Blog

  • Les enfants Doms (XXXIII-XXXVII)

    Dom18

     

     

     

     

                                    XXXIII

     

        "Dis, grand-père, c'est quoi un talus?

        _ Un talus? Mon Dieu, vous ne savez pas ce que c'est?"

        Les deux petits enfants, le frère et la sœur, firent non de la tête! "C'est vrai qu'il n'y en a plus! reprit le grand-père. Mais un talus, c'est comme un grand rempart de terre, avec de l'herbe et des arbres dessus! Cela sert de limites pour les champs ou de bords pour les chemins!

        _ Mais pourquoi il n'y en a plus, grand-père?

        _ Mais c'est parce que les "chasseurs de talus" les ont exterminés!

        _ Les chasseurs de talus!?

        _ Oui, chaque année, des chasseurs de talus détruisaient les talus! Il y avait d'abord des agriculteurs qui disaient: "Mon champ est trop petit! Mon tracteur y circule mal, il n'a pas assez de place, et c'est à cause du talus!" Et voilà l'agriculteur défonçant le talus avec son tracteur et le faisant disparaître! Ou bien aussi le dimanche, il s'ennuyait et il fallait qu'il s'occupe, pour se calmer! Et il prenait sa tronçonneuse pour couper tous les arbres du talus!

        _ Oh Le méchant!

        _ Oh! Mais il expliquait que c'était pour donner une nouvelle jeunesse aux arbres, qui devaient repousser! L'agriculteur se voyait comme un bienfaiteur! Mais ce n'était pas le pire des chasseurs de talus!

        _ C'était qui le pire, grand-père? 

        _ Eh bien, quand tous les talus étaient pleins de verdure, avec des oiseaux dans les arbres, des insectes sur les fleurs et des lapins sous terre, l'employé municipal passait avec sa machine!

        _ Han!

        _ Oui, il était chargé d'entretenir les chemins, mais la machine ne réfléchissait pas et elle coupait tout droit tout ce qui dépassait! aussi ras que dans le jardin d'un château! comme si un indien avait scalpé la nature!

        _ Oh!

        _ Oui! Et les oiseaux, et les insectes, et les lapins voyaient leurs maisons détruites! Ils devaient prendre leurs petites valises et chercher un autre endroit où vivre! alors que les bébés étaient déjà là et que les fleurs leur souriaient!

        _ C'est bien triste, grand-père!

        _ Vous ne croyez pas si bien dire les enfants, car les talus protégeaient du vent les cultures et ils retenaient l'humidité, en favorisant la vie! En les détruisant, on a augmenté le réchauffement climatique, à l'origine de la montée des eaux et de notre situation actuelle!

        _ Mais est-ce qu'on reverra des talus un jour, grand-père? Car nous, on voudrait bien retrouver les oiseaux, les lapins et les insectes!

        _ Oui, on voudrait plein de fleurs partout! Et que ça sente bon!

        _ Mais je l'espère, les enfants! Car sur les talus, on trouvait aussi des mûres, pour faire de la confiture!

        _ C'est comment les mûres, grand-père?"

        Le vieux ferma les yeux et songea: "Dans cette "bonne" ville de RAM, il y a encore beaucoup de chasseurs de talus et qui vivent impunément! Il faudra régler les comptes un jour!"

     

                                                                                                   XXXIV

     

        Dans la Tour du Pouvoir, la discussion allait bon train! Il y avait là, autour de Dominator, non seulement le duc de l'Emploi, monsieur Nuit, Archos l'architecte, mais aussi les élus Morny, Durin et quelques autres! On venait d'apprendre le massacre récent: huit morts et deux blessés grièvement! "Mais comment est-ce possible? répétait Morny. Comment une telle sauvagerie est-elle possible?

        _ Evidemment, vous allez dire que c'est parce qu'il n'y a pas assez de sécurité! jeta Durin.

        _ Quoi? Mais je suis sous le choc, c'est tout! Comment osez-vous?

        _ Les enfants, les enfants! fit Dominator. L'heure est à l'union sacrée! On retrouvera nos querelles plus tard!

        _ D'accord! opina monsieur Nuit. Mais pourquoi cette réunion?

        _ Parce que les choses sont plus compliquées qu'il n'y paraît! Il y a comme un abîme entre une certaine jeunesse et la société! Et, ce n'est pas seulement des actes fous, comme celui qui vient d'avoir lieu, qui le montrent! Comme vous le savez tous, il est de plus en plus difficile d'embaucher! Pourquoi un tel désintérêt? Qu'est-ce qui trotte dans la tête des jeunes? A quoi peut-on s'attendre demain? Je vous avais parlé d'un spécialiste, d'un gars qui semblait s'être déjà penché sur la question... Eh bien, il arrive..."

        En effet, Cariou entra, pas avant tout de même de s'être rafraîchi, et il salua brièvement les uns et les autres, alors que Dominator le présentait: "Voici, Jack Cariou, messieurs, et il va nous parler des enfants... Doms!

        _ Quoi? fit monsieur Nuit.

        _ Des enfants Doms! reprit Dominator, avec Dom pour dom... ination, car notre jeunesse serait issue de la domination animale qui est en nous! C'est bien ça, Cariou?

        _ Ecoutez, dit le duc de l'Emploi, en consultant sa montre, on m'attend sur un site, pour une affaire très importante...

        _ Un moment duc, fit Dominator, la situation est telle qu'on ne peut plus l'éluder! Il nous faut essayer de comprendre... et de négliger aucune piste!  

        _ Mais ça commence comme un mauvais feuilleton! se plaignit le duc.

        _ D'abord, je voudrais vous dire que vous êtes tous ici responsables de ce qui se passe! dit brusquement Cariou.

        _ Allons donc! s'écria monsieur Nuit!

        _ Les enfants Doms sont dans leur monde, parce qu'ils ont peur et qu'ils ne trouvent aucun repère dans le vôtre!

        _ Ils ne veulent pas travailler, c'est tout! répliqua monsieur Nuit. S'ils avaient eu un père comme le mien, ils fileraient droit maintenant!

        _ Monsieur Nuit, vous êtes promoteur, c'est ça? Vous vous occupez aussi de la construction et vos chantiers fleurissent partout, dès que c'est possible?

        _ Naturellement! Il faut que chacun puisse se loger!

        _ Exactement! appuya Archos.

        _ Mais où voulez-vous en v'nir? demanda le duc à Cariou.

        _ A ceci! Donc, monsieur Nuit, vous agissez pas pur altruisme! Vous n'avez pas d'ambitions, ni ne voulez devenir plus puissant! Vous n'avez pas d'angoisses non plus! Vous êtes le type souriant, qui respecte la nature et qui aime les enfants!

        _ Mais évidemment que j'ai des angoisses, des ambitions!

        _ A la bonne heure! Et pourtant  vous vous présentez comme une surface lisse, n'obéissant qu'à la nécessité, comme si ce que vous représentez était immuable! Or, c'est précisément votre pouvoir ou votre ascension qui donnent un sens à votre vie! Comment voulez-vous que les enfants Doms s'y retrouvent? Ils sont effrayés par la vie, ils souffrent et ne savent pas pourquoi! Ils voudraient des réponses et être rassurés! Et vous, qu'est-ce que vous faites? Vous leur mentez! Pire! Vous détruisez la planète, vous enlevez tout espoir, sans rien donner en échange! Même pas vos peurs!" 

     

                                                                                                     XXXV

     

        Cariou venait de semer le doute dans les esprits, mais il continuait: "En fait, les enfants Doms ne font que suivre votre exemple: ils ne se consacrent qu'à leur ego! sauf que pour eux la situation est extrême! Une société sans queue, ni tête! Un confort absolu, malgré un endettement vertigineux! Une planète qui brûle, face au vide sidéral! Mais aussi des conditions plus spécifiques! L'ère de la communication et des écrans numériques, avec un seul muscle qui travaille véritablement: le cerveau!

        _ On dirait que vous parlez de mutants! coupa monsieur Nuit.

        _ C'est un peu ça en effet, car les enfants Doms apparaissent dès le plus jeune âge! Certains ne sont même pas adolescents! Mais voici comment les choses se présentent... Imaginez qu'entre chacun d'entre nous existe un espace-temps psychique! Chaque personnalité est une étoile, avec sa masse propre, et il est vrai que nous nous influençons mutuellement! Mais les enfants Doms sont comme les trous noirs, ils attirent à eux tout ce qu'il y a autour! Leur domination se veut totale! Tous les autres sont des esclaves!

        _ Mon Dieu! fit Archos.

        _ Les enfants Doms, reprit Cariou, ne comprennent pas l'opposition! Ils deviennent méchants dès qu'on les menace et quoi d'étonnant, puisque leur pouvoir est leur seule protection! On comprend aussi pourquoi ils ne veulent pas travailler, car c'est s'humilier, reconnaître une autre autorité que la leur! L'enfant Dom est dans sa bulle et il est forcément manipulateur et dangereux!

        _ Ce sont des bombes à retardement... lâcha Archos.

        _ Mais Cariou, demanda Dominator, quelle solution préconisez-vous? Avez-vous un remède?

        _ Bien sûr! Il vous suffit de dire, vous tous, aux médias que vous regrettez vos actions passées, que vous n'avez agi que par orgueil, pour vous faire valoir, vous sentir supérieurs aux autres, grâce à votre réussite! Bref, vous ne voulez plus de votre égoïsme et vous allez changer totalement!

        _ Ah! Ah! firent soudain tous les autres!

        _ Ah! Ah! répondit aussi Cariou et le rire devint général.

        _ Vous n'êtes pas sérieux! dit enfin monsieur Nuit.

        _ On ne peut plus! répliqua Cariou. Mais je ne me fais guère d'illusions! Il faudrait d'un seul coup que vous deveniez lucides! Vous en êtes incapables! Vous préférez la haine et détruire celui qui vous gêne! On ira donc vers la catastrophe! C'est toujours comme ça! On ne découvre la joie, la paix de la solidarité que quand nous ne pouvons plus faire autrement!

        _ Mais n'y a-t-il pas des moyens intermédiaires, des approches moins radicales? voulut savoir Dominator. 

        _ Si bien entendu! Il y en a toujours! Par exemple, mon ami Macamo réalise un programme pour Adofusion, qui a déjà prouvé qu'il pouvait aider et changer les enfants Doms!

        _ Macamo, vous avez dit? interrogea Dominator. Dites donc Cariou, où étiez-vous ces derniers temps?

        _ Euh... sous RAM, où on voit de drôles de choses, soit dit en passant!

        _ J'ai malheureusement une triste nouvelle à vous annoncer... Il y a eu du grabuge chez Adofusion, dont je connais bien le PDG Owen Sullivan... Des manifestants ont bousculé du monde et provoqué la mort de deux personnes, dont Macamo! Je suis désolé..."

     

                                                                                                   XXXVI

     

        L'enfant Dom était de nouveau avec le Magicien et tous deux allaient sur un chemin caillouteux, au bord d'une vasière... Il n'y avait apparemment rien! Des joncs hérissaient la vase et ondoyaient mollement sous le vaste ciel! Cela donnait un sentiment de vide et d'abandon!

        On marchait parfois dans de la boue ou sur des restes d'huîtres, qui semblaient renforcer l'aridité du lieu! De temps en temps, un ruisseau sale s'écoulait péniblement d'un petit mur de pierres, recouvert d'un lichen ocre! C'était encore plus pauvre, désolant!

        On croisa une épave, dont il ne restait vraiment plus grand-chose! Les membrures noircies étaient à peine visibles sous la salicorne! Un goémon verdâtre et séchée étoilait là-dessus, ainsi que des toiles d'araignées!

        On trouvait même quelques sacs plastiques accrochés à des branches, elles-mêmes poussiéreuses! Que faisait-on là? L'enfant Dom s'impatientait! Où étaient les merveilles du ruisseau qui courait dans l'ombre, où les premières aventures avaient eu lieu?

        L'enfant Dom se souvint qu'il était resté des heures à regarder l'eau couler! Il était fasciné par une petite chute! L'eau formait un voile translucide et chantant, jamais tout à fait le même! Il était plein de fraîcheur et semblait raconter une histoire! Il avait comme hypnotisé l'enfant Dom, mais ici?

        Le chemin avait l'air ne jamais en finir et toujours cette boue, ces pierres, cette désolation! Même un petit crabe qui passait par là n'égaya pas l'enfant Dom! Finalement, celui-ci explosa: "Mais où on est là? demanda-t-il au magicien. Jusqu'où il faut aller? C'est pour éprouver mes nerfs, c'est ça? J'en ai marre! Mais vraiment marre! Ce sont toujours les mêmes qui trinquent! Les autres se les roulent! Y font pas d'efforts! J' suis le dindon de la farce!   

        Y a rien là-haut! C'est vide! Ah! Pour suer, je sue! Quand il en faut un, je réponds toujours présent! C'est écrit pigeon sur mon front, sûr! Bon sang, je me fais pitié à moi-même! Je suis sur tous les coups, je donne de moi-même à 100 % et résultat: nada, rien! Les autres se gavent, ils s'empiffrent et moi qu'est-ce que j'ai? Quelle est ma part? Des cailloux, du vent et de la boue!

        La société fête des minables! Nous le savons tous les deux! Y valent pas un clou, tous ceux qui sont sur les affiches, dans les médias! Quand viendra mon jour? Hein? Y faut bien que le travail paye! Et mes sacrifices, hein? Et ma patience? Et mon amour? J' prends les injures et j' dis merci! Serait p't' être temps de renvoyer l'ascenseur, non?" 

        L'enfant Dom maintenant n'était plus qu'une plaie béante! Il souffrait ainsi qu'on l'aurait frotté avec du sel! Toutes les injustices qui l'avaient meurtri étaient de nouveau à la surface! Il avait quasiment les larmes aux yeux, mais le Magicien ne disait rien et son regard restait calme!

        Soudain, un oiseau poussa un cri plaintif et s'envola! De son plumage tombèrent quelques gouttes, qui scintillèrent tels des diamants! L'eau grise, où se mêlaient la mer et la rivière, les reçut avec une délicatesse infinie, puisque des ondes s'ouvrirent comme des fleurs! Un nuage couvrit le soleil et un manteau noir glissa sur la vase, ce qui mit en valeur ses bords pailletés d'or!

        Une sensation nouvelle gagna l'enfant Dom: il éprouvait le temps! C'était cela: il sentait tout le poids du temps, comme si celui-ci eût été là lui-même! comme si la reine Beauté regardait l'enfant Dom, avec amour! Jamais peut-être celui-ci au fond n'avait été aussi près d'elle! Au contact du vide, le temps était devenu palpable et l'enfant Dom en fut d'un coup apaisé!

        Sans doute était-il encore un peu las, mais il n'était plus triste, plutôt serein et le Magicien et lui prirent le chemin du retour! Ils arrivèrent à un pont, sur lequel battait son plein le trafic! Toutes sortes de véhicules se poussaient et certains conducteurs s'énervaient! Ils klaxonnaient ou tentaient des manœuvres dangereuses! Là-dessus, des motos venaient vrombir, telles des guêpes excitées, ce qui augmentait l'impression de chaos et la tension ambiante!

        "Mais nous sommes complètement dingues! fit l'enfant Dom au Magicien. Complètement tarés!"

     

                                                                                                   XXXVII

     

        Le professeur Ratamor allait mieux! De s'être confié au psychologue Gonflux l'avait requinqué! Il avait le sentiment de ne plus porter seul son fardeau et il reprenait ses cours avec ardeur! Il attaquait même des théories qui lui semblaient fausses et qui pourtant triomphaient dans le monde scientifique! Il voyait des collègues recevoir des prix, alors qu'ils racontaient quasiment n'importe quoi! Jusqu'ici Ratamor avait tant douté de lui-même qu'il n'avait fait que subir! Mais à présent, devant ses étudiants et fort de cette nouvelle énergie qu'il sentait, il démontrait sans pitié l'énormité, la stupidité de ces théories!

        Il disait: "Prenez la théorie A, par exemple! La théorie la plus en vogue en ce moment! Elle n'a pas moins de mille variantes! Elle s'étend à mesure qu'on lui présente des objections! Une vraie pâte à modeler! Et rien ne gêne ces messieurs! Les calculs les placent pourtant devant des difficultés insurmontables et aucun résultat expérimental ne vient confirmer leurs hypothèses! Peu importe! Ils ont réponse à tout! Ils transforment le réel au gré de leurs phantasmes! Ce n'est plus de la science! C'est de la vanité pure et simple! Eh bien, cela ne passera pas par moi, Ratamor! Je serai peut-être le dernier à tenir la tranchée, mais jusqu'au bout j'aurais résisté à cette mélasse!"

        Il y eut comme une rumeur admirative dans l'amphithéâtre... Chaque étudiant se sentait fier d'avoir un professeur aussi scrupuleux et courageux! Mais Ratamor reprenait: "Et la théorie B? Mais elle n'est pas meilleure, loin s'en faut! Elle se voudrait théorie du tout et elle réunit les grands noms du moment! Mais là encore on prend des vessies pour des lanternes! Les contradictions, les aberrations y sont nombreuses, mais, comme c'est devenu une habitude maintenant, on aménage, on sélectionne, on méprise! Oui, on piétine la simple vérité! On ignore la modestie, la valeur du travail! On est les champions de l'esbroufe!

        Mais le petit soldat Ratamor veille! Il dira aux généraux ce qui ne leur plaira pas! Il troublera leurs fêtes! Car il est le défenseur de l'ordre, du sérieux! Et...

        _ Professeur Ratamor!" 

        C'était la voix de Piccolo et Ratamor s'arrêta net! "Courage! se dit-il. Je ne peux pas partir en guerre contre mes collègues et en même temps avoir peur d'un gamin! Cette fois-ci, je ne vais en faire qu'une bouchée! N'ai-je pas raison dans mon combat? La rigueur scientifique est nécessaire, que puis-je craindre?"

        "Oui, Piccolo! fit Ratamor. Vous avez encore quelque chose qui vous gêne? Vous voulez ouvrir la fenêtre peut-être?"

        Des filles pouffèrent, mais il en fallait plus pour arrêter Piccolo et il se lança! "Professeur, dit-il, visiblement, vous avez le discours d'un homme en colère! Mais, même si on comprend vos sentiments, n'est-ce pas vous surtout qui souffrez?

        _ Mais, mais bien sûr que je suis en colère, Piccolo! Bien sûr que je souffre, quand je vois la science aussi malmenée, travestie par des gens qui paradent!

        _ Evidemment, professeur, mais n'y aura-t-il pas toujours des théories de pacotille et des profiteurs? Si vous étiez si sûr de la vérité, ne seriez-vous pas persuadé que toutes ces fariboles, tout ce cirque finiront par disparaître? Et alors ne garderiez-vous pas toute votre tranquillité, votre sérénité? 

        _ Mais... mais où voulez-vous en v'nir, Piccolo?

        _ N'est-ce pas plutôt votre ego qui souffre, professeur? qui a soif de dire qu'il sait, qu'il existe? Et au fond n'êtes-vous pas la preuve que la science, comme la plupart des autres choses, passe à côté de l'essentiel, à savoir la paix de l'esprit, seule bienfaitrice!

        _ Mais... mais Piccolo, pourquoi vous salissez tout, vous bousiller tout? Pourquoi êtes-vous si méchant?

        _ Mais ce que je dis, c'est aussi pour votre bien, car vous avez l'air d'avoir mal!

        _ Pour... pour mon bien? Mais, si j'ai mal, Piccolo, c'est à cause de vous!"

        Déjà Ratamor montait vers Piccolo, mais il fut arrêté par d'autres étudiants, qui voulaient l'empêcher de faire une bêtise! Eux aussi détestaient Piccolo, mais le plus important était leur professeur!

  • Les enfants Doms (XXVIII-XXXII)

    Dom17

     

     

     

     

     

                                                    XXVIII

     

        Un peu plus haut, Cariou eut la surprise de découvrir un salon légèrement cossu, construit en englobant la pente! On devait donc le traverser, pour atteindre un niveau supérieur, tandis qu'un homme, à l'air avenant, se levait déjà derrière un bureau, pour accueillir Cariou!

        "Une visite! s'écria l'homme qui en imposait, avec sa soixantaine! Je suis toujours heureux de découvrir des visages nouveaux!" Cariou regardait autour et il voyait beaucoup de livres. L'homme devait aimer l'étude et il rajouta: "Est-ce indiscret de vous demander le motif de votre visite?

        _ A vrai dire, je ne m'attendais pas à vous trouver sur ma route..., mais enfin je vais vers la lumière!

        _ Un idéaliste! J'en étais sûr! Vous avez l'allure noble, enthousiaste! En un mot, vous êtes beau, si je peux me permettre! Mais asseyez-vous, asseyez-vous! (L'homme désignait deux fauteuils.) J'adore les idéalistes! Ne le prenez pas mal, si j'utilise ce mot, mais je trouve les matérialistes si... terre à terre, si mercantiles! Ils ne songent qu'à leurs intérêts, fi! Excusez-moi!"

        L'homme se leva et se dirigea vers une imprimante, qui venait d'éjecter une page. Il la parcourut rapidement, puis il la jeta dans le gouffre! Cariou l'observa un instant et elle volait de-ci, de-là, avant de disparaître plus bas! "Où en étions-nous? reprit l'homme en se rasseyant. Ah oui! Comment vais-je vous l'annoncer?

        _ M'annoncer quoi? demanda Cariou.

        _ Mais que la lumière n'existe pas! Oh! Oh! Oui, je sais, vous êtes choqué! Pour vous la lumière existe et il va falloir un certain temps, et bien des efforts j'en ai peur, pour reconnaître le contraire! La vérité est toujours difficile à accepter! Excusez-moi!"

        L'homme se leva de nouveau et rejoignit l'imprimante, qui sortait une nouvelle feuille. Comme précédemment, il la relut sans s'attarder, puis il la laissa tomber dans le vide! "Je reste toujours très occupé! expliqua-t-il à Cariou. Même à la retraite, j'ai encore une vie très active! mais qu'est-ce qui vous fait croire que la lumière existe?

        _ Mais je la vois!

        _ Vous la voyez? Mais vous seriez bien le premier!

        _ Je comprends ce que vous voulez dire... Disons que je pars de la nature et de sa beauté extraordinaire!

        _ Eh oui! Et vous faites monter votre rêve jusqu'à nous! Vous êtes un être sensible et... c'est admirable! Je ne me moque pas de vous..., mais la réalité est beaucoup plus crue! Les gens sont égoïstes et il n'y a pas de miracles, pas de magie, ni de merveilleux! Il faut se camper bien droit devant sa destinée et la mort! Donner son fruit et partir! C'est plus courageux! Plus utile aussi!  

        _ Je ne crois pas que vous vous rendiez compte à quel point les gens sont égoïstes!

        _ Non? Tiens? Voilà une réponse... ou plutôt une réflexion qui n'est point banale! Alors, selon vous, ce serait moi, le naïf, le rêveur, l'idéaliste en somme?

        _ D'une certaine manière, oui... Qu'est-ce que vous faites avec ces pages, qui sortent de l'imprimante?

        _ Eh bien, je... (A ce moment, l'homme se rapprocha de l'imprimante et après quelques secondes, la feuille fit encore le papillon blanc!) J'écris mes mémoires, figurez-vous, dans lesquelles je continue, bien entendu, à exposer mes idées sur la vie!

        _ Bien entendu! Et autrement dit, vous vous servez encore de vos contemporains, pour vous sentir moins seul et important! Et vous appelez ça, se camper bravement devant l'éternité!

        _ Mais il est de mon devoir de concourir au progrès de l'humanité! Ma place dans la société est une preuve que j'avais quelque chose à dire!

        _ Je n'en doute pas! Mais vous trompez votre solitude en dominant les autres, en faisant autorité sur eux! Vous trouvez votre égoïsme si naturel que vous ne le voyez même pas! Et tellement préoccupé par vous-même, vous passez à côté de l'essentiel!

        _ Oh! Je n'ai vraiment pas de chances! Et quel serait-il cet essentiel?

        _ La beauté est cet essentiel! Mais on ne la voit que si on est un enfant!

        _ Vraiment?

        _ Mais vous êtes quelqu'un d'important, qui s'est pris en main et qui sait! L'enfant admire et ne comprend pas les grandes personnes! Il ne recherche pas sa propre gloire, mais il aime c'est tout! Il n'est même pas préoccupé par son courage ou sa destinée, comme vous dites! Il aime et admire, c'est sa joie!

        _ Il doit s'attendre à bien des malheurs!

        _ Nul ne sait mieux que l'enfant combien le monde est dur! Aucun mal ne lui échappe! Mais le véritable malheur, c'est de vouloir être une grande personne... C'est un travail colossal! qui écrase bien des individus et qui conduit à bien des tristesses! L'enfant n'est jamais seul et il s'enchante! Il est léger!

        _ Je crois que nous n'avons plus rien à nous dire!

        _ En effet, nous sommes à sec, car je ne vous admire pas! Vos pages qui volent, c'est votre plumage!

        _ Vous allez tomber de haut!

        _ Mais il n'y a aucun piège! Au revoir!"

     

                                                                                                             XXIX

     

        Cariou sentait toute sa liberté et combien tout était possible! Il ne voyait aucun frein, aucune limite et sa perception de l'infini, même si elle était fragile, le remplissait d'un espoir intense, le comblait de bonheur! Cariou volait presque vers la lumière, mais soudain il s'étala de tout son long!

        "T'as pas vu la chaîne et tu t'es pris le pied, d'dans! fit une voix au-dessus de lui. Gros nigaud, va! Mais tu courais! Tu t' croyais tout puissant, hein? Mais c'est moi, l' gardien, ici, mon pote!"

        Cariou prit la position assise, en se malaxant la cheville et il regarda celui qui se disait le gardien! C'était un vieil homme, au corps noueux et aux traits secs, ce qui lui donnait un aspect vigoureux et il prit place sur une chaise, en face de Cariou. Puis, il cracha sur le côté!

        "J' comprends pas! dit Cariou. Vous êtes le gardien de quoi? La lumière n'est à personne!

        _ Où est-ce que tu as vu ça, mon garçon? Oh! Je vois! Tu es un de ces intellos qui croit tout savoir! Mais, moi, aussi, j'en sais des trucs!

        _ Mais je n'en doute pas! Et d'ailleurs, je suis toujours content d'apprendre! Mon ignorance ne me dérange pas, car je la reconnais volontiers! Je n'essaie pas d'être le meilleur! Mais la lumière est à tout le monde et vous pouvez vous-même l'aimer, la posséder, en jouir! Seule elle rend heureux!

        _ Mon Dieu, quel charabia! Tu viens de Mars, j' parie! Et t'es sous le coup de l'émotion d'un atterrissage forcé! Ah! Ah! Mais y s' trouve que j'aime bien mon coin tel qu'il est! avec pas trop de monde devant! J'aime pas les gars dans ton genre, qui la ramène tout l' temps, qui bouche le paysage!

        _ Ah bon? On vous doit des comptes?

        _ T'as pigé, p'tit! J' suis le gardien!

        _ Donc, on ne peut pas être heureux en votre présence!

        _ Si! Mais en restant discret, poli!

        _ On doit se limiter par peur, c'est bien ça?"

        L'homme, pour toute réponse, cracha! " Y aurait bien une autre solution! reprit Cariou.

        _ Dis toujours!

        _ Mais pourquoi vous ne vous épanouissez pas vous-même? Pourquoi n'allez vous pas vous-même chercher la lumière? Elle vous ferait rire comme un enfant, vous remplirait tellement d'énergie que toute haine vous paraîtrait ridicule! En tout cas, toute jalousie vous serait inconnue! Au contraire, la lumière se réjouit de se voir ailleurs, chez d'autres!

        _ Tu continues à pas être clair, mon garçon! Mais si tu crois que j' suis jaloux d' toi, tu t' fais des illusions, ah! ah!

        _ Vous êtes un tyran! J' comprendrais vot' réaction, si j'en étais un autre! mais ce n'est pas le cas! Je ne veux triompher de personne! J' suis comme une fontaine: ce que j'ai en moi ne demande qu'à sortir! C'est la vie qui pousse!

        _ Mais c'est parce qu' t'as été mal éduqué! Et c'est pour ça que j' suis là! pour t'apprendre les bonnes manières!

        _ Mais pourquoi vous ne vous ouvrez pas à la lumière? Elle vous donnerait autant qu'à moi!

        _ C'est compliqué... J'ai pas fait beaucoup d'études... et on se moque vite de moi! J'ai le cerveau pourtant, j'suis pas plus bête qu'un autre!

        _ C'est par peur alors que vous ne voulez pas de la lumière? C'est pour vous défendre que vous êtes dur?

        _ Tu recommences à m'embrouiller! Le tout, c'est que tu restes bien sage! que t'évite de t'agiter! Sinon, je vais être encore obligé de sévir!"

        L'homme sortit un poing d'acier de sa poche... "Ecoutez, je vous ai mal jugé, expliqua Cariou. C'est vrai que j' dépasse souvent les bornes! Vous avez raison! Ah! Ah! j' veux être le chef, le numéro un! Faut qu' je sache où est ma place! Et c'est là que les gens comme vous ont tout leur rôle! Vous rétablissez l'ordre, l'harmonie!

        _ C'est pas faux!

        _ Et je vais donc faire demi-tour et m'en retourner! C'est vous le gardien ici, j'ai pigé!"

        Cariou se releva lentement, tête basse, comme tout penaud d'une méprise et il commença à redescendre... "Au revoir!" dit-il à l'homme, qui se contenta juste d'opiner sèchement!

     

                                                                                                         XXX

     

        Cariou n'avait pas voulu affronter le "gardien", parce qu'il ne s'agissait pas de détruire, ni de vaincre! La lumière n'est nullement de la haine, mais de l'amour et de la compréhension! C'est bien pour ça qu'elle rendait heureux! Elle donnait du sens, créait de l'harmonie et chassait la peur! "Mais combien d'homme et de femmes ne sont-ils pas des gardiens? se demanda Cariou. Car depuis ma montée ici je n'ai rencontré que des gardiens! Ils l'étaient tous à leur manière! Mais qu'est-ce qui définit le gardien?

        Il ne connaît pas la lumière et empêche les autres de l'atteindre! Il dit que c'est impossible, que la lumière n'existe pas, que le plus urgent, c'est de gagner sa vie, que les désillusions ou la maladie surviennent tôt ou tard! Il y a mille raisons données par le gardien, qui barrent la route de la lumière! Il fait peur pour qu'on rebrousse chemin! Sa haine est palpable et sert d'éteignoir, car la lumière, en apaisant, préserve l'énergie, la vitalité! Celui qui vit dans la lumière rayonne, sa joie est visible et il ne prend pas au sérieux le gardien, qui veut alors le détruire!

        Evidemment, la domination est à l'origine du gardien, il ne saurait en être autrement! Le gardien n'est qu'un Dom, avec une domination plus sociable que celle de l'enfant Dom! Mais puisque le gardien vit grâce à sa domination, il ne peut supporter qu'on la menace, qu'on ne la respecte pas! Mais comment la lumière, qui est infinie, pourrait-elle "trembler", se "coucher" devant le gardien! Comment pourrait-elle dire au gardien qu'il est le maître? Comment un nuage ou une fleur pourraient se restreindre au monde du gardien? Cela n'a pas de sens!

        Le gardien, voyant qu'on lui échappe, hait donc et d'abord par peur, car la lumière enlève tous les repères du gardien, anéantit sa domination, sa raison de vivre et cette logique est maintenant bien connue! La peur produit l'agressivité et c'est encore celle-ci qui empêche le gardien de chercher, de vouloir la lumière! Il faut sortir du "rang", affronter l'inconnu et d'autres gardiens, etc.! Mais ce n'est pas seulement la peur qui fait que le gardien demeure le gardien!

        La domination, se sentir supérieur, important, est évidemment une source de plaisir et la tentation, c'est de ne jamais abandonner son pouvoir; c'est de tout faire pour continuer à goûter sa réussite ou sa sécurité! Il ne viendrait même pas à l'esprit du gardien de renoncer, de perdre et pourquoi le ferait-il, puisqu'il n'aime pas la lumière! Dans un couple, on peut s'améliorer, grandir, consentir à des sacrifices, par amour pour l'autre, mais ce n'est pas encore la lumière, cela reste tout de même égoïste, car en dehors du couple qu'existe-t-il?

        Donc, le gardien ne veut ni le bonheur pour lui, ni pour les autres! En cela, il n'est pas excusable! Il ne veut pas du soleil et il dira qu'il n'y a que de l'ombre! Voilà le gardien, son poison! C'est la haine qui signale le gardien! C'est son chien, ses crocs! On ne passe pas! On admire le gardien, sinon on meurt! Le gardien parle de liberté, de raison, mais il rêve de vous faire cuire à la broche, avec de la sauce!

        Sacré gardien!"

     

                                                                                                           XXXI

     

        Cariou trouva assez facilement un autre chemin, pour rejoindre la lumière, car il n'en était plus très loin! Il en éprouvait déjà d'ailleurs la douce chaleur! Il connaissait cette paix ineffable, inaltérable, immarcescible! Qu'est-ce qu'on peut craindre, quand on n'est plus esclave de sa domination? C'est une histoire d'amour, de confiance! C'est un pas vers la lumière, c'est beaucoup de doutes, beaucoup d'errances et beaucoup de chagrins, car les gardiens veulent détruire la lumière et ceux qui la représentent!

        Ainsi Cariou sentit bientôt un sentiment très désagréable l'envahir, une souffrance pénible, alors qu'il avançait vers la lumière! Il en fut étonné et amer, car il s'attendait à une parfaite tranquillité, nullement à une gêne! Mais la lumière révélait ses blessures, elle y coulait comme du feu, elle réveillait toutes les hantises anciennes! Elle éclairait le cerveau et ce que voyait Cariou l'effarait, ainsi qu'il eût contemplé le massacre interminable d'un champ de bataille! 

        Son cerveau, invité à la paix, ne pouvait pourtant tenir en place et il est vrai que nous avons peur du vide et que nous cherchons incessamment quelque chose à faire! Mais Cariou voyait tous les instruments de torture, dont son esprit "disposait", et il y avait là de quoi le tuer des milliers de fois, de le briser en deux, puis en quatre, puis en dix, de le réduire en poudre, en cendres et de le balayer par la suite, afin que même dans le vide cosmique il n'en y eût nulle trace, nul souvenir!   

        C'était beaucoup trop, mais d'où cela venait-il? Mais les gardiens s'étaient acharnés sur lui! Il représentait un obstacle incompréhensible, une borne insondable! Il semblait défier toute domination, alors qu'il n'était encore qu'un enfant! On l'avait donc malmené par peur d'abord, épouvanté par cette étrangeté, mais par sadisme aussi, pour se sentir toujours le plus fort! On avait voulu le soumettre de toutes les manières possibles, quitte à le culpabiliser outrageusement, absurdement! On ne lui avait laissé aucun répit, on avait cherché la moindre faille, mais inexplicablement, il avait résisté!

        Au fond, il ne pouvait changer sa nature, mais, s'il semblait à l'extérieur intact, imperturbable, à l'intérieur il était dévasté! Malgré les apparences, il n'était plus qu'une pâte molle, un esprit sanglant, un être hébété! A force d'être coupé au scalpel, son cerveau n'était plus qu'un amas informe et Cariou se demanda par quel miracle il était encore vivant! Qu'est-ce qui tout du long avait pu lui garder une cohérence? Sa raison avait l'air d'un cheveu!

        Cariou avait bien conscience qu'il pouvait à tout moment de nouveau se détruire, se mettre en guerre contre lui-même et qu'il n'y avait que le temps pour cautériser tout cela! L'injustice qu'il avait subi lui apparaissait tel un abîme! Mais il s'excusa alors pour certains aspects de son comportement, car il ne mesurait même pas combien la dépression pesait, agissait sur lui! Ses traumatismes avaient encore une action souterraine et il était un peu comme ces jeunes feuilles, qui, au soleil, ont l'air flétries et mêmes mortes, avant de luire totalement!

        Il eût dû encore être rempli de haine, à l'égard de tous ceux qui l'avaient meurtri aussi durement, mais la lumière, en lui expliquant les choses, l'apaisait, ne serait-ce que parce que les peurs et la violence se transmettent de génération en génération! La lumière lui donnait bien plus qu'il ne pouvait l'imaginer et le faisait vainqueur, d'autant qu'autour on restait tendu, inquiet et agressif! Sa vengeance, c'était sa joie!

        Il en était là de ces réflexions, quand il se sentit tiré par les épaules et il émergea en pleine rue de RAM! Il avait été hissé par une bouche et il se retrouvait aux pieds des deux armoires à glace de Dominator! Il cligna des yeux, ne pouvant croire ce qu'il voyait! "Comment vous m'avez retrouvé les gars? finit-il par demander.

        _ On a des indics partout! fit l'un.

        _ Le patron veut vous voir! dit l'autre.

        _ Bon!"

        Cariou tendit la main et on l'aida à se relever! Puis, on monta dans l'autociel et en vol, Cariou soudain s'inquiéta: "Mais dites donc les gars, est-ce que les filles vous ont...?

       _ Non! répliqua sèchement celui qui pilotait.

       _ On a eu droit aux verges!" lâcha l'autre.

        Cariou regarda les deux hommes et éclata de rire! Ils étaient assis sur des coussins, ce qui prouvait qu'ils avaient encore mal!

     

                                                                                                           XXXII

     

        L'enfant Dom Stan Harris était devenu plus sombre, plus amer! Il ne s'enchantait plus de brûler une bibliothèque ou de vandaliser un lieu publique, comme s'il défiait sportivement la société! Il trouvait maintenant cela enfantin, car c'était surtout pour épater la Toile et donc des ados! Harris se sentait plus mûr et voulait être mieux considéré! Quant à scandaliser les pauvres gens, en martyrisant les animaux, c'était sale et trop bizarre! Il n'était pas un retardé mental tout de même!

        En fait, la disparition brusque d'Œil d'or l'avait quasiment laissé orphelin! Tant qu'il avait travaillé pour ce personnage, qu'il savait haut placé, il n'avait pas eu l'impression de se diminuer, mais au contraire il se croyait faire partie de l'élite, d'être un affranchi, un maître du jeu! Il jouissait de ce rôle important et secret! Mais la mort d'Œil d'or avait été un choc et du jour au lendemain, il s'était retrouvé sans but!

        Pour gagner sa vie, il avait essayé plusieurs postes, serveur, animateur, vendeur, mais à chaque fois il n'était pas resté longtemps, soit il ne supportait pas le patron, soit il était humilié par son faible statut social! Il était placé devant une réalité qui le décontenançait! Il volait aussi, pour ses besoins, mais il n'était pas une fripouille et il n'exultait pas devant le butin! Il était pris par une étrange mélancolie, car n'était-il pas un étranger dans le monde qui l'entourait?

        Il eût voulu arrêter le flux des choses, être le centre d'intérêt! Or, la vie était trop grande, trop rapide, trop indifférente! Chacun avait ses plaisirs, allait à ses affaires et le plus souvent ce n'était que niaiseries! Cette fille souriait et elle était moche! Ce cadre pressé roulait des mécaniques et n'était qu'un pantin! Cet homme était méprisant et son ventre tombait presque par terre! C'était la même pièce médiocre, rejouée chaque jour et en tout cas, personne ne pensait à Stan Harris!

          Où était le problème? Il n'avait sans doute pas le bagage suffisant, ni surtout les relations pour rejoindre la Tour du Pouvoir, devenir l'un de ces employés qui gravissaient les échelons, jusqu'à se rendre indispensable dans l'ombre des plus grands! Il était condamné à la rue, à l'anonymat! Il était à la merci de l'injure et de la laideur! Il restait seul, car tôt ou tard il faisait fuir les autres et il ne comprenait pas bien pourquoi, mais cette solitude le minait, le désagrégeait, ainsi que le mouvement, devant lui, eût été comme la mer, quand elle se retire en creusant sous les pieds!

        Il ressentait une angoisse qui le terrifiait! Il était tout le temps en sueur et devait se cramponner au sol, comme s'il risquait d'être éparpillé brusquement, en une poussière qui se serait dissoute dans l'espace! Il serrait les dents et regardait de plus en plus méchamment les gens! N'étaient-ils pas égoïstes, petits, mesquins? Si lui souffrait, pourquoi pas eux? Il allait leur donner une leçon, leur montrer qui était le maître! On ne s'occupait pas de lui, il détruirait donc! Sa haine était devenue incommensurable!

        Il quitta le banc, où il était assis, ouvrit son manteau et libéra le fusil à canon scié, qu'il y avait caché! Ses poches étaient pleines de cartouches, il y avait de quoi faire! Il attaqua bravement, sans pitié et il tira brusquement sur une maman, qui passait avec son enfant! Les deux s'écroulèrent, pleins de sang, et aussitôt la stupeur s'empara des témoins! Un homme, plus vif que les autres, tenta d'intervenir, mais il reçut en pleine poitrine la nouvelle décharge! La panique gagna alors tout le monde et on courait dans tous les sens pour se cacher! Harris continuait à faire feu et il fallut encore dix minutes, avant d'entendre les premières sirènes de la police!   

        Harris prit conscience que la situation changeait, mais peu lui importait, au contraire! Il s'était mis derrière un pilier, pour recharger son arme, et il se disait qu'il allait en faire voir aux flics aussi! Il vendrait chèrement sa peau et beaucoup de veuves pleureraient ce soir! Il quitta son pilier et sa cervelle vola en éclats! Il venait d'être abattu par un tireur d'élite et avait été tué sur le coup!

        Dans la rue, il y avait des gémissements, des morts et du sang qui coulait! C'était une vision de cauchemar!

  • Les enfants Doms (XXIII-XXVII)

    Dom16

     

     

     

     

     

                                               XXIII

     

        Le professeur Ratamor était dans le bureau de son collègue, Gonflux, le psychologue de l'Université! Cet endroit pouvait très bien se transformer en un cabinet, avec sa porte capitonnée, ses peintures paisibles et son grand divan en cuir! Gonflux y accueillait quiconque le désirait et il écoutait la souffrance, dans le but de la soulager!

        Il avait été surpris par la demande de Ratamor, mais maintenant il s'efforçait de mettre à l'aise son visiteur et bien entendu, il avait recours à sa méthode habituelle, qui était de rester silencieux lui-même, comme s'il n'existait pas, afin de libérer la parole, suivant le principe des vases communicants, pour ainsi dire, le plein ne trouvant aucune autre solution que de remplir le vide, c'est-à-dire l'oreille!

        Ratamor, de son côté, était de moins en moins sûr de lui: que faisait-il là, chez un collègue en plus? Mais il avait été poussé par le désespoir, il ne devait pas le nier et peut-être qu'au final cette consultation apporterait quelque bien! Cependant, il était gêné par le comportement de Gonflux, qui certes était prêt à écouter, mais qui aussi respirait désagréablement, donnant l'impression d'un nez bouché, et qui surtout avait une fois produit un bruit terrible, comme s'il venait de se casser une dent!

        Enfin, le vin était tiré et il fallait le boire, et Ratamor commença: "C'est au sujet d'un étudiant, nommé Piccolo..." Gonflux n'eut aucune réaction et Ratamor poursuivit: "Il veut ma peau, j'en suis sûr! 

        _ Doucement, doucement, Ratamor! Je te signale, et tu dois t'en douter, que l'affaiblissement psychique conduit volontiers à la paranoïa! Tu exagères sans doute et sitôt que tu auras repris... du poil de la bête, tu riras de tes frayeurs!"

        Gonflux n'avait pu s'empêcher d'intervenir, mais il voulait rassurer! " Peut-être, mais ce type est un vrai poison! reprit Ratamor. Il vient de l'enfer, je le sens! Tu crois qu'on paye d'une manière ou d'une autre ses fautes passées!

        _ J'avoue que je ne reconnais plus le professeur Ratamor! Le scientifique, le matérialiste exemplaire! Tu divagues, mon cher! Mais explique-moi pourquoi il t'en voudrait personnellement?

        _ Je suis fatigué, si fatigué! Il est là dans l'amphi, il attend son heure! J'ai l'impression de voir tout le temps son sourire narquois! Je sais que sa question va venir et cela me rend malade!

        _ Mais enfin qu'est-ce qu'il te demande pour te désarçonner à ce point! C'est bien toi le maître, non?

        _ Justement!

        _ Justement quoi?

        _ Il dit qu'il y a une relation entre le pouvoir et la beauté! Autrement dit, plus on a une position dominante, comme celle du maître, et moins on juge la beauté essentielle!

        _ Intéressant!

        _ Intéressant? C'est tout ce que tu trouves à dire? Ah, parce que tu crois que tu n'es pas concerné, comme si tu n'occupais pas toi-même derrière ce bureau une position de pouvoir?

        _ Je suis à l'écoute de mes patients...

        _ Allons, allons, tu n'éprouves donc pas une secrète satisfaction de me recevoir, moi, Ratamor, un de tes collègues?

        _ Comment t'as dit qu'il s'appelait ton étudiant? Piccolo? Aussi mauvais qu'un cancrelat, j' parie! Faut l'écraser, c'est tout!"

     

                                                                                                   XXIV

     

        Cariou cherchait toujours à s'orienter et il guettait le moindre bruit, le plus petit signe qui aurait pu le renseigner sur la direction à prendre! Soudain, il se figea, car il venait de voir une ombre furtive! Il doutait de sa vision, tellement cela avait été rapide, mais maintenant il distinguait parfaitement un rat, quasiment aussi gros qu'un chat!

        Cariou était caché dans son boyau et il observait tout à son aise l'animal! Qu'allait faire celui-ci? N'était-il pas en route vers la surface, pour faire ses délices d'une poubelle? En un bon, le rat atteignit une niche, d'où il surveilla les alentours, puis encore un saut et il disparut par une bouche située à plus de trois mètres de haut! Si Cariou ne l'avait pas vu de ses propres yeux, il ne l'aurait jamais cru! Même un chat n'aurait pas réussi ce qui avait paru comme un simple jeu!

        "Un jour ou l'autre, nous devrons combattre "pied à pied" les rats!" se dit Cariou, qui à présent considérait la bouche... Elle n'était pas inaccessible, car d'anciennes attaches de fer pouvaient servir de prises et Cariou se hissa tant bien que mal! Il était en train de grimacer quand, par l'ouverture, il reçut de l'air frais! "Ce n'est pas possible!" s'écria-t-il et galvanisé, il se glissa dans un conduit étroit, qui imposait de ramper, mais dont on apercevait la sortie!

           Ce que découvrit Cariou le stupéfia! Il était dans un puits, immense et apparemment sans fond! Tout était noir vers le bas, mais le haut effectivement s'éclairait, sous un toit translucide! La lumière du jour! Il y avait du progrès! Mais les parois étaient abruptes... Pourtant, il y avait en face une rampe, qui montait en colimaçon, autour du vide, et qui devait normalement passer sous Cariou! Il baissa la tête et jugea qu'il suffisait de se laisser glisser, pour l'atteindre!

        Il y eut encore un peu de gymnastique et de sueur, mais enfin Cariou fut sur la rampe, d'où on sentait le vide quasiment tel un bruit! La voie était cependant assez large, pour deux personnes, et Cariou s'aperçut qu'il n'était pas seul, mais que d'autres montaient comme lui, quoique leur allure terne, fermée, les eût rendus invisibles jusque-là!  Il s'intéressa au premier d'entre eux et lui demanda peut-être maladroitement: "Alors vous aussi, vous grimpez vers la lumière, hein?

         _ Sachez que je n'en ai rien à faire de la lumière! lui répondit celui-ci. Je sais ce que je vaux et combien on me doit! Si seulement on m'écoutait!   

         _ Mais... mais..."

        Cariou n'eut pas le temps de finir sa phrase, car l'homme ouvrit soudain de grands yeux! Ce fut comme si le vide le saisissait, le tirait en arrière et Cariou voulut l'aider, mais déjà il chutait et l'ombre du fond l'engloutissait! Son cri avait retenti et Cariou contre la paroi essayait de se calmer! A cet instant, un autre individu montait et Cariou le regarda: c'était le même homme que celui qui venait de tomber! Il avait un visage tout semblable!

        Cariou, d'un voix encore tremblante, lui dit: "Vous... vous avez vu? Quelqu'un... Il vous ressemblait d'ailleurs!

        _ Impossible! Je suis unique! Laissez-moi passer! Je sais ce que je vaux et combien on me doit!

        _ Mais... mais...

        _ Il n'y a pas de mais! On m'attend!"

        L'homme s'arrêta là, car, comme le précédent, il fut aspiré par le vide et l'horreur lue dans ses yeux disparut elle aussi! "Ils tombent et ils remontent! Il y a quelque chose dont ils sont prisonniers apparemment!" se murmura Cariou, qui se mit à escalader la rampe avec entrain! 

     

                                                                                                        XXV

     

        Andrea Fiala venait d'apprendre la mort de Macamo et elle était triste! Elle avait peur aussi... Elle avait peur de la bêtise, de l'obstination, qui conduisait à la violence! "Car derrière nos rages et nos colères se cachent toujours notre domination, la soif de notre égoïsme!" pensait-elle. Au souvenir de Macamo, elle en voulait à ceux qui cachent leur ambition, toute l'avidité de leur amour-propre, sous l'étendard de la justice sociale! En se faisant le défenseur des plus faibles, on pouvait exprimer toute sa rancœur, toute sa haine impunément!

        On faisait croire qu'on était transparent, juste au service de la justice! On abusait et les autres et soi-même, sous les airs du chevalier blanc! On avait toute liberté pour se laisser aller, ne pas se contraindre et on n'évoluait pas! La preuve, c'est qu'on s'emportait à la moindre déconvenue, car on était encore un enfant! "Il n'y a pas de sagesse sans patience, sans prendre conscience de l'immensité des choses et de leur complexité!" songeait Andrea.

        Mais on excusait encore ses emportements, car on parlait au nom du pauvre et de ce côté n'y avait-il pas urgence? On s'admirait, on s'écoutait parler, on enflammait les autres pour mieux se grandir et on semait les germes de la violence, de la révolte qui n'était au fond que celle de la domination frustrée! On voulait le pouvoir, le contrôle du monde et on ne guérissait pas de sa peur!

        Andrea, pour se consoler et penser toujours à Macamo, lui semblait-elle, se mit à écrire sur l'économie: "Un pays fonctionne grâce à ses services, son administration et sa protection sociale! Pour payer cela, il faut des cotisations et des impôts! Des salariés et des entreprises sont donc nécessaires! L'argent doit circuler et être motivant! Ceux qui prennent le patronat pour ennemi se coupe la moitié du corps!

        Le communisme n'a jamais été viable économiquement! Il n'est pas rentable et s'il a survécu aussi longtemps, c'est en exploitant sa population! Jamais un régime n'a autant asservi les gens, alors que son but était la fraternité! La réserve d'or de Moscou vient des milliers de morts de la Kolyma! On a écrasé l'être humain et son souvenir même s'est effacé!      

        C'est toujours la domination qui nous pousse et on se trompe sur soi en se donnant un ennemi, en l'occurrence le riche, le profiteur, la capitaliste! Si celui-ci existe, c'est parce qu'il est en chacun de nous! On ne peut pas comprendre cela, si on ne lutte pas contre soi-même! On reste dans une illusion et illogique, tant qu'on ne se voit pas tel qu'on est!

        Le libéralisme permet le développement du pays, mais ses abus sont les nôtres! Le puissant qui n'en a jamais assez, qui veut échapper à l'impôt et qui méprise plus petit que lui, c'est le syndicaliste qui hait parce qu'il n'est pas le maître! C'est le marginal qui roule des mécaniques avec sa canette! C'est le SDF qui en tue un autre pour s'emparer d'un manteau! C'est le commerçant qui joue les notables!

        C'est tout la bulle de la domination, sa maladie qui place la société dans une impasse! Certes, pour corriger nos comportement, il y a les lois et on voit comme elles doivent évoluer face à l'évasion fiscale des multinationales! Mais ce sont toujours d'autres nous-mêmes que nous fustigeons! Ce sont nos frères que nous voulons abattre! Mais, si nous sommes autant dangereux et repoussants, pourquoi ne changeons-nous pas?"

     

                                                                                                              XXVI     

     

        Cariou montait, montait, mais il n'adressait plus la parole au même personnage, qu'il dépassait régulièrement! Il ne voulait pas que celui-ci, par ses propos, fût entraîné dans le vide! Bien que cela parût sans danger, la scène ne laissait pas d'être insoutenable!

        Mais bientôt il y eut d'autres personnes... Elles étaient contre la paroi et elles ne bougeaient pas! Elles avaient l'air hostiles, narquoises... Elles semblaient défier celui qui arrivait! Cariou essaya de passer sans s'arrêter, mais il fut aussitôt interpellé! "Où c'est qu'on va comme ça? jeta l'un.
        _ Mais je monte, répondit poliment Cariou.  

        _ Ah! Ah! Il monte!" se moqua l'individu et tout le monde éclata de rire.

        "Mais y a rien là-haut! s'écria un autre.

        _ Mais je vois de la lumière et j'ai besoin d'air! répondit Cariou.

        _ Tu veux faire l'important, c'est tout!

        _ Ouais, le gars se croit meilleur que nous!

        _ Mais pas du tout! répliqua Cariou. Et d'ailleurs je ne vous connais pas..., mais c'est peut-être ça le problème, non?

        _ Qu'est-ce que tu veux dire?

        _ Ben, pourquoi vous montez pas tous vers la lumière, pour respirer, vous éclater!

        _ Pfff! C'est pas meilleur qu'ici! Et nous, on est bien ici, hein, les gars?

        _ Ouais! Ouais! firent les autres en opinant fortement.

        _ Mais si vous étiez heureux, vous ne seriez pas agressifs! répondit Cariou.

        _ Mais on n'est pas agressif! C'est toi qui fais toute une histoire!

        _ Ah bon, je peux monter librement? J'ai passé le contrôle?

        _ T'es véritablement un bouseux!

        _ Et si je vous aidais les gars? renchérit Cariou. Car visiblement vous n'avez pas de jus! 

        _ Eh! Y a le benêt qui veut nous aider les gars!

        _ Ah! Ah!

        _ Vous savez pourquoi vous n'avez pas d' jus?

        _ D'où tu tiens qu'on n'a pas de jus, comme tu dis!

        _ Mais vous êtes là amorphes, comme paralysés, d'où votre haine! Vous n'avez pas la force de monter et au lieu de chercher pourquoi, vous empêcher les autres de le faire!

        _ D'accord, l'affreux! Alors t'as la science infuse et tu vas nous éclairer!

        _ Mais justement, votre problème, c'est que vous ramenez tout à vous! Vous n'aimez pas les autres! Vous voulez vous imposer et cela vous tourmente! Vous ne savez pas vous reposer, car votre réussite vous mine! Or, qu'est-ce que ça peut faire? Pourquoi vous ne vous enchantez pas de la vie?

        _ Mais y a des tas de choses graves! Y a des gens qui souffrent!

        _ Et c'est vos gueules fermées et patibulaires qui vont les aider, leur redonner de l'espoir?

        _ Oh! Oh! J'ai jamais dit que t' avais le droit de nous gonfler!

        _ Que Sa Seigneurie m'excuse, d'autant qu'elle a peur!

        _ Peur? Peur de quoi?

        _ Mais peur de la lumière, de la liberté, de la grandeur!

        _ Barre-toi! J' sens que je vais devenir violent!"

        Cariou hocha la tête et passa devant les autres, qui soit baissaient la tête, soit le regardaient avec haine!, Puis, ce fut des femmes qui l'agrippèrent, en disant: "Ne va pas plus loin, c'est dangereux! Reste avec nous! Tu verras, on prendra du bon temps!" Cariou se débattait et regardait ces visages abîmés avec compassion! Il eût envie de les ranimer, de leur redonner de la confiance et de la joie, mais ces femmes étaient comme les hommes précédents: elles ne voulaient pas évoluer! Elles étaient vissées à elles-mêmes, comme les balanes à une coque! C'était un abîme et on ne pouvait les sauver!

        Cariou se libéra, avec un frisson et reprit son ascension! "Quelle folie! se dit-il. Elles pourraient être heureuses!" 

     

                                                                                                 XXVII

     

        Cariou se sentit soudain las, car tous ces combats, pour gagner la lumière, l'avaient épuisé! Il se rendit compte qu'il marchait dans une sorte de colle et qu'il devait arracher chacun de ses pieds! Il continuait pourtant d'avancer, au prix de grands efforts, et il voyait à côté des horreurs, car certains étaient restés figés, incapables de se dégager et il ne restait plus que leur squelette!

        Cariou ne s'en laissa pas démonter, même si les crânes autour racontaient chacun une histoire! Qu'aurait pu dire celui-ci? Qu'il avait une maladie, qui l'avait empêché d'aller plus loin? Et celui-là? Qu'on ne lui avait pas donné le bon coup de pouce, qu'il n'avait jamais rien reçu? L'air était plein de l'écho des morts et à les écouter, on se serait perdu soi-même!

        Cariou avait appris la patience et les terreurs de la nuit l'avaient fortifié! Il n'allait pas s'apitoyer sur lui-même et la haine n'était pas pour lui! Il perçut un sol plus ferme et il passa le bourbier! C'était plus fort que lui, comme si un souffle le transportait, le soutenait! La vie apparemment débordait de sa personne, voulait s'étendre, se répandre et il échappait à tous les obstacles!

        Plus loin, il y avait un certain tapage: c'était des livres animés, qui parlaient, discutaient! Cariou s'approcha pour écouter et l'un disait: "La substantialité est dans le matérialisme! Attention! Je ne dis pas que c'est coexistant! Mais plutôt analogique! Ce serait une sorte de réalité repliée, diffuse, parallèle! Voilà le but! La solution!" Les autres livres s'agitèrent, opinèrent, échangèrent!

        C'était un beau brouhaha, mais qui n'intéressait pas Cariou et il s'efforça de passer discrètement! "Vous là! fit le livre qui avait parlé. On ne vous intéresse pas! Vous vous sentez peut-être supérieur?

        _ Non, non, répondit Cariou, mais j'ai autre chose à faire!

        _ Autre chose à faire! Voilà qui est amusant! Nous réfléchissons ici sur le sens de la vie et monsieur a autre chose à faire!"   

        Les autres livres furent alertés et prirent un air sévère, à l'égard de Cariou! "Oh! mais vous êtes beaucoup trop savants pour moi! répliqua Cariou! Dès que je dois forcer un peu mon esprit, je deviens idiot!

        _ Mais c'est déjà très bien de le reconnaître! (Les autres livres approuvèrent.) Mais si vous voulez, je peux me montrer infiniment plus simple...

        _ Non, vraiment non, je vous en remercie, mais cela ne m'intéresse pas!

        _ Et qu'est-ce qui vous intéresse alors? manger, le sexe, respirer peut-être? (Les autres livres rirent.)

        _ Mais vous n'avez pas besoin de moi, n'est-ce pas? Des gens aussi importants que vous ont déjà tant à faire! Je vous demande de me laisser dans mon ignorance crasse, s'il vous plaît!

        _ Eh bien soit! La lie reste la lie!"

        Cariou allait s'en aller, quand un livre l'accrocha au passage: "Tu n'aimes pas le maître? fit-il. Pour qui tu te prends?" et il gifla Cariou avec ses pages! Cariou recula, choqué, puis il dit: "Vous savez la violence est toujours un  signe de bêtise, d'impuissance! Si vos idées étaient justes, vous seriez en paix avec vous-mêmes!

        _ Il n'a pas tort! intervint le livre maître. Ne vous occupez pas de lui (il désignait Cariou)! Venez plutôt voir mon dernier prix!"

        Tous les livres se groupèrent autour du maître, pour regarder un objet brillant, pendu à sa couverture et Cariou en profita pour s'éclipser! Il se caressa la joue, car il sentait encore la gifle! "Des coqs! songea Cariou. Ce sont de véritables coqs!" L'amertume l'effleura, mais il n'en continua pas moins son ascension et il regardait la lumière, quand un homme de deux mètres de haut, se dressa entre elle et lui!

        "Où vas-tu?" demanda le géant, qui portait une robe. Sa voix était douce, mais toute son allure dégageait une menace! "Je vais vers la lumière, répondit Cariou.

        _ C'est bien, très bien même, car rares sont ceux qui font comme toi de nos jours!

        _ Oui, oui, mais excusez-moi, je suis pressé d'arriver!

        _ Halte, malheureux! (Le géant bloquait maintenant le passage.) La lumière est sacrée et elle demande de l'humilité! On ne va pas à elle comme ça! Il faut être pur! A genoux et prions, pour que la lumière accepte ton âme!

        _ Ben non, la lumière est mon amie et je l'aime comme elle m'aime! J'ai pas besoin de prier et je vous prie de me laisser passer!

        _ Co... comment? Tu me réponds sur ce ton?

        _ C'est vous qui manquez de simplicité... et qui n'êtes pas pur! Vous vous faites le gardien ici et la lumière n'aime pas le pouvoir!

        _ Mais... mais il faut bien que quelqu'un fasse respecter le sacré!

        _ Mais non, le sacré arrivera bien à s'occuper de lui-même! Vous ne doutez pas du pouvoir de la lumière tout de même!

        _ Non, bien entendu!

        _ A la bonne heure! Vous savez, parler de la lumière avec amour, c'est très bon et ça fait même du bien! Mais devenir agressif en son nom, tsss! tsss!

        _ Mais tu me fais la leçon, ma parole! J'ai l'impression que tu manques de discipline! (Le géant se saisit d'un bâton.) Quand la viande est trop ferme, on la bat un peu, pour l'adoucir!

        _ Ne me tentez pas! Je serais obligé de vous donner une fessée!

        _ La mesure est comble! C'est l'heure du châtiment!

        _ Pauvre lumière!"

        A ce stade, Cariou se jeta sous la robe du géant et passa en dessous! Avant même que l'autre ne tournât son immense masse, Cariou lui projetait ses deux pieds dans le derrière! Le géant fut surpris et piqua vers l'avant, puis il se mit à rouler sur la pente! "Sacrée chute!" murmura Cariou et il s'épousseta, pour repartir de plus belle!

  • Les enfants Doms (XVIII-XXII)

    Dom15

     

     

     

                                               XVIII

     

        Cariou s'attendait désormais à voir le tunnel remonter, puisque certains apparemment vivaient par ici et avaient besoin de courses, mais on avançait toujours à la même hauteur, avec le même éclairage désespérément monotone, ce qui à force finissait par angoisser, car on avait l'impression que c'était interminable!

        Soudain, Cariou tendit l'oreille: il entendait de la musique, enfin un battement sourd... On eût dit du tam-tam électronique! Il y avait là quelque chose de tribal et d'impérieux! comme si on appelait à la guerre dans le cosmos! Essayait-on de réveiller quelque force maléfique? Un sentiment inquiétant submergea Cariou, qui pressa le pas! Paradoxalement, il voulait maintenant connaître à tout prix le danger qu'il suspectait! Il fallait qu'il l'analysât!

        Il fut devant une vieille porte en fer, bien rouillée, mais elle s'ouvrit quand il en abaissa la poignée et la tira vers lui! Dès lors, la musique devint épouvantable! Elle perçait les oreilles et plongeait dans une sorte d'enfer! Peu à peu, un spectacle s'offrit à la vue de Cariou et il profitait d'être dans l'ombre, pour rassasier ses yeux! Dans un immense salle, des hommes et des femmes dansaient! Mais ils avaient tous les mêmes mouvements, bien disciplinés! Leur coordination était parfaite et rappelait les défilés militaires!

        C'était déjà assez stupéfiant, mais ce qui glaça Cariou, c'était que chacun avait un masque de loup! Cela donnait à la scène un aspect terrifiant! Des lumières changeantes éclairaient des museaux, des dents, une peau grise, des yeux de braise! La vigueur des danseurs devenait cruelle, sinistre! Tout d'un coup, la musique cessa et les corps s'arrêtèrent! Un homme-loup, vêtu d'une cape brillante, monta sur un estrade et commença un discours!

        "Le monde s'écroule! Guerre là-bas, violences ici! Partout le chaos règne, comme si nous étions la proie de forces obscures! Décadence, corruption! La nuit s'avance et il n'y a nulle lumière! Qui mettra de l'ordre, sinon nous-mêmes? Veut-on nos familles traînées dans la boue, dans le besoin? Veut-on notre pays envahi par des étrangers? Veut-on disparaître? L'ordre c'est nous! La salut c'est nous! Nous les loups!"

        A cet instant, l'assemblée, surtout constituée de jeunes, se frappa le cœur en scandant: "Loup! Loup! Loup!" Puis d'un geste, l'orateur fit revenir le silence et il reprit: "La nature nous l'apprend, c'est le plus fort qui règne! C'est lui qui fait la loi! C'est lui qui fait l'ordre! Or, nous sommes les plus forts! Nous n'avons pas peur! Nous rétablirons l'ordre, c'est notre destinée, à nous, les loups!"

        De nouveau, l'auditoire se mit à crier: "Loup! Loup!", mais soudain il y eut un long hurlement discordant! C'était une alerte et la lumière se braqua subitement sur Cariou: il était découvert! Instinctivement, il recula... Son sang battait à tout rompre! Il regarda autour de lui et aperçut une échelle, fixée au mur et qui montait dans une sorte de boyau! Il courut vers elle et commença à monter!

        Il avait l'impression d'agir au ralenti, tellement il se sentait lent et nerveux! Peut-être l'imaginait-il, mais il lui semblait entendre des grognements sous lui et en tout cas "Loup! Loup!" résonnait partout! On lui saisit un pied et l'épouvante le gagna, mais il était en position de force et il écrasa une main, sans vergogne! Il jeta même un coup d'œil vers le bas, avant de frapper à la tête son poursuivant le plus proche, et il dut surmonter son dégoût, car le masque de bête était effrayant!

        Il avait détendu son pied le plus durement possible et son adversaire, sous le coup, lâcha prise et s'écroula sur ceux qui le suivaient! Cariou en profita pour monter plus à l'aise et en haut il tremblait moins! On était à un étage supérieur et l'ouverture de l'échelle se fermait avec une trappe, que Cariou rabattit immédiatement et verrouilla grâce à une barre de fer! Mais il ne se sentait nullement en sécurité: "ils" pouvaient surgir à tout moment! 

        Une autre échelle commençait tout près et Cariou l'emprunta. De nouveau, il dut se concentrer, se calmer et il émergea devant un tunnel plus étroit. Il n'y avait là aucune fermeture pour l'échelle et Cariou s'enfonça sans tarder dans cet autre "tuyau"! Il devait se tenir courbé et il avançait tel un singe! L'obscurité n'était pas totale, car des vapeurs montaient de grilles, comme si le sol avait été ajouré! 

        En sueur et sale, Cariou s'arrêta... Il avait assez couru, lui semblait-il et seulement à ce moment-là, il se rendit compte du silence! "Eh bien, on n'a pas fini d'en voir!" se dit-il et il éclata de rire, mais c'était nerveux!  

     

                                                                                                   XIX

     

        "Dis grand-père...", mais le grand-père n'écoutait pas! Il rêvait à un poème, qui racontait sa solitude, sa tristesse, mais aussi sa résistance face à la folie du monde, son ignorance et sa vanité!

        Le poème utilisait un univers dans lequel le grand-père se plaisait à cet instant! Son imagination y trouvait son compte, car on n'écrivait pas des poèmes pour donner des leçons! Il fallait sentir le souffle de l'esprit, sa puissance et c'était aussi cela qui emportait le lecteur, l'éclairait! Le grand-père devait d'abord aimer ce qu'il faisait, s'il voulait intéresser les autres!

        Peu à peu les vers se formaient derrière ses yeux fermés et leur résonnance aidait à leur création, comme un alpiniste met un piton, puis un autre! Cela n'avait rien d'artificiel, bien au contraire, c'était un chant, une musique, avec pour seul instrument le cerveau!

     

             L'AZTEQUE

     

    Aux ramées de la jungle,

    Le jour brumeux se prend

    Et un oiseau qui cingle

    Lance un cri térébrant!

     

    L'herbe éteint la terrasse

    Du grand téocalli,

    Effaçant de la race

    Du soleil les folies!

     

    Pourtant, après un porche,

    Plus loin que les serpents,

    Un homme au feu des torches

    En rayons se répand!

     

                                                                                                           XX

     

        L'enfant Dom était de nouveau en compagnie du Magicien et ils cheminaient sous le couvert... Des taches de lumière parsemaient l'ombre des talus, ainsi qu'une piste de danse et toute la nature semblait fêter l'été! Des oiseaux chantaient à tue-tête et passaient de buissons en buissons, quitte à frôler les deux hommes! On avait un sentiment de profusion, de joie commune, d'effervescence générale!

        La vie était partout! triomphante! Dans le chemin pleuvait du pollen, tellement qu'il paraissait de la neige! Les hirondelles "valsaient" sur les blés mûrs, qui s'orangeaient de lumière, ou bien elles buvaient à la rivière, découpant la surface comme des ciseaux! Ici, tournoyaient dans l'eau des points d'or et puis soudain un grand plouf: un poisson avalait des insectes, ainsi qu'il eût pu quitter son élément!

        Chaque fleur était un point coloré et il eut fallu une vie pour décrire la délicatesse de celle-ci ou de celle-là! La lumière rendait transparent le pétale rose, comme s'il avait été caressé, ou bien faisait éclater ce pissenlit, tel un soleil sauvage! Magnificence était le mot qui venait à l'esprit! Dans les calices, des blancs se fondaient dans des jaunes! Les bleus les plus vifs surgissaient sans nuire à l'harmonie! Des bourdons rayés récoltaient avec une persévérance sourde!   

        Il était impossible de ne pas voir à chaque fois quelque chose de nouveau! Il suffisait de regarder et on était surpris! Des milliers de petites histoires se déroulaient, pour le même concert, celui de la vie, étonnante, merveilleuse, incroyable! L'enfant Dom découvrait, ouvrait de grands yeux, sous l'œil bienveillant du Magicien! Il semblait se rassasier d'un "plat" oublié, perdu! Il apprenait à respirer, à respecter, à aimer! Il goûtait le silence, l'attente, les mouvements! Il se reposait, il se réconciliait avec lui-même et le monde! C'était plus fort que lui, car toute la nature chantait et l'emportait!     

        Il avait l'impression d'être dans un immense navire, mais soudain au moment où il s'y attendait le moins, il se retrouva en plein dans une rue de RAM! Il fut saisi, bien que le Magicien ne l'eût pas quitté! C'était sale, bruyant et agressif! Il y avait des tas de choses aux couleurs criardes et qui violentaient la vue! D'un coup, c'était devenu irrespirable, tendu! Mais surtout, l'enfant Dom regardait ses contemporains! Il n'y avait aucune joie chez eux! Ils allaient le visage fermé!

        Certains levèrent les yeux sur lui et il vit de la peur, de l'effarement, une détresse infinie! "Mais qu'est-ce...?" se demanda-t-il, mais d'autres passaient pesamment, traînant, comme s'ils étaient les victimes de quelque catastrophe nucléaire! Cela paraissait incompréhensible à l'enfant Dom, mais peu à peu, devant sa surprise et la différence qui émanait de lui, il sentit qu'on le haïssait! Des gens maintenant le fixaient de haut, avec agressivité! Ils étaient pleins de mépris!

        "Mais ce n'est pas possible! s'écria l'enfant Dom tourné vers le Magicien. Comment pouvons-nous vivre ainsi? Tout à l'heure, il y avait toute cette beauté, cette harmonie même! J'étais dans une paix magnifique! Et maintenant, je ne vois que misère, haine et saleté! Comment pouvons-nous nous manquer autant de respect? être aussi aveugles, aussi fous?"

        A cet instant, Owen Sullivan se rendit compte qu'il avait abandonné le Métavers et qu'il regardait Macamo! Il y avait dans ses yeux une profonde incompréhension et un sentiment de révolte! "C'est parce que nous sommes perdus! répondit Macamo. Nous ne savons pas où nous sommes et nous nous piétinons! C'est pourquoi nous devons aimer les autres, car ce n'est qu'en les rassurant que nous pouvons les changer!

        _ Mais la haine... La haine!

        _ Oui, elle est dure! Mais plus vous grandirez et plus vous aurez pitié d'elle!"

     

                                                                                                              XXI

     

        Dominator était de plus en plus inquiet! Les situations économiques et sociales se dégradaient à grande vitesse! Une ancienne angoisse, datant de l'enfance revisitait le maître de RAM! C'était celle produite par l'insécurité, l'instabilité! En effet, si Dominator perdait le pouvoir, à cause des troubles actuels, il se retrouverait à la rue, pour ainsi dire! Il n'avait pas de formation, de métier et s'il avait bien essayé d'amasser un petit pactole, celui-ci avait disparu lors d'une escroquerie boursière!

        L'homme avait l'impression d'être à nouveau l'enfant vulnérable, en proie à la faim et à la cruauté du monde, qu'il avait été! Il n'avait pas le choix, pour ne pas être renversé, il devait composer avec le Parlement! Celui-ci avait été jusqu'à présent à sa botte! Dominator avait aidé des hommes puissants, dans leurs affaires, et ceux-ci, par leur influence, avaient su diriger l'Assemblée! Mais cette époque était révolue! L'argent devenait rare ou bien on ne s'en sortait que grâce à la fraude fiscale!

        Les alliés de Dominator jonglaient avec les règlements, étaient aussi fuyants que des poissons, pour ne pas payer d'impôts, mais le prix à payer, c'était qu'ils n'étaient plus aimés et qu'ils avaient perdu toute crédibilité, auprès des habitants de RAM! Les partis traditionnels reprenaient les rênes du Parlement, d'autant qu'ils étaient poussés par l'insatisfaction générale! Il fallait traiter avec eux, pour trouver une solution à la crise! La transparence calmerait la population, qui verrait elle-même qu'il n'y avait pas de solutions miracles!

        Dominator soupira... Il se rappela l'histoire des partis, pour retrouver comment leur parler au mieux! La droite était issue de l'ancienne monarchie, qui avait le pouvoir et l'argent! C'était donc le parti des conservateurs, qui ne voulaient pas que la situation change, puisqu'elle leur convenait! Mais c'était encore le choix des ruraux, qui préféraient l'ordre à l'agitation de villes!  

        La gauche, au contraire, venait du peuple asservi et de sa révolte contre les puissants et les nantis! Elle voulait la justice sociale, l'égalité et elle gardait la hantise d'être à nouveau exploitée! On voyait dans ses rangs des réformateurs sincères, mais aussi toutes sortes d'agitateurs, de mécontents incurables, qui ne rêvaient que de destruction! La droite et la gauche étaient comme chiens et chats et Dominator se voyait mal jouer les arbitres!

        Mais enfin il avait convoqué les représentants des deux partis et il les invita à s'asseoir! Il y avait là Morny pour la droite et Durin pour la gauche. Ils étaient à l'image de leurs convictions: Morny, avec sa cravate, semblait les convenances incarnées, tandis que Durin, plus débraillé, voulait montrer qu'il n'était pas soumis! Ils se combattaient depuis des siècles, comme si l'égalité existait ou que l'injustice était supportable!

        "Messieurs, dit Dominator, je vous ai exposé la situation et vous voyez comme elle est grave! Nous ne pourrons pas en sortir, sans solutions communes!

        _ Vous oubliez une chose, dit Morny, c'est la montée de l'extrême gauche! C'est elle qui est déjà dans la rue, en train de casser!

        _ Pardon, pardon! fit Durin. Mais cette violence est une réaction face au mépris de la droite, sous l'influence grandissante d'une extrême raciste!

        _ Allez vous plaindre! répondit Morny. Quand nous avons proposé la nouvelle loi pour le pouvoir d'achat, vous avez voté contre!  

        _ Et comment, puisqu'elle n'entamait en rien vos privilèges!

        _ Une minute! Nous payons nos impôts comme tout le monde!

        _ La belle affaire! Ils ne sont pas en proportion de vos fortunes! Le peuple, lui, tire la langue!"

        Les deux hommes continuaient, mais Dominator, malgré lui, s'était assoupi!

     

                                                                                                     XXII

     

        Des manifestations violentes éclataient un peu partout dans RAM et devant le siège d'Adofusion, quelqu'un s'écria: "Voilà la maison des exploiteurs! Voilà où va l'argent! Entrons et détruisons ce fief du capitalisme!" Il y eut de l'approbation et on força les portes! Les gardiens et des employés durent reculer! Le chaos était indescriptible: pendant que la majorité poussait, d'autres cassaient sur les côtés!

        A cet instant, Macamo sortit de l'ascenseur et avant même de comprendre quoi que ce fût, il se retrouva coincé contre le mur! Il se débattit, pareil à des collègues, mais une vague le fit chanceler et il ne pouvait plus respirer! Enfin, le service de sécurité parvint à chasser les manifestants, tandis que des sirènes de police retentissaient! La situation se calma et on procéda à quelques interpellations, mais le bilan était très lourd!

        Il y avait deux morts, dont Macamo, et d'autres étaient dans un état grave! On vint avertir Owen Sullivan, qui fut frappé comme par la foudre, car Macamo était devenu un ami! Après avoir constaté lui-même l'ampleur du drame, Sullivan eut soudain besoin de retrouver le Métavers et le monde de Macamo, pour avoir ainsi l'impression que celui-ci était toujours vivant!

        D'ailleurs, le Magicien n'était-il pas devenu la réincarnation de son créateur, si bien que l'enfant Dom pleurait à grosses larmes à côté de lui? Le duo était de nouveau assis au bord du ruisseau, comme il l'avait été tant de fois auparavant, mais l'enfant Dom était désormais terrassé par le chagrin! Il avait le sentiment d'un vide inexprimable, déchirant! L'amertume était en lui à son comble et créait un dégoût infini! L'enfant Dom n'était plus qu'une plaie, une plainte, un océan de tristesse!

        Le Magicien ne disait rien, il attendait... Sullivan sanglotait encore... L'injustice continuait de le tarauder... Plus loin, on entendait le frémissement de grands peupliers,  comme si la mer avait bercé toute chose! Le silence, la paix peu à peu entrait dans l'enfant Dom et juste à ce moment-là, une demoiselle se posa sur son genou! Elle avait l'air de dire: "Alors ça va pas? On a du chagrin? Pauvre garçon!"

        L'enfant Dom lui sourit, même s'il la savait indifférente, mais c'était plus fort que lui, car elle était trop jolie, trop drôle aussi! On avait toujours l'impression qu'elle et ses congénères sortaient d'un conte de fées! L'enfant Dom soupira et regarda autour de lui... Il avait cessé de pleurer, bien que sa colère demeurât! Le ruisseau pourtant lui murmurait quelque chose d'apaisant et c'était un secret!

        Soudain, l'enfant Dom prit conscience que la beauté n'était pas un plus, un atout supplémentaire, mais que l'homme était en elle tout le temps! C'était les tribulations, les égarements de la société qui pouvaient faire croire le contraire! On ne quittait pas la nature, ni la beauté! Macamo n'était pas perdu, il était toujours là!

        C'était la peur qui créait l'égoïsme et qui rendait méfiant! La véritable mort était le refroidissement du cœur, le culte de soi! Le drame, c'était la haine, la méchanceté! Cela parut si évident à l'enfant Dom qu'il s'endormit!  

  • Les enfants Doms (XIII-XVII)

    Dom14

     

     

     

     

     

                                                  XIII

     

        Cariou devait rencontrer Yumi Tanaka, pour lui apporter le message d'Amir Youssef, qui était resté sur l'île des Fous. Tanaka habitait un endroit de RAM où Cariou n'allait jamais. Il y avait là d'anciens brisants gigantesques, tels des menhirs, qu'on avait déposés en toute hâte face à la montée des eaux! Mais la pollution du plastique contenait les fureurs de la mer et les brisants s'étaient finalement révélés inutiles! Par pour tout le monde, car toute une population, trop pauvre pour habiter RAM même, avait réussi à combler une partie de ce chaos de béton, y avait édifié des cabanes et y cultivait maintenant de petits potagers!

        Cependant, la pauvreté était ici évidente et Cariou croisa d'abord des enfants sales, qui le regardaient d'un air hostile. Ils avaient visiblement été élevés dans la haine et Cariou se sentait mal à l'aise! Il passa devant quelques cabanes qui semblaient dépourvues de tout, mais la véritable misère, elle est dans les rapports humains, quand ceux-ci sont violents ou gouvernés par la peur! Par exemple, c'est le bébé qui ne cesse de pleurer, parce que sa maman est incapable de se calmer elle-même! Son angoisse se transmet à son enfant, comme s'il était en trop et le voilà lui-même en proie à la peur!

        Cariou trouva Yumi Tanaka et c'était une belle femme, qui avait de l'autorité sur son clan! Cariou expliqua qui il était et il donna le message de Youssef. Tanaka pria Cariou de s'asseoir autour d'une table grossière, alors qu'elle-même prenait place de l'autre côté, pour déchiffrer le fin rouleau qui lui avait été remis. La chaise de Cariou était légèrement boiteuse et devant la porte se tenait un homme, un garde apparemment! Le jour était suffisant pour éclairer la peau splendide de Tanaka, mais il y avait chez elle une tension qui enlevait toute idée de flirt!

        "Comment va Youssef? demanda-t-elle.

        _ Bien, bien, répondit Cariou. Il n'a plus qu'un an à tirer et il évite tous les ennuis!

        _ D'après ce message, on peut vous faire confiance, bien que vous ne soyez pas des nôtres!

        _ Euh... Oui, c'est vrai, je ne partage pas dans le fond le combat de Youssef... et je lui ai expliqué pourquoi... ou tout du moins j'ai essayé de le faire!

        _ Mais je manque à tous mes devoirs!" coupa Tanaka et elle parla à l'homme devant la porte, dans une langue que ne comprit pas Cariou.

        On apporta alors à Cariou de l'eau fraîche et une assiette de... radis! "Goûtez, je vous en prie", dit Tanaka. Cariou hésita une seconde, car il n'avait pas vraiment envie de radis, pour le moment, mais la proposition était si étrange qu'il y céda! Il porta le légume à sa bouche et le croqua! Immédiatement, il fut sous le choc! Le goût du radis explosa littéralement dans sa bouche! Ce fut un véritable feu d'artifice et Cariou comprit qu'il n'avait jamais mangé un radis auparavant!

        Il leva les yeux sur Tanaka et elle souriait, sûre de son fait! "Hein? Ils sont bons, n'est-ce pas? fit-elle. C'est autre chose que ceux de RAM! Ils viennent de nos potagers!" Cariou approuva et prit un autre radis et de nouveau, ce fut un concert de saveurs! "Si RAM vendait de tels légumes, rajouta Tanaka, on mangerait moins de viande, vous ne croyez pas! On ne chercherait pas des choses frites! On ferait du bien à la planète!

        _ Certainement!" répondit Cariou, qui se rendit compte qu'on se moquait de lui, ou presque, dans les magasins bio qu'il fréquentait! Mais le problème n'apparaissait-il pas dès qu'on cultivait d'une façon intensive, pour nourrir les gens? Il fallait alors produire et on ne pouvait sans doute pas donner autant de soins aux légumes que ne le faisait Tanaka! Mais il y avait aussi l'avidité et la peur du producteur!  

        En tout cas, une fois de plus, Cariou n'en revenait pas de la richesse de la vie!

     

                                                                                                              XIV

     

        "Vous voyez cependant notre dénuement! reprit Tanaka. Alors pourquoi n'êtes-vous pas avec nous?

        _ Les riches me sortent effectivement par les trous de nez! Ils paradent et c'est le seul sens qu'ils donnent à leur vie! Tous leurs biens servent à dire: "Regardez comme nous sommes supérieurs!" et c'est absurde sur une planète perdue dans l'espace, d'autant que nous mourons tous! Mais, justement, savez-vous ce qui nous préoccupe dès que nous avons le ventre plein? C'est notre développement, le souci d'avoir plus et d'être plus! Autrement dit, c'est notre amour-propre qui nous mène, que nous soyons riches ou pauvres, et c'est lui la cause de nos souffrances!

        _ Je ne comprends pas...

        _ Vous souffrez parce que d'autres ont plus et semblent vous exploiter! C'est votre orgueil qui gémit! Débarrassez-vous de lui et vous pourrez être heureuse! Vous n'aurez plus peur! Vous serez en paix et vous comprendrez que même le riche mérite votre compassion! La seule manière de vraiment changer les choses, c'est d'aimer les gens! Ils sont alors rassurés et ils ouvrent les yeux sur les autres!

        _ On voit que vous n'avez pas de difficultés matérielles! Il faudrait se laisser faire, selon vous!

        _ Il s'agit d'avoir confiance! Tant que votre ego a soif, vous ne serez pas en paix! Que voulez-vous? Faire rendre gorge aux riches, les détruire, prendre leur place? Cela ne résoudra rien, car déjà vous-même vous n'en avez jamais assez! Je sais de quoi je parle! Ne plus avoir peur et renoncer à soi-même demandent beaucoup de travail! C'est ce qu'il y a de plus difficile!

        _ Avec votre raisonnement, les riches s'amusent beaucoup! Mais venez avec moi, j'aimerais vous présenter quelqu'un!"

        On sortit de la cabane, on passa quelques planches au-dessus de cultures et finalement on marcha sur la plage, parmi les détritus. Plus loin il y avait une ouverture naturelle, une grotte dans la falaise, qui s'élevait de ce côté de RAM! On entra et une odeur de mer, mais aussi de pourriture, saisit les narines! On prit des lampes et on avança dans un tunnel qui s'enfonçait sous la ville! Bientôt, on entendit un bruit de machine, comme s'il y avait là quelque monstre à la respiration bruyante! On croisa des gens mornes, qui portaient des choses lourdes! D'autres étaient à genoux, à cause de leur tâche! C'était une usine sous terre!

        "Vous voyez ce qu'on est obligé de faire pour vivre!" cria presque Tanaka, pour couvrir le vacarme! Tout maintenant était vivement éclairé et parmi des cuves et des fumées s'affairaient des hommes et des femmes! Soudain, tous les éléments se fondirent en une seule coulée de lumière, qui se dirigea vers un homme, comme happée par lui!

        "Je te présente Dramatov, notre chef!" dit Tanaka à Cariou et elle désignait l'homme qui venait d'attirer l'attention! "Un enfant Dom! se dit Cariou. Ce n'est pas très étonnant! Ici, il a de l'autorité, grâce à son combat!" Mais Dramatov ne salua pas Cariou, au contraire il demanda sèchement à Tanaka: "Qui c'est lui?

        _ C'est un ami d'Amir! Lui aussi était sur l'île des Fous!  

        _ Et il vient d'être libéré? Parce qu'il a fait son temps?"

        Tanaka se retourna interrogative vers Cariou, mais Dramatov reprenait: "Qu'est-ce tu sais sur lui? Rien! Et tu l'amènes ici! Tu lui montres notre organisation, alors qu'il est peut-être un espion!" Dramatov fit signe à ses gardes de se saisir de Cariou, qui se précipita vers la galerie qu'il avait déjà repérée! Il n'était pas question de redevenir prisonnier!

     

                                                                                                                XV

     

        Un faible éclairage violet permettait à Cariou de voir devant lui et rapidement il dut faire des choix, car il y avait de nouvelles ouvertures qui se présentaient! Il fonçait, obliquait, puis fonçait de nouveau! Enfin, il s'arrêta, à bout de souffle: "C'est la prison! se dit-il. C'est mauvais pour la santé!" Cette réflexion lui arracha un sourire et soudain il fut étonné par le silence! On n'entendait rien, sinon sa propre respiration!

        Cariou avait peut-être semé ses poursuivants et il avança plus lentement... Les galeries étaient toutes bétonnées et donnaient l'impression de former un incroyable dédale. On arrivait à un nouveau croisement et Cariou cette fois tenta de réfléchir... Où était-il? Comment pouvait-il remonter à la surface? "Hi! Hi!" entendit-il derrière lui et il se retourna vivement. Il y avait là un petit homme hilare, qui demanda: "Dites-moi que je suis intelligent! comme je suis talentueux!"

        Interloqué, Cariou demeura une seconde silencieux, puis il dit: "Excusez-moi, mais vous savez comment on sort d'ici? comment je peux rejoindre la rue?

        _ Hi! Hi! Dites-moi combien je suis intelligent, talentueux!

        _ Ecoutez, j'ai des ennuis! Je dois retrouver la surface... Est-ce qu'il y a un tunnel qui me fait remonter?

        _ Hi! Hi! Dites-moi que je suis intelligent, merveilleux!"

        Cariou se demanda s'il ne rêvait pas et quelle attitude il devait prendre, puis il lâcha: "D'accord, vous êtes merveilleux et intelligent!

        _ Hi! Hi!" fit le bonhomme et tout d'un coup il partit en courant!

        "Bon sang!" se dit Cariou et il se frotta le visage, comme pour reprendre ses esprits! Puis il s'engagea dans une nouvelle galerie, où il n'entendait que son pas résonner. Il arriva cependant à un autre embranchement et une nouvelle fois, il fut dans l'expectative face aux ouvertures muettes! "Hi! Hi!" Le petit rire du bonhomme se répétait dans son dos et il pivota. L'étrange personnage l'avait rejoint et c'était un mystère insondable!

        "Hi! Hi! fit le petit homme hilare. Dites-moi comme je suis beau, magnifique!

        _ Vous commencez à m'énerver! Je cherche à retrouver la surface et je vous prie de m'aider, c'est tout!

        _ Hi! Hi! Dites-moi comme je suis beau, magnifique!

        _ Dites-moi plutôt comment vous avez fait pour arriver ici en même temps que moi! Cela veut-il dire que les galeries forment une sorte de... nœud?

        _ Hi! Hi! Dites-moi que je suis intéressant, passionnant!

        _ D'accord, concéda Cariou de guerre lasse, vous êtes magnifique, intelligent, suprêmement intéressant!

        _ Hi! Hi!"

        Le bonhomme disparut subitement, comme la première fois, et Cariou pensa qu'il était dans une maison de fous! Mais il devait continuer et il parcourut, avec une certaine hâte, un autre boyau, pour trouver encore un embranchement! A son grand étonnement, il se mit à attendre le petit homme, comme si c'était devenu une habitude, et il eut de plus en plus l'impression d'être un rat de laboratoire, en apprentissage!

        Mais, au lieu du petit rire, il perçut des éclats de voix, qui venaient en écho d'une galerie voisine.  Il entendait: "Non, mais c'est tout de même incroyable une agression comme celle-là!" C'était la voix du bonhomme et il venait d'avoir peur! N'était-ce pas les poursuivants de Cariou qui avaient croisé sa route et qui l'avaient malmené?

        Vite, il fallait choisir une nouvelle direction et Cariou prit la voie qui semblait la plus mal entretenue! Il y avait de la mousse à mi-hauteur et l'éclairage était défaillant! Le seul ennui, c'est que ça descendait de plus en plus raide, comme si Cariou avait voulu disparaître dans les profondeurs!

     

                                                                                                                  XVI

     

        Dominator était de plus en plus inquiet, car la situation financière et sociale de RAM ne cessait d'empirer! Il y avait d'abord une dette colossale, à peine maîtrisable et Dominator se demandait comment on en était arrivée là, car s'endetter n'avait nullement été une fuite en avant, mais RAM s'était placée sur le marché de la dette peu à peu, afin de dynamiser son économie et de lutter notamment contre l'inflation!

        On avait "émis" de la dette comme on disait, on avait proposé à des investisseurs de l'"acheter", car elle représentait des montants importants et les Etats étaient normalement de bons  débiteurs, dont on connaissait la solvabilité, grâce à des agences de notation! Cette façon de faire était venue en même temps que la mondialisation, le progrès des transports et l'ère de la communication, enfant du numérique!

        On ne vivait plus replié sur soi, assis sur son coffre-fort, mais on allait de l'avant, comme si le monde était irrigué comme une plante, avec des flux d'argent pareils à de la sève! Le problème, c'est que l'homme ne changeait pas au fond et il restait égoïste! Sous l'effet de la peur, il ne veillait qu'à sa sécurité et accaparait! Les crises conduisaient à des inflations, du haut jusqu'en bas! Chacun tirait la couverture à soi et se donnait une bonne raisons de le faire!

        On entrait dans des spirales vicieuses, avides, qui creusaient les inégalités, et ceux qui se sentaient les plus méprisés avaient recours à la violence! On se mettait en grève, on demandait plus, on cassait, alors que les caisses étaient désespérément vides! N'avait-on pas déjà "emprunté" tout ce qu'on pouvait, pour régler les crises précédentes et éviter la ruine du pays? Mais le plus grand nombre se "réfugiait" dès le départ dans un travail répétitif et il échappait ainsi à sa crainte!

        On ne cherchait pas et on se mettait au contraire le plus tôt possible des fers aux pieds! On ne s'éveillait pas et on s'ennuyait ferme! Dans ces conditions, la moindre contrainte pouvait provoquer l'explosion! Ainsi, RAM était en ce moment tout près du chaos! Il n'y avait plus d'argent, l'inflation galopait, les investisseurs devenaient méfiants et la population réclamait plus, tel un bébé qui a faim! C'était un climat propice à la montée des extrêmes, qui flattaient la paresse des masses, puisque, selon elles, il suffisait de quelques coups de baguettes magiques!

        Mais Dominator lui-même n'avait-il pas abusé de l'endettement, de cette manne impalpable, quasiment virtuelle? Il fit entrer son ministre des finances et lui dit: "La situation est grave!

        _ Je sais, répondit le ministre. Il y a des blocages un peu partout!

        _ Vous avez une solution?

        _ Hem! fit le ministre en se redressant sur son siège. Vous savez que nous sommes déjà les champions des cotisations! Or, il nous faut augmenter les prestations sociales, pour calmer les esprits! Peut-on valoriser le salaire minimum? Ce serait mettre en branle un engrenage infernal!

        _ Au fait, je vous en prie!

        _ Nous pourrions toucher la CEAF, mais la RIF risque de plonger! L'IRP semble nous tendre les bras, mais la CSP nous surveille et elle nous tombera d'sus sans hésiter! Que dire de la FFLSS, la deuxième, pas la première? Ma foi, elle vaut tant que l'OTGL ne bouge pas! Je tiens à rappeler que d'augmenter la GGF et l'IRPST a déjà été essayé et que cela avait mené à une chute de l'APULO! Donc, ce n'est pas très concluant! Certains préconisent de transférer l'IMOPNH vers la VA, mais est-ce raisonnable?

        _ Assez! Mais bon sang assez! Au fond, vous n'avez pas de solutions, n'est-ce pas?

        _ Euh... Non, effectivement!

        _ Eh bien, moi, j'en ai une pour vous! L'île des Fous, vous connaissez?

        _ C'est... une sorte de prison, si je ne m'abuse?

        _ Vous n'avez pas tort et vous allez y faire un séjour!

        _ Mais ma famille, mes proches?

        _ Ils comprendront que vous avez besoin de repos, de beaucoup de repos!

        _ De repos?

        _ Mais oui, vous n'avez pas envie de voir la suite des événements, les barricades, les affrontements! C'est affreux et vous devriez me remercier!"

     

                                                                                                                    XVII

     

        De son côté, Jack Cariou était de plus en plus mal à l'aise, car le sol de la galerie, où il se trouvait, devenait glissant! L'humidité refroidissait l'air et suintait des murs! Soudain, l'obscurité se fit et ce que craignait Cariou arriva: il dérapa et chuta violemment dans le noir! Assis, il jura et palpa sa cuisse douloureuse! Il avait l'impression de vivre un cauchemar, mais il fallut se relever et poursuivre sur des jambes tremblantes, avec mille précautions!

        Après une période qui sembla un siècle, son pied toucha une surface plane, ce qui était un progrès, et en se guidant au contact de la paroi, il exploita tous les avantages de sa nouvelle situation! Il évoluait plus vite et bientôt il aperçut une lueur! Ici, l'air était plus sec et on voyait désormais devant soi! Il y avait une niche et c'était de là que provenait la lumière. Un vieil homme attablé, avec de longs cheveux gris et une robe sombre, y mangeait un morceau de pain!

        "Hem! Hum! fit Cariou, qui voulait surtout ne pas faire peur. Excusez-moi..." A sa grande surprise, l'homme ne sursauta pas, mais au contraire se retourna calmement, comme s'il avait l'habitude des visites! "Bien le bonjour, fit l'homme, puis-je vous offrir une tasse de thé?

        _ Mais... mais oui, volontiers!

        _ Prenez place, je vous en prie! Je mets l'eau à chauffer!"

        Cariou vit alors qu'il pouvait s'asseoir sur un petit lit et en proie à l'étonnement, il observa l'homme s'affairer! "Savez-vous où est la sortie? demanda Cariou. Je me suis perdu... dans ce labyrinthe de tunnels!

        _ C'est par là!" fit l'homme d'un geste vague et il désignait la direction que suivait déjà Cariou, avant de s'arrêter.

        "Mais n'êtes-vous pas fatigué de courir? reprit le vieillard, en donnant à Cariou une tasse de thé.

        _ Si, sans doute... fit celui-ci en prenant une première gorgée, qui lui fit beaucoup de bien.

        _ Oui, nous avons tous tendance à nous agiter... poursuivit le vieillard, qui souriait. Alors qu'on peut être bien tranquille chez soi!"

        Tout en dégustant son thé, Cariou songeait à sa situation et il était vrai qu'il sortait à peine de prison et qu'il aurait voulu souffler! Au lieu de quoi il jouait les équilibristes dans le noir et sur un sol boueux! "J'imagine que vous allez faire vos courses à l'extérieur? demanda-t-il cependant.

        _ Oui, bien entendu, dit l'autre. Cela m'arrive quelquefois, mais les gens sont mauvais à l'extérieur, vous savez!"    

        L'homme parlait d'une voix monotone et Cariou avait l'impression de s'engourdir... Il se rappelait toutefois combien il prenait de coups! Il tenait tout seul son étendard, pour ainsi dire, et ses pensées suscitaient majoritairement des réactions haineuses, hostiles! Elles n'étaient pas sans conséquences, elles produisaient des blessures et on était sûrement plus à l'abri à l'intérieur du troupeau, en suivant l'avis du plus grand nombre!    

        Soudain, Cariou eut froid et se sentit fatigué, mais peut-être se prenait-il en pitié? "Là-haut, reprit le vieillard et il montrait le plafond, là-haut, ils sont terribles! Toujours à calculer, à ne prendre en compte que leurs intérêts, à écraser le plus faible! Ils ont tous les pouvoirs!"

        Cariou avait de plus en plus de mal à échapper à sa torpeur! Le vieil homme dégageait quelque chose de malsain, d'annihilant et Cariou faillit l'approuver, mais au dernier moment il se rebella, car il connaissait ce genre de discours, qui niaient la complexité des autres, leur réalité! C'était une façon de voir qui naissait d'une peur profonde, qui rendait le monde telle une masse dangereuse et uniforme! Ainsi, l'individu restait pareille à une araignée, au centre de sa toile, maître des choses!

        C'était encore l'orgueil qui triomphait et la solution n'était certes pas le discours empoisonné du vieillard, mais il s'agissait d'abord de vaincre sa peur, ce qui demandait de l'humilité! Maintenant, Cariou n'avait plus qu'une hâte, celle de continuer sa route et il remercia pour le thé, tout en se levant! Cette attitude raidit le vieillard, qui reprit place à sa table, et quand Cariou lui dit au revoir, il ne répondit pas, comme si on l'avait offensé! Son édifice ne supportait pas la moindre fissure! 

  • Les enfants Doms (VII-XII)

    Dom13

     

     

     

     

                                                       VII

     

        Le professeur Ratamor continuait d'expliquer à ses élèves la démarche scientifique! L'atmosphère, dans l'amphithéâtre, était studieuse, car on approchait des examens! "L'objectivité, disait le professeur, c'est la logique, la relation de la cause à l'effet! Le scientifique sera sûr si ses passions n'entrent pas en ligne de compte, si sa méthodologie, son expérimentation sont rigoureuses! Sa raison doit fonctionner, nullement son ego! Certes, il ne rejette pas l'instinct, mais, tout comme un joueur d'échecs, il n'avance qu'en étant conscient de ce qu'il fait, après avoir examiné toutes les possibilités! Il observe, décrit, analyse et...  

        _ Excusez-moi, professeur...!"

        C'était la voix de Piccolo! Elle glaça Ratamor! Ce type, enfin cet élève l'exaspérait! Il aurait pu lui reprocher son impolitesse, mais il voulait son cours vivant, qu'on y participât! Il détestait ces leçons atones, à sens unique, que les étudiants ingéraient on ne savait comment! Mais, en même temps, il n'aimait pas la contradiction, qu'on le mît sur la sellette! Il préférait qu'on lui demandât bien plus d'explications et il se plaisait alors à montrer son savoir! Il ne fallait surtout pas qu'il perdît sa position dominante, or Piccolo l'inquiétait, car il était imprévisible!

        Cependant, pour ne pas refroidir ceux qui étaient plus timides et qui désiraient l'interroger, Ratamor répondit: "Oui, Piccolo, je vous écoute!" Avait-il laissé deviner dans sa voix une certaine lassitude? Il n'eut pas le temps d'y réfléchir, car Piccolo lancé, il ressentit toute l'irritation et même la haine qu'il vouait à ce trublion!   

        Mais Piccolo, lui, était apparemment à dix mille lieues de tout souci et il y allait franchement, presque joyeusement! Prenait-il plaisir à être un bourreau? "Professeur, disait-il, ce que je ne comprends pas, c'est cette absence d'admiration, quand on cherche à comprendre la nature! On reste froid! On s'efforce de ne s'en tenir qu'aux faits et on finit par rejeter la beauté! Elle n'est plus qu'un accessoire, qu'un plaisir de plus comme un verre de vin!

        _ Mais, comme je viens de le dire, le scientifique ne doit s'attacher qu'à sa seule raison! Ses émotions ne peuvent que le gêner et fausser les résultats! Qu'est-ce qu'une science qui ne serait pas matérialiste?

        _ D'accord! Mais la beauté crie! Elle ne cesse de pousser, car sa puissance est infinie! Comment ne pas être émerveillé par le nombre des étoiles, l'éclat d'une fleur, la transparence d'une goutte d'eau? Comment ne pas être admiratif devant les possibilités des animaux, leur constitution? Comment rester de marbre quand on perce la nature des phénomènes, le codage de l'ADN ou l'équilibre de l'Univers!

        _ Mais justement comprendre les lois enlève de la naïveté! C'est le prix de la rigueur!

        _ Mais pourquoi ce ne serait pas le contraire? L'enchantement ne devrait-il pas être amplifié par la richesse du résultat? C'est une question que je me pose souvent: pourquoi si peu sont sensibles à la beauté? Et je me suis aperçu qu'il y avait un lien entre l'ego et l'émerveillement!

        _ Qu'est-ce que vous voulez dire, Piccolo?

        _ Eh bien, imaginez le scientifique qui découvre quelque chose et qui, au lieu d'être "soufflé" par ce qu'il voit, se dit: "Eh! Eh! Les copains vont pas en revenir! Je vais leur en mettre plein la vue! C'est qui le boss? C'est moi!" Dans ce cas, en effet, la beauté est secondaire! Il existerait donc une relation de cause à effet entre notre égoïsme et la capacité d'émerveillement!

        _ Inutile de me singer, Piccolo! Je monte!"

     

                                                                                                                VIII

     

        Sur l'île des fous, Jack Cariou et Amir Youssef travaillaient de nouveau dans les champs. C'était le calme du matin, avec une température agréable et même les gardes en profitaient, ne surveillant que mollement! Les détenus avaient pris l'habitude d'échanger un peu à ce moment-là, entre deux rares coups de pioche!

        "Tu sais, dit Youssef à Cariou, je sors dans un an et j'ai des amis qui m'attendent dehors! On se prépare pour une révolution sociale! On veut faire triompher notre parti, qui n'aura qu'un seul but: la justice! J'ai vu comment tu manœuvrais la Birkel et tu pourrais nous être utile, quand tu auras fait ton temps!

        _ Hum! Je vais sans doute te décevoir, mais je ne crois pas que le remède à l'injustice soit politique!

        _ Ah bon? Mais le système est fait en haut de riches et de profiteurs et en bas de travailleurs qui sont exploités! Toi-même, tu es ici à cause d'une décision politique, d'un abus de pouvoir!

        _ Tu as raison, il y a bien des gens qui gagnent durement leur vie, qui ont peur et qui sont écrasés et il faut les protéger!

        _ Ah! Tu vois! Et il faut donc avoir le pouvoir, pour créer des lois et contraindre les riches! Il faut changer le système!

        _ Dis-moi, Youssef, pourquoi il y a des riches et des profiteurs? Ou autrement dit pourquoi il y a des égoïstes, qui veulent à tout prix se sentir supérieurs?

        _ Ben, parce que le mal existe!

        _ Tu veux dire que le diable existe?

        _ Non, bien entendu! Mais y a des salopards et des gentils!

        _ Tu ne réponds pas à ma question... Pourquoi il y a des salopards et des gentils? Je vais te le dire, c'est que parce l'animal qui est en nous veut se satisfaire! Il veut le pouvoir et le triomphe de son ego! Mais cela est donc valable pour chacun, riche ou pauvre, femme ou homme, car c'est instinctif!

        _ Ben..., possible! Et alors où tu veux en venir?

        _ Ce n'est pas que c'est possible, c'est comme ça! Chacun veut être le chef et c'est pourquoi tu veux aussi le pouvoir! Ce n'est pas seulement par altruisme! Il y a aussi ton ego qui souffre, parce qu'il se sent exploité ou frustré! Et c'est sans fin! Tu vas prendre la place des riches et les pauvres derrière toi vont te traiter toi aussi de riche! La violence sera toujours là! L'histoire l'a maintes fois prouvé!

        _ J' te comprends pas!

        _ Parce que tu ne veux pas me comprendre! Pour ma part, je n'envie pas les riches, car je sais qu'ils ne sont pas heureux! Moi, je le suis, parce que je suis en paix avec moi-même! Alors, pourquoi j'envierais quelqu'un et serais en colère contre lui! C'est contre l'égoïsme qui est en chacun de nous qu'il faut lutter, pour s'en libérer! C'est la seule voie de la paix, qui permet de soulager le malheur d'autrui, de lui donner de l'espoir!

        _ Tu veux rester pépère dans ton coin, c'est ça? Eh bien, moi, je ne me laisserai pas faire! Je vais agir!

        _ Qu'est-ce qu'il y a de plus difficile: se dire qu'on a des ennemis et les vaincre, ou bien se vaincre soi-même, en s'efforçant de se calmer, quand la haine monte en soi? N'est-elle pas dans notre ventre, comme ces racines dans la terre?"

        A ce moment, un des gardes appela Cariou, pour lui dire que madame Birkel voulait le voir...

     

                                                                                                               IX

     

        Cariou suivit le garde et se demanda ce que la directrice lui voulait, car il ne fut pas conduit au cachot! Il se retrouva dans le même bureau, où il avait été accueilli à son arrivée. "Entrez! Entrez! fit la voix étonnamment chaleureuse de madame Birkel. Asseyez-vous, Cariou! Une tasse de thé avec un peu de cake, peut-être?

        _ Mais volontiers! répondit Cariou, qui n'en revenait pas.

        _ Je vais vous préparer ça!"

        Cariou regarda madame Birkel, qui s'affairait et qui avait mis plus de soin dans sa toilette. Elle portait une robe colorée, qui laissait voir une poitrine malheureusement desséchée, mais la directrice semblait ne pas s'en rendre compte, d'autant qu'elle s'était maquillée!

        "Voilà, voilà!" fit-elle en déposant devant Cariou une tasse fumante et une part de gâteau! Cariou n'avait pas été à pareille fête depuis longtemps et il commença à se régaler, tandis que la directrice passait légèrement derrière son bureau. "J'ai une bonne nouvelle à vous annoncer, reprit-elle, vous  êtes libéré! On vient vous chercher aujourd'hui même!"

        La surprise fut totale pour Cariou, comme si on lui avait dit qu'on l'aimait! "Je ne savais pas que vous aviez des relations, Cariou, poursuivit madame Birkel, et pas n'importe lesquelles! L'ordre de vous élargir a été donné par les plus hautes instances de la Tour du Pouvoir! Vous connaissez donc ceux qui nous dirigent, Cariou?"

        L'expression de la directrice était devenue admirative, avec une note intéressée, sucrée dans l'allongement du nez! "Oui, j'ai eu affaire à Dominator une fois!" répondit Cariou qui reposait sa tasse et qui maintenant s'amusait! La directrice ouvrit des yeux ronds! "Vous savez, fit-elle d'un air faussement modeste, que je ne fais ici que mon devoir! Mon travail est difficile et mes moyens limités! Mais enfin je m'efforce de donner le meilleur et je veille à ce que chacun suive mon exemple, afin que cet établissement soit le mieux tenu! Je ne me plains pas, car je sais où est ma place! Le travail seul me guide, comme vous avez pu le voir...

        _ Bien sûr...

        _ J'espère que vous saurez représenter ma situation, auprès de vos relations, si jamais elles se montrent curieuses à mon égard..."

        "Nous y voilà!" pensa Cariou. "Quant à vous Cariou, je ne peux que déplorer votre départ précipité! Car vous m'avez sans doute mal jugée en maintes occasions!

        _ Mais non...,  répondit Cariou, qui attaquait goulument un morceau de cake!

        _ Sachez cependant que, si à l'occasion je fais preuve de dureté, c'est pour accomplir ma mission! J'aimerais que tous mes détenus deviennent des hommes, dignes, responsables, laborieux et avec vous, Cariou, j'avais beaucoup à faire! Vous avez pris la mauvaise habitude de n'en faire qu'à votre tête et dans la vie il n'y a pas que le plaisir!"

        "Ces gens-là, se dit Cariou, ne doutent de rien! Ils vous demandent un service, d'intervenir pour eux, mais il faut en plus qu'ils satisfassent leur haine, qu'ils vous enfoncent malgré tout! Ils s'essuient doublement les pieds sur votre personne et ils avaleraient la Terre comme un petit pois! Car leur appétit est sans bornes! Ils n'ont aucune honte, aucune conscience, tellement ils s'adorent et sont pleins d'eux-mêmes!"

        "Madame Birkel, coupa Cariou, je vous ai déjà dit ce qui est, à mon sens, le véritable travail! Ce n'est surtout pas se faire valoir! Ce n'est même pas assurer sa subsistance! Mais c'est lutter contre son égoïsme, pour respecter les autres! Là oui, on est dans la cour des grands! Or, à quel moment acceptez-vous d'être humble, de ne pas savoir, de ne plus être le centre d'intérêt? Tous les autres doivent vous obéir, guetter le moindre de vos désirs, car il en va de leur santé! Vous contrôlez chacun, avez tout pouvoir sur lui! Et tout cela pour votre plaisir! pour que vous jouissiez de votre importance, de votre puissance! Et vous parlez de pauvreté, de renoncement, de morale? Mais vous êtes l'hypocrisie faite femme, madame Birkel!

        _ Espèce de sale petit connard! Je ne m'étais pas trompée sur vous, Cariou! Vous êtes la lie de la lie! Si ça ne tenait qu'à moi, il y a belle lurette qu'on aurait retrouvé votre corps dans la vase de l'île!

        _ Attention, madame Birkel, répliqua Cariou d'une voix suave, je pourrais mal vous servir auprès de mes relations...

        _ Mais faites ce que vous voulez, sale rat puant! Vous croyez que j'ai besoin de vous? Je suis arrivée toute seule, vous m'entendez! Je viens d'une famille où il n'y avait que des garçons et dès le début, j'ai dû apprendre à me faire respecter! Vous n'êtes qu'une larve, Cariou!"

        La directrice fulminait, son visage était rouge, sa colère immense et Cariou appréciait le spectacle, en connaisseur!

     

                                                                                                            X

     

        Quand les autres détenus apprirent la libération de Cariou, ils lui apportèrent des messages pour leurs proches et Youssef pour un des membres de son parti! Cariou se chargea volontiers de toutes ces commissions et il quitta sans regrets l'île des Fous, car il ne voyait pas de solutions avec madame Birkel! L'une des raisons de cette impasse était sans nul doute le fait que Cariou était un prisonnier et qu'il ne pouvait donc pas prétendre au savoir et à l'équilibre!

        La traversée se passa sans encombres, pour ainsi dire, entre des bancs de plastique et des zones plus libres, ce qui laissa le temps à Cariou pour s'interroger sur le motif de sa libération! L'ordre venait de la Tour du Pouvoir et donc de Dominator, mais pourquoi voulait-il revoir Cariou? Il y avait de quoi rêver devant le cours des événements, car même le mal sert au bien!

        A l'arrivée, les deux armoires à glace de Dominator attendaient Cariou sur le quai et il les salua d'un joyeux: "Mais c'est Laurel et Hardy!" L'un des costauds se planta face à Cariou et lui répondit: "Le patron veut te voir, c'est entendu! Mais il n'a pas précisé en combien de morceaux, compris?" Cariou opina, car il était heureux d'avoir retrouvé la liberté!

        On monta dans l'autociel et on survola la ville, qui se dressait grise et puissante. Mais soudain des voyants dans l'habitacle signalèrent une panne et on dut atterrir en catastrophe! "C'est pas vrai!" s'écria l'un des malabars, quand tout le monde fut sorti du véhicule.

        _ Attends, j'appelle une autre voiture!" dit l'autre, mais il n'y avait pas de réseau! 

        On se rendit compte alors qu'on était dans un quartier désert: il n'y avait ni piétons, ni circulation! La rue semblait abandonnée, entre des entrepôts, et elle avait un aspect sinistre! "On cherche sa maman? fit une voix derrière le trio et il se retourna vers une jeune femme, à l'allure agressive! Elle avait le crâne quasiment rasée et ses vêtements étaient militaires, comme si elle avait voulu nier toute féminité!

        "Ben, la souris, tu pourrais être un peu plus polie!" répliqua l'un des costauds. La femme eut un sourire en forme de grimace, puis elle dit: "Un gros tas, comme toi, ne mérite que de la merde!" Il y eut un silence, puis le malabar s'avança, mais il fut frappé par une décharge électrique! Il s'écroula et la suite fut confuse! D'autres femmes surgirent d'une ouverture et se ruèrent à l'attaque! Le deuxième costaud reçut le même traitement et on assomma Cariou!

        Quand il se réveilla, il était ligoté dans un entrepôt, à côté de ses gardiens, encore inconscients! "Eh! cria une femme, y en a un qui émerge! C'est le baisable!

        _ Vas-y! Profite s'en! fit une autre. Monte-le!"

        Elles éclatèrent de rire et elles étaient là, un dizaine, toutes avec des tenues guerrières! "Minute, les filles! coupa celle qui avait l'air d'être la chef. D'après les téléphones, celui-ci s'rait comme nous, une victime! Il vient d'être libéré de l'île des Fous!"

        Cette annonce amena un peu de compassion sur les visages et la chef s'approcha de Cariou, avant de lui trancher ses liens! Puis, elle l'amena vers la sortie: "Ecoute, tu peux partir! dit-elle. Mais ne reviens jamais ici, car tu n'aura pas de deuxième chance!

        _ Qu'allez-vous faire des deux autres?

        _ On va les châtrer! cria une femme derrière.

        _ On fait la guerre aux mecs! reprit la chef. On ne veut plus de leur pouvoir et on s'ra sans pitié! Allez va-t-en!"

        Cariou ne répondit rien, c'était inutile et il retrouva l'air libre. "La haine et la saleté! Voilà ce qui domine RAM!" se dit-il.

     

                                                                                                         XI

     

        Cariou ne pouvait pas rentrer chez lui, sans avoir prévenu Dominator, car sinon la disparition des deux gardiens lui serait imputée! Il prit donc un transport en commun, jusqu'à la Tour du Pouvoir. Au pied de celle-ci, il y avait une importante manifestation, très colorée, faite de jeunes surtout et qui semblaient totalement soumis à l'autorité de quelques animateurs, comme on peut l'être pour un exercice de gymnastique ou lors d'une fête de colonies de vacances!

        Cariou s'étonna encore de l'instinct grégaire des hommes, comme s'ils avaient peur de leur individualité! Pourtant, le motif de la manifestation était la liberté sexuelle, mais il fallait voir là encore un désir de se développer, quoique scolaire et manipulable! C'était la "lumière" qui malgré tout cherchait son chemin, bien qu'elle fût entraînée par une domination souterraine!

        Dans la Tour du Pouvoir, les difficultés commencèrent pour Cariou, car on n'approchait pas de Dominator "comme ça"! Il fallut rencontrer des intermédiaires et les convaincre à chaque fois de faire remonter le nom de Cariou un peu plus haut! Mais enfin Dominator accueillit l'ancien prisonnier de l'île des Fous, en s'écriant: "Bon sang, Cariou, où sont mes hommes?"   

        Les yeux de Dominator s'ouvraient à mesure que Cariou faisait son récit, puis il explosa: "Partout, la société est en train de céder! Chacun tire la couverture à soi! La violence est reine! Vous avez vu ces guignols en bas! Il se croient dans une cour de récréation! Cette ville devient ingouvernable!

        _ Plus la situation est inquiétante et plus les extrêmes y trouvent leur compte! répondit Cariou. On ne veut pas réfléchir, s'ouvrir! Au contraire on se ferme, dans un réflexe égoïste! On laisse aller sa haine, on n'essaie pas d'aimer! Ceci dit, vous n'avez pas montré le bon exemple!      

        _ Comment?

        _ Vous-même, pour vous sentir en sécurité, vous avez voulu tout contrôler, d'où vos purges! Or, on ne guérit pas de la peur par la tyrannie! Car c'est bien la peur qui provoque la haine et les révoltes!

        _ Je ne vous aime pas, Cariou!

        _ Ah! Ah! Quoi d'étonnant? Sachez qu'on me déteste dès que je demande de la nuance, de voir plus loin que son égoïsme! Tout ce que "l'enfant" veut, c'est la satisfaction de ses pulsions!

        _ Hum! C'est bien à propos d'enfants que je vous ai fait venir... Car il y en a de drôles, si on peut dire, qui survolent la ville grâce à leurs bulles! Vous les appeliez comment déjà?

        _ Les enfants Doms, car ils sont issus d'une domination extrême, créée par la peur justement!

        _ Ouais, eh ben, ces gosses sont devenus dangereux! Rien ne les arrête! Ils sont capables de tout! Ils sont imprévisibles et asociales! Ils ne veulent pas travailler notamment! C'est comme si des petites bombes flottaient dans l'air!

        _ Et vous voulez que je fasse quoi?

        _ Que vous vous en occupiez! Vous semblez les comprendre et il faut les neutraliser!

        _ Le problème est complexe, plus profond que vous ne l'imaginez, car il s'agit avant tout de les rassurer, ce dont vous avez été incapable vous-même! En tout cas, il faut me laisser les coudées franches et je ne veux pas revoir vos hommes dans les parages!

        _ Très bien, mais nous restons en contact, car il y a urgence!"

     

                                                                                                              XII

     

        Il y eut des retrouvailles chaleureuses entre les membres de l'OED! Chacun raconta sa petite histoire et on fut surtout intéressé par le travail de Macamo, car Sullivan, le patron d'Adofusion et ancien enfant Dom lui-même, s'améliorait, s'apaisait, était plus conscient au fil de ses passages dans le Metavers! On avait là assurément l'une des solutions pour lutter contre les enfants Dom et espérer une meilleure cohésion de la société!

        La tâche d'Andrea Fiala était tout aussi importante, mais elle visait un public plus mûr, qui lisait pour approfondir sa réflexion, ce qui donnait lieu à un changement profond, quasiment souterrain et qui s'étalait dans le temps! Quant à Cariou, il raconta sa détention, sous les airs graves de Fiala et Macamo, et bien entendu il leur parla longuement de madame Birkel, puisqu'elle était une enfant Dom, qui s'était figée grâce à l'autorité de son poste!    

        "C'était le soir de Noël! expliqua Cariou qui s'étonnait toujours de la façon de faire des Doms. Evidemment, le réfectoire était excité, car il avait droit à un menu spécial! Pourtant, il a vite déchanté, car les plats ne venaient pas! Ils étaient sous le commandement de madame Birkel, qui ainsi faisait sentir tout son pouvoir! Quand enfin on mangea, on n'était déjà plus enthousiaste! Il n'y a pas eu de communion et quand madame Birkel est passée entre les tablées, pour recueillir quelques compliments  sur la cuisine, elle n'a rencontré qu'un silence pesant!

        Il y eut tout de même un détenu qui s'est levé, en la remerciant, mais la Birkel l'a parfaitement ignoré!

        _ C'est pas vrai! fit Andrea.   

        _ Si! Mais c'est son orgueil qui veut ça! Il est comme le sable qui boit de l'eau, sans traces!

        _ Mais cette femme vit dans un enfer! s'écria Macamo. Elle n'est jamais contente!

        _ Oui et non, répondit Cariou. Si c'était si terrible que ça, elle changerait, non? Mais les amis, moi, je vais faire un tour! J'ai besoin d'éprouver ma liberté!"

        Cariou marchait déjà depuis un certain temps, quand les immeubles autour commencèrent à se tordre et à tourner, comme un disque stroboscopique! Cela avait un effet aspirant, quasiment irrésistible, et pour ne pas être emporté, Cariou dut bander son esprit! Il parvint, grâce à sa force psychique, à remettre les choses dans l'ordre et de nouveau devant lui, la rue s'anima normalement!

        Bien entendu, il venait de subir l'attaque d'un enfant Dom et il ne pouvait en être autrement! Ils étaient partout et d'ailleurs, Cariou distinguait celui qui le menaçait: il était dans sa bulle, à mi-hauteur des immeubles! A cet instant, encore une fois, la rue se contracta et ce fut l'asphalte lui-même qui se tortilla, tel un tire-bouchon, mais le but était le même: captiver l'attention, asservir celle-ci et soumettre l'autre!

        Ainsi, l'enfant Dom se nourrissait, se déplaçait en se sentant le maître, le centre de tout! Ainsi il échappait à l'angoisse! Mais c'était une manière de faire monstrueuse, impossible pour l'ensemble! Il fallait que l'enfant Dom trouvât lui-même un équilibre, sans vouloir dominer tout le monde! Cariou fit encore un effort et rétablit la normalité! La rue reprit son visage habituel et Cariou ne faisait que protéger son indépendance: il n'était nullement l'agresseur!

        Bien au contraire, il n'aspirait qu'à suivre ses pensées, mais c'était justement cette liberté qui inquiétait l'enfant Dom et produisait son attaque! Mais celui qui était juste au-dessus changea brusquement d'attitude! Sa bulle vint atterrir aux pieds de Cariou et disparut! L'enfant Dom était à nu, pour ainsi dire, et il toucha légèrement Cariou, du bout des doigts! Ce fut un geste très fugitif, car l'enfant Dom, comme honteux de lui-même, prit la fuite en courant!

        Cariou était saisi: cela avait été si inattendu! Il en éprouvait cependant une douce satisfaction, car comment expliquer ce qui venait de se passer, sinon en considérant que Cariou représentait la paix, puisqu'il n'avait pu être vaincu! Cela voulait aussi dire que Cariou avait raison depuis le début: les enfants Doms étaient créés par la peur et lui Cariou avait appris à dominer cette peur! Seule la vérité permettait ce tour de force!

  • Les enfants Doms (troisième partie)

    Dom12 1

     

     

     

                                     TROISIEME PARTIE    

                                          LA LUMIERE

     

                                                I

     

        Sur l'île des Fous, un combat titanesque avait commencé! Madame Birkel s'acharnait sur Cariou! Elle ne supportait pas qu'il lui tînt tête! Elle était outrée, scandalisée par cette résistance, alors qu'elle avait maté tous les autres détenus, ses enfants comme elle les appelait! Elle avait donc décidé de ne plus lâcher Cariou! Elle était tout le temps sur son dos et lui imposait à chaque instant des corvées!

        Même les autres prisonniers trouvaient qu'il y avait là quelque chose de spécial! Ils ne comprenaient pas bien pourquoi, mais il était visible que la directrice était particulièrement remonté contre Cariou! Aussi, certains le méprisaient, le jugeaient bête, car pour eux il suffisait de jouer le jeu, de paraître obéir aux règles et ainsi on avait sa "petite vie", on arrivait à satisfaire quelques plaisirs! Le rapport de force avec l'autorité ne pouvait qu'être désavantageux!

        De son côté, Cariou n'agissait pas délibérément! Il aurait donné n'importe quoi pour retrouver sa tranquillité! Mais c'était plus fort que lui: tout son être se révoltait contre l'égoïsme, l'injustice de madame Birkel! Il semblait d'une autre dimension, comme s'il portait quelque chose dont il ignorait lui-même le poids, la puissance! Il s'en sentait même encombré et s'en excusait presque, ce qui avait le don de redoubler la fureur de la directrice, parce qu'elle percevait obscurément une certaine innocence!

        On était au réfectoire et un des ces jours où madame Birkel avait de l'entrain et elle voulut humilier en public Cariou! Sa sournoiserie pétillait et elle imposa le silence, avant de déclarer: "Il y a parmi vous des cochons, qui jettent leurs petits pois par terre et même leur tranche de jambon! Mais Cariou va nettoyer tout ça! Il est normal que ce soit le chef des cochons qui s'en occupe! Cariou, allez donc chercher un balai et une pelle, à la cuisine! Et on va commencer par ces petits pois que je viens d'écraser sous ma chaussure!"

        Cariou se leva et fit comme on lui avait dit! Quand il revint, avec le matériel, il ne put s'empêcher de demander tout haut: "Mais enfin, madame, de quoi avez-vous peur?" Cette question figea la directrice, de sorte que tout le monde en prit conscience! "Mais de quoi parlez-vous? s'écria madame Birkel! Peur? Vous croyez que j'ai peur de vous, Cariou? Sachez que je n'ai jamais peur et encore moins de vous que d'un autre!

        _ Madame, si vous étiez en paix avec vous-même, si vous étiez heureuse, vous n'aurez que pitié de moi, à cause de mes erreurs, de ma bêtise! Vous n'auriez nul besoin d'être agressive, voire violente!"

        Il y avait chez Cariou une sorte d'autorité dont on ne savait d'où elle venait et qui exaspérait au plus haut point la directrice! Elle explosa donc: "Mais... mais pour qui vous vous prenez? Espèce de morveux! Monsieur le donneur de leçons! Je vais vous dresser, moi!"

        Cela fut dit avec une telle rage que même les autres détenus sentirent la justesse des propos de Cariou! Il y eut une gêne générale, qui conduisit la directrice à observer les visages autour d'elle et elle frémit: comme ceux-ci étaient laids, grossiers, hostiles! Oui, elle avait peur du monde qui l'entourait! Elle en éprouvait même une crainte viscérale, une terreur et c'est pourquoi elle haïssait tant Cariou! Car elle se protégeait des autres, par la domination qu'elle exerçait sur eux, comme un dompteur contrôle ses fauves, et Cariou menaçait, enfonçait, détruisait ce pouvoir!  

     

                                                                                                           II

     

        Le duc de l'Emploi aimait à faire son tour dans RAM! Il était salué par la plupart, qui le connaissait et le craignait! Il disait bonjour lui aussi, heureux de son importance et de participer au succès de la cité! Ce jour-là l'accompagnait monsieur Nuit, le promoteur et le directeur de chantiers, celui qui rêvait d'une cité nouvelle, s'étendant sur la mer!

        Monsieur Nuit et le duc de l'Emploi s'entendaient à merveille, car ils avaient besoin l'un de l'autre! Grâce au duc, monsieur Nuit obtenait des marchés et créait des emplois, ce qui augmentait la puissance du duc! Ils étaient dans une vaste autociel et goûtaient les joies de la vie, quoique monsieur Nuit fût moins connu, plus dans l'ombre, ce qui était nécessaire pour les affaires...

        "Mais qu'est-ce que...? s'écria le duc, qui découvrait les bulles volantes des enfants Doms.

        _ Vous ne les aviez pas remarqués? s'étonna monsieur Nuit. Ce sont des jeunes... qui ne veulent pas travailler!"

        En effet, le duc voyait que les enfants Doms ne lui accordaient aucune attention, comme s'il n'existait pas, ce qui le choquait profondément et le fâchait! Des bulles passèrent même si près et à pleine vitesse que l'autociel du duc dut virer brusquement et ses passagers perdirent l'équilibre! "Bon sang! cria le duc. Mais enfin comment vivent-ils, s'ils ne travaillent pas?" Monsieur Nuit haussa les épaules: "Parents, allocs? Allez savoir!"

        Le duc fronça les sourcils et prit un air méchant: "Il faudra bien qu'un jour ils sentent ma poigne! dit-il.

        _ Sûrement! répondit monsieur Nuit, alors qu'il avait repris une coupe de champagne.

        _ Eh bien, on va leur en faire voir tout de suite! Il vaut mieux qu'ils sachent dès maintenant qui est le maître!"

        L'autociel du duc pouvait se transformer en vaisseau de guerre et du blindage recouvrit lentement ce qui avait été la carrosserie! "J'ai là de très bonnes fusées, fit le duc, et celle que j'utilise le plus souvent porte le mot Licenciement!" Il visa la bulle d'un enfant Dom et appuya sur un bouton. La fusée partit aussitôt et alla toucher sa cible, mais il ne se passa rien!

        "C'est bizarre, lâcha le duc! D'habitude, l'effet est immédiat! Le monde s'écroule et l'individu court aux toilettes!

        _ Mais ces jeunes ne travaillent pas, expliqua monsieur Nuit, et ils sont donc indifférents au chômage!

        _ Vous avez raison! Il faut quelque chose de plus fort! Une fusée Pauvreté devrait faire l'affaire! Je n'ai encore jamais vu quelqu'un en sourire!

        _ Eh! Eh!"

        La deuxième fusée en effet fit éclater la bulle de l'enfant Dom, mais alors sa réaction fut atroce! Il se tordit de douleur, comme si on l'égorgeait! Son cri fut sinistre et glaça à la ronde! Ils furent si touchés que le duc et monsieur Nuit préférèrent disparaître sans tambour, ni trompettes!

        Le soir, le duc rentra chez lui et il habitait tout le dernier étage d'un immeuble, avec de vastes pièces autour d'une piscine! Mais il découvrit un véritable saccage! Sa femme était ligotée et avait été violentée! Il la délivra et appela les secours! Partout régnait un indescriptible désordre et on avait souillé la piscine!

        On avait notamment écrit sur un mur: "Touche pas à ma bulle!!" et pour la première fois peut-être, le duc de l'Emploi eut peur!

     

                                                                                                            III

     

        Archos était un architecte en vogue de RAM! Il avait un cabinet très moderne, un cube lumineux qui témoignait de l'esprit créatif de son auteur! Archos voyait grand et il s'arrangeait pour qu'on lui confiât les projets les plus importants! Il parlait de "l'intégration" de la matière dans l'espace, de la "réverbération" des façades, d'immeubles en quasi "lévitation" ou d'intérieurs qui n'en étaient pas, mais au final ses "barres" de béton continuaient à masquer le ciel!

        Pour l'heure, il dégustait des pistaches, en écoutant d'une oreille distraite ceux qui, tout comme lui, avaient été appelés pour un réunion informelle, dans la Tour du Pouvoir! Il y avait là Dominator bien sûr, mais aussi le duc de l'Emploi et monsieur Nuit! Le sujet, c'était ces drôles de jeunes, dans des bulles et qui ne voulaient pas travailler! Chacun avait l'air inquiet!

        "Ils ont... ils ont tout bousillé chez moi! criait presque le duc! Ils ont... ils ont terrorisé ma femme! Ils l'ont humiliée! Co... comment est-ce possible? Qui sont-ils? Qu'est-ce... qu'ils veulent? Faut bien travailler dans la vie!

        _ Certainement! concéda Dominator.

        _ Des chefs de chantier me disent qu'ils ne trouvent personne à embaucher! On va vers des problèmes sans nom! rajouta monsieur Nuit.

        _ Je veux la peau d' ces fumiers! martela le duc. Il faudra bien un jour qu'ils me supplient, s'ils veulent bouffer!

        _ Mais la société ne les intéresse pas! coupa Archos qui mâchouillait. Ils s'en tapent!

        _ Comment ça, ils s'en tapent? répliqua le duc. Faut bien vivre en société, non? Qu'est-ce qu'il y a d'autre?

        _ C' que je veux dire, c'est qu'ils ont l'impression qu'on les a trahis et qu'on vaut donc que dalle!

        _ Tu peux être plus clair?

        _ Ben, regardez comment le monde est devenu! expliqua Archos, qui reprit des pistaches. Regardez dehors comme c'est pollué! La mer charrie son plastique et le ciel nous cuit ou nous verse des seaux de glace! Pour eux, y a plus d'espoir! Alors pourquoi ils s' fouleraient!"

        Les propos d'Archos furent suivi d'un silence... "Et qu'est-ce qu'on leur propose en échange? reprit l'architecte. Rien, sinon nos appétits! Ils voient qu'on pense qu'à s'enrichir!

        _ Eh! Mais t'en croques aussi!

        _ Bien sûr! Mais ils disent que puisque les autres ne sont intéressés que par leur gueule, pourquoi n'en feraient-ils pas autant? Et ils n'ont pas tout à fait tort, rajouta Archos qui avala des pistaches! S'ils s'occupent pas d'eux, qui le fera?

        _ Mais ils sont fermés, coupés du monde!"

        Archos haussa les épaules... "Mes gars me disent que ça sent pas bon! précisa monsieur Nuit. Il paraît que les syndicats sont sur les dents et prêts à mordre! Vous savez comme moi que l'inflation est galopante, alors pas question de réformes! La situation est explosive, bien plus qu'on ne le croit!"

        Dominator ferma les yeux... "Y peut-être quelqu'un qui pourrait nous aider, lâcha-t-il. Un drôle de type... Je l'ai reçu ici même... Un certain Cariou, si mes souvenirs sont bons... Il appelait les jeunes dans leur bulle des enfants Doms! Je n'ai pas très bien compris pourquoi..., mais lui avait l'air de savoir parfaitement de quoi il retourne! Il avait d'ailleurs monté une petite organisation, pour justement combattre ces enfants Doms!

        _ Eh bien voilà! fit le duc. Qu'est-ce qu'on attend pour convoquer cet homme et lui demander ce qu'on peut faire?

        _ Je l'ai envoyé en prison!" avoua Dominator et les autres regardèrent au plafond!

     

                                                                                                                 IV

     

        Le petit groupe se dispersa, mais Dominator et le duc de l'Emploi restèrent ensemble. "Je vous ai demandé de ne pas partir, expliqua Dominator au duc, car j'ai quelque chose à vous montrer! Venez avec moi!"

        Les deux hommes empruntèrent un escalier dérobé et arrivèrent dans une vaste pièce, juste sous le toit et qui était plongée dans une certaine pénombre. "Mais je croyais que c'était votre bureau le dernier étage! fit le duc.

        _ Mes baies forment un trompe-l'œil, qui donne effectivement cette impression! C'est fait exprès, pour qu'on ignore l'existence de cette pièce!

        _ Voilà bien du mystère!" répondit le duc, qui s'avança.

        Il y avait un objet étrange devant lui et il s'en rapprocha... C'était une stèle qui portait, sous un couvercle, un nuage rose et scintillant! On eût dit des éclats de mica, doués de vie! "Qu'est-ce que c'est? demanda le duc.

        _ L'ancien maire! répondit laconiquement Dominator.

        _ L'ancien mai... Hi! Hi! Mais il est mort y a plus de dix ans!

        _ Mais c'est bien lui tout de même! Il n'a plus son enveloppe corporelle évidemment, mais nous avons pu télécharger le contenu de son cerveau! Le voilà immortel!

        _ C'est une blague?

        _ Pas du tout! Nous sommes désormais capables de réaliser cela, grâce aux nanotechnologies!"

        Le duc ne disait rien, il était stupéfié! "Ecoutez, reprit Dominator, depuis toujours la technologie a évolué avec nous et il est maintenant temps de s'allier complètement avec elle! N'êtes-vous pas déçu par la vie? Ne ressentez-vous jamais l'ennui, la dépression? Ne sommes-nous pas prisonniers de nous-mêmes, de nos limites? Nous voulons vaincre, mais la mort est déjà là! Nous répétons toujours les mêmes choses!"

        Il y eut une pause, puis Dominator reprit: "Pour ma part, je suis las, fatigué! J'ai besoin d'un nouvel espoir, d'un renouveau, d'une fraîcheur à l'échelle du cosmos! Et je crois que je l'ai trouvée: elle s'appelle le posthumain!

        _ L'alliance de homme avec la machine! L'homme à moitié machine? Vous parlez de la technologie comme si elle avait une vive propre!

        _ Ecoutez, cette planète est foutue! C'est mort, ça reviendra pas comme avant! Au contraire, ça va empirer, car nous sommes toujours plus nombreux! Il faudra donc bien partir, trouver un nouveau monde, mais on ne peut pas voyager dans l'espace tel que nous sommes! La solution, c'est celle-ci!"

        Dominator désigna le nuage brillant, qui sembla s'animer! "Mais il parle? Il nous entend?" demanda le duc. A cet instant, un écran s'alluma, où le duc put lire: "Rejoignez-nous, old chap!

        _ Vous voyez, c'est bien lui! fit Dominator. Il a toujours eu ce genre d'humour!"

     

                                                                                                                     V

     

        L'enfant Dom était de nouveau au bord du ruisseau, assis à coté du Magicien. "Vous savez, lui dit-il, je me demande si je suis assez bien, si je ne pourrais pas en faire plus! Je me sens sale, inutile! Je suis inquiet à vrai dire! Comment savoir si on donne le meilleur?" Le Magicien ne répondit pas, mais soudain le paysage changea! L'enfant Dom était sur une plage et une vague vint mouiller son pantalon par en dessous!

        "Mais qu'est-ce c'est?" s'écria l'enfant Dom et il se releva promptement, en constatant les dégâts "Bon sang, elle est bien froide! Encore un de vos tours!" fit-il au Magicien, qui lui était resté au sec!

        "Mais où on est ici?" se demanda l'enfant Dom, qui regarda autour et qui finit par s'approcher de l'eau. Les vagues étaient d'un vert translucide et elles charriaient des brins noirs de goémon! Elles rangeaient aussi des laminaires, comme si elles les poussaient de la bouche et les grandes algues rutilaient!

        L'enfant Dom respira, car il y avait là une impression de fraîcheur intense et un parfum d'iode lui remplit les narines! A côté, quand la mer se retirait, de petits oiseaux pépiaient et picoraient nerveusement le sable humide! Ils étaient attendrissants et magnifiquement agiles, car ils évitaient chaque vague avant de se reposer! C'était une masse grouillante, pleine de vie!

        Le vent forcit davantage et le ciel était maintenant comme du plomb! Du sable d'une blancheur extraordinaire était emporté et formaient comme des chevelures qui couraient sur la plage! "On dirait que le temps s' gâte!" cria l'enfant Dom, mais c'est tout ce qu'il put dire! Ses joues étaient la proie de milliers de piqûres et le vent retentissait maintenant à ses oreilles, telle une tôle qu'on froisse!

        C'était un aboiement qui rendait sourd et l'enfant Dom dut se retourner, dos au vent, car il ne pouvait même plus respirer! Mais alors le souffle le poussa, ainsi qu'il ne serait pas allé assez vite! On le pressait et il n'était plus le maître, c'était les éléments!

        L'enfant Dom s'efforça tout de même de rester debout, car il voulait contempler le spectacle ahurissant qu'il avait devant lui! La mer était devenue folle! Elle avait l'air de ne plus savoir où donner de la tête! Elle noyait rageusement des galets, donnait des coups de hache avec ses rouleaux ou encore entrait en ébullition, mais surtout elle explosait au contact des rochers et sa gerbe qui étincelait révélait toute sa colère!

        Il y avait là une force inouïe, qui semblait inépuisable, qui saoulait, qui hébétait! Au-dessus, des goélands planaient, comme ancrés dans le vent et on eût dit qu'ils étaient plongés dans un rêve! L'enfant Dom, face à une telle violence, une telle démesure, ne put s'empêcher de rire!

        "Dire que je me tracasse! lança-t-il au magicien. C'est incroyable!" Il était plein de vigueur, de jeunesse et il avait oublié ses soucis!

     

                                                                                                                  VI

     

        Andrea Fiala vivait toujours dans la clandestinité et continuait à écrire... C'était son travail et elle se pencha sur le manque de cohésion de RAM! En effet, de plus en plus nombreux étaient ceux qui pensaient être les victimes de complots, de vastes machinations et qui de ce fait niaient la vérité la plus évidente, les faits les plus probants, persuadés qu'ils étaient qu'on voulait les tromper! Il était impossible de les ramener à la raison, malgré les preuves, et cela donnait une société haineuse, imprévisible, violente, toujours au bord de la rupture! Comment expliquer une telle obstination dans l'erreur?

        "Il existe deux aspects du problème, écrivit Andrea, le premier, c'est que les gouvernements n'ont plus d'idées et qu'ils paraissent agir au jour le jour! Ils semblent dépourvus de lignes directrices et ils prêtent donc le flanc à la suspicion, au doute et même au mépris! On voit volontiers l'autorité comme incapable, travaillant seulement pour ses intérêts et formant un monde clos, organisé, constitué de profiteurs! Le pouvoir est désincarné: il n'est pas fait d'hommes qui espèrent ou qui souffrent, mais il est le "mal" à l'œuvre, ce qui est extérieur, hostile!

        On l'a déjà dit, mais la liberté effraie et le premier réflexe est de se fermer, de renforcer ses certitudes et donc sa domination! Ce que l'on croit doit prévaloir et ainsi le monde tourne autour de nous! C'est le sentiment de notre supériorité qui nous guérit de l'angoisse! Mais c'est pourquoi aussi nous ne cherchons pas à connaître, de peur de devoir nous remettre en question! Nous n'avons aucune souplesse pour cela! Au contraire, nous sommes si anxieux que la moindre contrainte nous conduit à l'agressivité! 

        Nous créons par conséquent des bulles, nous ne nous ouvrons pas et nous ramenons tout à nous-mêmes! Ce qui ne va pas dans notre sens est forcément mauvais! Nous combattons des fantômes, des créatures de cauchemars! Nous inventons des actions souterraines, car nous sommes incapables d'accepter la réalité telle qu'elle est! La simplicité, la clarté nous sont odieuses! Car elles nous obligent à regarder hors de notre bulle, alors que nous sommes contractés par la peur!

        L'idée d'un complot, d'une menace somme toute nous protège! D'imaginer un monde commandé par le mal nourrit notre crainte et nous évite l'effort de la surmonter! Nous préférons rester immatures plutôt que de nous offrir, en toute confiance! Nous ne quittons pas notre chambre d'enfant! Nous voulons des monstres sous notre lit, car nous avons horreur du vide, comme du silence!

        Nous ne voyons pas que c'est vain! Nous nous obstinons tel le bébé! Nous gardons nos haines, notre tristesse, notre nuit! Nous refusons le bonheur! Nous ne voulons rien lâcher et c'est ce que nous nommons courage! Nous mourons pleins de désespoir, craintifs ou dégoûtés! Nous ne voulons pas aimer! Nous nous aimons trop pour cela!

        Il existe pourtant un bon indicateur de la vérité! Car elle n'a pas peur, sinon elle ne serait pas la vérité! Elle est donc sereine! Au contraire, le mensonge se trahit par son énervement, son irritation, sa violence et sa haine! C'est sa peur qui le pousse!"

  • Les enfants Doms (XXXIV-XXXVIII)

    Dom12

     

     

     

     

     

     

                                       XXXIV

     

        L'enfant Dom était de nouveau assis en compagnie du Magicien, au bord du ruisseau. Le Magicien ne disait rien et paraissait las et triste, et l'enfant Dom n'osa pas le déranger. Il s'intéressa plutôt au fond pailleté de l'eau, qui s'illuminait sous les flèches oranges des rayons qui la traversaient! "Mais, mais on dirait de l'or! ne put-il s'empêcher de s'écrier.

        _ C'en est bien! répondit le Magicien.  

        _ Mais, mais on pourrait le prendre! On serait riche!

        _ Non, il y en a trop peu, ce ne serait pas rentable!

        _ Ah..."

        Le silence revint et l'enfant Dom fixa de la vase, accrochée à des branches noircies et qui flottait dans le courant... "On dirait des étendards, lâcha-t-il, comme s'il y avait par là un royaume!

        _ C'est le cas! Mais tiens-toi prêt, car la voilà!

        _ Hein? La voilà, qui ça?"

        Même s'il ne comprenait pas ce qui se passait, l'enfant Dom imita le Magicien, qui s'était levé, mais alors qu'il s'essuyait les fesses, il fut brusquement poussé par le Magicien et tous deux atterrirent sur une feuille morte!

        "Bon sang! cria l'enfant Dom. J'ai cru qu'on faisait le plongeon! Ah! Ah! Nous sommes sur une feuille, au milieu de l'eau! Notre taille a été réduite!

        _ C'était nécessaire, pour que tu comprennes le royaume que je veux te montrer!"

        A cet instant, la feuille, qui était toute d'or, en heurta d'autres, entièrement grises et qui s'étaient amassées, ne pouvant aller plus loin! Sous le choc, les deux hommes tombèrent à genoux, mais la feuille parvint à contourner l'obstacle et à reprendre sa course!

        " Eh! Mais nous allons à une vitesse! s'écria de nouveau l'enfant Dom! Jamais je n'aurais imaginé le courant aussi rapide!" la berge en effet défilait, mais soudain des Gerris montèrent à bord! "Contrôle s'il vous plait! dit le Gerris le plus grand.

        _ Hein? Quoi? fit estomaqué l'enfant Dom.

        _ Vous avez vos papiers? fit imperturbable le Gerris.

        _ Mes pa... piers? Je m'appelle Owen Sullivan, c'est tout ce que je puis dire!

        _ Vous n'arrangez pas votre cas! répondit le Gerris qui renifla!

        _ Mais vous n'êtes pas sérieux! Allons, qu'est-ce que c'est que cette mascarade!"

        L'enfant Dom observa le Gerris et se sentit mal à l'aise! Il ne réussissait pas à comprendre ce corps si mince, qui "marche" sur l'eau, et cette tête aux étranges appendices...

         "Je crois que vous allez devoir nous suivre!" rajouta le Gerris et derrière lui la petite troupe des insectes commença à s'agiter! "Mais il doit y avoir un malentendu..." reprit l'enfant Dom, qui chercha du soutien dans le regard du Magicien, resté en retrait. La situation semblait sans issue, quand il y eut une risée et des éclats de lumière qui aveuglèrent les Gerris, provoquant une belle pagaille! Les insectes maintenant s'emmêlaient les pattes et formaient des paquets à côté de la feuille!

        La voie était de nouveau libre et l'enfant Dom exulta! "Non, mais regardez-moi ces débiles!" criait-il et il leur tira la langue et se moqua d'eux jusqu'à plus soif, soulagé de sa peur!

     

                                                                                                           XXXV

     

        La feuille glissait silencieusement et maintenant, à l'instar du Magicien, l'enfant Dom lui aussi se tenait coi! Il contemplait! Il s'était assis sur le rebord de la feuille et le calme autour avait déteint sur lui! Ses jambes nues goûtaient la fraîcheur de l'eau, quand un énorme poisson passa dessous! L'enfant Dom fut saisi, mais il eut le temps de voir un corps fuselé bleuâtre et une nageoire dorsale, qui fléchit comme un éventail!

        L'œil de l'enfant Dom s'exerçait et il repéra de jeunes truites qui remontaient nerveusement le courant! Il était pris par le spectacle et il dit bonjour à un papillon qui l'effleura! Mais un sourd grondement vint le surprendre et il tendit l'oreille, pour constater que le bruit s'amplifiait. "Eh! Vous entendez?" cria-t-il inquiet au Magicien. Celui-ci était de l'autre côté de la feuille, mais il revint vers le centre, en disant: "Nous allons vers un déversoir... Tâchez de vous accrocher aux nervures!

        _ Un quoi?"

        L'enfant Dom ne reçut pas de réponse, mais, comme le Magicien, il chercha une prise, car l'eau était pleine de remous, qui trempaient la feuille! A cet instant, l'enfant Dom allongé but la tasse! "Bon sang!" s'écria-t-il, mais la suite le figea! La feuille fut comme happée par une pente et elle se mit à dégringoler un champ d'écumes! La panique s'empara de l'enfant Dom, mais au plus fort du tumulte, il se vit entouré de femmes qui se baignaient et qui lui souriaient même, leur longue chevelure blanche courant indéfiniment derrière elles!

        Il avait rêvé sans doute, mais il était ébloui et ainsi il ne se rendit pas compte que la navigation avait retrouvé sa paix et qu'on entrait sous une arche formée par des racines! C'était comme une grotte, où la lumière frissonnait au plafond, et on s'arrêta contre un quai. Le Magicien et l'enfant Dom prirent pied sur la terre ferme et visiblement des cloportes les attendaient, car ceux-ci les précédèrent, quand ils s'engagèrent dans un escalier!   

        L'enfant Dom ne voyait que leur carapace qui ressemblait à une armure et on montait derrière une écorce qui, par ses interstices, laissait passer la lumière du jour! On s'effaça cependant devant un iule, qui descendait comme parcouru par une vague et qui glaça malgré tout l'enfant Dom! Plus haut, un bruit de mitraillette fit sursauter, mais ce n'était qu'un pic-vert, qui avait l'air de rénover la façade!  

        Enfin, on pénétra sous un immense dôme, fait d'émeraudes qui étincelaient! Le mobilier surprenait par son goût moderne et simple! Il y avait là des sièges d'or, en forme de crosse et des tables sombres, dont le bois massif luisait! On approcha d'un trône, orné de baies rouges, avec autour des candélabres de houx, dont on ne pouvait supporter longtemps l'éclat! Une femme se leva du trône et marcha vers les visiteurs! Elle avait un port à couper le souffle et son visage donnait l'impression d'avoir dompté la lumière!

        "Je suis la reine Beauté!" dit-elle et cela parut comme un baiser!

     

                                                                                                       XXXVI

     

        L'enfant Dom ne pouvait se lasser de contempler la reine Beauté, mais elle continuait: "Je suppose que vous êtes venu nous aider, dit-elle à l'enfant Dom, puisque c'est le Magicien qui vous amène!

        _ Hein? Quoi? Excusez-moi, fit l'enfant Dom comme s'il se réveillait d'un songe. Mais que voulez-vous dire? Vous avez besoin d'aide?

        _ Mais nous sommes en guerre, l'ignorez-vous?

        _ Mais oui! Mais de quelle guerre parlez-vous?

        _ Je vous rassure, nos intentions ont toujours été pacifiques! Néanmoins, nous ne faisons que nous défendre! Il en va tout simplement de notre survie!

        _ Mais... mais quel monstre serait capable de vous vouloir du mal?"

        Ici, la reine beauté allait se lancer dans une explication, quand un hanneton se posa soudain devant elle! "Majesté! Majesté! dit-il. La patrouille est prête! Elle n'attend que votre ordre pour intervenir sur le secteur ouest!

        _ Très bien! Mais allez avec la patrouille, si vous le voulez! rajouta-t-elle à l'adresse de l'enfant Dom. Le Magicien vous accompagnera et vous vous ferez ainsi une idée de la situation, bien plus juste que tout ce que je pourrais en dire!

        _ Ah? Mais oui, pourquoi pas?"

        L'enfant Dom suivit le hanneton et on monta sur une très haute branche, où la patrouille attendait! Là, l'enfant Dom sentit le vertige, car on dominait la cime des autres arbres et le sol avait l'air d'un timbre poste! Toutefois, l'enfant Dom prit sur lui, d'autant que la patrouille le stupéfia! Des hirondelles, en effet, étaient sur le départ et l'enfant Dom et le Magicien les enfourchèrent!

        Il fallait s'accrocher au duvet du cou et soudain ce fut l'envol! Jamais l'enfant Dom, bien sûr, n'avait connu pareilles sensations! On prit d'abord de la hauteur, par des battements d'ailes rapides, et le paysage ne cessa de s'étendre! Puis, on piqua à la vitesse de l'éclair et dans le même temps, les hirondelles se rapprochaient, se croisaient même, ce qui terrifiait l'enfant Dom, perdu dans un abîme de voltige!

        Mais, brusquement, il n'y eut plus d'arbres! La coupure fut nette et on se retrouva au-dessus d'un chantier, fait d'une terre ocre et boueuse, où des camions et des bulldozers allaient en soulevant des nuages de poussières! Le bruit était effrayant, mais les hirondelles ouvrirent le feu et l'enfant Dom entendait leurs mitrailleuses crépiter!

        Il se demandait comment cela était possible et il se rendit compte que ce qu'il avait pris pour des tirs n'était en fait que les cris des oiseaux! Par contre, ceux-ci lâchaient bien des bombes, puisque leur fiente tombait sur la carrosserie des engins, sans effet bien entendu!

        L'enfant Dom n'eut pas le temps de penser davantage, car son hirondelle traversa soudain un mur de poussière et exceptionnellement elle perdit le contrôle et heurta de plein fouet une butte! Le choc fut terrible et l'enfant Dom roula sur lui-même, après avoir été catapulté! Mais enfin il s'en sortit indemne, ce qui ne fut pas le cas de l'hirondelle, tuée sur le coup!

        L'enfant Dom avait retrouvé sa taille humaine et il en prenait conscience, quand un homme casqué l'interpella: "Eh! Mais qu'est-ce que vous faites ici?" L'enfant Dom encore choqué regarda venir à lui celui qui devait être un chef de chantier! "Qui êtes-vous? Pourquoi êtes-vous sans casque? cria de nouveau l'homme.

        _ Mais... mais c'est quoi toute cette horreur! s'exclama à son tour l'enfant Dom! Vous... vous ne vous rendez pas compte! Vous êtes en train de tout bousiller! 

        _ Quoi?

        _ Mais... la reine Beauté est en danger! Vous détruisez son royaume!"

        A ces mots, le chef de chantier fut figé par la peur! Persuadé qu'il avait affaire à un fou, il fit signe à d'autres hommes d'approcher et l'enfant Dom comprit qu'il était menacé! A cet instant, Owen Sullivan quitta le Metavers et se tourna vers Fahim Macamo, qui était toujours près de lui.

        "Je... je ne savais pas!" dit-il et il baissa la tête!

     

                                                                                                        XXXVII

     

        Le lendemain, Sullivan était dans son autociel et il se dirigeait vers la Tour du Pouvoir! Il avait rendez-vous avec Dominator, qu'il connaissait parce qu'il était lui-même l'un de ses puissants qui collaboraient avec le gouvernement! Mais, ce matin-là, Sullivan n'était pas tranquille: il gardait en mémoire les pattes des Gerris qui s'appuyaient sur l'eau ou encore les halos laiteux des rayons qui tombaient sur le ruisseau!

        En survolant RAM, il s'effarait toujours davantage de l'abîme qu'il y avait entre la beauté qu'il avait aperçue et la laideur de la ville! Bien sûr, RAM avait ses monuments, son histoire, ses audaces architecturales, mais qu'était-ce à côté de la nature, dont chaque pouce contenait un enchantement infini! "A condition de le voir!" se disait Sullivan, car c'était bien là le problème et il en était bien conscient, mais les gens qu'il fréquentait et cela concernait en particulier Dominator, ils étaient tous amoureux du pouvoir et ils s'admiraient! Comment dans ces conditions auraient-il pu comprendre l'évolution de Sullivan, ses nouveaux sentiments?

        L'autociel pénétra dans la Tour du Pouvoir et Sullivan fut introduit dans le bureau de Dominator! "Owen! s'écria celui-ci. Qu'est-ce qui me vaut le plaisir de ta visite? Un verre?

        _ Non merci! Ecoute, excuse-moi de venir te déranger en plein travail..., mais je suis troublé...

        _ Diable, ça m'a l'air grave! Assieds-toi, assieds-toi! Tu vas me raconter tout ça!

        _ Eh bien voilà, à Adofusion, nous travaillons sur un nouveau programme, pour le Metavers! On veut par là amener les jeunes à plus de conscience sociale, à réfléchir sur leurs comportements... Tu vois?

        _ Parfaitement! Et j'ai toujours dit que tu en faisais sans doute plus pour la ville qu'aucun autre!

        _ Mais ce n'est pas seulement de la ville dont il s'agit! J'ai en ce moment un programmeur de génie... Il a réussi à me faire comprendre toute l'importance de la beauté, celle de la nature s'entend! Or, nous la détruisons sans vergogne, sans la comprendre! Et tout ça pourquoi? Pour toute cette merde!"

        Sullivan montra par la grande baie vitrée le ciel orageux, qui coiffait la mer pleine de plastique! Dominator poussa un long soupir et fut sur le point de perdre patience, mais soudain il eut une meilleure idée! "Permets-moi de te présenter un ami, dit-il, il est juste à côté! Je vais le chercher et tu vas pouvoir parler de ton problème avec lui!"

        Dominator revint avec un homme à l'allure roide, au visage sec et qui tapotait sa jambe avec une sorte de cravache! On eût dit un cavalier en panne de monture! "Owen, dit Dominator, je te présente le duc de l'Emploi!" Sullivan fut frappé par ce nom, mais déjà le nouvel arrivant s'asseyait et déclarait: "Sachez Sullivan que j'ai beaucoup d'admiration pour vous! Adofusion est une grande réussite!

        _ Merci!

        _ Notre ami, reprit Dominator à l'adresse du duc, a un problème avec la civilisation qui détruirait la beauté de la nature!

        _ En effet! jeta Sullivan. Nous ne comprenons pas la beauté et son sens caché! La nature est bien plus que quelque chose à exploiter!

        _ Vraiment? fit le duc de l'Emploi. Ne me dites pas que le directeur d'Adofusion est devenu un écolo intégriste! Ah! Ah!

        _ Bien sûr que non, j'ai les pieds sur terre! Mais j'ai également découvert un autre monde! Je ne comprends pas bien encore ce que j'ai senti, mais dans la beauté il semble y avoir un message de paix!

        _ Nous ne pouvons pas arrêter notre développement, Sullivan! répliqua le duc! Nous devons créer des emplois, pour que les gens vivent! C'est une nécessité!

        _ Bien sûr! Mais à quoi bon vivre, si nous ne sommes pas heureux? Nous sommes des esclaves et nous ne nous en rendons même pas compte!

        _ Je vous préviens que si je vous trouve sur ma route, je vous écraserai!

        _ Co... comment? Personne ne m'a jamais parlé comme ça!

        _ Apparemment, il faut un début à tout!

        _ Mais qui vous êtes, pour avoir autant de morgue?

        _ C'est moi qui représente l'emploi ici! C'est moi qui les crée, les gère, les donne! C'est grâce à moi que toute la population de la ville peut manger à sa faim! Je suis un dieu pour l'homme de la rue!

        _ Vous êtes surtout un sacré connard!

        _ Owen! intervint Dominator. Tu as eu une expérience troublante et visiblement tu en es encore choqué! Il vaut mieux que tu reviennes me voir plus tard, quand tu seras plus reposé...

        _ Bien sûr, Dom, concéda Sullivan avec un pâle sourire! Je m'excuse de t'avoir dérangé, mais je suis maintenant persuadé que nous faisons fausse route, que quelque chose nous échappe!"

        En disant cela, Sullivan jeta un coup d'œil du côté du duc, puis il sortit sans un mot.   

     

                                                                                                    XXXVIII

     

        De retour à Adofusion, Owen Sullivan ne s'était pas calmé! Il avait maintenant conscience du mal que l'on faisait, en roulant la nature comme un vieux tapis! Certes, il y avait des besoins et des nécessités, mais Sullivan connaissait parfaitement ceux qui détruisaient et qui disaient qu'il n'y avait pas le choix! Il n'ignorait aucunement leur hypocrisie, leur soif de pouvoir et surtout leur aveuglement, puisqu'il avait été l'un des leurs, jusqu'à ce que le Metavers lui ouvre les yeux!

        Or, il s'était heurté à un mur, on s'était moqué de lui, on l'avait même menacé et sa blessure était d'autant plus vive que le monde recréé par Macamo n'existait plus! Il avait été recouvert par la montée des eaux, au moins autour de RAM, ce qui rendait l'indifférence des hommes encore plus cuisante! Le Metavers renvoyait Sullivan à ses souvenirs, mais comment réagiraient les jeunes, devant cet univers qu'ils n'avaient jamais connu?

        Grâce à l'imaginaire, il est possible de vivre en tout lieu et à n'importe quelle époque, mais comment accepter que toute cette richesse fût à jamais ensevelie sous les déblais des bulldozers? Sullivan en avait la nausée et la colère ne le quittait pas! Il se rappelait la morgue du duc de l'Emploi, sa certitude, sa fermeture... et il eut envie de lui arracher les yeux, au nom des toutes les créatures sans défense, qu'il piétinait et qui valait encore mieux que lui! Soudain, Sullivan fut effrayé par sa violence: était-il possible qu'il aimât désormais plus les animaux que les hommes? Cela devenait très inquiétant pour un chef d'entreprise!

        Pour s'apaiser, il décida de retourner dans le Metavers et il fut de nouveau l'enfant Dom! Il retrouva le Magicien au bord du ruisseau, reprit place à ses côtés et s'épancha tout son saoul! La blessure n'en finissait pas de crever! D'ailleurs, en tant que fondateur d'Adofusion, il en avait déjà beaucoup supporté! Il avait toujours été sensible au beau, toujours respecté ce qui était excellent en son genre! Il connaissait les meilleurs crus, il était devenu un spécialiste du café et il ne se serait pas trompé sur l'auteur d'une peinture!

        Mais le monde dans lequel il évoluait ne pensait qu'aux chiffres! On y était toujours tendu! On ne voulait surtout pas perdre une part de marché! Tout en parlant, Sullivan se rendait compte du vide de son ancienne vie et il souhaita revoir la reine Beauté, pour lui exprimer son admiration et ses regrets! Le Magicien, qui n'avait encore rien dit, hocha silencieusement la tête et invita l'enfant Dom à traverser le ruisseau!  

        "Quoi? fit l'enfant Dom. On ne prend pas de nouveau la feuille? Comment on y va alors?" Il était anxieux, mais le Magicien poursuivit sa route et l'enfant Dom dut le suivre. On déboucha sur un champ, qui frémissait sous un ciel d'été! De la chaleur, accompagnée de parfums, montaient jusqu'à l'enfant Dom et son pas faisait sauter des criquets et s'envoler des papillons! Tout rayonnait de vie et on apercevait ici des coquelicots ou quelque fleur jaune ou bleue!

        On monta sur une colline, plus au frais, et on contempla assis le spectacle! Le champ frissonnait comme sous l'action d'un main invisible et les nuages au-dessus semblaient en balade! C'était si beau, si calme que l'enfant Dom s'assoupit.

        Quand il se réveilla, il était seul et son cœur se serra un peu! Le ciel d'ailleurs avait changé: il était devenu gris et la température avait baissé! L'enfant Dom se demanda s'il ne devait pas rentrer chez lui, mais alors une pluie fine se mit à tomber! C'était comme un voile fin qui blanchissait la cime des sapins de la colline! L'enfant Dom avait les joues mouillées et il eut un sourire, car il était dans les bras même de la reine Beauté!