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  • Les enfants Doms, T2, (36-40)

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                                                              "On paye! On paye!"

                                                                               Le Pacha

     

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        Au fond, Cariou n'avait aucune envie d'aller voir Rimar! Depuis quelque temps, il se contentait d'écouter de la musique et de regarder le ciel! Il observait les changements de celui-ci, prévoyait ainsi le temps et admirait toujours la force du vent, quand les nuages ne traînent pas et bien entendu la variation des couleurs, notamment à l'aurore! C'était encore un spectacle gratuit dans RAM, extraordinaire et pourtant que la plupart des gens dédaignaient! Tant pis pour eux!

        Cariou avait encore découvert dans son quartier quelques arbres et il prenait plaisir à voir leurs feuilles d'or qui frémissaient, s'égouttaient et qui tombaient, à mesure que l'hiver se rapprochait! Mais, ici aussi, les passants se montraient indifférents, bien que le changement de saison détermine en partie nos comportements! Ils étaient enfermés dans leurs problèmes, leurs luttes et ne percevaient même pas que la porte était grande-ouverte, que la solution était tout proche d'eux!

        Cariou haussait les épaules, il avait l'éternité pour lui! Il ressentait sa paix à chacun de ses pas, car elle ne reposait sur aucun mensonge, sur nulle illusion! Bien au contraire, elle traversait même la mort et semblait inaltérable! Cariou en profitait, s'en amusait et à l'occasion il s'en servait pour amener le rire, la détente à d'autres! C'était cela être disponible, avoir l'esprit dégagé et faire le bien! Cariou rendait la vie plus supportable et donnait de l'énergie!

        Il rêvait pourtant d'oublier RAM et de ne plus écouter que le vent, dans la lumière du ciel et on parlait d'oasis de verdure, qui existeraient en dehors de la ville! Mais comment les atteindre? Cariou ne disposait même pas d'autociel, parce qu'il n'en avait pas les moyens, mais aussi parce que se mêler au trafic était terrible! Là, bien plus qu'ailleurs, on était hors de la nature! On était dans l'agent destructeur de RAM! au cœur de sa folie! de son drame! Rien ne montrait plus combien les hommes étaient perdus que les embouteillages! Pourtant, on ne pouvait pas non plus quitter RAM à pied!

        Toujours est-il que Cariou en était venu à ne plus penser aux enfants Doms et voilà qu'il entrait dans la Tour du Pouvoir! Etait-ce un relent de culpabilité qui l'avait mené là? Car Cariou n'était pas comme les scientifiques qui manifestaient dehors! Certes, on comprenait bien ceux-ci! Le réchauffement climatique s'accélérait et malgré la montée des eaux, la situation de RAM allait encore se dégrader! Les scientifiques tenaient à alerter l'opinion, mais Cariou avait pour lui le message de la beauté et il était bien plus calme!

        Il savait que le problème était infiniment plus profond que d'accuser telle partie de la population! On n'allait pas "renverser la vapeur" seulement en chassant le CO2! L'humanité détruisait la planète, car la seule réponse qu'elle donnait à son angoisse, c'était sa domination! sa soif de vaincre, de s'imposer, et ceci était encore valable pour les scientifiques! Leur violence, leur brutalité, leur haine même et en tout cas leurs inquiétudes ne pouvaient qu'entraîner encore plus d'hostilité, de mépris dans le camp opposé! Savaient-ils au moins ces scientifiques que beaucoup polluaient par morgue à l'égard du système, parce que, s'ils avaient reconnu la justesse de l'ensemble, ils auraient eu l'impression de s'y diluer, c'est-à-dire d'y perdre leur domination?

        Les sociétés ne se sauveraient qu'en se développant spirituellement, même si cela paraissait illusoire et tout sauf pragmatique! Tant que les hommes ne donneraient pas à leur vie un autre sens que celui de leur domination, tant qu'ils resteraient donc à l'état animal, ils continueraient à se suicider! Mais Cariou était maintenant dans la Tour du pouvoir et aussitôt il ressentit du dégoût à la vue des enfants Doms! Pourtant, ceux-ci s'étaient entre-temps organisés! Ils avaient repris le fonctionnement des adultes et on les voyait aller et venir, dans leur bulle, entre les bureaux ou s'y tenir, pour accueillir le quémandeur!

        A chaque étage, il y avait un enfant Dom pour assurer la sécurité et il avait toujours la même attitude! Il était un concentré de domination! Mais le plus pénible, c'était que cette tension l'amenait inévitablement à considérer la sexualité comme la marque de sa supériorité! Ainsi réagissait le corps et l'enfant Dom déportait alors sa force psychique sur ses parties génitales, pour les gonfler et les mettre en valeur! La soumission était obtenue quand l'individu en face considérait le "paquet" et s'imaginait contraint à une fellation! Il reconnaissait le "totem"!

        Mais les filles n'étaient pas en reste! Leur séduction était si féroce, si impérieuse, qu'on avait l'impression qu'elles-mêmes exigeaient des esclaves! Si on ne "bavait" pas, elles allaient taper du pied, faire claquer leur fouet et Cariou était pratiquement en apnée dans ce monde! Que l'on pût s'attacher à son sexe et s'en glorifier, sur une planète qui brûlait, perdue dans l'espace, avec une vie qui se terminait a priori par la mort, le sidérait et lui semblait absolument absurde! Pire, pour un tant soit peu se libérer des enfants Doms, Cariou devait les imiter! Il utilisait lui aussi sa force psychique, pour valoriser sa "queue" et c'était à qui aurait "la plus grosse"! 

        A ce jeu-là, Cariou était toujours vainqueur, car sa puissance psychique dépassait de loin celle des enfants Doms! Et leur réaction était alors toujours la même! L'angoisse les gagnait, ils devenaient nerveux, ils respiraient mal, ils avaient des gestes d'affolement et ils ne manquaient pas non plus de jeter un regard plein de haine à Cariou! S'ils avaient pu le détruire sur le champ, ils n'auraient pas hésité! Mais ils ignoraient quel prix avait dû payer Cariou, pour être aussi fort! Car il avait fallu qu'il se libérât de sa propre domination, ce qui l'avait conduit à une première mort, pour ainsi dire! 

        Cependant, Cariou eut bientôt la nausée, dans cet univers et il renonça à essayer de voir Rimar! Il préféra retrouver l'air libre, où la vie était belle!

     

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        De son côté, Andrea Fiala était allée voir Yumi Tanaka... Elle s'était présentée comme une amie de Cariou, que Tanaka connaissait, car Andrea était surtout inquiète d'une nouvelle extrême gauche, qui se montrait violente et qui véhiculait toujours les mêmes idées fausses! Pour Andrea, les jeunes étaient manipulés, par des vieux de la vieille, aigris, frustrés et stériles, car ils attribuaient sempiternellement leur échec à une classe dominante et avide! C'était toujours la faute d'un autre et on ne se remettait jamais soi-même en question, par paresse et égoïsme, par folie aussi, quitte à rester dans la même impasse!

        Mais, si les deux femmes s'apprécièrent immédiatement, Andrea trouva toutefois chez Yumi une certaine réserve, comme si celle-ci était empêchée, contrainte et bientôt on en eut l'explication, car un jeune homme surgit, plutôt que s'invita, dans la discussion! "Andrea, dit légèrement gênée Yumi, je te présente Igor..., le fils de Dramatov!

        _ Enchantée, fit Andrea, je connais un peu votre père...

        _ B'jour! répondit Igor. Mon père a été victime des capitalistes et des violences policières!  

        _ Vous vous trompez... Il...

        _ Si je comprends bien, vous n'êtes pas des nôtres! Et ça tombe mal, car nous appelons à une grève générale! Nous allons renverser le système, toute cette boue!

        _ Oh! Je vois! Et ce sera une journée de lumière, où tout le monde s'embrassera et aura l'impression de se réveiller d'un mauvais rêve! Enfin, la justice sur Terre!

        _ Qu'est-ce que vous avez contre ça?

        _ Rien, à part que c'est une utopie! D'où vient selon vous l'égoïsme des riches, sinon de notre propre nature! Vous pouvez vous abusez vous-même, en vous donnant un ennemi commun, mais sitôt que vous l'aurez vaincu, vous vous dévorerez entre vous! C'est pas une classe qu'il faut combattre, mais la soif de pouvoir qui est en chacun de nous!

        _ Mais qu'est-ce que vous racontez! Il y a des exploiteurs!

        _ Oui, partout! chez le pauvre comme chez le bourgeois! Et peu me chaut au fond, car ils ne sont pas heureux! Mais vous, vous vous servez de votre lutte, pour masquer votre ego!

        _ Allez-vous-en! Vous êtes une des leurs!

        _ Vous savez ce qui est vraiment arrivé à votre père? Il s'est approché des enfants Doms et il a constaté avec horreur qu'il était comme eux! Sa bulle est apparue!

        _ Assez!

        _ A vous aussi il arrivera la même chose! Car le plus difficile, Igor, ce n'est pas de laisser aller sa haine ou sa violence! C'est justement de les réfréner, au profit de la compréhension, de la nuance, de la complexité, ce qui fait grandir! C'est là le vrai marchepied de la justice!

        _ On les mettra tous au pas... et ce sera enfin le bonheur sur Terre! Quant à vous, vous êtes une petite parvenue sans intérêt!

        _ Igor! intervint Tanaka!"

        Andrea haussa tristement les épaules! Elle savait qu'il était vain d'essayer de raisonner Igor et ceux qui lui ressemblaient! Les amener à lutter contre leur propre domination, c'était détruire leur monde protecteur et malheureusement faux! C'était comme les placer brutalement au sommet d'une montagne, en leur disant: "Respire!" Leur égoïsme confiné ne pouvait pas le supporter! La machine continuerait à être folle! Andrea embrassa furtivement Yumi et s'en alla!

     

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        Le député de gauche Durin était à la tribune de l'Assemblée de RAM! Il disait: "Mesdames, Messieurs, l'heure est grave! La planète brûle, nous le savons!

        _ De Marseille! cria quelqu'un!

        _ Silence, s'il vous plaît! demanda la Présidente de l'Assemblée.

        _ Evidemment, reprit Durin, il y a ici des trublions qui feront tout pour nier la gravité de la situation, car leurs intérêts sont ailleurs! dans le profit notamment! Mais c'est justement à eux et à ceux qu'ils représentent que je m'adresse!

        _ Oh! Eh!

        _ Laissez parler votre collègue! réaffirma la Présidente.

        _ Les scientifiques sont formels! tonna Durin. Le réchauffement climatique est bien plus rapide que prévu et nous pourrions très bientôt subir des problèmes autrement plus graves que la montée de la mer! RAM pourrait manquer d'eau et devenir un désert! Oui, Mesdames et Messieurs, c'est une menace bien réelle! Et que fait le gouvernement pendant ce temps-là? Que fait monsieur Nuit? Mais il donne des blanc-seing à ses amis les riches, les profiteurs, ceux mêmes qui nous ont entraînés dans cette galère, si je puis dire! 

        _ Oh! Eh!

        _ N'en déplaise au parti du député Morny, je ne fais qu'énoncer des faits! Quand, Mesdames et Messieurs, le gouvernement prendra-t-il ses responsabilités? Quand agira-t-il? Va-t-il attendre qu'il y ait la queue, pour avoir de l'eau? Bien entendu, les premiers qui souffriront de la soif, ce seront les petits, les écrasés, ce sera le peuple, Mesdames et Messieurs! Les amis de monsieur Nuit, eux, auront, comme toujours, à leur disposition tout ce qu'il leur faudra! Ils n'en finiront jamais d'épuiser la planète, pour satisfaire leur égoïsme!

        _ Oh! Eh!

        _ Bravo! Bravo!

        _ Le gouvernement, reprit Durin, est un assassin par son inaction!

        _ Oh! Eh!

        _ Bravo! Bravo!"

        Le député Durin passa encore devant les médias, puis il alla se coucher, fier de sa journée! Mais, à minuit, on donna des coups sourds contre sa porte! Furieux et encore à moitié endormi, il alla ouvrir! "Mais qu'est-ce que..? s'écria-t-il, quand il découvrit ses visiteurs!

        _ Coucou! firent ceux-ci. On a entendu votre discours à l'Assemblée et on est venu vous féliciter! Conquis, nous sommes conquis! Nous pouvons entrer?"

        Il y avait là des arbres, des fleurs et des animaux! Durin était tellement stupéfait qu'il ne fit aucun geste, pour empêcher tout ce monde de pénétrer dans son appartement! Bientôt, le salon fut envahi! C'était comme à la campagne! Les arbres encadraient le tout, montant jusqu'au plafond! Leurs feuilles tamisaient les lampes! A leur pied, de la mousse et des fleurs se faisaient belles et allaient et venaient joyeusement des oiseaux, des lapins, des mulots, des abeilles! Descendaient ici et là des araignées, déjà au travail!

        _ Mais... mais vous ne pouvez pas habiter chez moi! cria presque Durin.

        _ C'est si désagréable que ça? minauda une petite fleur.

        _ Nous tenions à vous exprimer notre admiration! fit un saule, qui ressemblait à une vieille sorcière. 

        _ Très bien, mais vous pouviez m'envoyer un message!

        _ Tsss! Tss! On dirait que vous ne nous aimez pas! coupa une musaraigne.

        _ Mais si! Mais si! Je vous adore! répliqua Durin!

        _ Mais non! Mais non! renchérit la musaraigne, qui balançait son museau de gauche à droite.

        _ Bon assez rigolé! s'emporta Durin. Vous m'avez remercié et maintenant dehors!

        _ Il voudrait me jeter à la rue! Moi, la vieille souche!

        _ Il voudrait me voir dans les dents du chat! gémit un moineau.

        _ Il nous voudrait sous du goudron! pleura une fleur.

        _ Sauf, vot' respect, m'sieur Durin..., fit un chêne, mais on a décidé de rester auprès de not' bienfaiteur! pas vrai les gars!

         _ Ouuuuais! Super! Hip! Hourra! répondit en chœur la nature!

        _ Mais ça ne va pas! Vous êtes complètement cinglés! hurla Durin! Je... je ne me sens pas bien... en votre compagnie! J'étouffe, voilà! Vous m'oppressez! Vous me dégoûtez même! Partez, je vous en supplie!"

        Il y eut un silence de mort, puis un rat lâcha un pet! Ce fut la goutte d'eau qui fit déborder le vase et Durin attaqua, mains en avant! Il frappa à droite, à gauche et en sueur, il se rendit compte qu'il se battait contre sa couette! "Ouf! Ce n'était qu'un affreux cauchemar!" se dit-il et il se leva pour boire un verre d''eau... "J'ai pas été bon sur ce coup-là, songea-t-il encore. J'ai pas à m'énerver comme ça! L'efficacité du discours en est diminuée!"

        Il se plaça devant la glace, fit briller une de ses couronnes, leva le bras comme pour calmer les ardeurs... Bon, tout était en place... Il n'avait rien perdu! Il était toujours le même, le tribun exceptionnel, qu'il admirait sans réserves! 

     

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         Bien que ministre, monsieur Nuit continuait à faire prospérer son entreprise et malgré la récente canicule, il projetait de construire une porcherie de 100 000 cochons! Le bâtiment s'étendrait sur la mer et il serait tellement gigantesque qu'on pourrait installer sur son toit des capteurs d'ondes gravitationnelles! Quant aux déchets, la solution était toute trouvée: il suffirait d'ouvrir des trappes et hop! à la flotte!

        Mais même monsieur Nuit devait convaincre  la population! Non qu'elle pût directement s'opposer au projet, car Nuit avait l'accord de ses pairs, mais il était devenu d'usage d'informer, de retenir les objections, de composer, de rassurer! Bref, l'heureux temps des décisions unilatérales n'était plus, remplacé par la volonté du dialogue, signe de progrès, de civilisation! Ou tout du moins il fallait donner l'impression qu'on respectât les autres, c'était le vernis indispensable à la réussite, qui protégeait des contestations forcenées!

        Nuit organisait donc des réunions, en compagnie du duc de l'Emploi, ce qui permettait aux deux hommes de se mettre en valeur, de faire leur "numéro" devant un public! Ils ne perdaient donc rien! Or, comme ils expliquaient combien leur projet, ainsi qu'eux-mêmes, étaient sérieux, surgit une opposition brutale! Des activistes écologistes interrompirent le débat, avec des pancartes, des slogans, qui disaient carrément qu'on ne pouvait plus bétonner! que la coupe était pleine! Pour eux, le monde devait changer absolument, s'il voulait survivre, ce qui impliquait que celui qui existait déjà fût devenu obsolète!   

        Evidemment, Nuit ne l'entendit pas de cette oreille! Comment aurait-il pu le faire? N'était-il pas au contraire à plein régime dans son rêve? Il se plaignit d'abord qu'on attaquât la démocratie! Il était justement là pour débattre et on l'en empêchait! Il se leva et tenta d'intimider les jeunes opposants avec sa carrure, mais ceux-ci demeurèrent fermes! Ils ne se sentaient pas coupables de paraître ainsi que des fanatiques, car ils étaient persuadés de s'adresser à des gens obtus et qui n'avaient aucun sens des réalités!

        C'était deux univers étrangers qui s'affrontaient! L'un désespéré et prêt à tout, l'autre plein de sa suffisance et qui ne se remettait pas en question! On était dans une impasse et ce fut le duc de l'Emploi qui perdit pied le premier! "Vous savez ce que je mets sur la table? cria-t-il debout. 400 emplois!" et il frappa effectivement la table!

        _ A quoi serviront les emplois, quand il n'y aura plus d'eau? lança un des activistes.

        _ Comment? Mais avec quoi tu vas bouffer? Avec quoi tes parents vont te nourrir? Hein?

        _ Justement! Cette question va devenir primordiale, à cause de votre putain d'ambition!

        _ Qu'est-ce que t'a dit morveux? Répète ce que t'as dit!

        _ Vous avez très bien entendu! J'ai parlé de votre putain d'ambition!

        _ Viens avec moi, morveux! Viens, on sa sortir et régler ça dehors!

        _ Vieux schnock! cria une jeune fille!

        _ Loups! Loups! hurla Nuit."

        Brax arriva avec deux ou trois hommes à lui et la bagarre commença! La confusion était totale et on échangeait des gnons dans tous les sens! Le duc de l'Emploi y allait gaillardement, car cela faisait longtemps qu'il se refoulait!

     

                                                                                                    40

     

        De nouveau, Owen Sullivan était en compagnie du Magicien, dans le Métavers! Ils cheminaient tous deux dans un chemin creux et c'était l'une des ces belles journées d'automne, où les feuillages flamboient, où la lumière devient plus douce, comme si elle s'apprêtait à mourir!

        "Si je comprends bien, dit Sullivan, nous détruisons la planète non seulement à cause du CO2 et parce que nous sommes toujours plus nombreux, mais aussi et surtout parce que le réchauffement climatique est en fait le reflet de notre énervement, de notre domination!"

        Le Magicien regarda son élève avec étonnement, car celui-ci avait fait bien du chemin entre-temps! "Plus nous supprimons de la nature ou plus l'exploitons, reprit Sullivan, et plus nous nous enlevons la possibilité de comprendre son message, visible à travers la beauté! Or, c'est un message d'espoir, de confiance! C'est un message de paix que nous détruisons, ce qui conduit à notre fin!"

        Il y eut une averse et ils s'abritèrent sous un arbre... Des gouttes tombaient dans une flaque et faisaient comme des yeux qui clignaient! Puis, le soleil revint et la promenade continua! La nature est neutre, si je puis dire, poursuivit Sullivan. Elle n'obéit pas à nos caprices et au contraire elle nous apprend la patience! Si les villes s'étendent toujours, c'est parce que la domination se nourrit de la domination! Elle ne peut pas s'apaiser! Il lui en faut toujours plus!

        Un oiseau aux couleurs vives passa au-dessus des deux hommes et ils cherchèrent à le reconnaître... Ils étaient toujours surpris par cette vie apparemment si pleine! Plus loin, un merle donnait l'alerte! "En soumettant la nature, en nous efforçant de la faire à notre image, nous nous privons de son message de paix et nous sommes en guerre contre nous-mêmes, inévitablement! continuait quasi rêveusement Sullivan. Car nous avons peur! Nous angoissons, puisque seule la beauté pourrait nous donner confiance, nous rassurer! Or, nous la piétinons, nous l'effaçons!

        Vous savez, Magicien, je crois que nous sommes horriblement pauvres! Nos luttes ne nous donnent aucune grandeur, aucune disponibilité! Nous sommes tout le temps en colère et en réalité, nous n'avons nulle force! Nous serions infiniment pitoyables, si nous n'étions pas perdus! Quand je regarde cette petite fleur blanche, avec ses étamines d'or, je me dis que notre folie est sans limites! Nous sabotons tout ce qui existe et pourtant nous ne sommes pas heureux! La moindre des choses, ce serait de demander s'il y a une solution, mais, au lieu de ça, nous affichons un visage haineux, prêt à mordre et à demander des comptes!   

        Ainsi va le cheval paniqué de la domination! Nous donnons des coups, avant d'en recevoir! Nous avons l'air de boxeurs! Quel est le message de la beauté, qui ne peut se séparer du message de la force, de la puissance, car nous ne pouvons rivaliser avec les éléments? Que nous dit-elle ou que nous chante-t-elle? Que nous murmure-t-elle, si nous savons la regarder? Mais qu'"on" nous aime! que nous ne sommes pas seuls! Ainsi voit l'enfant! Ainsi comprend-il les choses! Ainsi se tranquillise-t-il! Ainsi retrouve-t-il de l'espoir, de la force! Ainsi retourne-t-il vers les hommes, pour leur apporter sa paix! 

        Et nous coupons les arbres! Et nous rasons les talus! Et nous nous disons sérieux et que c'est nécessaire! Et nous supprimons ce qui pourrait nous rendre bienveillants! Et nous avons des visages de crapauds, de hyènes! Et nous nous écrasons les uns les autres! Et nous courons après nos chimères! Et nous méprisons la beauté, à moins qu'elle ne nous serve à épater!"

        Des rayons d'un jaune pâle signalèrent la fin du jour!   

  • Les enfants Doms, T2, (31-35)

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                                         "Mon frère, il est champion du monde!"

                                                                         Le Grand bleu

     

                                      31

     

        L'orgueil dresse sa tête immonde! Elle est crêtée de rouge! Il a les yeux comme deux charbons, sombres, sans âme! C'est un colosse sous le ciel tempétueux! Il se met en marche! Où va-t-il? Il va vers les villes, symboles de sa puissance! Elles chantent son nom, celui de leur bâtisseur! "Investissements! Investissements!" crient-elles et il vient! 

        A chacun de ses pas, l'Orgueil écrase! Il abat des arbres, des talus, éventre des champs! Ses pieds répandent du ciment, du goudron! Après lui, la vie de la nature est impossible! Les animaux sont perdus et deviennent agressifs! Les plantes crèvent! La haine, l'agitation, la tristesse, la folie de l'Orgueil gagnent comme une épidémie! Mais le géant est aveugle: il avance les yeux sur son nombril!

        Des enfants se précipitent pour l'arrêter! Ils portent des pancartes: "Non à la porcherie! Non à la nouvelle route! Non aux énergies fossiles! Pitié pour la nature! La planète brûle!" L'Orgueil les regarde l'air sévère: on le ralentit! Il n'a que mépris pour ces sales gosses! Des rêveurs, irréalistes! L'orgueil, lui, est quelqu'un de sérieux! Il connaît les choses de la vie! Il sait que deux plus deux font quatre! que les enfants ne vivent pas d'amour et d'eau fraîche!

        En quelques gestes méprisants, il balaie toute cette marmaille! Il fait place nette, car on l'attend! Mais les gosses s'accrochent, se pendent à ses jambes, veulent atteindre la tête! Alors l'Orgueil sort des papiers et dit que détruire la Terre, c'est légal! Sur les documents, il y a plein de tampons et de signatures, mais les enfants savent à peine lire! Ils sont tellement malheureux qu'ils n'arrivent pas à se concentrer sur les papiers! 

        Ils ont l'air pitoyables, ou bien se montrent encore plus violents, si bien que l'Orgueil se secoue, les fait tomber et les piétine, en rigolant; son mépris éclatant au grand jour! C'est que derrière l'Orgueil se trouvent des charniers! Sous la terre dénudée et les arbres morts, il y a des cadavres! Ils dorment dans le froid et la boue! Ce sont tous ceux qui ont tendu un miroir à l'Orgueil, pour qu'il se voie tel qu'il est! Ceux-là ont été tués! torturés, avilis, violés, supprimés de toutes les manières!

        L'Orgueil se débarrasse des enfants! Il voit déjà les villes fortes et scintillantes, qui chantent son nom! Ici, ça sent la bouse! Le monde réel est là où il règne! L'Orgueil avance et c'est tout ce qui compte! Il ne supporte pas l'immobilité, le calme, la contemplation! Il ne sait même pas ce que ça veut dire! L'inaction l'effraie! Il ignore les vases grises, qu'un rayon transforme en argent éblouissant! Il hausse les épaules devant la patience de l'aigrette! Il n'admire pas les racines fortes de l'arbre, les houx mouillés qui s'illuminent, la paix de la pluie, la puissance des nuages!

        Tout cela est pour les enfants! L'Orgueil aime les bureaux, les assemblées, la hiérarchie! Il aime qu'on le salue, qu'on le craigne! Ainsi est le sérieux de l'Orgueil, sa gravité, son théâtre, son rêve! L'Orgueil est plein de mots importants et il construit un monde dont il est le chef! Il fustige les enfants! Il s'en gausse! Lui seul compte et ses plans! Il en a toujours! Des projets d'extension en veux-tu en voilà!

        L'Orgueil est la cause des larmes de demain! C'est lui qui pousse les enfants au désespoir et qui les rend agressifs! C'est un mur!

     

                                                                                                                  32

     

        Pendant ce temps-là, le roi Rimar et la reine Sarma remplissent la chronique mondaine! On ne voit qu'eux! Le couple se raconte aux journalistes, il expose sa vie! Rimar et Sarma dans leur nouveau salon! Leur bonheur! Leurs inquiétudes (on tremble pour eux!)! Rimar offre à Sarma un bijou de prix! Sarma achète à Rimar l'autociel de ses rêves! Le couple est comme en vitrine et c'est ce qu'il veut! qu'on parle de lui, toujours et tout le temps! Ainsi s'exerce sa domination, sous des airs anodins, quasi familiaux et donc innocents! Ainsi le couple échappe à l'angoisse de la vie, en s'en constituant le centre!       

        Evidemment, dans ce cas-là, il ne faut pas dételer, car sitôt qu'on n'est plus en haut de l'affiche, on tombe dans le vide! Pas de danger! Sarma était jeune et jolie et une source inépuisable de sujets! Rien que du côté de la mode, elle était éclatante! Elle osait tout et on suivait ses goûts, ses coups de cœur! un vrai messie! Les mâles guignaient un bout de peau! Les femelles jalousaient ses bottes!

        La reine faisait feu de tout bois, c'était la gloire! Elle était fière d'être une Numérique! Il y avait les Numériques et les autres! Ressembler aux héros des jeux vidéos, avoir leur perfection grâce à la chirurgie esthétique, était le must, le fin du fin! A ses réceptions, il n'y avait que des Numériques! C'était la nouvelle noblesse! Le peuple était grossier, en restant naturel, ce qui révélait son manque de moyens! N'avait-on pas déjà parlé des sans-dents, de ces gens incapables de se payer un bridge ou un implant?    

        Mais la reine Sarma avait aussi ses soucis: il ne fallait pas croire qu'elle n'eût pas elle aussi sa part de devoirs, de tourments! Le rôle de reine n'était pas de tout repos! Le roi Rimar devait trouver dans la reine un soutien indéfectible, elle était son équilibre, celle qui le réconfortait! Elle était son confident, sa secrétaire (car il oubliait tout! hi! hi!), mais aussi, bien entendu, son épouse intentionnée! La reine était au désespoir dès qu'elle prenait quelques grammes! Et si Rimar allait la trouver grosse et la délaisser? On comprenait son agitation!

        De son côté, le roi n'était jamais vraiment satisfait! Il bouillait! Commander RAM ne lui suffisait pas! Les problèmes sociaux l'exaspéraient! Il rêvait de grandeur, de renommée, de puissance! Il était trop tôt pour qu'il écrivît ses mémoires et pour qu'on pût le doter en plus d'un talent littéraire, ce qui aurait rajouté à sa carrure politique! Alors, il trouvait tout ce qui venait de Dominator vieux, dépassé! Les appartements de l'ancien maître étaient trop petits et sentaient le moisi! "De l'air! De l'air!" criait Rimar!   

          Il voulait de la lumière, de l'espace, du neuf, de la modernité! Les autociels devaient rutiler, impressionner! la vitesse, l'énergie se voir partout! C'était cela la puissance! la fluidité, le luxe, la propreté! Ainsi on ne sentait pas le temps, ni l'aspérité sociale! Ainsi on pouvait croire à son rêve et nier la complexité des choses, la différence! On était au sommet, seul; on dirigeait comme sur un nuage, entouré de clarté et d'efficacité! Si on n'était pas content, c'était parce qu'on ne le voulait pas! qu'on refusait l'effort!

        Ainsi allait Rimar! Il avait tout, mais ce n'était pas encore assez! Il manquait le rayonnement international, l'entrée dans l'histoire, la réputation du stratège, du politique hors pair, de l'homme de guerre! Rimar caressait donc toujours son projet d'envahir la Kuranie! Il rejoindrait ainsi les grands empereurs; son nom resplendirait au firmament! Il avait fait miroiter son idéal aux yeux de quelques officiers, eux-mêmes las de l'inaction, de la sagesse! On préparait un nouvel armement, des fusées aussi agressives que les courbes de la reine Sarma! une mort épurée! bien de son temps! numérique!

     

                                                                                                                 33 

     

        Pendant ce temps-là encore, vivait Garcia, estampillé schizophrène par RAM! Il est vrai que son quotidien n'était pas rose! Garcia était toujours la proie d'une terreur insondable! Il avait des crises! Il ne savait pas "naviguer" par temps calme, il fallait qu'il y eût la tempête! Une angoisse terrible était à ses trousses, le suivait partout, le menaçait et finalement s'abattait sur lui!  

        Pourtant, Garcia luttait de toutes ses forces contre elle! Il disposait bien entendu de médicaments, qui le transformaient en zombie, en un être insensible (la science ne fait pas de miracles!), ce qui ne l'arrangeait pas au fond, car Garcia était quelqu'un de cultivé: il aimait notamment l'histoire et la musique classique! C'était ses programmes radios et il aurait pu en faire ses délices, paraître de compagnie choisie et agréable, n'était son mal sournois, implacable!

        En effet, si Garcia écoutait une symphonie, c'était à tue-tête, fenêtres ouvertes, de sorte que les voisins en venaient à haïr la musique classique: un comble! Mais le silence, la mesure, la paix étaient interdits à Garcia! Son angoisse tapait dans les vannes! Elle affleurait au sommet de la digue... Elle clapotait là, prête déjà à déborder! "Non! Non!" suppliait Garcia, qui se raccrochait à sa musique comme à une bouée!

        Il soufflait, comme pour chasser sa peur! Il allait aux toilettes, qu'il bouchait tellement il était tendu, nerveux! Impossible de les nettoyer, de s'y consacrer! La menace d'une crise ne quittait pas Garcia! Il ne pouvait pas faire son ménage, car il lui était impossible de se concentrer, de se détendre! A peine se nourrissait-il! Il expédiait son repas surgelé, qu'il avait eu d'ailleurs bien du mal à acheter! Mais nulle préparation, amoureusement concoctée! Nul plaisir à attendre!

        Gracia fuyait toujours et c'était inutile! Son angoisse soudain éclatait, l'envahissait, l'emportait! C'était la crise! des cris à fendre l'âme! des plaintes, des gémissements! avec cette sensation que le cerveau s'ouvre en deux! Encore une fois Garcia était vaincu! Il n'était plus qu'un jouet dans les bras de sa peur! Il devenait comme fou! Où était-il? Comment on est en pleine tempête? Il hurlait, mais contre qui, contre quoi? Il se battait contre lui-même, il ne pouvait gagner!

        La crise transformait Garcia en un robot, lui faisait jouer des scènes, dont tout le monde pouvait être témoin! Car Garcia sortait dans la rue et là, il remettait un être imaginaire à sa place! Il lui criait: "T'as compris? T'as saisi?" L'"autre" devait montrer que maintenant il avait reçu le message, mais ce n'était pas suffisant! Garcia l'injuriait, lui passait un des ces savons! Et tout était mis sur la table! toute l'époque était vouée aux gémonies! Les politiciens étaient véreux! les femmes des s...! etc., etc.! C'était qu'on lui avait fait mal à Garcia et à chaque coup qu'il assénait, il demandait à l'"autre": "D'accord? T'es d'accord? T'as pigé? " Et la voix tonnait, de sorte que l'"autre" avait tout intérêt à faire oui de la tête!

        Evidemment, Garcia effrayait! On demanda bientôt son départ... et on l'obtint, car le propriétaire qui louait à Garcia était quelqu'un de puissant... et les gens de pouvoir se reconnaissent, s'entendent comme larrons en foire! Ils sont juste plus polis, avec des manières! Gracia dut partir, retrouver une institution, où il ne serait plus libre, où du personnel, lui-même maltraité, lui ferait subir mille avanies! Et on vit Garcia revenir tout de même une fois, pour revoir son ancien logement!

        Il l'aimait bien, même s'il n'y avait pas été protégé des crises, même s'il y avait souffert comme un damné! Car Garcia y avait évolué, y avait gagné un "peu dans le vent", réussissant à mieux contrôler son mal! En effet, Garcia est plein de bonne volonté! Si on arrive à lui parler, sans lui faire peur, calmement, avec raison, Garcia essaie d'être meilleur, ce qui est héroïque, car il a été écrasé il y a bien longtemps! On l'a pulvérisé, de sorte qu'il n'est plus que cendres, qu'il n'a plus aucune conscience de sa valeur, d'où sa crainte de s'échapper à lui-même! d'où son épouvante!

        Mais pourquoi raconter tout ça, alors que c'est le couple Rimar et Sarma qui nous captive! Qu'il soit heureux et occupe toute la place, n'est-ce pas là l'important?

     

                                                                                                                34

     

        Monsieur Nuit perd les pédales! Il est ministre de Rimar, mais ce qu'il voulait, c'était la place de celui-ci, la première! C'était commander, régner sur RAM! C'était d'être le numéro un, le phare! Et le voilà avec un poste de sous-fifre, aux ordres d'un tel, d'un gamin en plus! Il y a quelque chose qui ne va pas! Et Nuit enrage, trépigne, invective, tape dans sa cage! Il perd tout contrôle! D'où cela vient-il?

        Il faut rembobiner l'histoire de Nuit pour comprendre sa colère! Au fond, Nuit n'a jamais travaillé! Il a bénéficié de l'héritage de son père, qui avait fait fortune! Nuit est né avec une cuillère d'argent dans la bouche, mais il s'est créé un tout autre personnage: celui qui est arrivé par ses efforts et son talent, un vrai self-made man! au nez creux pour les affaires! Ainsi, Nuit peut crier à qui veut l'entendre qu'on réussit, à condition de le vouloir! que rien n'est impossible! que le monde appartient au plus fort!  

        Mais, en réalité, Nuit s'est contenté de faire fructifier son pactole, sous les conseil avisés de son milieu! Le dehors, Nuit ne connaît pas! Il est dans sa bulle! C'est un enfant Dom, mais de l'ancienne génération, celle qui ne connaissait ni la mondialisation, ni le Net! celle qui sortait à peine de la domination physique, ce qui donne à Nuit l'apparence qu'il est plus sociable que Rimar! Mais c'est un dominant, qui ne connaît que ce rôle et qui voit les dominés comme des faibles!

        Or, le voilà dans une situation d'échec! Il n'est plus le maître, à cause de son ambition, car c'est en voulant plus que Nuit s'est exposé et qu'il n'a pas réussi! Mais c'est insupportable pour Nuit! C'était comme si on crevait sa bulle! Il rugit, il a peur! La différence existe! L'inconnu frappe à sa porte! Il n'y a pas que Nuit, il y a d'autres personnes! Le sol se dérobe sous lui, comme si la mort était bien réelle! La mort, cette différence suprême, qui est toujours victorieuse! Comment l'accepter si on ne sait pas perdre?

        Nuit frappe du poing, fait sursauter Brax, le chef de sa sécurité et des Loups! Il effare aussi Morny, le député de droite, présent également dans le bureau! Par contre, il laisse rêveur le docteur Web, qui, comme d'habitude, du canapé admire ses chaussures bien cirées! "Ils sont partout! s'écrie Nuit!

        _ Mais de qui parlez-vous? interroge Morny. 

        _ Mais de nos adversaires! Je vous dis qu'ils sont partout! Ils grouillent, ils complotent! Ils nous "baisent", vous entendez Morny!

        _ Je vous entends Nuit, mais j'avoue que je ne vous comprends pas très bien...

        _ Mais ils sont tous de mèche! Ils mentent, Morny! Ils mentent comme des arracheurs de dents!

        _ Certes, la gauche n'est pas exempte de défauts...

        _ Mais où est-ce que vous êtes, Morny? C'est tout le monde qui ment, à commencer par les médias! Ils nous disent comment penser, Morny! Ils avancent! Ils nous bouffent la cervelle! Il faut se battre, sinon ils vont nous avaler! Ils sont là dehors! C'est la bien-pensance, Morny! Elle est en train de nous émasculer! Voilà ce qu'elle fait! Les homos, les trans, ils veulent not' peau! On est la chiffe de demain!

        _ Vous êtes surmené, intervint Web! Vous ne croyez pas que chacun essaie d'avoir une vie, de se construire! Chacun a ses problèmes, vous savez! Il n'y a pas de vaste plan!

        _ Vous n'êtes pas fiable, Web! Vous êtes au plus offrant! Je sais ce que je dis! RAM est envahie par la racaille! On est déjà de la prochaine charrette! C'est prévu! Ils ne perdent pas une seconde! Il faut se défendre, se barricader! RAM est à nous et ils ne l'auront pas!"

        Un silence plana sur la pièce... La peur fut sentie comme un courant d'air! Et si Nuit avait raison? "Vous voyez le feu en bas? reprit Nuit. Il est rouge!

        _ Non, il est vert! rectifia ingénument Brax.   

        _ Non, il est rouge! fit Nuit. Si vous le voyez vert, c'est parce qu'ils veulent que vous le voyez comme ça! "

        De nouveau le silence plana dans la pièce...

     

                                                                                                              35

         

        Depuis quand RAM a perdu son respect pour la beauté de la nature? Pourquoi la ville ne la comprend-elle plus? Il existe pourtant un temps où les hommes divinisaient les éléments, ne serait-ce que parce qu'ils en avaient peur et qu'ils ne les maîtrisaient pas! Chaque tribu avait son chaman, son sorcier, son druide qui percevaient les choses de l'esprit, qui donnait un sens spirituel à la "création"!

        Bien entendu, la domination animale, qui est en nous et qui est devenue psychique, nous pousse à nous développer inexorablement, à nous libérer de toutes les entraves et nous nous sommes rendus maîtres de notre environnement, au point de le mettre en danger! Il est possible alors que le message de la beauté n'ait jamais vraiment été compris, sauf par quelques uns et qu'il n'appartient pas au passé, mais à l'avenir! Il est à découvrir!

        Cependant, la situation étant de plus en plus tendue pour RAM, la ville obéissait à son réflexe! Elle renforçait son égoïsme ou sa domination, d'où les courants populistes qui y faisaient florès! C'était déjà ce réflexe qui l'avait conduit au bord du précipice, mais, loin d'en prendre conscience, elle appuyait sur l'accélérateur, pour une chute encore plus radicale! Moins les homme se montraient solidaires et plus ils perdaient pied! Le bébéisme montait comme l'eau qui bout!

        La haine et le mépris s'étalaient sans vergogne! Le culte de soi, notamment dans les médias, était à son paroxysme! On y voyait des gens habillés comme des cosmonautes ou à demi-nus, dans des décors luxueux, comme si la nature n'existait pas! Jamais on n'avait été aussi loin de la réalité! On voulait être une idole, bien que ce fût justement ce chemin qui nous détruisait! On continuait comme avant! On bétonnait en parlant de modernité, d'emplois, comme si la canicule n'avait pas gagné les premiers rounds!

        Mais comment arrêter des gens que le moindre vide, dans leurs agendas, effrayait? qui fuyaient à toutes jambes, dès qu'ils sentaient le silence, la majesté de la nature? qui se saoulaient incessamment d'eux-mêmes? qui angoissaient, s'ils n'utilisaient pas dans la journée leur autociel? Comment les apaiser? leur ouvrir les yeux? N'étaient-ils pas au contraire certains d'être les seuls à être lucides? RAM ressemblait à un train fou, avec des voyageurs perdus!

        "Je vous ai fait venir, Cariou, dit Nuit, pour que vous alliez parler aux... enfants Doms, comme vous les avez appelés, et notamment à Rimar! Il faut que ces gamins comprennent que le pouvoir n'est pas pour eux, mais qu'il incombe à des hommes mûrs! Dominator vous faisait confiance et je suis son exemple!"

        Cariou eut un léger sourire, puis il répondit: "Ce que vous voulez Nuit, c'est que je dégage les enfants Doms, pour que vous deveniez président!

        _ Mais oui, comment des enfants pourraient-ils nous gouverner, faire notre bien?

        _ Parce que vous, vous le pouvez?

        _ Mais certainement! Je m'en crois capable!

        _ Vous savez, Nuit, c'est plutôt vous qui êtes à plaindre... Vous ne connaissez pas la paix! Vous êtes plein de colère et de haine! Autrement dit, vous n'êtes pas heureux!

        _ Mais la vie n'est pas une partie de rigolade!

        _ Ah bon? Je pensais que vous vouliez faire le bien? Mais j'irai voir Rimar, c'est entendu! Il doit me rester quelques verroteries!"

  • Les enfants Doms, T2, (26-30)

    Dom31

     

     

     

                                         "C'est quoi vot' genre?

                                           _ Un type comme vous!

                                           _ Eh ben alors?"

                                                                       Le Magnifique

     

                                  26

     

        Aracnus mangeait dans son donjon, son fidèle serviteur à ses côtés... "Pouah! Ce monde est affreux! s'écria Aracnus, qui lisait aussi le journal. Viols, crimes, violences! Tout part à vau-l'eau! A cause des technocrates, des intellos du pouvoir! La mondialisation, la mondialisation! Ils n'ont que ce mot à la bouche! Et nous? Et le pays? Ils le trahissent! Ils galvaudent l'héritage de nos pères! Snif!"

        Le vieil Aracnus se moucha, avec un carré de toile sale, puis il reprit: "On permet tout! On accueille les étrangers! On perd notre identité! Ah! Je me rappelle les ancêtres et la fleur de lys! Tous blancs qu'on était! On avait les manières! On était poli, attentif, serein! On protégeait le faible! Le pauvre trouvait toujours à manger! On remplissait nos devoirs! Tandis que maintenant... Evidemment, toi, tu dis rien, Sanar! Toi, ton problème, c'est la justice sociale!  

        _ C'est moi le serviteur!

        _ Eh, eh, oui! Il faut bien que quelqu'un le soit! Cependant, ne me dis pas que je traite mal! Tes gages sont assez conséquents!

        _ C'est que vous avez du mal avec les sous!

        _ Peuh! T'es jamais content de toute façon! Pour toi, le fléau, c'est le patronat! Tous des profiteurs, pas vrai?

        _ Et pour vous, le mal, c'est les étrangers!

        _ Et raisonneur avec ça! Me voilà bien servi! Mais dis-moi, combien il fait dehors?

        _ Toujours pareil! 50°!

        _ Hein? Hum! On me fera pas croire que c'est la faute de l'homme! Encore une de leurs niaiseries!

        _ A la ferme, ils racontent que c'est le feu de la Terre qui remonte!

        _ Les imbéc...! Hum, ouais, et comment ça va là-bas?

        _ Ils ont faim! Tout le bétail est mort, à cause de la sécheresse!

        _ Hein? Hum! faudra quand même qu'il paye le fermage... Enfin, on verra! C'est vrai que par cette chaleur... Tout ça ne serait pas arrivé, si on avait conservé la fleur de lys! Notre pays avait jadis un beau rayonnement, mais on s'est vendu au plus offrant!

        _ Vous parlez d'un temps où j'étais un esclave...

        _ Tu as entendu?

        _ On eût dit un craquement...

        _ Et pas qu'un p'tit! Va voir, s'il te plaît!"

        Sanar monta l'escalier, car le bruit venait du haut, puis il revint: "Une partie de la toiture s'est écroulée! dit-il.

        _ Mon Dieu, ce n'est pas possible! Je n'ai pas l'argent pour réparer! Et où trouver un artisan, par cette chaleur?

        _ C'est le lierre qui a fait tomber le toit! Depuis le temps que je vous dis qu'il nous ronge!

        _ Ah! Je t'en prie! Ne m'apprends pas à gérer mon château! Le toit serait encore en place, s'il n'y avait pas toute cette boue, ce monde en déliquescence! La faute en incombe aux politicards!

        _ Non, au patronat!"

     

                                                                                                         27

     

        "Comment va le système? demande Edouard de La Remontrance...

        _ Il ronronne!

        _ Bien! Bien!"

        La Remontrance est le directeur du journal le plus important de RAM! C'est un homme grave, plein de componction et de charité et chaque matin, il prend place à son bureau, pour discuter du journal, avec son plus proche collaborateur... Celui-ci s'écrie: "Il faut quand même que nous parlions des enfants Doms! Leurs exactions sont nombreuses!

        _ Doucement! Doucement! Combien de fois ne vous ai-je pas dit qu'il faut positiver! Le lecteur doit se trouver beau dans le journal! Voilà pourquoi nous avons le plus gros tirage! Avec nous, le monde est plein de bonnes initiatives et le lecteur est bon!

        _ Mais... mais le mal existe!

        _ Certes, mais il n'est pas dans le lecteur! Le mal relève de la loi, car certains d'entre nous, malheureusement, ont péché et satisfont coûte que coûte leurs appétits! Mais le mal est une affaire de la justice et aussi... de la morale, d'où mes éditoriaux!

        _ Evidemment, il faut que je vous laisse maintenant... Mais, dans votre édito, dénoncez un tant soit peu le comportement des enfants Doms! Ils traînent les gens dans la boue!

        _ Disons que je rappellerai les grands principes et chacun verra où est son devoir!" 

        Laissé seul, La Remontrance contempla RAM par la fenêtre: on voyait à perte de vue des gratte-ciel grisâtres, jusqu'à la mer qui scintillait là-bas et qui était pourtant empoisonnée! Evidemment, se disait La Remontrance, la ville avait bien changé depuis son enfance, elle n'avait pas cessé de s'étendre, mais c'était surtout le pays qui avait été bouleversé! Il y avait eu la montée des eaux et la désertification! La Remontrance se rappelait la campagne, avec ses villages rassemblés autour de l'église! Tout était à sa place à cette époque!

        Le dimanche, à la sortie de la messe, on allait acheter des pâtisseries! On se saluait et la vie était sûre! Le souffle de la mondialisation n'était pas encore passé par là, avec son mélange des cultures, sa complexité économique! Bien sûr, le bourg avait ses ivrognes, ses brebis galeuses, mais on ne se tirait pas dessus dans la rue! Ce n'était pas seulement le réchauffement climatique qui avait emporté tout ça, mais les vannes qui protégeaient de l'étranger, de l'extérieur, avaient comme cédé brutalement et totalement! Une sorte de frénésie, liée à un danger indéfinissable, n'avait plus quitté les esprits! Il avait fallu dire adieu à la paix des places ornées de géraniums!

        La Remontrance se rapprocha de son bureau, où le journal du jour était grand-ouvert... Il le feuilleta... Après l'international, le sujet bien entendu était RAM et ici une association fêtait ses dix ans! Là, un départ en retraite et là-bas, une mesure pour mieux prendre en compte les déchets! Nous étions pleins de bonne volonté et c'était ce que voulait La Remontrance! Mais le mal ne demandait qu'à surgir et il fallait prévenir, éclairer, redonner du sens! Le directeur du journal s'attela à son éditorial, destiné comme il se devait à la une!

        "La situation internationale est tendue, commença La Remontrance, des ménages souffrent à cause de l'inflation! Peut-on s'en sortir par le simple égoïsme? L'histoire montre que non... Euh... Plus que jamais nous devons faire preuve de solidarité! (Oui, ça, c'est bien!) Le partage doit être une valeur commune! N'oublions pas que le voisin a peut-être besoin de nous! Euh... Il y a des priorités, des enjeux et... ils sont graves! Euh... Il ne faut pas le faire le mal, mais rester vigilants! C'est notre cœur qui est conduit à répondre!"

             Peu à peu, dans la pièce qui s'assombrissait, le bureau ressemblait de plus en plus à un autel!

     

                                                                                                     28

     

        RAM n'en finissait pas de se déchirer! C'était comme si la prise du pouvoir, par les enfants Doms, avait libéré toutes les haines nourries à l'égard des adultes et de leur hypocrisie! Notamment, des activistes écologistes faisaient scandale! Ils jetaient de la soupe sur des œuvres d'art ou bien ils n'hésitaient pas mener une lutte violente contre des projets industriels ou d'urbanisation!

        C'est qu'entre-temps la situation s'était dégradée! Les coups de boutoir de la canicule conduisaient à un autre scénario: en plus de la montée de la mer, la ville pouvait subir des sécheresses sans précédent et à force elle manquerait d'eau! un comble pour cette métropole maritime, qui aimait plus que tout la fraîcheur! Il était même possible de voir l'océan se retirer, avec une pollution et des algues vertes devenant des digues non voulues et s'asséchant de plus en plus! Le cauchemar d'une ville assoiffée, à la merci du désert, prenait forme!   

        Cependant, que les activistes écologistes fussent des enfants Doms, cela était évident! Ils méprisaient totalement les adultes et n'avaient aucune confiance en eux! La brutalité, la radicalité de leurs actions révélaient qu'ils étaient dans leur monde et que celui-ci devait s'imposer! Il n'y avait pas de médiation, mais un affrontement direct; les activistes se jugeant les seuls responsables! Autrement dit, ils avaient le droit et même le devoir de prendre les choses en main, de diriger, d'apparaître comme les dominants ou les maîtres!

        Leur haine était pourtant moins nocive que celle des autres enfants Doms, car elle s'était mise au service d'une cause plus large, plus essentielle que leur ego! Ils trouvaient la force de tenir tête aux adultes, dans la certitude qu'ils agissaient pour le bien de tous, au regard du péril qui menaçait la planète! Ils étaient révoltés par l'égoïsme et l'inertie des adultes, au point d'avoir l'impression d'être devant un mur, qu'ils devaient mettre à bas! Car, il faut le rappeler, c'était bien aussi l'aveuglement, la surdité et la dureté des adultes qui avaient créé les enfants Doms!  

        D'un autre côté, ces actions "idéalistes" faisaient rire Rimar et sa cour! Le roi ne les empêchait pas, car tout ce qui pouvait miner les adultes était bon selon lui, mais il voyait là des enfantillages, des naïvetés! Rimar était un véritable trou noir! Seul lui comptait! Il était la fin du monde! Tout devait lui être assujetti! Son besoin de plaisirs était infini! Son monde clos était une sorte de mort, un vide sidéral! Il est vrai que l'égoïsme est inépuisable, car rien ne peut vraiment le satisfaire, l'apaiser! Qu'est-ce qu'il faut à l'homme, pour qu'il s'étourdisse, ne voie pas le temps et la misère de sa condition?     

        Chez les adultes, bien entendu, on réagissait, on s'offusquait, on parlait de terrorisme écologique! A droite surtout, on était fébrile, car l'ordre était menacé! Mais la gauche, qui depuis longtemps avait ses aises, n'aimait pas du tout non plus se voir contrariée! N'était-ce pas elle qui avait le monopole de la contestation et ne lui coupait-on pas l'herbe sous le pied? Même si la pollution venait plutôt des profiteurs et des riches, la gauche trouvait aussi son compte dans de grandes constructions, qui faisaient l'orgueil de RAM!  

        Au fond, les adultes ne comprenaient pas du tout les enfants Doms! Ils croyaient et ils avaient toujours cru qu'eux-mêmes étaient raisonnables, que leur hypocrisie, ma foi, s'avérait nécessaire et que leurs ambitions jouaient sur la société, comme le vent dans les voiles! C'était se tromper sur le cours de l'histoire, car jusque-là notre "folie" avait été masquée par une folie encore plus grande, celle des guerres! Maintenant, les enfants Doms, la crise économique et la dégradation rapide des conditions climatiques plaçaient les adultes devant leurs contradictions, leur impuissance et leurs réponses étaient plus ou moins bonnes!    

        Notamment, un grand nombre avait recours à la solution la plus facile! au repli sur soi! au souverainisme ou au populisme! On criait: "Y en a marre", comme s'il existait une autre solution efficace et évidente! Le bateau coulait, mais on voulait tout de suite rentrer à terre, en montrant son exaspération! La belle affaire! C'était du bébéisme! Mais allez raisonner des égoïstes peureux!

        On avait là des comportements qui dépassaient en grotesque ceux des enfants Doms! Mais les adultes ajoutaient leur sclérose dans leurs attitudes! Ils n'avaient plus la fraîcheur des enfants Doms! Leurs réactions étaient bien plus laides, venimeuses et leur violence, bien plus redoutable, ne demandait qu'à se libérer! Dame, le pouvoir et le profit trouvaient des obstacles! L'orgueil s'impatientait, enrageait, grinçait telles les vieilles girouettes!     

                                        

                                                                                                     29

     

        L'enfant faisait de nouveau face à l'adulte et il était en pleine tempête! L'adulte était hors de ses gongs! On eût dit le Cap Horn! La fureur de l'adulte bouillonnait, éclatait telles les déferlantes démesurées et elle donnait des coups de boutoir dans le cerveau de l'enfant, ainsi que la vague cogne le rocher, avec des bruits de canon!

        L'enfant soutenait le choc! Il restait debout, du moins en avait-il l'impression! Mais il existe un stade, où l'esprit comme la chair, ne réagissent plus! A force de souffrir, ils deviennent insensibles! Mais cela ne veut pas dire que les coups ne portent plus! Ils laissent encore leur marque et produiront leurs effets bien plus tard! Seulement, il existe une veille, une sorte de résistance passive, qui atténue l'agression, la neutralise, comme si l'individu n'était plus là! Même les bourreaux ont des problèmes!

        Mais qu'est-ce qui peut faire perdre tout contrôle à l'adulte? Qu'est-ce qui peut le rendre aussi destructeur, aussi cruel envers un enfant? Ici, l'enfant aurait-il commis un crime? A-t-il volé? Non, c'est bien pis! L'enfant résiste à la domination de l'adulte! Il a osé discuter de son pouvoir! Il remet en question la justesse de son autorité! ce qui rend fou l'adulte! Comment? Cette chair que j'ai enfantée se retourne contre moi, me critique, me juge! Quel scandale! Quelle énormité! Ce n'est pas possible! C'est un cauchemar!

        C'est que l'adulte en question ne vit que pour son orgueil! C'est celui-ci, qui n'est qu'un autre nom pour la domination, c'est celui-ci qui garantit l'équilibre de l'adulte, qui le protège du monde extérieur! L'orgueil est un dieu d'airain! C'est une statue qui toise les autres! Or, son rejeton, le fruit de ses entrailles, agit comme une puce, qui démange, comme un cancer, qui inquiète et qui ronge! comme une fissure, qui lézarde la surface lisse du bronze!

        L'orgueil ouvre des yeux épouvantés! Le serpent entoure sa jambe et c'est lui qui a créé cette horreur! Le mal est dans la maison même! L'adulte en est fou! Son orgueil lui fait perdre toute mesure! Que dit-il à l'enfant? Qu'assène-t-il à l'âme fragile et délicate? Comment tord-il la jeune pousse? Il dit à l'enfant qu'il est menteur, sournois, paresseux, manipulateur! bref, qu'il est une abomination! Et l'enfant encaisse, comme le rocher résiste à la vague, sous des bruits de canon! 

          L'orgueil est ivre, sa fureur est extrême et l'enfant est au garde-à-vous! Mais ce n'est pas vrai... A l'intérieur, il n'est plus qu'une épave! Le navire a cédé depuis longtemps! L'enfant regarde dans l'écume le désastre de sa destruction! Il contemple ses morceaux danser dans le ressac! sans gémir! L'océan continue de frapper sous un ciel vide, tout au plus d'une faible lueur jaune! Il n'y a pas d'aurores par ici! ni de joie, ni d'espoir, ni de matins triomphants! ni de sourires, ni de rêves! Tout cela est oublié! L'adulte continue de marteler, il semble qu'il ne puisse jamais s'arrêter! Qu'entend l'enfant dans le vent? qu'il est méchant, sournois, manipulateur, vicieux? Peu importe! L'enfant n'est plus ici, ni ailleurs!

        Il devra plus tard se reconstruire! refaire une belle coque, s'il veut de nouveau voir ses voiles se gonfler et sentir le vent de l'espoir! Mais toujours il doutera, se soupçonnera d'être mauvais! La base restera fragile! Mais, au fait, qu'est-ce qui a fait l'enfant si persistant? Qui lui a donné ses yeux, pour qu'il révulse autant l'adulte? Qu'est-ce qui habite ainsi l'enfant? Que voit-il? Pourquoi trouve-t-il l'orgueil ou la domination si haïssables? Comment peut-il avoir la dureté du diamant?

        L'enfant sera souvent triste... Il aura de l'amertume et rêvera de vengeance, de justice... Mais il pourra aussi connaître la paix, pas l'orgueil!

     

                                                                                                 30

     

        L'orgueil est un roi qui le nie! C'est une crapule sous les airs du mendiant, sous la grimace du dévot! C'est un singe plein de componction! C'est le pouvoir qui circule dans son sang! C'est le contrôle, la domination son métier! Nul n'échappe à l'orgueil! Il trône d'autant mieux qu'il se ment, qui dit qu'il est pauvre, qu'il ne veut que le bien de tous, qu'il en appelle à la responsabilité!  

        L'orgueil est implacable! C'est une machine, qui casse les autres comme des pierres! C'est un sournois! Sa main s'étend partout, dans l'ombre! Elle n'aime pas le soleil et elle brise les os en secret! L'orgueil frappe dans le dos et jette le couteau immédiatement! Il n'a rien fait, mais il jouit de son crime! L'orgueil est tranquille, il respecte les lois! la morale! Mais quelqu'un gémit à côté! quelqu'un se vide de son sang!

        L'orgueil est sourd et même innocent! C'est l'intégrité même! Un modèle de vertu! Ainsi, l'orgueil peut reprendre, sermonner, châtier! L'orgueil est lâche! Il n'aime pas l'affrontement! Quand il est acculé, il envoie ses durs, ses assassins! La révolte est matée! La terreur fonctionne! L'orgueil respire, les pieds dans le sang! La mort lui redonne de l'espoir! L'orgueil s'absout, se pardonne, se choie, s'adore! Il est sans tache, toujours immaculé, toujours irréprochable, c'est un exemple!

        L'orgueil contrôle! Il danse sous sa grimace! Il contemple le pays dont il est le maître! Il parle aux âmes qu'il commande! Il en attend de la servilité, des révérences, des baisers sur les doigts! L'orgueil bénit! Il se croit l'arc-en-ciel de la région! Il se nourrit de sa puissance, comme un cochon! L'hommage a pour lui la douceur du miel! Mais l'orgueil est un cadavre vivant! Quand personne ne le regarde, c'est une araignée monstrueuse! 

        Il existe un pays de la lumière, où vont les flûtes et les rires! Il existe un pays où vont les chants et l'innocence, où le bonheur rayonne! Il est un pays doux, où les nuages sourient aux passants! où les fleurs sont des copines! où les herbes ondulent sous le refrain du vent! Il est un pays où tout scintille, où tout est trésor! C'est un pays pour l'enfant qui chante et qui danse! C'est le pays de l'enchantement! Là, l'enfant est pur, car sans soucis, sans haine! Tout y est merveille!

        L'enfant parle aux oiseaux et il est l'enfant du ciel bleu! L'enfant est beau, nullement triste! La pierre du chemin est son amie! L'escargot brille et le papillon l'ignore ou lui ouvre ses ailes! C'est le pays doux de l'enfant! Ecoute le murmure de l'eau! Il rit, n'est-ce pas? Sens le bois, comme il sent fort, comme il est dur, n'est-ce pas? Respire cette fleur et son parfum magique! Comme ça embaume! L'enfant est ici chez lui, sous les doigts de la lumière! La perle d'eau est le bijou de l'enfant! La feuille rouge son cœur! La terre son sommeil!   

        Qu'a-t-il à faire de l'orgueil? Celui-ci habite un château lointain, sous le ciel noir et l'orage! Les sorcières y sont pleines de fiel! Des instruments de torture se trouvent au sous-sol! Les geôles résonnent de cris, les murs ont des traces de sang! Tout y est confusion, désordre, terreurs! C'est le château noir, triste, avec des serviteurs maussades et vils! Où est la rose emperlée, fraîche? L'orgueil est un désert, une machine de guerre!

        L'enfant chante dans le soleil et sous la pluie! Il est chez lui dans l'Univers!  

        L'orgueil gémit, pleure sur lui-même! Il ne sait pas quel est son malheur! Il souffre! Il n'a qu'à donner! qu'à dire qu'il ne comprend pas, qu'il veut être comme l'enfant! Rien de plus facile! Suffit d'aimer, d'être simple et même idiot! Comment? Il faudrait que je perde le pouvoir?  que je connaisse moi aussi la peur et le froid? que je ne sois pas dans une totale sécurité? Comment? Je ne serais pas l'idole? Je connaîtrais moi aussi l'anonymat?

        Eh! mais je ne suis pas demeuré, moi! dit l'orgueil! Je suis important! Les dents de l'orgueil réapparaissent! Des dents d'acier! Le piranha est de retour, dans une eau surchauffée! C'est un bouillon de sang qui se prépare! Car l'orgueil est fou, malade! C'est une vieille qui sanglote sur son tas d'or!  

  • Les enfants Doms, T2, (21-25)

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                               "Je voudrais te donner plus, Billy!"

                                                           Midnight Express

     

                                    21

     

        L'enfant était triste... Il regardait la pluie tomber et tout était gris, noir, sale, comme le monde! A table, l'enfant mangeait en compagnie de ses parents, mais il avait l'impression  d'être avec les spectres de l'égoïsme et du mensonge! Bien sûr, la discussion était animée, la vie apparemment battait son plein et on parlait de batailles, de personnages, de victoires, mais ce n'était pas le pays de l'enfant, il en était étranger et il voyait cela comme un théâtre! Lui, l'enfant, habitait le désert de la tristesse et son cœur était mort depuis longtemps!    

        L'enfant était seul! Combien d'injustices, de larmes? C'était cela le pays de l'enfant! Tenez, voici mon cœur! Et ils le piétinèrent avec une sorte de rage! L'enfant regardait son cœur meurtri, sanglant, souillé, en ne pleurant pas! Même cela il l'avait appris! ne pas pleurer! garder ses larmes! Il était devenu dur, comme de la pierre! On ne pouvait plus l'atteindre! Il était mort! Quand cela? Il ne se rappelait plus! Mais on pouvait jouer avec son cœur, qu'est-ce que ça pouvait faire? Où était l'enfant? Dans le royaume de la tristesse!

        Qui es-tu l'enfant? Rien! Ou peut-être une plaie! Comment t'appelles-tu? Excusez-moi, mais mon nom me fait mal aux lèvres! Tu as bien des amis? Oui, les filles sont comme des soleils! Mais il y a la nuit! Il y a l'abîme! Il est partout, même dans les soleils! Il est sans fin! L'amertume est mon lot! Mon désespoir est tellement grand que je ne peux pas en parler! Il y a un mot qui me fait rire! C'est le mot justice! Hi! Hi! C'est un joli mot, pas très éloigné du mot vérité d'ailleurs! La justice! Il y a des adultes qui parlent de justice sociale! Il y a donc des bourreaux qui réclament la justice! Quelle farce!  

        L'enfant ne voulait qu'aimer... Il était fait pour cela et ils l'ont brisé! Ils lui ont dit qu'il était coupable, mauvais, menteur! Il s'est vu comme une charogne puante! L'innocence est un oiseau que l'enfant regarde s'envoler! L'enfant est un esclave! Chaque jour, il marche au fouet, pour pousser la charrue! la charrue de l'existence! Mais les maîtres de l'enfant sont des fourbes! En secret, ils se réjouissent, ils ont du plaisir, du contentement! Chut! Il ne faut pas le dire! Sinon..., c'est double peine! C'est la tempête! Il faut obéir, celer sa bouche, son âme! ne plus espérer! mourir! tuer en soi toute révolte! Il faut survivre! La rage dehors est infinie! Elle flaire! Elle cherche la faille, le signe de vie, la querelle! Le silence, le mur, la tranquillité, l'orage s'éloigne, le contrôle est passé!

        L'enfant ne rêve plus! Il est mort depuis longtemps! Il est plus vieux que les adultes! Ce sont eux les enfants! Il y en a qui s'amusent, qui sont pleins de rires et de fêtes! Tant mieux! Mais ce n'est pas le pays de l'enfant! Lui doit se surveiller, être prêt pour la catastrophe! Il doit rester vigilant! Le mal est partout! Il peut survenir à tout instant! Ceux qui s'amusent l'ignorent, mais l'enfant le sait! On peut lui demander ses papiers subitement! mettre sa chambre sens dessus dessous! C'est un contrôle! On peut l'agonir d'injures! le presser comme un citron! On peut chercher la faille, le défaut, le signe de vie, mais l'enfant s'en moque! Il est inatteignable! Il appartient au royaume des morts!

        Il a dit: "Voici mon cœur, piétinez-le!" et maintenant il le regarde avec indifférence! Qu'est-ce que ça peut faire? Le mot justice, hi! hi! Non, mais sans blague! Y en a qui réclament la justice? Ils ne savent même pas ce que c'est!

        L'enfant regarde les nuages gris... Il doit s'habiller, faire ceci, cela... Que dit le psy au rescapé des camps? Ah oui, vous êtes trop complaisant avec vous-même! Reprenez-vous, mon vieux! L'enfant ne doit pas s'attendrir! C'est lui qui est en faute, pas les adultes! Dame, ils font tout pour que l'enfant soit heureux! Ils travaillent, pour lui payer des études, etc., etc.! L'enfant est un robot, qui ne peut même pas aimer sa peine! la respecter! Son cerveau gonfle! C'est son refuge! C'est là qu'est sa puissance, dans ses méninges! L'enfant est un cerveau anormal! Sa puissance psychique est sans pareille!

        L'enfant sort de chez lui... Il a son Narcisse, il est paré! Ainsi va l'enfant Dom!

     

                                                                                                              22

     

        L'adulte aboie! Que dit-il? Que crie-t-il? Qu'il faut que les choses changent! que l'enfant doit travailler! qu'il faut qu'il arrête de se croire le centre du monde! parce qu'on se crève à la tâche, pour subvenir à ses besoins! Il est hors de question que ça continue ainsi! Il y a des choses plus importantes que l'enfant!

        L'adulte aboie! L'adulte martèle! L'adulte assomme! Il détruit! Il frappe! Il fustige l'égoïsme de l'enfant! Il lui fait peur! Il lui dit que le monde des adultes est dur! qu'il faut travailler, travailler dur! que lui, l'adulte, est plein de sacrifices! que lui aussi voudrait s'amuser, comme l'enfant, mais il ne peut pas! Il a des devoirs! 

        L'adulte jure! Il est scandalisé! Il n'en revient pas de l'égoïsme de l'enfant, de sa paresse, de son laisser-aller! Il en est révolté! L'adulte jure qu'il n'a pas de plaisirs! que la vie est dure! qu'il faut en mettre un coup, que si chacun faisait comme l'enfant, était aussi égoïste que lui, le monde deviendrait zinzin! qu'il n'y aurait plus qu'à jeter l'éponge!

        L'enfant se sent coupable, haïssable! Il a peur! peur des coups, de la colère! Il dit qu'il comprend, qu'il regrette, qu'il deviendra meilleur! L'enfant a peur de décevoir! Il demande pardon! il supplie même! Il regrette! Il ne fera plus la faute! C'est promis! Il va changer!

        Bien, bien, fait l'adulte! Le message a porté! L'adulte est plus calme! La tempête s'apaise! Voilà l'adulte radouci! Il dit encore quelques mots, il se veut un peu complice, entraînant, comme s'il regrettait lui aussi de s'être tant emporté! Il inspecte encore, hume un peu l'air, puis, il s'en va enfin!

        Où va-t-il? Il raconte comment il a remis dans le droit chemin l'enfant! Il se justifie auprès d'un autre adulte! Il explique, il goûte à nouveau sa colère! Il en reprend un petit peu, il en fait sentir les échos! Il se donne raison! Il s'enivre encore, alors que l'enfant, lui, est tremblant! L'enfant demeure à vif! Il est choqué! Il n'est plus qu'une plaie, un bourdonnement! C'est un fantôme, qui doit saluer l'adulte, avant d'aller à l'école!

        L'adulte l'encourage, le menace encore et l'enfant enfin s'échappe! Dehors n'existe pas! L'enfant est choqué! Le monde extérieur est un brouillard! Car l'enfant n'est pas encore revenu à la conscience! L'enfant est malade, sans le savoir! Il est hébété! Il est le monde! car il n'a que lui! L'enfant est dans un gouffre, insondable! d'une tristesse infinie! L'incompréhension est le seul cosmos de l'enfant! Injustice est le nom de l'enfant!

        L'enfant se sent haïssable et devient muet! Il obéit aux ordres! Il est dressé! Il doit tout prévoir, même de rire! quand il le faut! L'enfant doit savoir tout faire! C'est une question de survie! L'enfant est attentif! toujours en alerte! Il est vieux! C'est un vieux soldat! un vétéran, sans âme! Il écoute, il guette, il attend, c'est son job! Il doit toujours être prêt, s'il veut moins souffrir!  

        Mais que voit l'entant? qu'entend-il? que comprend-il? Mais que l'adulte s'amuse! que l'adulte se gave, prend, prend encore et prend toujours! qu'il n'y a nul sacrifice chez lui! qu'il ment! que l'adulte est plein de boue, qu'il dénigre, méprise, qu'il écrase! L'adulte est plein de fêtes! Il est centré sur lui-même! Seul son égoïsme existe, sa personne! Il n'est préoccupé que de lui-même! 

        L'adulte jouit et a oublié l'enfant! Il a jeté le fruit, la pelure! L'adulte en critique d'autres! Où est sa charité? L'adulte rêve de pouvoir! Où est sa piété? L'adulte fait comme il veut! Où est sa contrainte? L'adulte se gave, n'en perd pas une miette! L'adulte est faux, méchant, haineux! Il se paye de mots! L'adulte est soûl, repus à cause de ses plaisirs, sous les yeux de l'enfant!

        La colère monte dans l'enfant! un cri! un désir de vengeance, de justice! Pourquoi l'enfant respecterait-il l'adulte? parce que celui-ci a peur, qu'il est aveugle, que la vie est dure? Pourquoi l'enfant serait plus intelligent que l'adulte? Le désespoir de l'enfant est réel, pas celui de l'adulte!

        L'adulte est plein de fêtes et il dit qu'il travaille! Ainsi pense l'enfant Dom, prêt à détruire l'adulte!    

        

                                                                                                            23

     

        L'enfant est seul, toujours! Dans la rue, il est une petite machine à penser, une vrai pile électrique! Il dégage de l'énergie, de la force, il se consume, mais il ne peut pas faire autrement! Il est son monde! Il n'existe que par la pensée! A chaque instant, il doit avoir le sentiment de soi, car il est seul et seul dans un milieu hostile, sur lequel il ne peut pas compter!

        Bien sûr, l'enfant est entouré d'adultes, il est toujours dépendant! Il connaît les codes, il sait comment ça fonctionne! Il dit: "Bonjour madame, bonjour monsieur!" Il est très poli, c'est un bon enfant! Dame, il faut de l'argent, ne pas brusquer le système, pour être tranquille! L'enfant peut paraître irréprochable, un véritable enfant! Ce qu'il n'est pas cependant!

        L'enfant a pesé, jugé l'adulte et il ne l'aime plus! L'adulte a trahi, a failli, il est faux, injuste, violent! Il est hypocrite et une source de peines! L'enfant est plus mûr, plus intelligent, plus réaliste, plus clairvoyant! Ce n'est pas vanité de la part de l'enfant, c'est malheureusement un constat! Car l'enfant aurait bien voulu s'amuser, être léger, être enfant, mais il a dû réfléchir, apprendre à survivre, à se construire, à se donner lui-même les réponses à ses questions! C'est lui l'adulte, l'affranchi, et au fond le maître!

        C'est lui qui voit, prévoit, sait! Mais, comme il n'est encore qu'un enfant, tout cela est dissimulé! Pourtant, partout où il va, l'enfant domine! Il est le maître, le dieu! Car autour il n'y a rien, que du vide, que de l'hypocrisie, de la lâcheté et de l'égoïsme! L'enfant n'a aucune confiance dans le monde des adultes! Il le méprise! L'enfant ne peut que compter sur lui-même! S'il n'est pas le chef, s'il ne brûle pas, si son psychisme s'éteint, alors l'enfant disparaît, est désintégré par la peur!

        L'enfant ne se repose pas! Il s'épuise, il se consume! Il ne peut pas dormir! Il a peur! Les adultes mentent et c'est comme ça qu'ils croient vivre! Le psy aussi ment et c'est comme ça qu'il croit avoir les réponses! L'horizon de l'enfant est vide! L'enfant est amer, car l'adulte a failli, est un clown! La politique, l'économie, le sexe, la guerre, le réchauffement climatique, tout cela accable l'enfant! Où est l'espoir? se demande l'enfant! Où sont les réponses? Où est la sécurité? L'enfant ne rêve que de dormir, de se reposer! C'est déjà un vieux soldat, qui lutte contre le sommeil! Il doit continuer à veiller! Il ne peut pas faire autrement!

        L'hypocrite est forcément irresponsable! Il peut écraser l'enfant, car il se persuade qu'il le fait justement! Puisque lui-même, l'hypocrite, ne prend pas de plaisirs, parce qu'il travaille et que c'est le sens qu'il donne à sa vie, alors il peut écraser l'enfant, sous l'idée du devoir, du sacrifice! Parce que l'hypocrite a peur et qu'il dit qu'il n'a pas peur, il peut se moquer de l'enfant qui a peur! Il l'humilie volontiers, il le détruit par le mensonge, la fausseté! Il le trompe et l'enfant va vers son malheur!

        L'enfant Dom est là, sage comme une image! C'est un bon petit enfant! Il dit: "Bonjour madame, bonjour monsieur!" et on le caresse et on lui sourit! Il a même l'air idiot! Mais l'enfant Dom ne perd pas le nord! C'est un vieux soldat! Il guette déjà sa proie! Car il est le maître et il ne saurait tolérer de rival! Sous son air innocent, c'est une machine à penser, une vraie pile électrique! qui demain asservira! humiliera, commandera! sera sans pitié! Car son cœur est vide!  

     

                                                                                                           24    

     

        A quoi rêves-tu l'enfant? A la vérité, la justice, à la reconnaissance, au bonheur! Tu n'es pas heureux? Tu n'as pas d'amis? Tu ne t'amuses pas? Non, je sais que le mal est là, mais les autres ne le savent pas! Les autres ne le voient pas ou ne veulent pas le voir! Si tu méprises ou écrases, tu fais le mal! Si tu veux le pouvoir, commander, diriger, te sentir supérieur, parader, tu fais le mal! Tu ne travailles pas, tu fais le mal! Travailler, pour moi, c'est de ne pas faire le mal!

        L'enfant est dans sa bulle et il travaille! Il réfléchit, en même temps qu'il crée sa bulle! Il prend son Narcisse et lui demande: "Dis-moi que j'existe! que j'ai de la valeur, que je ne suis pas seul! Dis-moi comment faire! quelles sont les réponses!" Et le Narcisse lui renvoie le monde avec son mensonge, sa fausseté et le monde demeure incompréhensible à l'enfant! Le monde perd l'enfant et lui-même, car le monde se détruit à cause de son mensonge! Travailler, c'est ne pas faire le mal! Ce n'est pas pointer!

        L'enfant est comme un alpiniste: il est collé à la paroi! S'il lâche la prise, il tombe! Si l'enfant ne comprend pas le monde, s'il ne peut pas le changer, il en devient le maître! Seul lui compte, accroché à la paroi! Ainsi naît l'enfant Dom! Etre le maître, c'est exister! Le monde tourne autour de soi et non l'inverse! Le monde est commandé et n'est plus effrayant! L'enfant est dans sa bulle et il commande! Il est le maître et n'a plus peur, car le monde, c'est lui!

        L'enfant Dom est une fleur serrée sur elle-même! L'enfant Lumière est une fleur ouverte! L'enfant Dom concentre, l'enfant Lumière rayonne! L'enfant Dom est terrible, épuisant, l'enfant Lumière est apaisant et léger! L'enfant Lumière est un sujet d'étonnement pour l'enfant Dom, qui voudrait la force et la paix de l'enfant Lumière! Car l'enfant Dom est perdu! Il croit qu'il n'y a que le commandement, la domination! Il ne croit en rien d'autre!

        Pour l'enfant Dom, le sexe est comme un verre d'alcool! Il est forcément brutal, sans tendresse, sans amour, car il est la distraction, l'échappatoire! Il est la seule chose, avec l'alcool, qui arrête la tension, la concentration de l'enfant Dom! Le sexe est pour l'enfant Dom comme de l'eau dans le désert! L'enfant Dom saute dessus et s'enivre! Il veut s'y perdre, ne plus réfléchir, s'en abrutir! L'enfant Dom ne connaît pas la caresse, ni la tendresse! Il est dur, comme le monde!

        L'enfant Dom ignore la beauté! Il ne sait pas ce que c'est! L'enfant Dom ne voit que lui-même, il ne regarde pas la beauté! L'enfant Dom est une citadelle dans la ville! Il est dur comme le béton! Il ne connait pas la gentillesse des fleurs, ni la majesté des nuages! Les jeux de l'eau le laissent indifférent! Il trouve la nature ou la beauté ridicules! C'est l'enseignement des adultes! La beauté n'a pas de secrets, elle est accessoire! Ainsi parle l'adulte, qui détruit son monde et donc lui-même!

        D'où vient l'enfant Lumière? Mystère! Il aurait dû devenir un enfant Dom! C'est la pente! Le dur entraîne le dur! L'enfant Dom n'a pas eu de jeunesse! Il n'a pas eu d'innocence! Il ne voit rien autour de lui, pour lui donner de l'espoir! Le monde est pour lui un cirque! L'enfant Dom connaît le froid du vide sidéral! Il éprouve le vertige que lui cause l'immensité du cosmos! Il se raccroche à lui-même, pour ne pas sombrer, être pulvérisé!

        L'enfant Dom voit les adultes continuer à se mentir, comme les moucherons s'agitent dans la toile d'araignée! L'enfant Dom joue les affranchis, les durs, car c'est lui le maître! Mais au fond il est perdu, il n'est qu'un enfant! Seul l'enfant Lumière l'étonne et l'attire! Comme il voudrait la paix de l'enfant Lumière, car elle résiste à l'enfant Dom!

     

                                                                                                           25

     

        Le rideau bleu de la nuit se lève et le jour apparaît! Le théâtre du Nécessaire commence! La queue des véhicules mène à la ville et sur la scène le premier acteur joue son rôle! C'est l'élu et il chante: "Si j'agrandis ma ville, c'est parce que c'est nécessaire! Si elle s'étend toujours plus loin, c'est parce que c'est nécessaire! Il faut des logements, des infrastructures, parce que c'est nécessaire! Sinon la ville meurt! Je ne fais que le nécessaire! Je suis au service de la population! Je ne veux que son bien! que le bien de ma ville!"

        Il tourne plusieurs fois sur lui-même, alors que la musique, sur un air entraînant, l'accompagne! Il reprend: "Je fais juste le nécessaire! Je ne suis pas ambitieux! Je n'ai pas envie qu'on parle de ma ville, comme d'une réussite! Je ne veux pas qu'on me parle de moi! Je sais me tenir tranquille! Je ne suis pas angoissé, si je ne fais rien! Je sais rester sage! Je ne suis pas égoïste, ni vaniteux! Je suis juste prisonnier du nécessaire, ouais! prisonnier du nécessaire!"

        Le chœur: "Juste prisonnier du nécessaire! Il est juste prisonnier du nécessaire! Si sa ville s'étend! s'il bétonne tant et tant! s'il coupe les arbres, s'il détruit, c'est parce qu'il est prisonnier du nécessaire! Il dirige les Eaux, la Métropole, le journal, le pétrole, le foot! Il est copain avec le promoteur, les entreprises, le monde entier! Il est cosmique, juste parce que c'est nécessaire! Il veille sur toi, parce que c'est nécessaire! Vois! Il est juste prisonnier! Sa geôle est la raison! Il n'est pas ambitieux, méchant! Il n'aime pas le pouvoir, mais juste le devoir! Vois! Verse ta larme! Car un héros est né! Il est pur! Regarde ses ailes d'ange! Il monte au ciel pour toi!" 

        A cet instant, l'élu est tiré par des câbles vers le haut de la scène, alors que se déploient dans son dos des ailes d'ange! Il reprend: "Je rejoins mon dieu, mes déesses! C'est la nécessité, la raison! J'ai éclairé le monde, fait son bonheur, j'ai montré la voie! Les égoïstes, les irresponsables de toutes sortes, les cœurs avides peuvent changer, en suivant mon exemple! Regarde mon œuvre: des kilomètres de béton, alors que la planète s'écroule, surchauffe, s'assèche! J'en ai mis en coup, pas vrai! J'ai tout détruit, mais je ne regrette rien, c'était nécessaire!"   

        Le chœur: "Vois ce héros! Vois ce martyr de la raison! C'est nécessaire! Suis son exemple! Mens comme un arracheur de dents! Fausse toutes les pistes! Sinon tu n'y arriveras pas! C'est nécessaire de mentir! Saccage! Saccage! c'est nécessaire! Bétonne, bétonne, c'est nécessaire! Le monde brûle, s'assèche, mais tu auras été juste!

        L'élu: Et l'emploi!

        Le chœur: L'emploi! Loi! Loi!

        L'élu: Responsable!

        Le chœur: Sable! sable!

        L'élu: La grandeur! Ma ville jusqu'à l'horizon! Je danse sur ma ville! Je m'enivre d'elle!

        Le chœur: Prisonnier du nécessaire! Prisonnier du nécessaire!

        L'élu: Oh! Viens dans ma ville! Fais la queue avec ta voiture! Rejoins mon cœur, le chaudron de mon âme! Vois comme tout ça bouillonne! C'est la modernité, la nécessité!

        Le chœur: Prisonnier du désert! Prisonnier du nécessaire!

        L'élu: Je ne suis pas égoïste, ambitieux, vaniteux! Je ne me mens pas! Je ne trompe personne! Je suis juste nécessaire!

        Le chœur: Prisonnier du nécessaire! Prisonnier du désert!

        Un technicien: Y a plus d'eau... Coupez! Y a plus d'eau!

        Le chœur en sourdine: Juste nécessaire! Juste nécessaire!

        L'élu en arrière: Suis mon exemple! J'ai éclairé le monde!

        Le technicien: Ben, y a plus d'eau! Faut arrêter la pièce!

        Le chœur: Juste nécessaire! Juste nécessaire!

        L'élu: La raison! la nécessité!

        Le technicien: Normalement là, je fais pleuvoir! Mais c'est plus possible! Y a plus d'eau!

        L'élu: Quoi?

        Le chœur: Prisonnier du désert! Prisonnier du désert!"

  • Les enfants Doms, T2, (16-20)

    Dom29

     

     

     

                                           16

     

        "Pourquoi pleures-tu?

        _ Je pleure sur les hommes! répondit le ciel.

        _ Et quand tu ne pleures pas?

        _ J'ai les yeux secs et durs! C'est la canicule!"

        C'est un terrain vague dans RAM et deux hommes s'y regardent à distance! Le vent chahute leurs cheveux ou fait grincer quelque carcasse! Puis, les deux hommes se rapprochent l'un de l'autre... Ils ont le visage grave et enfin... ils se serrent la main! C'est Piccolo et le professeur Ratamor qui se réconcilient! Mais soudain un coup de feu et une pierre éclate aux pieds de Piccolo!

        "Mais c'est un piège! s'écrie-t-il.

        _ Mais non, je vous assure..., réplique le professeur!"

        Un nouveau coup de feu et un peu de poussière s'élève à côté! "Venez!" fait le professeur à Piccolo et tous deux se mettent à courir, pour se jeter dans un trou! Deux autres détonations et le bord du trou se fragmente! Piccolo et le professeur baissent la tête, puis ce dernier se relève et crie par-dessus le trou: "C'est toi, Lapie?"

        Une voix forte leur parvient, quoique lointaine: "Un peu qu' c'est moi, Ratamor! Allez, fais-moi plaisir, montre ta tête!

        _ Qui c'est? demande Piccolo.

        _ Une psy que j'ai humiliée!

        _ Seigneur!

        _ Ecoute Lapie, reprend Ratamor, laisse partir Piccolo! Il n'est pour rien dans cette histoire!

        _ Négatif! Y aura pas d' témoins! De toute façon, c'est un pervers narcissique comme toi! Vous êtes tous pareils!

        _ Un pervers narcissique? fait Piccolo à Ratamor.

        _ Oui, bon, répond le professeur, quelqu'un qui est égoïste et dévalorisant! On va pas faire un cours ici! Faut trouver un moyen de s' tirer d' là!"

        Piccolo montre alors la bouche d'un conduit à moitié enterré... Ratamor a d'abord un frisson, puis hausse les épaules, en signe de résignation, et les deux hommes entrent dans le conduit et se mettent à ramper, l'un à la suite de l'autre. Cela descend légèrement et mène à un rebord, où les deux hommes peuvent se redresser, en contemplant un courant boueux des plus répugnants!

        "Un égout! s'écrie Ratamor. Autrement dit une impasse!" A cet instant, un léger bruit métallique leur parvient et à peine le mot "grenade" échappe-t-il aux deux hommes qu'ils plongent dans le cloaque, tandis que des flammes viennent lécher sa surface!

     

                                                                                                    17

     

        Un peu plus loin, ils émergent, se regardent et continuent de nager jusqu'à un petit quai, où ils peuvent sortir du liquide, s'asseoir et souffler! "Elle a bien failli nous avoir! dit Ratamor.

        _ Oui, c'est un problème que la science ne comprend pas!

        _ Hein? Mais de quoi vous parlez?

        _ De la passion! du feu qui brûle en nous!

        _ Ah! Pardon! Nous l'étudions sous toutes les coutures! C'est chimique, psychologique, sociologique, etc.!

        _ Ben voyons, la raison qui explique la passion, alors qu'elle en est justement l'opposé! Vous autres, scientifiques, vous êtes aveugles: vous démontez le monde sans pouvoir le reconstruire!

        _ Nous comprenons le monde et nous pouvons même le recréer!

        _ Non, ce que vous en faites est amputé et incohérent, ce qui entraîne notre angoisse! La seule raison nous perd! Vous voyez cette toile d'araignée?"

        Piccolo se leva et s'approcha de la toile: "Vous, vous pouvez me dire, fit-il, que nous avons là un arthropode et vous pouvez m'expliquer comment il construit sa toile et c'est déjà admirable! Cela devrait vous enchanter, mais au lieu de ça, puisque vous avez compris le phénomène, vous n'avez plus de sentiments! La magie n'opère plus, car vous êtes le maître! l'adulte, le responsable, le gars à qui ont la fait pas!

        _ Vous exagérez, Piccolo, comme d'habitude!

        _ Pour ma part, je suis ravi jusqu'au fond de l'âme! Quand je vois ces perles de rosée sur la toile, je me dis que c'est d'une grâce infinie, que jamais un homme ne pourra produire quelque chose d'aussi génial! même si c'est le résultat d'un phénomène naturel! Je me sens en sécurité, Ratamor! Car je ne suis pas le maître! Il y a infiniment plus grand que moi! Je peux alors être sans haine, parler d'amour et donner de l'espoir!

        _ Mais la science donne des solutions! C'est elle le progrès! Quand vous serez malade, on en reparlera!

        _ Mais la passion ne doit pas être détruite au profit de la raison! Elle n'est pas l'ennemie de l'homme, quelque chose d'anormal, bien au contraire! L'homme qui se croit seul et responsable de son avenir ne peut pas guérir de son angoisse! Il est submergé par les problèmes, il n'est plus l'enfant confiant, d'où nos sociétés chaotiques! Nous avons tout et ne sommes pas heureux! Cela devrait vous frapper!

        _ Mais je n'ai pas votre illusion, moi! J'ai besoin d'être objectif!

        _ Mais vous avez encore plus besoin d'innocence et de légèreté! de rire! Ce n'est pas vrai?

        _ Ah! Ah! Si sans doute!

        _ Alors pourquoi refusez-vous la clé de la beauté? C'est votre ego qui y renâcle? Vous ne croyez tout de même pas que je puisse être paisible, en me mentant à moi-même, si?

        _ Mais il s'agit d'accepter la dure vérité! C'est cela être un homme! Je me tiens debout avec ma raison... et j'accepte ma fin!

        _ Et moi, Ratamor, je brûle! Je brûle! Je suis un fleuve de lumière!"

     

                                                                                                        18

     

        De nouveau, la reine Beauté parcourait RAM, avec tout son éclat! Elle était dans le feuillage d'or, qui s'illumine avant l'hiver! Elle couvrait les arbres de sa dentelle de lumière et la ville de son ciel d'un bleu doux, seulement troublé par de légers cheveux blancs!

        Elle disait aux habitants: "Regardez-moi! Voyez comme je suis infinie et comme je vous aime! Ainsi, vous vous sentirez en sécurité! Vous n'aurez plus peur et vous serez gonflés d'espoir! Vous êtes mes enfants et vous n'avez donc rien à craindre! Vous êtes mes enfants et comment je pourrais vouloir votre malheur! Je veux au contraire vous rendre heureux et regardez -moi, regardez ma beauté et vous verrez combien je vous aime!"

        Mais la reine Beauté s'égosillait, criait en vain, car nul habitant ne faisait attention à elle! Elle laissait tout le monde indifférent! Ce qu'elle disait ne touchait aucune oreille! On était complètement sourd et on ignorait sa présence! Non, chacun avait bien d'autres préoccupations! Chacun avait beaucoup de soucis et s'agitait! Chacun était troublé, sérieux, se montrait maussade, voire hostile ou agressif! Eh! Mais c'est que l'abîme nous entoure!

        Mais qu'est-ce qui nous tourmente à ce point? Mais c'est nous-mêmes, c'est notre nombril, notre ego! Suis-je fort, belle? Voilà ce qui nous tracasse! Dame, c'est là notre angoisse! "Où sommes-nous? Est-ce que je suis bien? Ai-je du succès?" se demande notre amour-propre et voilà tout notre sérieux! La reine Beauté à côté nous crie qu'elle peut nous donner la confiance et le bonheur, mais nous n'en avons cure! Nous préférons notre nombril et nos inquiétudes!

        Pire, comme à chaque fin d'été, RAM était sur les nerfs! La température baisse, les vacances sont terminées, la routine reprend et le début de l'hiver, c'est un peu comme si la mort approche! On se mettait donc en grève, pour montrer son mécontentement, sa colère! On défilait dans RAM, avec des visages déterminés: "A bas les profiteurs! A mort les riches!" C'était le grand bal de l'hypocrisie! C'était la fête de l'impasse! C'était l'amour-propre qui cherchait sa truffe!

        La reine Beauté, autour du cortège, resplendissante, magnifique, infinie, clamait: "Regardez-moi et vous serez en sécurité! Vous voyez comme je vous aime! Dans une seule goutte d'or, il y a plus de magnificences que dans tous les palais! Comment pourrais-je vous abandonner et ne pas vous aimer d'un amour infini! Si je suis autant généreuse pour la moindre feuille, comment pourrais-je me montrer avare avec vous?"

        Mais les habitants n'en avaient cure! Ils criaient: "La justice pour tous! Des salaires décents! De l'argent, voilà ce qui va me rendre heureux! Le riche au poteau!" Et ceux qui ne manifestaient pas se tortillaient, s'inquiétaient, se hérissaient et se demandaient: "Est-ce que je suis bien, fort ou belle? Où sommes-nous? Qu'est-ce que c'est que ce monde? Pourquoi ai-je peur? Oh! j'ai peur! Mais est-ce que je suis bien, belle ou fort? Des salaires décents! Une bonne assurance! Une belle voiture! Une mutuelle! Une bonne retraite! Je suis le plus fort! la plus belle! Mais peut-être ai-je un peu trop de fesses? Ah! Si j'avais dix centimètres de plus! plus d'argent! La sobriété énergétique, je m'assois dessus! Et les profiteurs?"

        Ainsi allaient les habitants de RAM, à côté de la reine beauté, qu'ils ignoraient totalement! Ainsi viendront le ciel noir et la pluie froide...

     

                                                                                                          19

     

        RAM est maudite! RAM est maudite! Elle a été construite sur un ancien lieu sacré, qu'elle a profané! Il y avait des esprits qui dormaient et la ville les a réveillés! Ils se sont mêlés aux habitants et maintenant ils les tourmentent, les harcèlent! Ce sont des djinns, des farfadets, des démons que d'antiques sorciers avaient réussi à emprisonner et à enfermer dans les entrailles de la terre! Mais RAM la maudite les a bousculés, dérangés et ils se vengent!

        Le fantôme est près de toi et il te dit: "Comment sera demain? Aujourd'hui, tu as à manger, mais plus tard? Ton eau coule du robinet et si elle venait à s'arrêter! Et cette douleur à la hanche? Et ta fille? Et les phoques, t'y penses aux phoques? 15%, c'est pas vingt! Tu es bien là, tu es sûr? A ta place, je me méfierai!

        Ton silo est rempli, mais tes choux, est-ce qu'ils vont venir? Tu trouves pas que ton tracteur fait un drôle de bruit? Ah, parce que tu crois que la subvention, tu l'auras tout le temps? D'accord, t'as gagné au loto, mais tes amis, tes parents, est-ce qu'ils vont pas vouloir tout prendre? T'es riche, mais le vendeur se moque de toi! C'est un voleur, il va t'avoir!

        Regarde ton salaire, il bouge pas! Par contre, la crise, elle, elle bouge! "Ils" augmentent les prix! Ils te pompent! Ils se gavent, tandis que toi, tu es là dans le froid et il faut qu' t'ailles au boulot! Non, mais tu les vois pas rigoler! T'es la poire! Mais si, t'es la poire avec un grand P! Si seulement, t'avais un peu de courage, tu te rebellerais! Mais t'es une lavette! une lavette avec un grand L!

        Ton porte-monnaie est à sec, mais pas celui du profiteur! Lui, il est à l'aise! toujours! Y a ceux qui se gobergent et les autres! Tu es leur esclave! Il faudrait leur tordre le cou à tous! Regarde comme ils te méprisent, te toisent! Y 's' marrent, sûr! C'est toi le benêt! T'as bien sorti les poubelles, au fait? Tu vas voir tes factures! Et puis ta voiture va bien tomber en panne! Et bing, le garagiste va s' rembourser sur ton dos! C'est de bonne guerre! Lui aussi est plumé!

         D'accord, ton entreprise marche bien! Ton CA est en progression, mais qu'est-ce que ça veut dire? Une coupure d'électricité et hop, tu plonges! Tu licencies! Tu mets des gens à la rue! Toi, le capitaliste, le parvenu! Mais non, ta femme n'a pas d'amant! J'ai rien dit là-dessus! Je me permettrais pas! D'accord, faut quand même y penser! T'as la mine un peu grise, à causes des soucis! Tu vieillis, quoi! Eh! Eh! ça joue!"

        Chaque jour, les démons prennent leur revanche! Ils rient, ils tiennent les habitants de RAM sous leur coupe! C'est comme s'ils les fouettaient, leur enlevaient toute joie, toute paix! Ils gâtent tout! Ils sont dans les aliments, les habits, dans chaque chose! Ils pourrissent chaque moment! Eux seuls s'amusent! Les habitants sont leurs marionnettes! Ils exultent!

        Dès qu'ils voient un visage souriant, ils fondent sur lui! "T'es heureux avec ta nouvelle veste! font-ils. T'as raison, elle est belle! Et puis tu l'attendais depuis si longtemps! Tu t'es privé pour l'avoir, bravo! Mais est-ce qu'elle ne tire pas un peu sur le côté? Il semble qu'elle soit un peu juste... Enfin, ce que j'en dis, je ne suis pas spécialiste! Mais tu ressens tout de même une gêne? Voilà! Et puis les boutons, c'est pas du solide ça! Tu la renverrais pas au vendeur? Non, non, j'ai rien dit, trop de peine pour ça!

        Eh! Eh! Tu vois pas un peu qu'un SDF bave dessus! Dame, ceux qui font des sondages, peuvent même eux aussi postillonner! De toute façon, c'était perdu d'avance... Tout est fini! On continue de s'agiter, mais on sait bien que c'est en pure perte! T'as de la haine? Tu viens de te faire plaisir et tu fais la gueule! Oh! Oh! T'es peut-être malade? Bi ou même tripolaire! Paraît qu' c'est pire! T'es peut-être pas là finalement! Schizo! t'es schizo! C'est ça! j'ai mis le doigt d'ssus! Il est schizo, le mec!

        Easy! easy! J' plaisante! T'as des palpitions? Le mal gagne, que veux-tu! "Ils" t'ont bien eu, tu sais! Ils se sont servis de toi et maintenant, ils te jettent! Où çà? Mais dans leur sale éternité! Tu l'as dans l'os! Et le temps file, bon sang! Moi, à ta place, j' passerais à la vitesse supérieure! Tu veux être servi, oui ou non? Laisse pas passer ta chance! Prends! Ils ne donneront pas! Si tu t'imposes pas, personne ne viendra te chercher! Bouge! Fonce! Crois en toi! Non, mais regarde ce peureux!

        Allez, ma vieille, on s' laissera plus faire! Fini le temps où t'étais gentille! Le mâle, maintenant, on le broie! Il est out! C'est l' vagin qui triomphe! C'est toi, la numéro une! A condition qu' t' en mettes un coup! SPA à dix neuf, pour tes rougeurs! Quoi, t'as envie de pleurer! T'en as marre? T'es épuisée? T'es bien restée une gonzesse! Oh! Comme j'ai eu tort de miser sur toi! Quoi, tu voudrais aimer, espérer, rêver! Oh! Oh! t'es une "loseuse", ma parole! Rien! Y a rien! Tu m'entends! T'es toute seule! Alors fais ton job! Sois à la hauteur!"

        Ainsi vivait la population de RAM, comme sous le règne d'un empire étrange! Chaque jour, elle tirait des blocs de pierre! Elle suait, souffrait, sans savoir qui étaient les maîtres et pourquoi il fallait tant de peines! Beaucoup s'écroulaient et mouraient de soif! D'autres les méprisaient et marchaient dessus! Un nuage de poussière, des bruits, des cris, des pleurs, voilà tout RAM!  

     

                                                                                                           20  

     

        "Hein, grand-père, les filles sont des pipelettes! dit le petit garçon.

        _ C'est même pas vrai! répliqua la petite sœur.

        _ Pour les garçons, répondit le grand-père, les filles parlent trop! Mais, pour les filles, c'est le contraire: les garçons ne parlent pas assez! Mais laissez-moi vous raconter l'histoire de la planète dont les habitants avaient une tête cubique!

        _ Hi! Hi!

        _ Chic alors!

        _ Eh bien, les enfants, c'était une étrange planète, car tous ses habitants avaient une tête cubique, comme je l'ai dit, c'est-à-dire que leur tête formait un petit réservoir, dans lequel il y avait plein de mots!

        _ On les voyait, grand-père?

        _ Oui, très bien! Le réservoir était tout noir à cause des mots et quand les gens se mettaient à table par exemple, ils parlaient et le réservoir se vidait! Le niveau baissait! A la fin du repas, il ne restait plus que quelques mots et la discussion s'arrêtait!  

        _ Ils n'avaient plus rien à dire!

        _ Exactement! 

        _ Mais comment ils remplissaient de nouveau le réservoir, grand-père?

        _ Oh! D'abord, ils se nourrissaient, pour reprendre des forces, et puis ils dormaient! Le lendemain, leur réservoir était de nouveau plein... et à midi, ils recommençaient à le vider! Il faut savoir que plus le réservoir était grand et plus on était important sur cette planète! Mais il y avait des enfants dont la tête était comme aplatie et on se moquait d'eux! On leur disait: "Tu n'as pas de réservoir, ni de mots et tu es donc fait pour écouter!" A la vérité, on les traitait d'imbéciles!

        _ Han! Grand-père, ils devaient être bien malheureux!

        _ C'est vrai! Ils pensaient qu'ils étaient vraiment stupides et généralement, ils restaient silencieux! Mais que pouvaient-ils faire, avec leur tête aplatie, devant les grands réservoirs?

        _ Hi! Hi!

        _ Ceci étant, les Têtes aplaties, appelons-les comme ça, disaient tout de même quelques mots, mais alors c'était des mots qui fâchaient les Grands réservoirs! Et ceux-ci tapaient avec leur réservoir les Têtes aplaties, ce qui faisait qu'elles étaient encore plus aplaties! 

        _ Elles avaient donc encore moins de mots!

        _ Elles se croyaient encore plus bêtes!

        _ Je vois que vous suivez et que j'ai des petits-enfants intelligents!

        _ Mais elles disaient quels mots, grand-père, pour fâcher les Grands réservoirs?

        _ Eh bien, elles ne le savaient pas vraiment elles-mêmes! Mais c'était comme si elles perçaient les Grands réservoirs avec une aiguille, car tout de suite ils se vidaient, en jetant sur elles tous leurs mots!

        _ Elles étaient plus fortes que les Grands réservoirs!

        _ Tout juste! Et si mes Têtes aplaties à moi allaient maintenant se coucher?

        _ T' as l'air d'un Grand réservoir, quand tu dis ça, grand-père!"

  • Les enfants Doms, T2, (11-15)

    Dom28

     

     

     

     

     

                                       11

     

        Un peu plus loin, le fondateur de l'OCED ne fut pas plus heureux, car il vit une grande agitation venir vers lui! Une foule mettait à mal un homme qui trébuchait, tombait, se relevait, était poussé, recevait des coups et de nouveau essayait de s'enfuir! On était tout près du lynchage et la victime, car ils étaient beaucoup trop contre un seul, arriva éperdue quasiment dans les bras de Cariou!

        "Pitié! Pitié! cria-t-elle. Sauvez-moi, je vous en supplie!" Cariou plaça l'homme derrière lui et fit face à la foule! Il avait toujours dégagé une autorité naturelle et certaines fois il était parfaitement décidé à tenir tête à n'importe qui! C'était une question de justice et ici il fustigea la foule: "Vous n'avez pas honte! Vous frappez un homme qui ne tient même pas sur ses jambes? Qu'a-t-il fait pour mériter cela? Il assassiné quelqu'un? Il a abusé d'un enfant?"

        Comme personne ne répondait, Cariou se retourna, ainsi que l'affaire aurait été close, et il prit celui qu'on maltraitait par le bras et s'éloigna! Mais il savait que derrière on allait revenir de sa surprise et qu'on s'en prendrait à lui! Heureusement, un taxiciel passa et Cariou, en compagnie de l'homme, s'y engouffra! A l'intérieur, il poussa un ouf de soulagement et demanda à son voisin: "On vous ramène chez vous?

        _ Eh bien, pour l'instant, je préférerais éviter de rentrer à la maison! J'ai peur qu'ils ne soient là-bas aussi! 

        _ Bien! Vous pourrez vous reposer chez moi... Après, on verra!" répondit Cariou, qui donna son adresse au chauffeur.

        Une fois chez Cariou, l'homme commença à se détendre dans le canapé: "C'est paisible, chez vous! dit-il. On sent que vous réfléchissez!

        _ Oui, ça m'arrive! Vous voulez boire quelque chose?

        _ Non, rien, merci. Mais je ne me suis pas présenté, je m'appelle monsieur Temps!

        _ Et moi, Jack Cariou! Mais pourquoi vous en voulait-on, monsieur Temps?

        _ Eh bien, je n'en sais trop rien, car je ne fais de mal à personne! Au contraire, on a souvent besoin de moi et on se plaint très vite de mon absence! Et pourtant, dans le fond, on ne m'aime pas, on me méprise!

        _ Oui, je crois comprendre pourquoi... Vous n'êtes pas facile à cerner!

        _ Si je l'étais, je ne serais plus moi-même! Il est normal que je ne me révèle pas d'emblée! Sinon où serait mon utilité... ou l'évolution? Mais, monsieur Cariou, ma femme est restée là-bas... et je crains qu'elle ne soit à son tour malmenée!

        _ Hum! Je veux bien y retourner, pour voir ce que je peux faire... Comment la reconnaîtrai-je, votre femme?

        _ C'est madame Calme! Il n'y a pas plus gentille!

        _ Je doute qu'elle le soit encore tout à fait! Cette foule était tout sauf commode!

        _ Vous avez raison! C'est une petite femme aux traits doux, vêtue dune robe bleue claire, avec deux boucles d'oreille émeraude!

        _ Bon, ça devrait suffire! Eh bien, faites comme chez vous...

        _ Attendre, je sais faire!"

     

                                                                                                          12

     

        Cariou retourna sur les lieux et s'aperçut qu'il y avait du monde auprès d'un bâtiment! Il s'approcha et se fraya un passage parmi les gens, qui avaient tous les yeux vers un étrange spectacle! A la grande surprise de Cariou, des enfants Doms survolaient la foule et semblaient mener un jeu! Parvenu encore plus près, Cariou put voir de quoi il s'agissait!

        La lumière était vive et éclairait un supermarché! Tout y était parfait: les produits s'y étalaient au cordeau et à l'infini! Rien que le rayon des yaourts aurait pu être longé à vélo! Un petit groupe de personnes âgées, portant des numéros et tenant des caddies, étaient sur une ligne de départ! Certaines avaient l'air apeurées et avaient le dos voûté, mais d'autres au contraire arboraient un visage farouche, bien décidés à gagner!

        Un enfant Dom lança le petit groupe, qui s'éparpilla! Un femme fonçait, remplissait son caddie, telle une machine, et n'hésitait pas à bousculer ceux qui se mettaient sur sa route! Elle ne respirait pas, toute contractée, mais elle faisait la joie des enfants Doms, qui voyaient en elle la parfaite concurrente, car elle jouait le jeu et s'y montrait impitoyable! Ils l'excitaient donc, ainsi qu'ils auraient encouragé leur propre miroir!

          Par contre, une petite dame n'avait pas encore réussi à quitter les premiers rayons, ceux des fruits et légumes, et elle donnait l'impression d'être perdue! La colère gagna un enfant Dom, qui s'abattit sur elle! "Mais qu'est-ce que tu fais? lui cria-t-il. Tu ne remplis pas ton caddie? Mais c'est pour ton plaisir! Alors, vas-y!

        _ Mais tout ça me dégoûte! gémit la pauvre femme. Il n'y a rien de bon ici! On se moque de nous!

        _ Quoi? Il n'y a rien de bon? Mais tu es folle! Il y a tout ce que tu veux!

        _ Mais c'est de la nourriture industrielle! Vous ne le saviez pas? Et puis, c'est tellement pléthorique que ça me donne envie de vomir!

        _ Pléthorique? Mais qu'est-ce que ça veut dire?

        _ Ecoutez, laissez-moi aller dans une épicerie digne de ce nom... J'y trouverai des produits artisanaux et...

        _ Pas question! Tu dois jouer au jeu!"

        La femme commença à sangloter et Cariou n'eut aucun mal à reconnaître madame Calme! Elle était prise dans un étau et perdait ses nerfs! Un autre enfant Dom, une fille, arriva et la situation s'envenima! "Qu'est-ce qu'elle a cette mégère? s'écria la nouvelle venue.

        _ Elle est pleine de dégoût pour ce qu'elle voit! expliqua l'autre enfant Dom.

        _ Mais je ne suis pas un robot tout de même! se plaignit madame Calme.

        _ Tu es surtout complètement toquée!" répliqua la jeune fille.

        Les spectateurs suivaient ce qui se passait, notamment grâce à des écrans géants, et ils voyaient en même temps la femme "machine", qui était déjà à la caisse, et les démêlées qu'entraînait l'attitude de madame Calme! Entre les deux, les autres concurrents continuaient plus ou moins vite ou docilement à faire leurs courses, sous les cris et les invectives des enfants Doms!

        Soudain, madame Calme s'éleva dans les airs, commandée par le pouvoir de la fille Dom et elle fut conduite jusqu'à un magasin de vêtements, situé dans la galerie qui entourait le supermarché, un étage au-dessus! Là, d'autres filles Doms rejoignirent celle qui "manœuvrait" madame Calme et toutes entreprirent d'habiller celle-ci d'une autre manière, en lui proposant dans un tourbillon les articles qui leur tombaient sous la main!

        "Regarde comment t'es sapée! s'exclamait l'une. On dirait un sac!

        _ T'es plutôt casual ou preppy? enchaînait une autre.   

        _ On va te faire grunge ou edgy! De l'air, bon sang!"

        Madame Calme ne voyait plus que des vêtements, des rouges à lèvres, des lunettes noires et des bijoux qui brillaient! Elle était étourdie par les filles Doms, mais aussi par l'odeur et l'éclat du neuf! Elle touchait les étoffes et le cliquetis des porte-manteaux résonnait en elle! Ainsi, elle ne fit pas attention au départ des filles Doms, qui ne s'amusaient plus, et elle était seule quand Cariou s'approcha: "Madame Calme, dit celui-ci. Je suis venue vous chercher... pour vous ramener à votre mari, monsieur Temps!

        _ Hein? Je...

        _ Allez, venez! C'est fini, vos bourreaux sont partis!

        _ Non, je... ne veux pas partir, je suis bien ici! Les filles sont mes amies et toute cette richesse...!

        _ Mais votre combat, les produits artisanaux..., l'art de vivre que vous aviez à cœur de défendre?

        _ Ah oui! Mais, avec monsieur Temps, je dois l'avouer, j'ai toujours eu froid! Ici, je me sens en sécurité! C'est là ma place, parmi tout ce luxe!"

        Madame Calme serra des articles près de son nez et en respira à pleins poumons leur matière! Elle s'enivrait sous la lumière d'un spot et son visage semblait rayonner! Cariou n'insista pas et la laissa dans ce paradis de cuir et de tissus!   

     

                                                                                                    13

     

        "Alors, vous avez retrouvé ma femme? demanda monsieur Temps, quand Cariou fut de nouveau en face de lui.

        _ Hélas oui!

        _ Qu'est-ce que ça veut dire?

        _ Cela veut dire qu'on a perdu votre femme!

        _ Hein?

        _ Des filles Doms l'ont soûlée avec des vêtements! Elle a été éblouie par le luxe et n'a plus voulu bouger!

        _ Mais... mais comment?

        _ Les beaux articles, la mode lui ont donnée le sentiment de la richesse, du confort, de la sécurité! Elle a dit qu'elle avait toujours eu froid ou peur avec vous!

        _ Mais... mais elle est dans une illusion! Les riches ne sont pas heureux!

        _ Non, mais on peut faire semblant! On peut aussi se contenter d'un bonheur bancal, égoïste, qui tiendrait dans une boîte à chaussures! N'est-ce pas ce que font la plupart?

        _ Sans doute... Mais j'avais l'impression d'avoir formé madame Calme, de l'avoir convaincue!

        _ Je comprends votre déception, mais l'ensemble de la société tire dans un certain sens et il est difficile de lui résister! On croit qu'on peut vivre juste en consommant, que "ça va passer comme ça", si je puis dire, et si malgré tout on éprouve du mal-être, on cherche des responsables! On dit qu'on est exploité, pas assez payé, que le gouvernement s'en met plein les poches... Enfin, bref, vous connaissez la chanson! On ne va jamais à l'essentiel!

        _ Mais c'est pour ça que je suis là!

        _ Et vous faites peur! Qu'adviendrait-il si tous les hommes prenaient conscience que nous sommes sur une minuscule planète, perdue dans un milieu hostile, avec une vie qui se termine par la mort? Certains sont prêts à tuer pour ne pas entendre ça et conserver leurs habitudes, même s'ils sont mécontents! Madame calme a rejoint le plus grand nombre, afin de fermer les yeux!

        _ Elle n'a pas fini d'en voir! Pour ses besoins et garder sa cécité, il y a un prix à payer! Il va falloir qu'elle obéisse et qu'elle gobe toutes les couleuvres! On a sa place qu'à la condition d'accepter la hiérarchie! Il faut accepter le théâtre du monde et subir son mépris!

        _ Oui, elle va manger des cailloux!"

        Les deux hommes restèrent un moment silencieux... "Finalement, on est bien chez vous! reprit monsieur Temps.

        _ Oui, je n'ai aucun mal à me confier à vous... C'est comme si je vous avais toujours connu!

        _ Mais c'est le cas, car je me glisse toujours dans les esprits qui sont doux, paisibles!

        _ Certains y voient de la tristesse, un rejet! 

        _ Mais on ne peut pas grandir en étant toujours occupé! Il faut de l'espace pour que l'esprit se développe, mûrisse! Il faut qu'autour de lui il y ait du vide, de l'attente!

        _ Comment un arbre pourrait croître dans un lieu clos?

        _ Exactement! Et il n'y a pas plus fermé que l'égoïsme! S'occuper toujours de soi, c'est une prison!" 

     

                                                                                                   14

     

        Dans RAM, les syndicats s'agitaient! Les enfants Doms au pouvoir, l'inflation et l'endettement, qui existaient déjà du temps de Dominator, n'avaient pas cessé de croître! Beaucoup se trouvaient donc devant des fins de mois difficiles et ils demandaient une augmentation de salaire! Mais la gravité de la situation n'était qu'un déclencheur, car le mal était plus profond!

        En effet, les "gros bras", les travailleurs qui montraient le plus leur mécontentement, étaient aussi ceux qui avaient recherché dès le début la plus complète sécurité! Ils ne s'étaient pas mis en demeure de chercher un sens à leur vie! Ils n'avaient pas essayé d'affronter leur peur, au nom d'un idéal qui les auraient rendu sensibles à la beauté, à une injustice infiniment plus vaste que celle qu'ils déterminaient entre les profiteurs et eux-mêmes!

        Ils n'avaient pas remis en question leur propre égoïsme! Ils avaient préféré croire en des calembredaines sur la lutte sociale et par exemple que le riche et le pauvre eussent une nature, une logique identiques, ne leur était même pas venue à l'esprit! Ce qui les arrangeait, c'était de se persuader qu'ils avaient des ennemis, en l'occurrence les capitalistes, qui empêchaient le bonheur sur Terre! D'où venait le capitaliste, pourquoi était-il si avide ne les interrogeaient aucunement!

        Les "gros bras" donc s'étaient vus en victimes dès le départ et s'étaient enchaînés malgré eux à un travail répétitif, voire pénible! A partir de là, ils n'avaient pas d'égoïsme, ni de peur et ils n'avaient pas recherché obstinément la sécurité! On était hypocrite et on était prêt à mener des combats excessifs et même absurdes, puisqu'on ne voulait pas considérer le "tuf", au profit de ses illusions, de son confort!

        Certes, les travailleurs n'avaient pas l'intelligence, ni la culture des cadres! Dès l'école, ils avaient senti leur infériorité, en avaient souffert et l'idée d'une classe dominante, dirigeante s'était forcément imposée à leur esprit! Mais s'ils étaient hostiles à cette classe, s'ils nourrissaient à son égard de la haine, n'était-ce pas parce que eux-mêmes voulaient être les chefs, les dominants? S'ils avaient été en quête de la sagesse, pourquoi auraient-ils jalousé des gens que leur avidité rendait durs et malheureux? Mais ils étaient aussi égoïstes que les capitalistes et dans ces conditions, on comprend combien un travail sans perspectives, qui ne donne pas le sentiment de se développer, avec un salaire fixe, peut peser, miner et rendre désespéré et irascible! La moindre contrariété, comme une tâche supplémentaire, et a fortiori l'inflation deviennent l'étincelle qui met le feu aux poudres!

        Cette fois-ci, les syndicats étaient menés par Dramatov, l'ancien chef de Tanaka! C'était tout le dessous de RAM qui était en ébullition et qui remontait à la surface! Partout, on voyait des groupes sortir de terre, montrer sa colère et ses drapeaux! On se dirigeait d'un pas décidé vers la Tour du Pouvoir! On en allait en découdre avec les Followers et les enfants Doms! On n'avait peur de rien! Des grèves paralysaient déjà la ville et on obtiendrait... quoi? la vérité, la lumière, la paix, le bonheur? Non, on voulait juste un salaire décent! Et de la reconnaissance aussi? Oui, de la reconnaissance aussi, car on le méritait! Bref, on n'était pas heureux et on ne savait pas pourquoi!

        Dramatov en tête, on arriva face à la Tour du Pouvoir et on balaya les Followers, qui n'étaient plus en grand nombre! Les "petites bêtes", en effet, ne se sentant plus vraiment utiles, avaient peu à peu disparu et sans doute étaient-elles retournées à leurs affaires, à leurs rêves, qui les transformaient elles-mêmes en enfants Doms! Mais, ce fut donc le roi Rimar qui dut affronter les syndicats et parler à Dramatov!

        En compagnie de quelques sujets, il descendit dans sa bulle vers la tête du cortège et demanda: "Qu'est-ce que vous voulez? Pourquoi vous nous déranger?

        _ On veut une augmentation de salaire, pour résister à l'inflation! répondit Dramatov.

        _ Ouais, ouais, c'est ce qu'on veut! firent d'autres derrière. La justice sociale pour tous!

        _ Ah bon? fit Rimar. C'est vraiment l'altruisme qui vous mène! L'équité, c'est bien ça?  

        _ Exactement! répliqua encore Dramatov! L'égalité pour tous! Pas vrai les gars?"

        A cet instant, Dramatov s'éleva d'une manière inexplicable au-dessus de la foule! Que se passait-il? Il était maintenant dans une bulle et s'en alarmait! Il semblait n'y rien comprendre et pourtant la voix de stentor de Rimar retentit! "A la vérité, tu es comme nous, le syndicaliste! Tu veux le pouvoir et tellement que ta bulle existe et qu'elle est à ton service!"

        "Regardez votre chef, reprit Rimar à l'adresse des manifestants. Il est lui aussi un enfant Dom et qu'est-ce que peut lui faire au fond l'égalité? Vous enragez non pour la justice, mais parce que vous vous sentez méprisés! C'est votre ego qui souffre! Combien d'autres parmi vous ne sentent pas leur bulle se former?"

        Chacun se regarda et prit peur! On se dispersa sous les cris de Dramatov, qui ne supportait pas lui-même ce qu'il était vraiment!

     

                                                                                                           15

     

        De nouveau, le roi Rimar était en face du docteur Web! "Mais qu'est-ce qu'ils ont tous à la fin? gémissait Rimar. D'abord, le commando Mécontent et maintenant les syndicats! Mais pour qui me prend-on? Moi, ce que je veux, c'est m'amuser!

        _ Comme tous les rois! répondit Web. Mais il faut vous y faire, vous voilà super maman!

        _ Quoi?

        _ Vous êtes la super maman de la majorité! C'est vous qui la nourrissez et créez ou non son bien-être! S'il y a des problèmes, ils viennent de vous! Vous combattre, vous critiquer est devenu aujourd'hui la seule raison de vivre, en empêchant l'angoisse du vide! C'est comme si vous aviez inventé la mort! 

        _ C'est un peu comme les chats avec leur maître!

        _ Exactement! Vous êtes le super dominant et comme les autres veulent aussi dominer, ils se frottent à vous pour exister! Cela va jusqu'au fake évidemment! Toute opposition est bonne, car elle caractérise, singularise! 

        _ Soit! Mais ça ne fait pas mes affaires! Je n'ai pas envie de discuter, de composer, de lâcher du lest! Ce que je veux, c'est régner, sentir ma puissance!

        _ Bien entendu, Majesté! Mais pourquoi vous ne déléguez pas?

        _ Qu'est-ce que vous voulez dire?

        _ Mais prenez des ministres! Ils feront le job à votre place! C'est eux qui traiteront avec la population! C'est encore eux qui vous représenteront à l'Assemblée!  

        _ Vous avez raison: déléguons! Mais quels ministres choisir?

        _ Mais vous pourriez prendre les deux candidats à la succession de Dominator! L'un est de droite, monsieur Nuit; l'autre est de gauche, madame Tanaka! Mettez le premier à la finance, car la droite aime l'argent plus que tout! Et la seconde devient ministre de la protection sociale, pour un gouvernement équilibré!

        _ Bien, bien, Web, vous vous occupez de ça!

        _ Je vais mettre les sœurs Com sur le coup! Elles vont vous arranger ça pile poil!

        _ Les sœurs Com?

        _ Ouais, ce sont deux ambitieuses qui travaillent dans la Com...

        _ Et elles sont vraiment sœurs?

        _ C'est tout comme! Hi! Hi! Excusez-moi, c'est un mauvais jeu de mots! Alors, c'est d'accord, on fait comme ça?

        _ Oui, mais je m'ennuie Web! Je voudrais de l'action, qu'on parle de moi! qu'on me craigne, que le nom de RAM retentisse sur toute la planète!

        _ Que diriez-vous d'un nouveau building? Il pourrait battre tous les records de hauteur!

        _ C'est trop gentil ça, Web! Vous connaissez la Kuranie?

        _ Bien sûr! Rien ne m'échappe, vous savez! C'est un petit Etat, qui a réussi à empêcher la montée des eaux! Ils ont un système de digues incroyable!

        _ Ce qui a préservé leurs cultures! J'ai bien envie d'annexer la Kuranie, Web! On m'en saura gré dans RAM!

        _ Oh là! Oh là! Vous ne croyez tout de même pas que les Kuraniens vont vous remercier!

        _ Mais voilà l'action dont je vous parlais! Voilà ma puissance sur le devant de la scène! Car entre les deux armées, il n'y a pas photo, hein, Web!

        _ Non, en effet! Vous êtes bien plus fort! Mais vous voulez verser du sang, à notre époque? C'est tout sauf moderne, si je puis dire!

        _ Pensez-vous, Web! Je vais juste menacer et ils me donneront les clés!"

  • Les enfants Doms, Tome 2, (6-10)

    Dom27

     

     

     

     

                                                                                 "Berthier n'a rien! Berthier n'a rien!"

                                                                                                                Coup de tête

     

                                    6    

     

    On raconte qu'il existe une citadelle de l'orgueil!

    Elle se dresse sombre, dans le paysage, et frappe le voyageur!

    Ses hauts murs silencieux paraissent inatteignables!

    La citadelle est muette!

    Qu'est-ce qui se passe à l'intérieur?

    Nul ne le sait!

    Apparemment, la citadelle n'est pas hostile...

    On ne voit pas ses soldats sortir et faire la guerre!

    Et pourtant...

    Les alentours sont désolés!

    Les arbres sont rabougris, torturés ou morts!

    Les ruisseaux sont taris!

    Ils disparaissent sous les ronces!

    Où sont les fleurs, les papillons?

    Le pays semble tenu par une main de fer!

    Il devrait y régner l'ordre

    Et pourtant...

    Des vaches sont volées!

    Des récoltes pillées!

    Les paysans pleurent!

    Mais à qui se plaindre?

    La citadelle est muette!

    Ses hauts murs semblent inatteignables!

    Pourtant...

    Il faut bien que le bétail soit quelque part!

    Où sont les trésors, les bijoux, l'argent disparus?

    On raconte que la nuit on voit d'étranges lueurs

    S'échapper de la citadelle!

    Que même des chants en sortent,

    Pour celui qui écoute le silence et la brume!

    On y fait ripaille dans la citadelle!

    On s'y admire, sous l'éclat des lustres!

    On y mange les meilleurs mets!

    On s'y flatte avec le meilleur monde!

    On s'y réjouit, on y triomphe!

    Pourtant, pourtant...

    La citadelle est muette!

    Au matin, ses hauts murs paraissent inatteignables!

    Quoi de plus austère, de plus sage, de plus digne?

    Et pourtant...

    Le paysage est désolé

    Et les ruisseaux taris!

    On dit que c'est la peur le bâtisseur!

    D'où les hauts murs!

    On voudrait plaindre...

    Et pourtant...

     

                                                                                                   7

     

        "Le vert, c'est le mien! affirma le petit garçon.

        _ Non, papa a dit que le vert était à tout le monde! répondit la petite fille.

        _ Alors, le rouge est à moi aussi!

        _ Non, le rouge est à moi!

        _ Le rouge est à tout le monde, comme le vert!

        _ Alors, donne-moi le vert!

        _ Donne-moi le rouge!

        _ Non, aïe! Tu m'as fait mal!

        _ Aïe! Tu n'as pas le droit de griffer!

        _ Et toi, de donner des coups!

        _ Ginguer! Toujours ginguer! fit le grand-père dans son coin!

        _ Qu'est-ce que ça veut dire "ginguer", grand-père?

        _ Cela veut dire: s'agiter, ne pas savoir rester tranquille!

        _ Mais il a pris le vert, expliqua la petite fille, et il dit que c'est à lui, alors que c'est à tout le monde!

        _ J'ai pris le vert, car elle a pris le rouge! répliqua le petit garçon.

        _ Vous me rappelez l'histoire de la planète des Agités!

        _ Ah! Voilà une histoire! Et après il me donnera le vert!

        _ Chic! Une histoire! Et après j'aurai le rouge!

        _ Pfff! Les enfants, vous êtes comme les Agités de ma planète! Ils se chamaillaient souvent, mais surtout ils s'inquiétaient tout le temps et ils s'agitaient, d'où leur nom!

        _ Mais qu'est-ce qu'ils faisaient, grand-père?

        _ Eh bien, essentiellement ils changeaient les choses! non parce qu'elles étaient mauvaises, mais parce qu'il en fallait toujours de nouvelles! Les Agités ne pouvaient pas rester tranquilles, car ils avaient peur!

        _ Mais peur de quoi?

        _ Ils ne le savaient pas eux-mêmes! C'était plus fort qu'eux! Ils devaient se mettre en mouvement, avoir plein de projets et ils appelaient ça travailler! Ils n'écoutaient pas le vent, ni la pluie! Ils ne saluaient pas la fleur, ni l'oiseau! Ils n'admiraient pas le nuage et ignoraient la beauté! Ils allaient vite, faisaient du bruit, parlaient encore plus et ils se demandaient pourquoi ils étaient fatigués!

        _ Quelle vie!

        _ Oui! Ah! Ah! Quelle vie! Le problème, les enfants, c'était qu'ils n'arrêtaient pas de construire et les villes n'en finissaient pas de s'étendre! Un jour, il n'y eut plus de place! La nature avait disparu, recouverte par les villes! Alors, la planète alla voir les Agités et leur dit: "Oh! Oh! Vous trouvez pas que ça suffit! Et moi, qu'est-ce que je fais là-dedans? Comment je peux respirer ou m'asseoir?"

        _ Hi! Hi!

        _ Les Agités répliquèrent: "On peut pas faire autrement! C'est nécessaire!" Ils ne dirent pas à la planète qu'ils avaient peur, les enfants, car ils étaient trop fiers! Mais alors la planète s'énerva et elle les mangea tout crus! d'un seul coup!

        _ C'était nécessaire, grand-père!

        _ Hi! Hi! Oui, exactement! Mais après vous auriez vu la joie des d'animaux et des plantes! Tout le monde chantait: "Il n'y a plus d'Agités et on va pouvoir danser et être heureux!"

        _ C'est une très jolie histoire, grand-père, et maintenant, il va me donner le vert!

        _ A condition que tu me donnes le rouge!

        _ Non!

        _ Si!

        _ Seigneur!" fit le grand-père.

     

                                                                                                    8

     

        Un roi eut une fille! Elle était belle comme le soleil et ses yeux jetaient des étoiles! Tout le monde voulait la voir, l'admirer et même la posséder! Les prétendants étaient nombreux, mais la fille disait: "Je n'appartiens à personne! Et surtout pas aux riches et aux présomptueux!"

        Ces paroles fâchèrent le roi, car il aimait le pouvoir, le lustre et il voulait, à travers le mariage de sa fille, gagner en puissance et étendre son royaume! Il essaya de raisonner sa fille... Il lui demanda: "Pourquoi ne veux-tu pas faire plaisir à ton vieux père? Crois-tu qu'il ne désire pas ton bien, qu'il ne t'aime pas?"

        "J'ai du respect pour mon père, répliqua la fille, mais essaie-t-il vraiment de me comprendre, de me donner toute liberté? Ou bien veut-il au fond se servir de moi?" Cet échange frappa le père au cœur, car il se sentit deviné! Mais il ne put l'admettre et il se laissa envahir par la haine! "Puisque tu es une enfant méchante, en t'opposant à ton père, tu resteras enfermée dans tes appartements! Tu ne veux pas te marier, soit! Mais alors personne ne te verra!"

        Ainsi, la princesse devint prisonnière, mais sa beauté était telle qu'elle ne pouvait se languir! Il fallait qu'elle rayonnât parmi les hommes et elle se transforma en oiseau et s'échappa! On vint en informer le roi! On lui raconta qu'un oiseau multicolore saisissait les passants au marché et qu'il avait les traits de la princesse! On captura l'oiseau et présenté au roi, il redevint sa fille!

        Le roi était dans une colère noire, devant l'indépendance de sa fille! Elle insultait sa puissance et il conçut un projet des plus sombres! Il fit construire un labyrinthe et y plaça sa fille! Seule une vieille servante connaissait le chemin qui menait à elle et lui apportait ses repas! Mais la princesse vivait entre des murs, éclairée par des torches et sa beauté était comme une source, qui avait besoin de couler!

        Elle prit donc la forme d'un rat, qui suivit la servante et elle retrouva l'air libre et le soleil, là où elle était chez elle! Des nomades rapportèrent qu'ils avaient croisé une jeune fille d'une très grande beauté, qu'ils en avaient été subjugués, d'autant qu'elle se présentait sous les habits d'une pauvre paysanne! Le roi fulmina et sa fureur ne connut plus de bornes! Encore une fois, il se voyait trompé, impuissant!

        On lui ramena pourtant sa fille, mais cette fois-ci il décida de la défigurer! Un bourreau détruisit à jamais le visage de la princesse et elle fut laissée libre, car désormais elle provoquait le dégoût, la répulsion! On la fuyait dès qu'elle arrivait, car sa balafre ou sa grimace était terrifiante! Plus personne ne cherchait les faveurs de la jeune fille et elle ne voyait que mépris pour sa personne!

        Elle chercha donc les solitudes! Elle aimait les pierres, le vent et le silence! Elle n'y éprouvait plus sa laideur et parfois un berger ou une gardienne de vaches lui donnaient du pain! Puis, le temps passa et la Mort vint s'asseoir auprès du roi! "Alors comment vas-tu? lui demanda-t-elle.

        _ Mal évidemment, puisque je te vois!"

        La Mort soupira et reprit: "Tu connais maintenant la vanité des choses! Le monde s'écoule comme du sable dans un sablier... Ton royaume n'est déjà plus! Et la nuit vient..., la peur aussi! Tu te rappelles, ta fille! Tu te rappelles comment elle était belle! C'était un vrai soleil, tu te rappelles! Elle éclairait tes pas de toute sa beauté! Tu te rappelles!

        _ Oui, dit le roi en pleurant!

        _ Ne voudrais-tu pas l'avoir avec toi en ce moment? Mais tu l'as défigurée! Te rappelles-tu au moins son prénom? 

        _ Euh... Elle s'appelait...

        _ Tsss, tsss! Déjà ton cerveau s'obscurcit! Je vais te rafraîchir la mémoire! Ta fille s'appelait Vérité!" 

                       

                                                                                                      9

     

        La reine Sarma s'admirait dans son Narcisse! Elle se filmait, se "scannait" sous toutes les coutures et avec complaisance! Elle faisait quelques grimaces, pour observer le gonflement de sa peau et pour de nouveau se trouver belle, par contraste! Elle était satisfaite des résultats de la chirurgie esthétique et elle acceptait d'être appelée une Numérique, car de ressembler à des créatures, nées de la technologie, lui semblait un gage de perfection et d'immortalité!

        D'ailleurs, dans la Tour du Pouvoir, la reine Sarma avait peu à peu imposé l'idée que les Numériques, les enfants Doms qui avaient eu recours à la chirurgie esthétique, étaient supérieurs aux autres, constituaient une élite! Il fallait avoir été "retouché", transformé, rectifié pour appartenir au meilleur monde, être à la page, moderne! La pauvre fille, timide, avec ses boutons, son nez en trompette, sa poitrine invisible ou ses cheveux sans éclat, avait disparu, n'existait plus!

        La réussite était à ce prix! Si on voulait faire envie, être le point de mire et influencer, avoir la puissance, on se devait d'apparaître telle une icône, une sorte d'étoile figée, artificielle, comme si la nature était honteuse! Le procédé n'était pas nouveau, car de tout temps les femmes avaient eu recours au maquillage et le plus souvent d'une façon exagérée! N'était-ce pas au fond pour cacher un manque de confiance en soi, puisqu'on se présentait telle une autre, comme sous un masque?

        D'ailleurs, certaines femmes plus mûres, défigurées par la chirurgie esthétique, n'en étaient pas si mécontentes que cela, car ainsi jamais elles ne montreraient les effets du temps sur leur personne, ce qui n'a rien d'anodin, car la vieillesse révèle nos sentiments, en les faisant apparaître sur le visage! Tel pli amer, au coin de la bouche, signale notre égoïsme, notre avidité ou notre frustration! On a beau être enveloppé par l'aura de la réussite, on peut laisser voir au contraire qu'on n'est pas heureux et donc qu'on ment, qu'on n'est pas du tout ce qu'on prétend être!

        Le visage saccagé par le bistouri concentre l'attention sur le drame qu'il constitue et fait plaindre son propriétaire, mais surtout il "immortalise" la réussite de la star, quoiqu'elle ait été victime d'un coup dur! On est prêt à tout pour ne pas se voir comme un perdant, un raté, une âme petite! Le mensonge commande le gâchis! Mais, pour l'instant, les Numériques, la reine Sarma en tête, étaient jeunes et ils se croyaient admirables et des modèles! C'était parce que leurs yeux ne quittaient pas le monde du numérique et qu'ils y puisaient toutes leurs références!

        La peur imposait la domination, qui elle-même enfermait l'individu comme derrière les murs d'une citadelle! On se dressait contre tout ce qui n'était pas soi! On rejetait la différence, les vents du dehors, tout ce qui n'obéissait pas aux codes qu'on s'était donnés! Il ne serait pas venue à l'idée de la reine Sarma qu'elle ressemblait à une poupée couturée, ce que pourtant elle était! Toute l'horreur qu'elle pouvait représenter lui était étrangère, car elle ne considérait que ses seuls critères! Elle était ainsi prête à devenir dangereuse, à l'égard de tout regard qui l'aurait inquiétée, dans lequel elle se serait vue différemment, laide et même monstrueuse! La haine et la violence étaient nécessaires à la sécurité des enfants Doms, tant leur univers était spécialisé, limité!

        La reine Sarma ignorait tout de la nature, elle était éminemment citadine et c'est pourquoi la planète "crevait"! Le culte de soi, pour échapper à la peur, la détruisait! 

     

                                                                                                    10

     

        Cariou rêvait... Il marchait sur une grève et n'entendait que le vent et la rumeur de la mer! Là-bas, elle était invisible, derrière une barrière de rochers, mais elle n'en continuait pas moins à s'agiter, à heurter le récif, révélant sa force monstrueuse, comme si à marée basse elle ne faisait que ronger son frein!

        Le sol était constitué par des millions de monticules, laissés par les vers marins et de l'eau restait dans les creux! On n'était pas vraiment sur le rivage, mais dans une zone intermédiaire appelé l'estran! Les oiseaux venaient s'y nourrir, avec de petits cris plaintifs et quand ils s'envolaient, éclatait leur plumage, telles des étoiles blanches et noires!

        Le ciel se reflétait ici et là, avec son immensité et sa lumière vive, ce qui rajoutait à la sauvagerie, à la magie du lieu, d'autant que le goémon transformait les rochers en vieilles sorcières! Cariou baignait dans une beauté pure et avait oublié le monde des hommes! Le vent froissait du cristal, les algues dansaient, un échassier râlait ou du sable blond brûlait sous l'orage et l'esprit de Cariou était dans une sorte de torpeur, due au ravissement!

        Mais il fallut bien se réveiller et s'habiller! Cariou contempla son appartement sombre et le compara à un trou à rat! Certes, le fondateur de l'OCED avait un toit et il y avait pire, mais dans quoi il vivait, par rapport à la lumière de son rêve et qui existait peut-être encore quelque part? "Comment pouvons-nous nous traiter ainsi?" songea Cariou. Mais le problème, c'était que la plupart n'y voyait aucun inconvénient! Au contraire, ils étaient inquiets dès qu'il n'y avait plus de murs ou de bruits!

        "RAM, cité du nombril!" se dit encore Cariou. Car c'était bien la domination qui était toujours en cause! Tant que nous voulons nous flatter, que peuvent nous faire la grandeur et la splendeur de la nature? Celle-ci ne nous intéresse pas et même nous gêne! d'où nos trous à rat! Cariou soupira et sortit! Mais dès qu'il fut dehors, il se retrouva agressé!

        Deux grosses guêpes foncèrent sur lui et le harcelèrent! "Si tu donnes pas, nous te piquerons!" disait l'une! "Donne pour le Sauvetage! Donne aux sœurs Com!" criait l'autre!

        _ Mais qu'est-ce que ça veut dire? répliqua Cariou! Vous pouvez pas me foutre la paix?

        _ Collecte des sœurs Com! Pour le Sauvetage! C'est beau! C'est grand et nécessaire!

        _ Si t'es en danger, dans la mer par exemple! Tu s'ras bien content de voir les sauveteurs! Alors tu donnes!

        _ Tu donnes aux sœurs Com!

        _ Aux sœurs Com?

        _ Ouais, c'est nous! On est dans la Com!

        _ Et vous êtes sœurs?

        _ Tout comme! Hi! Hi!

        _ Seulement, je donne pas, quand on me pousse!

        _ Ouh! Le vilain!"

        Les deux jeunes femmes étaient habillées par des cirés jaunes, rayés de noir et elles avaient des ailes mécaniques, qui vrombissaient! Soudain, elles attrapèrent Cariou au collet, ni plus ni moins! Il avait le cou pris dans un noeud et plus il se débattait et plus ça serrait!

        "Mais vous êtes folles! cria Cariou.

        _ Pas molles, tu veux dire! Tu donnes aux sœurs Com, sinon couic!

        _ Tu donnes pour le Sauvetage! C'est grand, c'est noble et nécessaire! sinon la honte!"

        Cariou se demanda s'il n'allait pas utiliser son LAL, mais elles étaient jeunes et encore pleines d'illusions! Il décida de leur imposer un autre monde que le leur, un monde plus paisible et plus vrai, à l'écart de leur égoïsme, plus près de la nature!

        Cariou utilisa son rêve et tout le grand souffle de l'estran transforma la rue! Ce fut comme si un coin d'éternité avait été planté dans le cœur du stress! Les deux sœurs furent balayées par l'éclat de la lumière et laissèrent là leur garrot! Le temps de la domination est ridicule par rapport à celui de la beauté!

        Cariou se libéra et constata encore une fois qu'on allait vers le pire!

  • Les enfants Doms, Tome 2, (1-5)

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                    LES ENFANTS DOMS

                               Tome 2

                          Première partie

                            LE REGNE

     

                                    1

     

        Les voyageurs regardaient les ruines de la ville... Ses immeubles ne semblaient plus que de vieilles dents, émergeant de la poussière! Le soleil écrasait, desséchait tout! Le vent prenait la forme de tourbillons, qui dansaient sur les places anciennes! Ici, des enfants avaient crié dans la cour de l'école! Là, le trafic avait été dense! Là-bas, on fêtait les dieux du stade! Mais, maintenant, les rues disparaissaient sous les yeux vides des fenêtres!   

        Le désert était maître de la ville et donnait soif aux voyageurs! Comme le soir tombait, le Magicien leur proposa d'installer le campement et on se retrouva bientôt devant un feu, pour lutter contre le froid de la nuit! Le regard se perdait dans la flamme vive et des étincelles rejoignaient les étoiles! "Chante-nous encore l'histoire de la ville! demanda l'un des voyageurs au Magicien, qui fit entendre sa voix profonde, ensorcelante!

     

        "RAM était le nom de la ville somptueuse!

    Ses tours miroitaient sous l'orage!

    Ses autociels étaient des millions!

    Les flots lui léchaient les pieds!

    On venait de partout pour l'habiter!

    Dominator était son chef,

    Mais la lumière le jeta dans le vide!

    Vint alors le règne des enfants Doms!

    Du roi Rimar et de la reine Sarma!

    Les Followers faisaient la police!

    On fouettait les hommes!

    On fêtait la cruauté!

    Même les chiens gémissaient!

    Mais l'eau vint à manquer!

    Les larmes salées de RAM coulèrent!

    Le cœur dur éclata comme la pierre sous le gel!

    "Dom! Dom!" chantaient les Followers,

    Mais le puits était sec!

    "Comme je suis fort!" disait le roi Rimar,

    Mais le lézard seul était heureux!

    "Comme je suis belle!" disait la reine Sarma,

    Mais le sable envahissait les rues!

    L'œil jaune du soleil ne quittait plus RAM!

    Les habitants disparurent, comme la mer!

    O RAM, vois ton pouvoir!

    Vois ta folie!

    Où est ta bonté?

    Ta source?

    Où est ton rêve?

    Il ne reste que ta dureté,

    Qui chante ta folie!"

     

                                                                                                        2

     

        Les enfants Doms  découvraient le pouvoir, c'est-à-dire qu'ils se demandaient que faire de la journée, maintenant qu'ils étaient les maîtres! Par exemple, ils voulaient des "fringues" et ils glissaient jusqu'aux magasins, dans leur bulle, suivis par un certain nombre de Followers! Puis, ils pillaient sans vergogne les rayons, avant de les saccager, et ils regagnaient la Tour du Pouvoir, en riant de leur razzia!

        Alors qu'ils s'admiraient, dans leurs vêtements de marque, l'un d'eux sur le balcon fit remarquer: "Tiens, y a un drôle de type en bas! Les Followers ne peuvent pas l'arrêter!" Le roi Rimar, la reine Sarma et quelques autres regardèrent et en effet un grand chauve, vêtu d'une veste à carreaux, se frayait un chemin parmi les Followers, malgré leur agressivité! "Je le connais! dit Rimar. Il va monter!"

        Le docteur Web, puisque c'était lui, de son côté disait aux taupes: "Allons, les enfants du calme! Vous ne pouvez rien me faire, car je suis numérique! Et puis, sans moi, vous ne seriez pas là! Je suis votre créateur, pour ainsi dire... Alors, laissez passer papa, hein?" Les Followers essayaient de mordre les jambes de Web, qui devait lever bien haut ses énormes chaussures, mais enfin il atteignit l'ascenseur!

        Quand il arriva au sommet de la Tour et qu'il aperçut les enfants Doms, il poussa un soupir de soulagement: "Piiouuu! Comme elles sont terribles ces petites bêtes! Bon, les amis, j'ai à vous parler!" A cet instant, un enfant Dom essaya, par son pouvoir psychique,  d'intimider Web, qui lui répliqua! "J' suis numérique, pas psychique! Donc, tu perds ton temps avec moi! D'ailleurs, je ne suis pas le seul numérique ici! J'en ai retouchés quelques uns et surtout quelques unes! N'est-ce pas, reine Sarma? J'ai refait tes lèvres et tes seins, si je n' m'abuse! pour que tu sois la plus belle..., aussi parfaite que possible!"

        La reine Sarma afficha un visage pincé! "N'en aies pas honte, reine Sarma! Mon modèle est toujours la reine des jeux vidéos! Mais toi-même, Rimar, tu as demandé mes doigts d'artiste!

        _ C'est exact, docteur Web!

        _ Le nez, si je me rappelle bien! Je l'ai affiné, afin que tu ressembles à un de ces princes de l'image! Vous êtes la plupart ici des Numériques à votre manière!

        _ Bon, d'accord, docteur, et qu'est-ce que vous voulez?

        _ Eh ben, comme vous êtes en partie mes enfants, je me sens en droit de vous expliquer certaines choses! On peut s'asseoir?"

        Chacun se mit à l'aise et Web reprit: "Voilà, que vous ayez le pouvoir, c'est votre affaire! Vous ou d'autres, ce n'est pas mon problème! Par contre, la vie de la cité m'intéresse hautement! Autrement dit, une économie bloquée et je ne sers plus à rien! Presque tout mon bisness, c'est de la vente en ligne! Si les gens ont peur, moi, j' gagne plus un sou et j'aime pas ça, les enfants! Non vraiment pas! Car c'est mon existence même qui est menacée!

        _ Et en quoi ça nous concerne? jeta un enfant Dom! 

        _ Tu voudrais quand même pas que ta bobine disparaisse des réseaux sociaux, non? répliqua Web. Quoi, tu accepterais que tes Followers en bas ne pensent plus à toi et rentrent chez eux, en se demandant quels imbéciles ils ont été?"

        Cette perspective d'un coup épouvanta les enfants Doms! Ils virent le spectre de l'anonymat fondre sur eux et leur puissance s'évaporer! "Alors, lâchez un peu la grappe à RAM, les enfants! reprit Web. Que les gens puissent sortir de chez eux et retrouver leur quotidien! Ce qui ne veut pas dire que vous devez abandonner la Tour du Pouvoir, mais restreindre votre influence!"

        Devant le silence de ses interlocuteurs, Web regardait avec satisfaction ses grosses chaussures!    

      

                                                                                                    3

     

        Ainsi, la vie dans RAM reprit peu à peu son cours, au ralenti cependant, les gens restant méfiants et surtout ils évitaient les parages de la Tour du Pouvoir! Toutefois, il y avait moins de Followers et si on se demandait où ils étaient passés, on revoyait tout de même des autociels  et un peu de trafic! La ville avait l'air de se détendre, d'autant que certains ne prenaient jamais vraiment conscience de la gravité de la situation!

        Ceux-ci restaient toujours dans leur monde, témoignaient d'un égoïsme forcené, sans l'ombre d'une honte! Ils ne considéraient les choses que suivant leur confort ou leur intérêt! Ils n'imaginaient aucunement les souffrances des autres et avec le calme qui revenait, leur sécheresse, leur irresponsabilité stupéfiait et minait, vidait à son tour!

        Mais ce n'était qu'un prélude! Si on creusait un peu plus, on tombait sur une boue étrange, quasi incompréhensible, quoiqu'immonde! Il y en avait qui disaient: "Bah! Elles sont pas si méchantes que ça, ces bestioles de Followers! Et puis, on a dû les exciter! Les vrais coupables, ce sont ceux qui nous dirigent en coulisses! Vous voyez ce que je veux dire!"   

        On entendait des propos qui faisaient douter du bien et du mal, jusqu'au tréfonds! Et on se demandait de quelle nuit venaient ceux qui les formulaient! Quelle était leur motivation? Comment la haine pouvait diriger ainsi des individus? Pourquoi cet acharnement à combattre la raison, les faits, la simple logique? N'était-ce pas la domination qui cherchait de l'air à tout prix, quitte à créer des monstres?   

        Il y avait encore des particularités plus connues, comme la "chaîne des canettes"! Dans certains endroits de RAM, elle se déployait et avait toujours la même allure! Au milieu d'un square poussait une plante précieuse, appelée le Rêve et qu'il fallait incessamment arroser! Les "Picoleux" se présentaient alors et s'organisaient! Ils faisaient le va-et-vient entre le magasin et la plante! Ils achetaient une canette de bière et allaient la verser sur le Rêve! Ils formaient une chaîne, qui durait toute la journée et jusque tard dans la nuit!

        Le Rêve aimait d'abord ce traitement! Il grossissait à vue d'œil! Il avait une jolie couleur, d'une beau vert luisant, et il est vrai que les Picoleux, à ce stade, étaient de vrais philosophes! Ils savaient tout! Les autres étaient des imbéciles, des gogos, mais pas eux! On ne les aurait pas! Ils avaient fait le tour de la question! Ils n'étaient pas nés de la dernière pluie et ils continuaient d'arroser!

        Tout de même, peu à peu, la plante avait l'air moins fringante, avec ses feuilles qui se courbaient, comme fatiguées! Elle était en fait noyée et on avait beau lui donner encore de la bière, elle n'en voulait plus! C'est à ce moment que les Picoleux s'énervaient! Allez savoir pourquoi? Les philosophes n'étaient plus d'accord, mais sur rien! Ils se mettaient à crier, se montraient le torse, les muscles et parfois se battaient!

        Le Rêve se taisait, peut-être honteux des injures des filles! Les chiens gueulaient et terrifiaient les passants! Puis, enfin, le sommeil et le silence venaient! Les philosophes, écrasés par l'effort, ronflaient et la plante en profitait pour souffler, en espérant d'autres cieux! 

        Mais les Picoleux n'en avaient cure, car, le lendemain, ils recommençaient leur chanson:

     

    "V'là les Picoleux!

    Qui ont plein d' bleus!

    C'est la cannette

    Qui les fait honnêtes!

     

    Viens dans le square!

    On tient jusqu'au soir!

    Où est ma bière?

    Elle était là hier!

    Mais dans ma main fière!

    J' suis pas zinzin!

    Comme ceux du magasin!

     

    V'là les Picoleux!

    Qui ont plein d' bleus! etc.

     

                                                                                               4

     

        "J'y suis! s'écria l'un des enfants Doms! Organisons une gigantesque foire, pour nous présenter à la population!

        _ L'idée n'est pas mauvaise..., dit Rimar. Il faut un minimum de paix, d'entente, pour obtenir ce que nous voulons!" 

        On contacta le docteur Web, qui fut chargé d'informer tout le monde et chaque commerçant se prépara! Il s'agissait d'exposer dans la rue certains de ses produits, de donner une ambiance de déballage, de fête et des restaurateurs s'installèrent un peu partout! La foule fut bientôt au rendez-vous et se mouvait lentement, comme elle sait si bien le faire, pour tromper son ennui!

         "Ah! Mais vous êtes là! entendait-on.

        _ Mais oui, on est venu avec les enfants!

        _ Comme ils ont grandi!"

        "C'est combien ça?" disait-on plus loin. "Et mon steak?", "Lui, alors, avait monté son affaire..." "Oh! Mais il a toujours été malin!" "Qu'est-ce que tu veux, toi?", etc.  

        On achetait des choses dont on n'avait pas besoin! On s'énervait, on se plaignait alors qu'il n'était question que de son plaisir! Mais on était là et si on pouvait concentrer l'attention, faire son show, on n'avait pas complètement perdu son temps! C'était la chaleur humaine, peinte sur une mâchoire d'acier! Mais que ne donnerait-on pas pour un peu d'eau, pour se sentir exister, remarquable, ne serait-ce qu'une seconde?

        Ainsi, certaines jubilaient, sautillaient presque de joie ou certains faisaient entendre un gros rire, tel le mâle dominant pousse son cri! Pourtant, il fallut bien voir les maîtres et dès qu'ils s'annoncèrent, il y eut comme un malaise! L'appréhension se lisait sur les visages et les enfants Doms étaient tendus aussi! Ils circulaient dans leur bulle, à la hauteur des têtes, et se voulaient apparemment aimables! Rimar notamment saluait, en essayant de sourire, mais il ne voyait qu'une foule crispée!     

        Puis, soudain, des personnes poussèrent des hourras, crièrent: "Gloire aux enfants Doms! Longue vie à eux!" D'autres se prosternèrent, comme devant un souverain et ce n'était pas du tout préparé! Mais il est vrai que parfois on est prêt à tout, pour sa tranquillité, ses affaires! On n'a aucune fierté, ni mémoire, mais on va sans gêne du côté du plus fort! On s'adapte mieux qu'un caméléon!

        Ce revirement était également provoqué par la présence des taupes, des Followers, qui se mêlaient aux spectateurs! Ils les reniflaient tout simplement, en poussant des petits "Dom! Dom!" Que cherchaient-ils? Mais une hostilité avérée, une agressivité patente et ils seraient intervenus! C'est pourquoi on se contrôlait, on s'efforçait de rester impassible, mais l'incompréhension était sans doute le sentiment le plus général! On se demandait en effet d'où venaient ces enfants Doms et qui étaient-ils exactement? Comment un telle catastrophe avait-elle pu se produire?

        Il ne venait pas à l'idée des gens que c'était leurs propres enfants qu'ils voyaient là et que ceux-ci n'étaient que le fruit de leur égoïsme! Ils étaient si aveugles, quant à leur comportement au quotidien, qu'ils étaient incapables d'imaginer être les pères et les mères de leurs nouveaux maîtres! C'était pourtant leur miroir, qui passait en ce moment dans les bulles!

        Andrea Fiala et Owen Sullivan étaient également parmi la foule et assistaient au défilé! Ils avaient chacun leur LAL et de temps en temps, ils le touchaient, vérifiant qu'il était toujours à portée! Ils se méfiaient surtout des Followers, qui effectivement vinrent les sentir eux aussi! Mais la neutralité qu'ils affichaient évita apparemment tout incident, même si "l'examen de passage" fut répugnant!

        Seul Cariou n'avait pas voulu se présenter, car il craignait que son pouvoir psychique alarmât les enfants Doms! Il n'avait pas vraiment de haine et c'est ce qui faisait sa puissance! Rimar ou un autre auraient pu repérer cette étrange différence et tôt ou tard une confrontation serait nécessaire! Mais ce n'était pas l'heure pour Cariou! Il était allé au bord de la mer et même si elle charriait son plastique, le fondateur de l'OCED se rappelait un autre temps, sa jeunesse!

     

                                                                                                        5

     

        Dès le départ, quand il était enfant, Cariou s'était trouvé devant un os, si on peut dire, et c'était sans doute celui d'un animal préhistorique, tant sa taille était grande! Mais Cariou, dans sa propre famille, s'était toujours senti un étranger! Il voyait des choses, dont il était aussi la victime, et que personne à part lui apparemment ne considérait! Comment était-ce possible? De ses malheurs, Cariou n'était que le seul témoin et chaque jour, il était contraint de se prouver à lui-même qu'on lui avait bien fait du mal, car sa souffrance, elle, était bien réelle et il devait l'apaiser!

        Il avait donc été à la fois juge et avocat et s'était construit tout seul! Cela voulait dire encore que nul ne maniait le doute comme lui et bien entendu, plus tard, il n'avait pas rejeté d'emblée une certaine idée de la psychologie, qui induit que c'est l'individu qui est capable, sous le joug d'une maladie psychique, d'exagérer son problème et la responsabilité des autres! Une légère forme de schizophrénie pouvait tromper Cariou! Pendant longtemps, par conséquent, il fut troublé, tourmenté et à la recherche de réponses!

        Il entendit alors parler du Maître de la montagne! On disait qu'un sage vivait au flanc d'un pic, se contentait de presque rien et qu'il pouvait même guérir les maladies, tant il devinait qui on était! Cariou suivit un sentier pentu et caillouteux, pour arriver à un bosquet où le Maître avait son "habitation", une petite hutte en pierres, noire comme un four et tapissée de feuilles mortes! Plus loin, un ruisseau coulait, pour les besoins de la soif!

        Le Maître était évidemment sec et noueux, car il vivait essentiellement des fruits des bois! "Alors, comme ça, tu voudrais devenir mon disciple! dit-il à Cariou, d'un ton légèrement dédaigneux!   

        _ J'en serais très honoré! répondit humblement Cariou.

        _ Honoré? Pfff! T'es bien un gars de la ville! Rien ne vaut la simplicité! M'enfin, je veux bien t' prendre à l'essai! Mais j' te préviens, ce s'ra pas facile!

        _ Mais je ne suis pas venu pour rigoler!

        _ Bien! Alors commence par te construire un abri, un peu comme le mien! Débrouille-toi!"

        Toute la journée, Cariou ramassa des branches, les assembla et les recouvrit de fougères, de sorte que, quand la nuit arriva, il fut content d'être "chez lui"! Cependant, il se mit à pleuvoir et des gouttes ne cessaient de traverser le toit! De toute façon, Cariou ne put dormir à cause de la dureté du sol! Au matin, toutefois, il fallut se réjouir d'une toilette à l'eau froide, car elle avait indéniablement la vertu d'être revigorante!

        On mangeait comme les oiseaux, avec ce qu'on trouvait, mais il y avait tout de même un petit potager et on pouvait faire cuire certaines choses! C'était apparemment dans l'inconfort, le dénuement, la lutte contre soi et sa faiblesse, que se trouvait la sagesse, le bonheur! Le Maître était intransigeant là-dessus et il regardait Cariou d'un œil soupçonneux! Il invitait son disciple à toujours se dépasser: "L'orgueil est le pire démon! lui disait-il. Il est partout là où tu crois qu'il n'est pas! Méfiance!"

        Ainsi, un jour que Cariou avait réussi, avec les moyens du bord, à construire une brouette, ce qui allait faciliter le travail, le Maître s'emporta et détruisit l'outil, en martelant: "Et je parie que tu es fier de ton œuvre! que ta vanité est satisfaite! T'as rien dans le crâne alors! ou dans le pantalon! Ah! Pour t' pavaner, t'es champion! J' t'apprendrai à être modeste, moi!"   

        Cariou fut choqué, mais il prit cela comme une leçon et dès lors, il se surveilla d'encore plus près, se demandant toujours plus, se pourchassant pour ainsi dire et bref, il était devant lui-même comme un bûcheron fend une souche! Bientôt, il fut épuisé et pleurait sans raison! L'amertume aussi le gagnait et une nuit, il sentit à l'égard du Maître une haine formidable, gigantesque, irrépressible! 

        Il se leva, constata qu'il y avait de l'orage et s'approcha de la hutte de celui qui avait transformé sa vie en enfer! Cariou ne pouvait plus supporter le Maître, même physiquement et il l'appela, alors que le vent faisait rugir les branches! "Sors de ta tanière, fumier! cria Cariou! Viens, on va régler nos comptes!" Le Maître sortit et Cariou l'empoigna! Les deux hommes roulèrent dans les feuilles et Cariou cognait comme un sourd, avec toute la rage qu'il avait dû contenir jusque-là!  

        "Pitié! Pitié! fit le Maître! Par pitié, regarde!" Cariou cessa ses coups et fixa la figure blanche du Maître! Il n'en revenait pas, car c'était lui-même qu'il contemplait! Au vrai, il était seul et se vaincre, c'était mourir, se tuer! Cariou en prit conscience et qu'il devait d'abord faire la paix avec sa personne! Il avait une intelligence nouvelle, que nul ne pouvait plus lui enlever, car elle était née d'une expérience ultime!

        Le lendemain, Cariou redescendait parmi les hommes, malade nerveusement, mais pourtant prêt à affronter leur hypocrisie!