts, et le sang gicla sous les yeux horrifiés des spectateurs!

        On appela la police, qui fut bien embêtée, car comment se saisir d'un tel individu? Mais le meurtre était bien là et finalement, après quelques sommations, on tira vers le géant, mais les balles n'eurent aucun effet sur lui! On isola donc la zone, en se demandant si l'armée aurait plus de chances, mais, pendant ce temps-là, le colosse arrivait toujours à s'emparer d'un passant et il lui faisait subir le même sort qu'au précédent!

        Jack Cariou fut informé de la particularité de la situation et il décida de s'en occuper! Il arriva en secret devant le géant et le défia! Le colosse n'avait que mépris pour Cariou et il ricanait, puis, vif comme l'éclair, il essaya de l'attraper, mais, à chaque fois, il ratait son coup, comme si Cariou se déplaçait à la vitesse de la lumière! Une guerre psychique s'installa alors et elle dura plusieurs jours! 

        Elle passait bien entendu par des mots et Cariou fut surpris de voir comme le colosse était intelligent et sournois! A la force physique, il ajoutait un esprit puissant, ce qui faisait de lui un adversaire redoutable! Cependant, ce qui blessait le plus Cariou, c'était ce mépris souverain, implacable du géant, qui claquait comme un coup de fouet sur le cerveau! Cariou ne pouvait afficher une telle morgue, car il était bien plus scrupuleux et il se gardait de la haine, vite inefficace! Il travaillait pour la lumière et il devait expliquer, donner du sens, tandis que l'autre violemment le rabaissait, l'humiliait!  

        Le géant parvint même à faire douter Cariou, car il avait une manière à lui de renverser les rôles! C'était Cariou le monstre, puisqu'il attaquait, harcelait celui qui se voyait lui-même comme un humble serviteur de la sagesse (il avait déjà oublié ses meurtres!)! C'était Cariou qui voulait des histoires, être le chef, alors que le colosse n'était qu'un petit ruisseau de bonté! Il y avait de quoi perdre la tête, mais Cariou devait percer cette armure d'hypocrisie, ce brouillard de folie et il recommençait à mettre le géant devant les faits, face à ses propres contradictions!

        Enfin, il trouva l'angle et c'était que le colosse en fin de compte ne parlait que de lui, ramenait tout à lui, parlait sans gêne de sa personne, se décrivait avec une entière complaisance, comme s'il avait été amoureux de lui-même et qu'il n'existait qu'à condition d'être le centre d'intérêt! Ce fut comme si Cariou avait tendu un miroir à la taille du géant, pour que celui-ci se vît tel qu'il était vraiment, dans l'impasse et la tyrannie de son égoïsme!

        Mais c'était encore le dernier argument de Cariou, car il était épuisé! Il tremblait presque et il lui semblait ne plus parler que mécaniquement! Au fond, il sentait la peur le paralyser et il crut la partie perdue, quand le géant éclata d'abord d'un gros rire, ainsi qu'il aurait été d'une force inépuisable et que la vérité n'eût été que du vent! Mais petit à petit le colosse diminuait et soudain il ne fut plus qu'un poisson échoué et qui s'asphyxiait! Cariou était dans l'étonnement et il s'approcha, mais même le poisson avait disparu, pour ne laisser qu'une petite flaque, que le soleil commençait à sécher!

        Cariou avait une nouvelle fois vaincu l'enfant Dom!

     

                                                                                                          II

     

        Andrea Fiala et Jack Cariou étaient dans l'appartement de Fahim Macamo et ils regardaient toutes les choses avec une tendresse triste! A chaque objet leur ami leur revenait à la mémoire et des souvenirs heureux les traversaient! "Tiens, il y a des notes de Fahim ici! dit Andrea. C'est technique apparemment... C'est plutôt pour toi, Jack!" Cariou prit le cahier et examina quelques pages... Macamo y parlait d'ondes gravitationnelles, de "perce-bulles" et de lumière enfermée! L'enfant Dom étant une sorte de trou noir psychique, il était normal que Macamo s'interrogeât sur la manière de le contrer, mais pouvait-on y arriver avec une machine?

        Cariou réfléchissait... Dans un premier temps, il s'agissait de se défendre, car l'enfant Dom exerçait une pression absolue, qui ne permettait pas la cohabitation, et Cariou se libérait en opposant lui-même une domination supérieure à celle de l'enfant Dom, ce qui neutralisait celle-ci! Comment pouvait-on échapper au trou noir psychique? C'était normalement impossible, à moins de détruire physiquement l'enfant Dom! La solution, c'était d'avoir une domination infinie! que celle-ci englobât tout l'Univers! et cela voulait dire qu'elle ne fût plus limitée au seul ego! Cette domination devait servir plus grand que soi et ainsi, non seulement elle était d'une force inégalable, mais encore elle n'était plus vraiment une domination, puisqu'on ne voulait pas s'imposer!

        Comment parvenait-on à ce stade? Mais il fallait combattre sa propre domination! Autrement dit, il fallait accepter de n'être rien, pour parler crûment! On ne répondait pas à l'injure par l'injure, on n'essayait pas de vaincre, on ne comprenait pas le monde, car il était régi par la domination, on faisait taire en soi toute haine, on n'espérait même pas un revanche future et... la seule raison ne permettait pas cela! Qui pouvait en effet, par le seul raisonnement, renoncer à lui-même, accepter les coups, s'efforcer d'être un élément de paix, ne pas s'inquiéter de sa situation matérielle, de sa réussite sociale, faire confiance au point de ne sembler qu'un demeuré, un raté?  

        "Libérer la lumière, abattre les bulles, faire jaillir le trou noir, qu'il ne soit plus synonyme de mort, voilà à quoi il faut répondre! songeait Cariou. La lumière ne vient pas de l'espace, de l'extérieur de l'individu, nous sommes d'accord, car sinon la science n'existerait sans doute pas! La lumière elle-même doit obéir aux lois de la physique, mais il n'en demeure pas moins qu'elle se développe en chacun et qu'on peut la retenir, l'enfermer, la nier, faire comme si elle n'existait pas et apparemment l'anéantir complètement!"

        Cariou connaissait les murs qu'on opposait à la lumière, il les avaient vus dans les yeux des autres et ils étaient généralement constitués par la peur, la haine ou la suffisance! Mais la domination des enfants Dom était si violente, si hostile qu'elle ne permettait même pas de considérer, d'évaluer leur lumière! On devait tout de suite se protéger d'eux, ou bien alors il fallait les surprendre, dans la foule par exemple! Dans ce cas, si on était soi-même sans domination, on pouvait les regarder avec amour et le "miracle" avait lieu!

        Leur lumière revenait à la surface, sollicitée par l'amour qu'on leur portait! Elle répondait à l'appel et d'un coup, le visage de l'enfant Dom se transformait! Ses défenses tombaient, les blessures réapparaissaient et toute la beauté de l'être humain, qui est faite d'esprit, était là visible! C'était un moment très fugitif, mais ineffable! L'enfant Dom cherchait la source qui venait de le rafraîchir! Pour la première fois de sa vie peut-être, on lui "parlait" et il pouvait se sentir lui-même et donc espérer! C'était le pouvoir de la lumière que d'être vraie!

        "Mais est-ce qu'une machine ou un appareil pourrait faire ça?" se demanda encore Cariou et il réexamina les notes de Macamo.

     

                                                                                                           III

     

        Madame Birkel reprit pied sur le continent! Elle revenait à RAM et avait quitté l'île des Fous pour un temps! Mais quel était son but? Que voulait-elle? Prendre des vacances? Elle n'en avait pas l'air! Son visage était fermé, dur, barré par une sorte de grimace perpétuelle! Madame Birkel semblait un général revanchard en campagne! Elle ruminait une vengeance et elle prit un taxiciel, direction la Tour du Pouvoir!

        Là-bas, elle connaissait quelques responsables, qu'elle assiégea immédiatement! On ne résistait pas longtemps à madame Birkel, car c'était un petit bout d'acier qui faisait peur! On voulait tout de suite s'en débarrasser, comme d'une carie et elle obtint ce qu'elle était venue chercher: une audience avec Dominator!

        Celui-ci la reçut légèrement contraint! Il connaissait de réputation cette femme, qui remplissait son rôle, et il ne voyait vraiment pas de quoi il s'agissait! Mais enfin la directrice entra vivement dans le sujet: "Si je vous dis Jack Cariou, vous savez de qui je parle?

        _ En effet...

        _ J' veux la peau de c' fumier!"

        Dominator eut un sourire: comment pouvait-on avoir une haine aussi terrible, au mépris de toute prudence? "Quel caractère!" se dit Dominator. "Mais, rajouta-t-il, qu'est-ce que vous a fait Jack Cariou, pour que vous soyez autant remontée contre lui?

        _ Il m'a manqué de respect! Il m'a outragée! C'est un fat! un arrogant! un vicieux qui pis est! Je n'ai pas eu le temps de le remettre dans le droit chemin! Vous me l'avez enlevé subitement! Redonnez-le moi et... lentement... lentement, je l'écraserai comme de la pâte à modeler!

        _ J'ignorais qu'il vous avait tant malmenée! répliqua Dominator, d'un ton un tantinet goguenard. J'avoue que cela m'étonne du personnage, car il m'a toujours paru poli, d'une grande correction!

        _ Pfff! De la poudre aux yeux! Il sait tromper son monde! Et il le fait d'autant mieux qu'il se croit supérieur! Vous n'allez pas me dire que vous l'avez trouvé docile? Un sournois, une vipère, une injure sur pattes, voilà ce qu'il est!

        _ L'ennui, madame Birkel, c'est que pour l'instant Cariou m'est utile... et je ne peux pas vous le donner!"

        Jusqu'ici l'entretien se déroulait debout, à bâtons rompus, mais la directrice subitement demanda: "Je peux m'asseoir?

        _ Mais comment donc!

        _ Voilà, Cariou, à la prison, s'est lié à un autre détenu, Amir Youssef! J'ai pu le faire parler, grâce à une machine à haine que je possède...

        _ Je sais...

        _ Cariou devait porter un message de Youssef à Yumi Tanaka, une partisane de l'Extrême-gauche, qui elle-même travaille pour un certain Dramatov! Vous connaissez?

        _ Un peu, mais vous m'intéressez...

        _ Vous savez bien que ces oiseaux-là ne rêvent que de détruire le pouvoir, qu'il juge oppresseur et au service des riches, pour mettre le leur évidemment! Et si Cariou, au lieu de vous servir, était de mèche avec eux et que sous ses airs de fils de bonne famille, il œuvrait en réalité à votre perte!

        _ Ce n'est pas à exclure effectivement... Ecoutez, quand je n'aurai plus besoin de lui, il sera à vous, c'est promis!"

        Un sourire éclaira le visage de la directrice et elle s'en alla toute à ses futurs projets! Elle entendait Cariou la supplier, douce musique!