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Les enfants Doms (T2, 151-155)
- Le 22/04/2023
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"Tu sais comment on l'appelle? Le blanchisseur!"
Flic ou voyou
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La journaliste Mélopée est en plein reportage… et elle n’a aucun mal à attirer l’attention sur elle, car c’est aussi une bombe ! Elle a des seins proéminents, le ventre plat et des jambes interminables, de sorte que les hommes ne peuvent en détacher leur regard ! C’est que Mélopée veut tout ! Elle tient à être prise au sérieux en tant que professionnelle, mais en même temps il s’agit d’apparaître tel un phantasme, une perfection, qui doit écraser la concurrence, faire tourner le monde autour de soi, comme si c’était possible et que cela pouvait rendre heureux !
Mais Mélopée ne voit pas là de contradictions, entre la neutralité, pour ne pas dire l’effacement, du journaliste et le pouvoir, le rayonnement du sexe, car elle représente notre époque chaotique et violente, qui n’est rien d’autre au fond qu’une gigantesque foire de l’égoïsme ! Tout le monde tire la couverture à soi et braille, donnant l’impression d’un monde absurde, dépourvu de sens, alors que l’impasse dans laquelle nous sommes n’a jamais été aussi visible, puisqu’elle révèle notre impuissance à nous satisfaire !
Mais qu’à cela ne tienne ! Mélopée, comme les autres, croit à sa réussite, à son combat, à la victoire contre ses détracteurs et face à l’obstacle et elle apparaît survoltée devant la caméra ! Elle dit : « Aujourd’hui, c’est jour de liesse dans RAM ! Regardez cette ambiance ! Elle est digne des plus grands carnavals ! On chante, on rit, on danse, on bat les tambours, on souffle dans les trompettes, sous des pluies de confettis ! Ah ! Ah ! Quel rythme ! C’est que tout le monde est joyeux, car le voilà qui arrive ! Qui ? Mais le cochon Égalité bien sûr ! Mon Dieu, il est immense ! Il fait bien trois étages ! »
A ce moment, un énorme cochon, luisant et hilare, passe devant la foule ! Il est debout sur un chariot tiré par des volontaires, qui ont eux aussi le sourire aux lèvres, car comment ne pas être fier de soi, quand on travaille pour la justice sociale ! Or, le cochon Égalité mérite bien son nom, puisqu’il ne cesse de dévorer, à mesure qu’il avance, des profiteurs et des exploiteurs ! Ils sont là maussades, sombres, par dizaines sur une passerelle, avant de tomber dans la mangeoire et d’être broyés par le cochon ! Le système est ingénieux et la fête semble complète ! Le caractère bon enfant de l’événement n’échappe à personne !
Mais soudain une agitation se produit aux abords du cochon et la journaliste Mélopée intriguée s’approche : « Qu’est-ce qui se passe ? demande-t-elle à une femme qui a l’air d’une responsable.
_ Ben, y a pus de profiteurs ! répond celle-ci. On a vu trop juste ! Pourtant, on a encore abaissé le critère : c’est ceux qui s’ donnent du monsieur et du madame qui sont là ! Faut croire qu’on n’a pas été assez sévère !
_ Mais est-ce que c’est si grave que ça ? Le cochon est déjà bien dodu ! De manger un peu moins ne lui f’rait peut-être pas d’ mal ! Il pourrait garder la ligne, comme moi ! Hi ! Hi !
_ Pff ! On voit bien que vous ne le connaissez pas ! Il n’en a jamais assez ! Si on cesse de le nourrir ne serait-ce que cinq minutes, il perd la tête et devient enragé ! Y s’rait capable de se jeter sur nous !
_ Ah ! Mais qu’est-ce que vous allez faire ? Il me semble que les spectateurs ont droit d’ savoir !
_ Sûr ! Eh ben, on va donner à Égalité, tous ceux qui nous r’gardent de travers ! tous ceux qui complotent dans not’ dos ! tous ceux qui veulent du mal à not’ idéal ! qui est la justice pour tous sur Terre !
_ Oh ! Mais comment vous allez les r’connaître ?
_ Oh ! C’est pas compliqué ! L’ profiteur est partout ! Suffit d’ gratter un peu et le monstre apparaît ! »
A cet instant, un vieillard décharné, vêtu d’une simple robe de bure, passe en disant : « L’homme ne vivra pas seulement de pain ! Ne vous souciez pas de comment vous mangerez ! Votre père qui est en haut y pourvoira ! »
« Vous entendez cette ordure ! reprend la responsable, à l’adresse de Mélopée. Hein ? On n’a pas dû aller bien loin ! Eh les gars ! Le vieux dans la mangeoire !
_ Eh mais ! s’écrie la journaliste. Vous avez vu comment il est habillé ! C’est un simple d’esprit, nullement un profiteur !
_ Ah çà ! Ma toute belle ! On voit bien qu’ tu les connais pas ! C’est un espion, c’est tout ! Et puis, son discours ! Y a-t-il quelque chose de plus scandaleux ? C’est se moquer du travailleur ! A la mangeoire et qu’ la fête continue ! »
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Par souci d’objectivité, La journaliste Mélopée s’en va interviewé un riche, un grand patron : il n’y a pas que les mécontents de la gauche qui existent ! Mélopée a pris son autociel sportive et d’un rouge éclatant et elle fonce vers son lieu de rendez-vous, c’est-à-dire le quartier le plus chic de RAM ! Là, un manoir rénové fait face à la mer et y habite Edgar de la Ponce, un homme d’affaires renommé et fortuné !
Mélopée est conduite par un majordome jusqu’à une terrasse ensoleillée, d’où on peut voir la mer, tout en bénéficiant de toute la douceur de vivre possible ! De la Ponce se lève naturellement à la vue de la jeune femme et il montre une tenue printanière, dominée par le blanc : « Bienvenue ma chère, dit-il. Asseyez-vous, je vous en prie... » L’homme paraît détendu et ses manières aimables et la journaliste lui pose bientôt des questions, auxquelles il répond volontiers, puisqu’on aime généralement parler de soi !
De la Ponce raconte d’abord son passé militaire, dont il est très fier, puis viennent ses bonnes affaires, des entreprises à succès, revendus au bon moment, ce qui a créé son patrimoine ! Bien sûr, il est issu d’une famille illustre, déjà riche, avec un solide capital, mais sans son flair, son goût du risque, son obstination que serait-il devenu ? Une sorte d’hobereau en marge de son siècle, atrabilaire et sombre comme certaines croûtes de châteaux ? Non, il est un patron moderne, bien au courant de la situation sociale, mais encore plus des enjeux de son temps !
Au-delà du sourire satisfait de son interlocuteur, Mélopée regarde parfois la mer et son article peu à peu prend forme, mais il lui reste tout de même quelques « trous » ! « Toute cette richesse dont vous disposez, dit-elle, à l’heure où la rue bouillonne, ne vous gêne-t-elle pas, n’en êtes-vous pas culpabilisé ?
_ Vous savez, il faut remettre les choses à leur place ! Je suis fidèle à l’esprit de ma famille et au passé ! J’ai des privilèges, certes, mais aussi des devoirs ! Pourquoi croyez-vous que j’aie effectué une formation militaire des plus dures ? J’ai été élevé avec cette idée : le fort protège le faible et il doit être capable de se sacrifier pour la défense du territoire !
_ Un peu comme le chevalier avait un fief ! Il assurait la protection de la population, à condition qu’elle fût à son service !
_ C’est en effet mon héritage, même si je suis républicain bien entendu ! Cependant, il fut une époque plus claire que celle-ci ! En ce temps-là, le pays avait une identité forte, il était puissant, tandis qu’aujourd’hui avec le surendettement et tous ces étrangers…
_ Votre vision est celle de l’extrême droite, qui est nostalgique d’un monde régi par le clergé et une élite, comme si on avait perdu en pureté ! Mais l’épée et la religion exploitaient le pauvre sans pitié et c’est bien ce qui les a perdus !
_ Ah, parce que vous préférez ces braillards de gauche, ces voyous prolétaires, ces coupeurs de tête ! Venez avec moi, je vais vous montrer quelque chose ! »
Après quelques pièces lumineuses, parmi un mobilier précieux, on arriva devant une vitrine imposante : « Regardez, dit de la Ponce, c’est l’épée de Godefroy de Bouillon, celle qui brandissait lorsqu’il a délivré Jérusalem ! En protégeant le tombeau du Christ, il témoignait de son obéissance à Dieu ! Quelle grandeur !
_ Je n’oublie pas effectivement que vous êtes catholique pratiquant !
_ C’est vrai et d’ailleurs, je vous invite à l’office !
_ Hein ?
_ Ah ! Ah ! Vous devez être de ceux qui ne savent pas s’ils ont la foi ou non ! C’est pourquoi je vous demande de venir, car vous verrez quelle ferveur nous anime ! Cela ne manquera pas de vous impressionner, j’en suis sûr ! »
On s’en fut en voiture à la grande église voisine, où il y avait déjà du monde, que de la Ponce connaissait bien sûr et qu’il saluait amicalement ! Il régnait une ambiance pleine de fraîcheur, sans doute due à l’humilité, mais soudain un vieillard décharné, vêtu seulement d’une robe de bure, s’adressa à de la Ponce : « Tu as la foi, mon fils ? demanda-t-il.
_ Mais oui, l’ancêtre !
_ Alors vends tout ce que tu possèdes, car comment peux-tu dire que tu as confiance en Dieu, si tu ne risques rien ! Mets-toi dans les bras de Dieu et tu connaîtras son royaume !
_ Euh... »
De la Ponce fit un signe et deux hommes en veste, avec des lunettes noires, écartèrent le vieillard le plus naturellement du monde ! « Qu’est-ce qu’ils vont en faire ? fit Mélopée.
_ Mais je pense que cet homme peut représenter un danger et d’abord pour lui-même ! Un établissement spécialisé serait à même de l’aider, vous ne pensez pas ? »
La journaliste frissonna et se demanda si elle ne préférait pas la mangeoire…
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La reine Beauté a encore une de ses nuits de cauchemars ! Elle gémit, transpire, s’agite… Elle se rappelle des propos blessants, désespérants…, par exemple : « La beauté est une invention de l’homme ! », ou bien : « C’est une sublimation produite par la névrose, notamment parce que l’artiste n’arrive pas à se satisfaire sexuellement ! », ou bien encore : « La beauté est un agrément, c’est pas sérieux, ce n’est même pas viril ! »
La reine Beauté murmure : « Non, non, vous ne savez pas, je vous en prie ! » Elle voudrait expliquer que la beauté est essentielle, qu’il est impossible de comprendre le monde sans elle, mais le cauchemar continue et la rage matérialiste semble inarrêtable ! Qu’est-ce qui fait naître cette dernière, qu’est-ce qui la pousse ? La peur d’être trompé ? L’enfant s’émerveille et sourit à la beauté ; alors qu’est-ce qui rend le cœur si dur ?
La folie du monde ! La reine Beauté la voit défiler : toute cette violence, tous ces cris, toute cette haine, tout ce désespoir ! A côté, la beauté garde son secret, ne serait-ce que parce que personne ne vient la voir ! Elle règne avec toute sa majesté, son infini, sans témoins ! L’homme reste dans son fief, en ville ! Là commence son cirque ! Celui du m’as-tu-vu et de sa domination ! Là est le théâtre ! Là montent la colère et la frustration !
Là-bas, des rayons d’or courent sur la mer ; la lumière éclate d’une blancheur souveraine et l’émeraude froide des flots frissonne ! C’est le paradis de l’oiseau, sa liberté folle ! C’est sa paix !
Ici, l’homme est comme une bête sale ! Que crie-t-il ? Mon Dieu, il est en colère, comme si cela avait de l’importance ! Et pourquoi est-il en colère ? Parce que cela ne va pas assez vite, parce qu’il n’en a pas assez ? Oh, son temps à lui, celui de l’impatience et du trouble et le temps là-bas, unique, serein, sans haine, merveilleux ! Que ne va-t-il pas là-bas pour apprendre, s’apaiser ?
Mais il est en colère et tout doit céder ! Sa vie n’a aucun sens, il n’aide personne, il est juste en colère et il faut lui faire place ! Même les fauves font la sieste, se reposent, mais pas lui ! La ville est un bébé géant, plein de bruit et de fureur ! L’oiseau qui plane est mille fois plus sage et mille fois… plus beau ! Mais la beauté est une invention de l’homme, c’est une sublimation due à la névrose… « Ils ne savent pas ! gémit la reine Beauté. Ils ne comprennent pas, mais ils affirment… et ils sont en colère ! »
Les femmes représentent la beauté en ville et elles se massacrent ! C’est l’héritage matérialiste ! L’âme n’existant pas, la beauté est toute de surface, nullement intérieure ! Elle n’est donc plus qu’une affaire de chirurgie esthétique, et c’est le massacre ! La lumière du cœur ne vient plus éclairer la vieillesse ! C’est le règne du bistouri, du botox et des corps difformes ! La reine Beauté pleure : « Elles sont folles, elles sont perdues ! » gémit-elle et le cauchemar continue !
« Cariou connaît mon secret, se rappelle la reine Beauté, il se ressource auprès de moi et je le nourris au-delà de ce qu’il veut ! Il n’a qu’à boire, car je suis d’un amour infini ! Là est mon secret ! Mais chut ! Ils ne savent pas ! Ils sont en colère ! Ils ne savent pas et ils affirment ! Ils font leur malheur ! Pourquoi ?
Cariou est beau dans la rue et comment pourrait-il en être autrement ! Il possède ma lumière et ma paix ! Toutes les femmes se tournent vers lui et voudraient lui plaire ! Comment pourrait-il en être autrement ? Il a ma force ! Elles le désirent, mais il n’est pas pour une ! Il connaît mon royaume et mon secret ! Même les voyous ne peuvent s’empêcher de lui dire qu’il est beau ! C’est plus fort qu’eux ! Il est l’enfant qui s’émerveille, l’enfant innocent et les autres aussi pourraient être comme lui, avoir sa paix, sa beauté, car c’est la paix qui illumine !
Mais ils sont en colère… et ils affirment, alors qu’ils ne savent pas ! C’est le royaume de la ville, du bébé géant ! Et ils haïssent aussi Cariou, car il est heureux ! »
Les images grises du monde défilent et la reine Beauté s’agite et le cauchemar continue ! Il faut se nourrir, bien entendu, mais quelle frontière avec l’amour-propre ? Le besoin de dominer est forcément lié au besoin de se nourrir ! Est-on en colère parce qu’on a faim ou parce qu’on se sent méprisé ? Le royaume de la beauté est solitaire, sans témoins, car il est seulement pour les purs ! Ici, nul triomphe de l’ego ! Ici, nulle colère, juste une attente, une douceur et le sourire émerveillé, celui de la complicité ! Ici, l’enfant se réjouit de mille secrets, de mille découvertes ! Ici, le temps ne compte pas et repose !
Là-bas, vagit la ville, comme un bébé géant ! La ville a des couches qui sont pleines ! Elle a la sale tête de l’égoïsme ! Elle est perdue, elle porte sa peine, sa peine d’ennui et d’esclave !
La liberté est pourtant proche : il suffit d’aimer la reine Beauté ! Elle donne sans compter ! Elle offre sans retenue ! Elle enchante, libère, console, rend léger ! Elle ne voit pas où est le problème ! Mais elle gémit dans son cauchemar, car elle ne peut parler aux hommes, tant ils braillent !
Ils ne savent pas et ils affirment ! La patience les nourrit, mais ils sont en colère ! Ah ! Se réveiller comme l’oiseau, en chantant, en louant la beauté et la force du monde ! sa splendeur magnifique !
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Cariou est chez lui quand on frappe à la porte. Il va ouvrir et voit un vieil homme fatigué, qui lui dit : « Monsieur Cariou, pourrais-je vous parler quelques minutes ? » Cariou opine et laisse entrer son visiteur, qui ne tarde pas à se laisser choir dans un fauteuil. « Monsieur Cariou, je m’appelle Grant Espoir, reprend-il, alors que Cariou lui-même s’assoit, et si je suis là, c’est parce que qu’on m’a dit que vous étiez honnête et que vous connaissiez bien certains milieux, de sorte que vous seriez le plus à même de retrouver une personne disparue, en l’occurrence ma fille !
_ Vous ne vous êtes pas adressé à la police ?
_ Si, bien entendu, mais elle me paraît bien trop occupée ! Elle doit faire face en ce moment à un déferlement de violence, tout en étant elle-même suspectée d’abus de pouvoir ! Ma plainte à très peu de chances d’aboutir !
_ Je vois, mais la situation est embrouillée pour tout le monde, vous savez ?
_ On m’a dit que vous étiez particulièrement lucide et qu’on ne pouvait vous abuser !
_ Voilà un portrait bien flatteur, mais le mal arrive toujours à surprendre nos naïvetés !
_ Je vous en prie, monsieur Cariou, rendez-moi ma fille ! Elle est mon seul avenir !
_ Qu’est-ce qu’elle faisait avant sa disparition ? Quel est son caractère ?
_ Oh ! Elle est moi tout crachée ! Elle est enthousiaste, éprise d’idéal, elle veut combattre pour le bien ! Je sais que pendant un temps elle a adhéré à un parti de gauche, pour aider les plus pauvres, mais, aux dernières nouvelles, elle s’était tournée vers l’activisme écologique ! Mais j’ai eu beau mener des recherches par là, personne ne semble en avoir entendu parler !
_ Comment s’appelle, votre fille ?
_ Belle ! Belle Espoir ! »
Après le départ du vieux monsieur, Cariou ne s’enchantait guère de devoir questionner des groupes radicaux et agressifs, mais il prit quand même son chapeau, avant de retrouver le trafic assommant de RAM ! Le premier individu qu’il alla voir fut un dénommé Bernie, un ponte syndical, qui avait son bureau dans un des quartiers les plus sales de la ville ! « Cariou ! fit celui-ci. La petite bourgeoisie est d’ sortie ?
_ Tu connais cette môme ? répondit Cariou, en mettant sous le nez de Bernie une photographie de Belle.
_ Jolie morceau ! Mais, en effet, elle est passée par ici, mais elle n’est pas restée ! Pas assez dévouée pour la cause !
_ Tu veux dire trop intelligente ?
_ Toujours aussi grande gueule, hein, Cariou ? Nous, on casse du patron, on vend pas des bibles !
_ Elle a cherché à vous raisonner ?
_ Cette fille, c’était un vrai sac d’embrouilles ! Pour un peu, elle nous aurait démoralisés et on l’a mise dehors !
_ Brutalement ?
_ Qu’est-ce que tu veux insinuer, Cariou ? On est les premiers à respecter les femmes ! »
Cariou n’insista pas et il ne restait plus que les militants écolos ! Justement, ils avaient les mains collées au prochain carrefour, pour protester contre l’inaction climatique ! La police tâchait de les faire partir, sous la colère du trafic, et Cariou repéra une certaine Cassiopée, une grande blonde, qui attendait d’être menée au commissariat ! « Cassie, fit presque timidement Cariou, car il connaissait le tempérament fougueux du personnage.
_ Mais c’est ce détective pantouflard de Cariou ! Tu viens enfin nous aider ! jeta Cassiopée.
_ Euh, non, je cherche cette fille… (Il montra de nouveau la photographie.)
_ Ouais, on l’a eu un temps parmi nous, mais elle conv’nait pas ! Pire, elle nous baratinait !
_ Qu’est-ce que tu veux dire ?
_ Ben nous, on essaie d’sauver la planète ! Y a urgence ! Alors, les contemplatives, les hésitantes ! Elle nous a même dit que pour défendre la nature, il fallait d’abord l’aimer, ce qui demandait d’ la patience ! Et patati et patata ! J’ bâillais et j’ lui ai dit d’aller s’ faire pendre ailleurs ! »
Pour Cariou, c’était un coup dur, car il ne voyait plus maintenant où il pourrait trouver Belle Espoir ! C’était une nana trop sensible pour ce monde ! La ville énorme n’avait dû qu’en faire une bouchée ! Ce que c’est tout de même de d’mander aux gens d’ réfléchir et d’changer d’abord eux-mêmes ! Pour réussir, il fallait abonder dans leurs sens et gueuler encore plus forts qu’eux ! Là, ils vous reconnaissaient comme un des leurs et ils vous faisaient un pont d’or !
Le crépuscule noircit davantage la ville, si c’était possible et l’image de Belle Espoir sembla se dissoudre…
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Cariou continuait son enquête et il se demanda encore où Belle Espoir avait pu trouver refuge ! Il faisait froid, malgré un beau soleil, et Cariou remonta le col de son pardessus… La ville grondait et des gens se tenaient maussades aux passages piétons. Cariou regarda le ciel d’un bleu limpide et un pigeon y montra tout son plumage, dans la lumière naissante et orangée ! La nature ne cessait de montrer toute sa magnificence, si on y prêtait un peu d’attention bien entendu, ce qui n’était pas le cas, car les temps étaient durs et la plupart dans ce cas-là, pour chasser l’angoisse, n’a comme recours que la domination, c’est-à-dire que chacun essaie d’attirer l’attention sur soi et donc fi de la beauté !
« La môme Espoir, songea Cariou, avait peut-être sollicité un emploi dans un de ces grands magasins de prêt-à-porter… Il faut bien vivre, n’est-ce pas ? » Et justement Cariou se trouvait devant l’établissement bien connu Detax, l’un des géants de l’habillement ! Il fit le tour du bâtiment, avec l’idée d’interroger une des vendeuses, à la sortie de son travail. Derrière, le magasin n’avait rien d’enchanteur : des portes austères dans du béton, quelques fumées et un parking poisseux, jonché de détritus.
Un femme cependant descendait un escalier et vivement Cariou s’en approcha : « Excusez-moi, madame, fit-il, mais auriez-vous vu cette personne ? » Cariou montra la photo de Belle, mais la femme semblait hostile, fermée : « Pourquoi est-ce que je vous aiderais ? dit-elle. Tout à l’heure, nous nous sommes croisés sur le trottoir et vous ne m’avez même pas regardée ! »
Cariou fut plongé dans la stupeur ! Il regarda la femme et en effet il ne se la rappelait pas, mais pourquoi l’aurait-il dû ? Il n’osa cependant pas reconnaître qu’elle disait vrai et qu’il ne l’avait même pas vue, car il sentait qu’il n’aurait fait qu’empirer les choses, en accentuant ce qui était déjà perçu comme une injure !
« Vous savez comment je qualifie votre attitude ? reprit la femme. J’appelle cela du mépris social ! On vous regarde…, la moindre des choses, c’est que vous regardiez aussi ! Pour qui vous prenez-vous ? Pour Jupiter en personne ! »
Cariou réfléchissait vite et il voyait bien qu’il était question de la domination de cette femme : elle ne supportait pas qu’on échappât à sa séduction, elle trouvait cela outrancier, mais comment lui expliquer que c’était son égoïsme qui était en cause et nullement une quelconque morgue de la part d’autrui !
« T’as des ennuis, Jessie ? » demanda un gars, qui s’approchait en compagnie d’un autre. C’étaient deux costauds, qui devaient faire du sport intensivement, durant leurs loisirs ! « Mais c’ monsieur nous méprise ! expliqua Jessie. Il m’aborde comme si j’étais à son service !
_ Alors guignol, fit le gars à Cariou, tu viens embêter le p’tit peuple ? Tu crois pas qu’on a déjà assez d’ennuis comme ça !
_ Mais pas du tout, j’ m’en voudrais de manquer d’ respect à qui que ce soit ! Mais madame me reproche de ne pas l’avoir regardée, quand on s’est croisé plus tôt dans la rue ! Mais justement je fuis ceux qui veulent s’imposer, car je ne vois pas pourquoi je leur accorderais de l’attention, comme un droit de péage !
_ N’écoutez pas ce qu’il dit ! coupa Jessie. C’est un flicard ! Il m’a montré une photo, il recherche quelqu’un !
_ Un flicard, hein ? fait le gars. T’es quoi ? Une mouche du gouvernement ?
_ Mais non, je... »
Cariou ne va pas plus loin, car il a soudain le souffle coupé ! Une douleur atroce l’envahit au niveau du plexus solaire, là où il vient d’être frappé ! Il tombe à genoux et le poing du type le projette au sol, en lui écrasant la joue ! Couché sur l’asphalte gluant, Cariou sent le goût du sang dans sa bouche, puis, par réflexe, il protège sa tête parce qu’on lui donne maintenant des coups de pieds de chaque côté !
« J’ai un message pour le gouvernement, flicard ! dit le gars dans l’oreille de Cariou. Tu vas dire à tes chefs que nous on est contre la réforme des retraites, car on la trouve d’une violence inouïe ! »
Cariou se rend compte qu’il serre quelque chose dans la main et c’est la photo de Belle Espoir ! Il la tient de toutes ses forces, comme si elle était une bouée de sauvetage, alors que lui est en train de se noyer !
« Du mépris social, que j’appelle ça ! entend encore le détective. Si on les arrête pas, ils te bouffent ! » Cariou fait encore un effort, pour rester conscient, mais un dernier coup le fait plonger dans le noir le plus complet !
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Les enfants Doms (T2, 146-150)
- Le 15/04/2023
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"C'est tout juste s'il faut pas appeler police-secours!"
Hôtel du Nord
146
« On s’ennuie, grand-père…, dit le petit garçon. Elle ne veut pas jouer au cow-boy !
_ Et lui, il refuse de lire tranquille ! répond la petite sœur !
_ Les enfants, on s’croirait sur la planète des Moije ! s’écrie le grand-père.
_ Ah ! Une histoire !
_ Les Moije, qu’est-ce que c’est ?
_ Eh bien, c’est une drôle de planète les enfants ! Elle a une apparence volcanique ! Elle bout un peut partout, en fumant, mais le plus bizarre, c’est que les bulles de boue, qui s’agitent à la surface, disent des choses…, comme si les grenouilles d’un étang pouvaient parler !
_ Hi ! Hi !
_ Et elles disent quoi, les bulles, grand-père ?
_ « Moi, j’ai des bombes ! » par exemple, ou « Moi, j’ai des amis ! », « Moi, j’suis pas d’accord ! », « Moi, j’ veux qu’on m’obéisse ! », Moi, je pense que… ! », « Moi, je me gratte là ! »
_ Hi ! Hi !
_ « Moi, je tourne ici ! Moi, je tourne là ! », « Moi, j’ claque des doigts ! », « Moi, j’ fais un gâteau ! » Cela n’arrête pas les enfants ! Toutes les bulles crient et on a vite mal aux oreilles ! Il est impossible de se reposer sur cette planète ! Où qu’on aille, on entend : « Moi, je ! »
_ Hi ! Hi !
_ Ah oui ! C’est pour ça que cette planète s’appelle la planète des Moije ! dit la petite fille.
_ Exactement, ma toute belle ! continue le grand-père. Et ce ne sont même pas les plus grosses bulles qui parlent le plus fort ! On en trouve de minuscules, qui disent : «Moi, je vois bien le complot ! Il est vaste, car les grosses bulles ont décidé d’écraser les petites comme moi ! Snif ! »
_ Hi ! Hi !
_ C’est vrai, grand-père, qu’on veut écraser les petites ?
_ Et pourquoi les grosses se soucieraient des petites, elles ne les voient même pas ! Mais les petites ont besoin de croire le contraire, pour ne pas se sentir toutes seules et abandonnées ! Le cri « Moije », c’est pour dire qu’on existe !
_ Moi, je veux qu’on joue aux cow-boys ! fait le petit garçon.
_ Moi, je veux qu’on lise tranquille ! renchérit la petite fille.
_ Vous avez tout compris, les enfants ! Mais le cosmonaute, qui arrive sur la planète des Moije, est bien embêté ! Il va vers une bulle et demande : »Qu’est-ce que vous dites ? » Il essaie d’écouter la bulle, quand une autre à côté fait encore plus fortement : « Moije ! Moije ! » Le cosmonaute se précipite vers elle, car il est impressionné et pense que c’est plus urgent ! Il tend l’oreille pour comprendre, mais soudain un peu plus loin surgit un nouveau Moije, puis un autre et encore un autre ! Le cosmonaute ne sait plus où donner de la tête !
_ Hi ! Hi !
_ Il va devenir fou ! dit la petite fille.
_ On va faire la planète des Moije, les enfants…
_ Chic !
_ Vous vous mettez comme la grenouille… Les jambes en tailleur… Les mains sur les genoux, voilà… et vous regardez droit devant, les joues grosses et l’air un peu mauvais ! Il faut qu’on ait l’impression qu’on vous a pris vot’ part de gâteau !
_ Hi ! Hi !
_ Allons-y, les enfants ! On va d’abord pousser un Moije grave, car on est des Moije sérieux ! Mooooajeu !
_ Mooooaaaajeu ! Moooaaaaje !
_ Très bien ! Maintenant, le Moije aigu ! C’est le Moije de la star de cinéma ! Moiiiijjjuuuu ! Moiiijuuu !
_ Mooiiijjuuu !
_Parfait ! J’en ai la chair de poule !
_Hi ! Hi !
_ A présent, le Moije plein de boue ! On doit sentir que vous avez la bouche remplie de vase !
_ C’est dégoûtant !
_C’est pour ça que c’est marrant ! Attention, ça doit dégouliner ! Mooooaaaabeurkjjje !
_Moooabeurjjejjeeu !
_Moooaboueurjkjeuue ! Bouf !
_ Ah ! Ah ! Vous êtes extra, les enfants ! Vous êtes mes soleils ! »
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L’inspecteur Brooks pénètre dans l’hôpital et demande à voir le psychiatre Anderson. On lui répond que le docteur l’attend et bientôt Brooks entre dans un cabinet sans fioritures. « Bonjour, inspecteur, fait le psychiatre.
_ Bonjour Anderson, vous avez du nouveau au sujet de Martin ?
_ Non rien, malheureusement ! Il est toujours catatonique !
_ Il faut pourtant que nous découvrions ce qui est arrivé au professeur Ganymède ! J’ai amené avec moi Kitty Falls, la fiancée de Martin ! Elle pourrait aider le garçon à parler !
_ Très bonne idée ! Allons rejoindre le malade ! »
Après un couloir assez sombre, où errent quelques silhouettes vacillantes, le trio arrive dans la chambre de Martin ! Il est là assis sur son lit et fixe de ses yeux vides une fenêtre à barreaux ! Brooks et Anderson laissent la place à Kitty Falls, qui s’avance : « Martin, c’est moi Kitty, dit la jeune femme. C’est moi, mon chéri…
_ Kitty ! fait le jeune homme, qui semble revenir à la conscience. Oh, ma chérie, si tu savais ! »
Martin se met à pleurer dans les bras de sa fiancée, assise près de lui. « Tout va bien maintenant ! dit la jeune femme consolatrice. Tu es en sécurité ici, mais ces messieurs (elle désigne Anderson et Brooks) voudraient savoir où est le professeur Ganymède !
_ Bien sûr…, répond Martin avec attention.
_ Je vous rappelle qu’on vous a trouvé en train de dériver dans une pirogue, au large de l’île Kranoura ! »
Martin regarde Brooks et on voit qu’il fait un effort avec sa mémoire… « Il est nécessaire que je vous raconte toute l’histoire, balbutie-t-il. Il y a un mois le professeur Ganymède a reçu un message du consul de l’archipel des Pomu ! D’étranges phénomènes se produisaient sur l’île de Kranoura… D’après le consul, des femmes étaient enlevées dans la forêt et revenaient à demi-folles, ainsi qu’elles eussent été détruites par une force mauvaise, abominable ! »
Ici, martin hésita… Quelque souvenir particulièrement pénible avait l’air d’empêcher son récit ! Néanmoins, après avoir avalé sa salive, il reprit : « Le professeur décida sur le champ de tirer cette affaire au clair, car il était un ami du consul…
_ Vous dites : « Etait », coupa Brooks. Cela signifie-t-il que le professeur est mort ?
_ Hé… las !
_ Je vous en prie, intervint Anderson, continuez votre récit !
_ Nous sommes rapidement arrivés à Kranoura, reprit le jeune homme avec docilité, mais l’île avait été désertée ! Les huttes étaient vides et on trouvait les objets à leur place, comme si le départ des habitants avait été soudain, précipité ! Seul un vieillard était resté, mais il semblait en proie à une inextinguible terreur ! Il désignait sans cesse la forêt et nous ne tardâmes pas à nous y enfoncer ! Nous suivîmes d’abord les sentiers, puis ce fut la jungle épaisse, hostile, mystérieuse ! Quelle créature infâme allions-nous trouver ? Après deux jours de marche, nous découvrîmes une grotte… Le professeur lui-même, bien qu’habitué à mille aventures et scientifique de renom, ne pouvait cacher sa nervosité ! Enfin, un être vint à sortir du gouffre et il mesurait bien deux mètres de haut ! Il avait des griffes et des dents proéminentes ! Mais le plus étrange, le plus affreux, c’était qu’il était tout vert !
_ Vous êtes sûr de ne pas vous tromper, fit Anderson, l’émotion…
_ Non, non, c’était bien sa couleur ! D’ailleurs, il nous a dit son nom : le père Vert narcissique ! »
En entendant ces mots, Kitty Falls ne put réprimer un frisson. Comme toutes les femmes, elle avait entendu parler de ce monstre et l’inspecteur Brooks avait déjà enregistré maintes plaintes, contre ce terrible forban ! « Que s’est-il passé alors ? demanda Anderson.
_ La créature s’est jetée sur nous, car nous connaissions maintenant son secret ! Et le professeur… le professeur (Martin est gêné par les sanglots) s’est interposé, pour me sauver la vie ! »
La vérité dans la chambre à présent n’avait plus besoin d’autres explications ! Chacun voyait le dévouement de l’homme de science et sa fin dramatique ! « Vous souffrez depuis d’un sentiment de culpabilité ! précisa le psychiatre à Martin. Il faudra beaucoup de temps et sans doute l’aide de votre charmante fiancée, avant que vous ne retrouviez votre santé ! Mais ce n’est pas impossible...
_ Alors que je m’enfuyais, reprit Martin, le père Vert a crié quelque chose !
_ Oui ? fit Brooks.
_ Il a… il a dit qu’il nous aurait tous ! »
148
La Peur passe voir ses troupes ! Elle a le cigare au bec et une tenue de guérillero ! « Bon sang ! s’écrie-t-elle, quand elle repère un jogger qui se protège de la pluie, sous un porche. Qu’est-ce que tu fous là, mon garçon ! Comment ça se fait qu’ t’es pas en train de courir ?
_ Mais il grêle ! fait plaintif le jogger.
_ Mais il grêle qu’il dit en pleurnichant ! Allez, du balai ! Tu dois courir qu’il vente ou qu’il neige ! Et ouvre-moi ce tee-shirt ! Le froid, connais pas, voilà ta devise ! »
Le pauvre gars regarde le ciel, qui est plus sombre que jamais, et il reprend sa course ! « C’est ça ! lui crie la Peur derrière. Une belle foulée sous la flotte ! Du nerf ! Ah ! Ah ! »
La Peur rallume son cigare, elle voudrait profiter du tabac, mais déjà elle a un autre sujet de mécontentement ! « Eh toi, là-bas ! crie-t-elle.
_ Moi ? fait une fille en se retournant.
_ Mais oui, toi ! A moins que je n’ m’adresse au bon Dieu, hein ? Tu tortilles pas assez du cul !
_ Vous pourriez pas être poli ?
_ Pfff ! D’accord ! On va y mettre les formes ! Tes fesses sont pas assez saillantes ! Il faut qu’elles attirent l’œil, que l’ mâle ne puisse plus les quitter ! Tu piges, sinon j’ vais t’en faire baver ! J’ te mettrai à g’noux et tu m’ supplieras !
_ Je sais !
_ A la bonne heure ! Alors, fais moi reluire tes noix ! »
La Peur ne s’attarde pas, mais elle se précipite vers un croisement ! Elle braille : « Mais qu’est-ce que vous foutez ? » Des automobilistes la regardent sans vouloir comprendre, ce qui la fait enrager ! « Qu’est-ce que je vous ai dit ? hurle-t-elle. Le trafic doit être fou, délirant, hypnotique ! Rien d’autre n’existe à part votr’ sarabande de débiles ! C’est clair ? »
Les automobilistes opinent, le message est passé et la circulation gronde, pollue, écrase ! « C’est irrespirable ! Ah ! Ah ! s’enchante la Peur. L’enfer sur Terre ! Enfoncée la nature ! Disparu le ciel ! Le bordel dans les cerveaux ! Voilà une affaire qui roule ! Ah ! Ah ! Impossible de trouver du sens ! C’est c’ que j’aime ! »
La Peur commence à siffloter : « Voilà une matinée qui n’ commence pas trop mal ! » se dit-elle, mais soudain elle se rembrunit ! « C’est pas vrai ! » elle peste et elle se met à courir vers un jeune homme. « Non mais, je rêve ! lui dit-elle. T’es couleur muraille, mon gars ! Pour un peu j’ te manquais, tellement t’as l’air médiocre ! Qu’est-ce que j’ t’ai mille fois répété ? T’es l’Adonis avec un grand A ! T’es le plus beau et tout le monde doit l’ voir ! Bon sang ! Il n’est pas question qu’on passe près d’ toi avec indifférence ! C’est toi la perle ! le phare ! »
Le jeune homme obéit, se redresse et regarde droit devant lui avec une totale suffisance ! Il a l’air de dire : « Je suis le parangon ! Vous me devez soumission ! Seul moi compte ! » Il est comme le lépreux avec sa clochette, sauf que c’est sa vanité, sa supériorité qu’il exhibe et qui l’annonce !
« Pas mal ! se dit la Peur. Celui-là est en bonne voie pour devenir un parfait salopard ! Un dur de dur ! Mais encore, c’est trop mou, d’ la guimauve ! Le gamin est encore là ! Quand ça tourn’ra mal, y m’ f’ra faux bond ! Les vrais combattants sont des ordures autrement plus vicieuses ! Tiens, y en a une là-bas ! »
La Peur s’approche d’un type pas banal ! Il est impossible de croiser celui-ci, sans être soumis à son pouvoir, à ce qui se dégage de lui ! Il est comme un réacteur nucléaire en surchauffe ! Il menace de faire fondre le sol, en entraînant tout ce qu’il y a autour de lui ! Il étouffe les autres, anéantit leurs méninges, car il n’est plus qu’un concentré de domination ! Tout son esprit malade veut attirer l’attention et quand enfin on le regarde, il met en valeur le paquet qu’il a entre les jambes, ainsi qu’on devrait tomber en adoration devant ses parties génitales ! Le dieu est dans la rue et il faut s’en occuper !
« Le brave petit ! se dit la Peur ! Voilà le guérillero comme je l’aime, entièrement dévoué ! Il est impossible de respirer, avec un gars comme ça ! C’est forcément les autres esclaves ! J’en ai la chair de poule ! Il est comme mon fils ! Jamais vu un aussi beau fumier ! Grâce à lui, j’ me sens utile ! Y a pas, il est bon pour la médaille ! Snif ! »
149
Une nuit, dans la prison de RAM, un homme hurle ! Il fait un vacarme de tous les diables et un gardien s’empresse vers sa cellule, pour demander : « Qu’est-ce qui s’ passe ? Vous allez réveiller tout l’ monde !
_ J’ veux voir le directeur ! crie le prisonnier. C’est un scandale ! Jamais je n’aurais dû me retrouver ici ! J’ suis innocent ! »
Le gardien est bien embêté, car il ne veut pas déranger à pareille heure le directeur, mais d’un autre côté l’agitation du prisonnier peut se propager et créer, qui sait, une rébellion générale ! Finalement, le gardien, par prudence, prévient le directeur et celui-ci arrive auprès du prisonnier un peu plus tard… Il a l’air digne, même s’il est visible qu’il a gardé son pyjama sous son imper ! « Alors, mon garçon fait-il au prisonnier, qu’est-ce qui ne va pas ?
_ Ce qui ne va pas ? répond interloqué le prisonnier. Mais de quel droit me retient-on ici ? J’ suis innocent ! Et regardez-moi cette cellule ! Comment peut-on espérer vivre normalement dans un tel endroit !
_ Pardon ! Pardon ! réplique le directeur. Mais vous êtes enfermé ici à votre demande !
_ Quoi ?
_ Vérifions ensemble, voulez-vous ? reprend le directeur, qui consulte sa tablette. Vous vous appelez bien Auguste Crigneau, né à Ponflant, le 8 mars 1988 ?
_ Oui…
_ Vous avez souhaité une cellule installée sud, avec un numéro pair, car ça porte chance, avez-vous ajouté ! avec pour condition sine qua non que vous disposiez de votre Narcisse ! Vous avez bien votre Narcisse sur vous ?
_ Oui, convient le prisonnier, qui regarde le smartphone qu’il a dans la main.
_ Et là, c’est bien votre signature ?
_ Oui, reconnaît le prisonnier qui se penche et se redresse. Mais… mais je ne savais que ça serait aussi dur ! Je… je ne peux plus rester enfermé !
_ Mais vous pouvez partir quand vous voulez, précise le directeur. Il est encore indiqué dans le contrat que vous pouvez le résilier à tout moment !
_ Vraiment ?
_ Mais oui… et il était inutile de faire du tapage en pleine nuit ! Il suffisait de demander au gardien votre levée d’écrou, si je puis dire !
_ Ah ben… Je peux donc m’en aller maintenant, tout de suite ?
_ Bien sûr, le gardien va vous accompagner jusqu’à la sortie ! Évidemment, il faudra attendre l’aube, pour y voir quelque chose dehors, mais nous ne sommes pas des monstres, vous savez ! »
L’homme se retrouva bientôt à l’extérieur et il commença à marcher, alors que les premiers rayons du soleil éclairaient les feuillages, car on était en pleine nature ! Il n’y avait pas de villes ou de maisons autour de la prison ! L’homme suivit donc un sentier et il se disait comme il est bon de respirer l’air de la liberté ! Mais, bientôt, toute cette nature, tout ce silence, malgré le joyeux pépiement des oiseaux, commença à l’inquiéter et il plongea le nez dans son Narcisse !
Or, peu de choses y avaient changé depuis la veille et de nouveau, l’homme sentit l’angoisse l’envahir ! Elle fut si forte qu’il se décida à faire demi-tour et il retrouva presque avec soulagement les murs de sa prison ! Il expliqua au gardien qu’il préférait revenir, car l’extérieur lui avait paru vide, hostile ! Le gardien fut très compréhensif et il ramena son ancien prisonnier dans sa cellule… Pourtant, celui-ci ne put réprimer un haut le cœur à la vue de cet espace si étroit, où il avait maintes fois tourné en rond, comme un fauve dans sa cage !
« Bon sang ! s’écria le prisonnier. expliquez-moi pourquoi on ne peut pas être heureux ici, ni dehors ! Il n’y a donc pas de solutions alternatives ?
_ Si vous voulez l’avis d’un gardien, qui a plus de quarante ans de service, je vous dirai que tant que vous serez le point mire de votre vie, vous ne connaîtrez ni la paix, ni une joie durable ! C’est notre égoïsme qui fait notre prison ! « Venez à moi et vous n’aurez plus jamais soif ! », vous vous rappelez ? »
150
Martine va au boulot en compagnie d’Angoisse, qui prend place côté passager ! La voiture de Martine n’est plus toute jeune et Angoisse s’écrie : « Brrr ! Fait pas chaud c’ matin ! J’espère que ta vieille guimbarde ne va pas tomber en panne ! Manqu’rait plus qu’on reste en rade sur la rocade ! Tu sais combien ça coûte un dépannage ? Attends, rien qu’une courroie à changer… et c’est déjà bonbon ! Attention, là ton clignotant !
_ Tu peux pas la fermer cinq minutes ! dit Martine.
_ Bien sûr que si ! Mais tu sais comment j’ suis ! Faut qu’ je cause, sinon j’suis pas bien ! T’es sûre d’avoir mis le chauffage, car ça caille !
_ Mais oui ! Mais faut attendre un peu ! réplique Martine, qui touche les manettes et passe la main sur les ouvertures.
_ De toute façon, t’as jamais compris comment ça marche ! Tu fais l’entendue, mais t’es paumée devant la technique !
_ Et bla, bla, bla !
_ D’accord, y a plus grave ! Ta fille veut faire d’ la danse et il lui faut un tutu, des chaussures… Il faut payer l’inscription, etc. Or, t’es déjà un peu juste !
_ On s’ débrouill’ra !
_ Sûr ! T’es une femme forte ! Ton père a toujours été fière de toi ! N’empêche…
_ N’empêche que quoi ?
_ N’empêche que c’était un vieil égoïste et qu’il te flattait pour que tu fasses ses quatre volontés ! Ou même pour que tu le laisses tranquille !
_ Tu veux dire qu’il se servait de moi !
_ Bien sûr ! Il te rassurait sur ta séduction… et après t’étais son p’tit chien ! Il savait t’ manœuvrer !
_ Quelle dégueulasse tu fais !
_ Attention là, tu prends la file de gauche !
_ Mais bon sang, je prends ce ch’min chaque matin !
_ Je sais, je sais, mais t’es parfois distraite ! Je me demande…
_ Allez vas-y, tu t’ demandes quoi ?
_ Je me demande si ton mari n’agit pas avec toi comme ton père ! s’il te neutralise pas en te rassurant sur ta séduction !
_ Tu veux dire qu’il band’rait pour de faux ?
_ Ouh ! Te voilà vulgaire et donc… en colère ! Moi, tu sais, j’ai rien contre toi, j’essaie juste d’y voir clair ! C’est tout !
_ Bien sûr, tes intentions sont pures ! Au sujet de Simon, je te dirai…
_ Ouh là ! Ouh là ! T’as vu celui-là ! Mais c’est qu’il nous coupe gentiment la route ! Va donc, eh chauffard ! Y en a des malades ! Qu’est-ce qu’on disait ?
_ On parlait de sexe et d’amour…, de confiance plutôt !
_ Bon et si on mettait carte sur table ?
_ Vas-y, j’ t’écoute !
_ Dans le fond t’es paumée, non ? T’es seule, t’es perdue !
_ Salope !
_ Excuse-moi, mais faut percer l’abcès ! Tu peux pas être sûre de Simon : il est tiède et de plus en plus absent ! N’étaient le prêt qui vous enchaîne et les enfants, resterait-il à la maison ? T’as pris du poids, t’es plus aussi sexy qu’avant !
_ S’il est pas content, qu’il aille voir ailleurs !
_ Oh ! Le ton bravache ! Alors que tu sais que tu es dépressive ! T’es à cran quasiment tout l’ temps ! Tu luttes pour pas craquer ! Où est la nana épanouie, qui parade devant ses amies ? le symbole de l’équilibre et de la réussite ? Où est ton portrait par Marie-Claire ?
_ Tu sais quoi ? VA te faire foutre !
_ Bien sûr ma douce ! On va bientôt prendre la bretelle, j’ te signale ! Mais peut-être que tu prends le problème par le mauvais bout !
_ C’est-à-dire ?
_ Et si t’étais une lesbienne refoulée ? »
Martine est tellement choquée qu’elle regarde bien en face Angoisse et pan ! Elle emboutit la voiture qui précède ! Son avant est tout écrasé et légèrement commotionnée, elle voit arriver l’autre automobiliste, qui est dans une furie monstre !
« Oh ! Oh ! dit Angoisse. Il est temps pour moi d’aller voir ailleurs ! A la r’voyure, Martine ! On garde le contact ! Ah ! Ah ! » Elle sort comme si de rien n’était et elle ouvre la porte d’une voiture arrêtée, pour s’asseoir près du chauffeur : « Vous avez vu ? jette-t-elle. Affreux non ? Et ça s’produit chaque jour ! Prudence donc, car ce s’rait dommage d’abîmer une aussi belle voiture que la vôtre, d’autant qu’ c’est compliqué à réparer ! »
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Les enfants Doms (T2, 140-145)
- Le 08/04/2023
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"Bolo!"
Opération Dragon
140
Piccolo bâille… Il suit de nouveau un cours, dans le centre de rééducation matérialiste ! C’est une certaine madame Pipikova qui est la professeure ! Une rouge cent pour cent ! Elle a la larme à l’œil, en disant : « Le travailleur est bon ! Snif ! C’est notre héros ! Dès son berceau, la fée justice l’a couvé du regard ! Le travailleur ou la travailleuse sont nés purs et ils ne rêvent que de s’aimer et de se respecter l’un l’autre ! Je les vois enfants, main dans la main, marchant parmi les boutons d’or et saluant la fermière ou la vachère, car ils sont amis des plus humbles ! La morgue, l’envie, le dédain, la soif de pouvoir leur sont étrangers ! Seule les anime cette camaraderie aimable, pleine de prévenances, qui devrait nous caractériser tous ! Snif !
Et voilà nos petits travailleurs à l’école, comme vous ! Et qu’apprennent-ils ? Mais la vertu de la pénicilline, la force hydraulique, le temps des semis, toute chose qui fait que nous pouvons vivre ensemble dans une société industrialisée, où chacun est l’égal de l’autre, même le chef, le parti, le gouvernement ! Le progrès au service de l’homme ! La fin de la superstition et des privilèges, ceux affreux de l’Église ! Le camarade est là, bon sang, la tête levée vers le ciel, l’avenir ! Son front est serein, juste ! N’est-il pas beau ? N’est-elle pas belle ? Snif ! »
Piccolo bâille encore et dessine au crayon… « Hélas ! Mille fois hélas ! s’écrie Pipikova. Il existe un ennemi à notre bonheur ! C’est le capitaliste, l’exploiteur ! Il vient de l’étoile noire ! C’est là qu’il est né, dans la boue ! Il a été formé dès son plus jeune âge pour nous nuire ! Il a été couché bébé sur un tas d’or, où il s’est mis à rire ! C’est un dément ! Ne croyez pas qu’il soit humain ! Même s’il vous dit qu’il a un cancer ou que sa fille s'est suicidée ! Répondez lui plutôt que c’est bien fait ! qu’il n’avait pas qu’à chercher à nous détruire ! Et qu’on a toujours c’ qu’on mérite !
Tant que l’exploiteur sera là nous ne pourrons être heureux ! Il faut que le travailleur gagne ! qu’il s’impose ! On nous doit bien ça ! L’exploiteur nous suce les sangs ! Il a tous les pouvoirs, alors que nous n’avons rien ! Grrr ! Je ne sais pas ce qui m’empêche de lui arracher les yeux !
_ C’est vot’ bonté ! jette Piccolo.
_ Qu’est-ce que tu dis, camarade Piccolo ?
_ J’ dis que c’est vot’ bonté qui vous empêche d’arracher les yeux du profiteur ! Car vous êtes pure et sans égoïsme ! C’est tout de suite visible ! Y a des mauvaises langues qui pourraient dire que c’est votre ego qui souffre et que le marxisme n’est qu’une forme de la lutte animale qui est en nous ; ceux qui sont en bas ne voulant que triompher de ceux qui sont en haut ! Mais évidemment c’est le point de vue de l’exploiteur, du lâche, du félon, de l’abominable parvenu que vous rêvez d’étrangler ! Mais comme vous êtes bonne, grande et pas bête du tout, vous savez que votre ennemi est ignorant et dans l’erreur, ce qui fait qu’au fond vous lui pardonnez, en l’invitant à se reprendre et à changer ! Dame, certains naissent dans l’ordure et peut-on leur en faire reproche ? Si c’était votre ego qui était en jeu, vous seriez animée d’une formidable haine ! Vous n’auriez aucune intelligence, aveuglée par la passion !
_ C’est vrai…
_ Mais bien sûr que c’est vrai ! Le camarade est sincère et sans ego ! Il ne veut pas lui-même avoir le pouvoir ! ni écraser l’autre ! Il est né dans un chou, sans la domination animale ! Comme vous le dites vous-même, n’était l’exploiteur, on s’aimerait tous !
_ Je n’apprécie pas votre ton, Piccolo !
_ C’est parce que je suis las de la bêtise ! parce que l’histoire ne vous sert à rien ! parce que vous refusez de grandir ! parce que vous vous raccrochez à vos sornettes, par peur d’ouvrir les yeux ! parce qu’au fond vous n’avez aucune grandeur ! parce que votre égoïsme est petit, mesquin, acrimonieux ! parce que le « Aimez-vous les uns les autres ! » vous laisse à des années-lumière ! parce que j’en ai autant, sinon plus, au sujet des riches !
_ Le travailleur, la travailleuse…
_ Sont sacrés ! Je sais !
_ L’exploiteur…
_ Qui fait fonctionner l’économie, qui donne du travail…
_ Le pouvoir…
_ Que vous ne voulez pas, mais qui provoque votre haine…
_ Vous êtes contre le rêve, hein, Piccolo ?
_ C’est votre ego qui souffre, c’est pour ça que vous ne supportez pas ceux qui sont plus puissants ! Moi, j’ m’en moque, car qu’ai-je affaire du rang social ? Mais vous êtes tellement hypocrite que vous ne dites pas : « Je veux telle reconnaissance ! », mais : « Tout le monde à la même hauteur ! » Ainsi vous étanchez votre soif, en biaisant !
_ Le marxisme est une science !
_ Savez pourquoi le capitalisme s’est imposé un peu partout ? C’est que, comme la démocratie, malgré ses défauts, il est le seul système qui permet a priori de satisfaire notre égoïsme ! Et si le vôtre ne voit pas les choses comme ça, c’est parce qu’il est particulièrement hargneux !
_ Au mitard, sale vermine ! Suppôt du capitalisme !
_ Au goulag, ce s’rait plus juste, madame Pipikova ! Rappelez-vous, c’est le mot historique ! Au goulag, où on peut tuer l’autre, si c’est pour son bien ! »
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La Mort vient voir un riche qui meurt du cancer, à cinquante ans ! Elle enlève sans y penser son chapeau en entrant dans la vaste maison et après avoir dépassé les trois grosses voitures qui se trouvaient devant ! Rien ne manque ici et rien n’y a jamais manqué ! L’intérieur est élégant, de goût et contient tout le confort ! Vivre dans l’aisance est la normalité pour les propriétaires, qui n’imaginent même pas qu’il puisse en être autrement ! C’est dire la haute opinion qu’ils ont d’eux-mêmes !
Pourtant, les mots de vanité ou d’égoïsme choqueraient les oreilles du lieu, car de même que règne l’ordre dans les pièces, les cerveaux eux aussi sont bien ordonnés ! Ils ont comme personnel de ménage Hypocrisie et Mensonge, qui travaillent pour la bourgeoisie depuis des lustres ! Le problème est le suivant : comment satisfaire ses appétits, sans éprouver un sentiment de culpabilité, quand la pauvreté existe et que le message religieux, indispensable au meilleur monde, invite à la charité, au renoncement ? A priori, c’est sans solutions, quoique l’esprit bourgeois tourne la difficulté avec brio !
Comment ? Mais il lui suffit de nier ses appétits… et le tour est joué ! A partir de là, tout est digne alentour ! On a des manières, on parle de devoirs, de morale ! On sanctionne chaque élan, surtout chez les enfants : l’éducation est le nerf de la guerre, pourrait-on dire ! Il ne manquerait plus que la vitrine ne s’étoilât, à cause d’une remarque impertinente, spontanée ! Un énorme chien féroce, nommé Orgueil, surveille et protège la famille ! Ce n’est qu’au prix d’une discipline stricte que l’on fait croire à l’effort, au travail, ce qui permet enfin de justifier le plaisir, telle une récompense bien méritée ! Par exemple, un verre de vin n’a jamais fait de mal à personne et on peut arborer une nouvelle robe, car quelle honte si on ressemble à un clochard !
Évidemment, en dessous la chaudière animale n’en finit pas de bouillir et le pire est caché ! S’agit-il du sexe, qui refoulé produirait des névroses ? On le voudrait bien et il suffirait alors de libérer un tant soit peu sa libido, pour que nous nous tombions dans les bras les uns les autres, comme au sortir d’un long cauchemar ! Mais la réalité est tout autre, nous ne sommes pas à Disneyland ! Les choses sont infiniment plus dures, plus coriaces et plus amères ! C’est le pouvoir et la supériorité dont il est question ! C’est cette soif de dominer qui ronge derrière les grandes attitudes ! Le scandale, c’est justement de montrer que l’égoïsme est le moteur de la maison, sous le capot des convenances bien entendu ! C’est lui l’appétit essentiel, avec tous ses autres noms, qui détruit le monde et nous rend hagards, désespérés !
Cependant, la Mort ne découvre qu’ordre et respectabilité sous ses yeux ! S’il y a eu ici des révoltes et des craquelures, elles ne sont plus visibles aujourd’hui et on n’en perçoit plus l’écho ! D’un pas souple, la Mort monte à l’étage, où se trouve le malade ! Il n’en a plus pour longtemps, mais cela n’affecte pas la Mort : après tout, elle ne fait que son boulot ! Elle prend une chaise et s’assoit dessus à califourchon, le sourire aux lèvres, ce qui exhibe ses dents blanches ! « Alors, comment tu vas, Tony ? Il fait bon ici ! (Elle ouvre un peu son pardessus...)
_ Et il faut que tu ramènes ta sale bobine ?
_ J’ suis v’nu chercher mon dû, Tony, tu l’ sais bien !
_ Ton dû ! Mourir à cinquante ans, tu crois ça juste ? Aaargh !
_ T’énerve pas, tu fais qu’empirer les choses !
_ Mes proches sont là ! Ils vont m’ défendre !
_ Sûr ! J’ai vu ta femme en ville ! Ton mal lui donne une dignité supplémentaire et elle en profite auprès des commerçants !
_ Salopard ! Dieu… Dieu me protégera !
_ T’ y crois vraiment ? J’ suis là sur ses ordres ! A ta place, j’ m’y fierais pas trop !
_ Mais qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça !
_ J’ sais pas ! T’as sûrement déconné quelque part !
_ Bououh ! Dieu n’existe pas, voilà la vérité ! C’est un enfoiré et j’ l’emmerde !
_ De toute façon, tout est réglé pile-poil !
_ Qu’est-ce que tu veux dire ?
_ Ben, le prêtre va v’nir…, pour les derniers sacrements et la cérémonie s’ra grandiose ! Y aura tout le monde et chacun croira ! Alors où est le blème ?
_ Bon dieu, j’ai peur ! Mais qu’est-ce que j’ai peur !
_ Un peu d’ tenue, que diable ! Les apparences, Tony ! T’as pas oublié ? Les apparences !»
142
L’enfant marche sur le trottoir et il sourit à la beauté ! Il reste en effet un peu de verdure dans RAM et le printemps est là ! L’air est plus tiède et le soleil fait luire l’écorce des jeunes arbres! L’aubépine tend ses flocons de neige et là-bas, dans l’herbe, se dressent toutes sortes de fleurs multicolores ! Un oiseau vient sur une branche et se met à chanter à tue-tête ! L’enfant sourit encore, car tout cela est d’une incroyable délicatesse ! C’est tout simplement divin ! Pourtant, ce n’est qu’une oasis dans la ville, qui est dominée par la machine égarée du monde !
Égarée, parce qu’elle est sous le joug de la peur et qu’un surcroît de celle-ci conduit à une montée de l’égoïsme, qui lui-même durcit et fait se perdre encore plus ! C’est un cercle vicieux, car plus la ville s’étend et plus elle éloigne les hommes de la beauté de la nature, qui pourrait les délivrer de leur nombril ! Comme ils sont perdus et ne se retrouvent qu’entre eux, ils se dévorent, s’insultent et se détruisent !
L’enfant sent la machine égarée du monde comme une poubelle monstrueuse ! Elle est pleine de bruits, de violences, de haine ! Elle hurle aux oreilles de l’enfant depuis l’école ! Que dit-elle ? Mais : « Travaille ! Travaille ! Sinon tu s’ras au chômage ! », « Des résultats ! Il faut des résultats ! », « Peut mieux faire ! Attention ! », « Tes notes ? T’as vu tes notes ? », « Va falloir qu’ ça change, tu peux être sûr ! », « X+ 5 – ab / ° = X, que vaut X, si f est inférieur à deux ? », « Éthyle ou éthanol éthyl ? CH4 _ CHO9 ^, combien d’oxygène ? », « Qui était le représentant de la SDN en 1930 et pourquoi le parti de Tchang a changé la politique de l’Asie du sud est ? », « La force qui s’exerce sur M est-elle supérieur à F’ en M’ ? » « Qu’est-ce qu’une pression osmotique ? », « Vous mettez la marge à gauche et votre carte d’identité à droite ! », « Contrôle ! Contrôle ! Seuls les meilleurs survivront ! », « Why God save the queen ? Repeat ! », etc. !
Déjà l’enfant affronte la peur, car les adultes sont menés par elle ! Réussir, qu’est-ce que ça veut dire ? C’est l’orgueil qui crée le mensonge, car il refuse de reconnaître sa peur et son échec ! Travailler, qu’est-ce que ça veut dire ? Qui travaille ? Celui qui pointe ou celui qui lutte contre sa peur ? Qu’est-ce qu’il y a de plus difficile : injurier, crier, détruire ou se calmer et chercher la paix ? Qui est le plus mûr : l’égoïste qui s’agite et qui n’en a jamais assez, ou l’enfant qui admire et comprend ? Qui est utile : celui qui n’en finit pas de jouer les gros bras et qui ne parle que de lui, ou l’enfant qui cherche la vérité et qui est porteur d’espoir ? La machine égarée du monde blesse l’enfant et voudrait l’entraîner dans sa folie ! L’orgueil ne supporte pas la différence, l’opposition et pourtant il ne sait même pas où il est !
L’enfant sourit au soleil et à la lune ! La beauté est une chose naturelle pour lui ! C’est pourquoi il ne se sent pas un étranger ! Le monde a été fait pour lui, pour l’enchanter ! Mais l’adulte lui crie, lui hurle sa peur ! Que dit-il ? « Mais, mais comment ça se fait que tu n’aies pas peur ? », « Mais, mais tu sais combien ça coûte, ça ? », « Mais, mais comment tu vas vivre ? » L’adulte hurle et abrutit l’enfant ! Il veut que l’enfant soit gagné lui aussi par la peur et il y réussit ! L’enfant est blessé et pourtant il ne cesse d’admirer la beauté du monde ! Elle est là, elle est vérité, comme la peur de l’adulte, comme son mensonge, car c’est l’orgueil qui crée le mensonge ! L’adulte veut triompher et ne voit plus la beauté du monde ! Il garde donc sa peur et crie et détruit, entraînant l’enfant dans sa folie !
« Seigneur, ils ne savent rien… et ils détruisent tout ! Ils ne connaissent pas le repos de la vague, dans sa force même ! Ils ignorent sa fraîcheur et son oubli et sa grandeur ! » L’enfant est l’ami de l’oiseau marin et il aime le vent comme lui ! L’enfant connaît les brouillards des caps et les arcs-en-ciels ! La peur des adultes n’est pas juste ! Elle n’est pas raison ! Elle est mensonge ! Elle sort du nombril !
La machine égarée du monde ne dit pas : « J’ai peur ! Aidez-moi ! Je ne comprends pas ! », mais elle dit : « Ma gueule ! Ma gueule ! C’est moi qui ai raison ! C’est moi qui suis importante ! C’est moi qui sais ! Attention, t’es en train de m’ baiser là ! » et elle casse et détruit ! Elle crie encore : « A bas le gouvernement ! A bas les riches ! A mort les coupables ! » et les gouvernements se succèdent et ils sont toujours mauvais ! La machine égarée du monde ne sait rien et hurle ! La machine égarée du monde blesse l’enfant et le détruit ! Elle l’entraîne dans sa folie !
L’enfant a confiance spontanément ! Comment pourrait-il en être autrement ? Il admire naturellement ! Il s’étonne et se réjouit de la nature, sans efforts ! Il est comme chez lui parmi les fleurs, les papillons, devant le grillon et même le serpent ! Mais la machine égarée du monde le broie et le transforme en adulte, en un être peureux et qui crie !
Que devient le monde en tuant ses enfants ? Que devient la confiance de l’enfant dans l’adulte qui tremble et qui dit qu’il sait ?
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Comme nous le savons, plus la situation est inquiétante et plus l’animal qui est en nous se réveille ! C’est toujours l’histoire des crocodiles, devant leur marigot qui s’assèche : c’est le plus fort qui survit ! La peur chez nous produit donc un renforcement de l’égoïsme et c’est ce qui explique la montée des nationalismes, qu’ils soient de droite ou de gauche ! On se garde des autres, on veut retrouver une identité forte et soi-disant cohérente ; on croit bêtement qu’on s’en sortira mieux seul et c’est non seulement le territoire physique qui se réaffirme (avec ses frontières...), mais aussi le territoire psychique, celui de la pensée et de la personnalité !
Plus nous sommes inquiets et plus nous voulons dominer, nous imposer, de même que les crocodiles s’affrontent pour avoir accès à l’eau qui reste ! Le chaos actuel ne s’explique pas autrement ! Chacun crie de son côté, en proie à la peur, et est prêt à casser ! La violence des écologistes est a priori un non-sens, puisque ce qui pollue c’est la soif de profit ou de pouvoir et on devrait donc s’écarter de ce qui ressemble à toute main-mise, toute autorité, tout sentiment de supériorité ! Ce n’est pas en faisant valoir son ego, par la force, qu’on se différencie de ceux qui écrasent le monde, pour satisfaire leur égoïsme ! Mais le danger semble tellement grand et la surdité des gouvernements tellement forte qu’on perd toute logique et qu’on se laisse aveugler par la violence ! Il est vrai aussi que la douceur et la patience resteront toujours le chemin le plus difficile, puisqu’il est a priori contraire à l’instinct !
Mais le recours à la domination a des effets bien plus profonds et plus dévastateurs qu’on ne le croit, comme l’existence des enfants Doms, qui ne voient pas les autres tout à fait réels ! Un enfant Dom peut très bien en tuer un autre et ne pas vraiment se rendre compte de la gravité de son geste… Pour lui, il s’est seulement débarrassé d’une gêne ! Cela peut être aussi juste une expérience… On cède à une pulsion, car on est le maître après tout ! Il faut ajouter à cela que plus nous nous coupons de la nature, à mesure que les villes s’étendent, et plus notre domination nous paraît la seule bouée de sauvetage ! Nous n’avons plus confiance qu’en elle, alors que c’est la beauté de la nature qui pourrait nous soulager ! Mais ainsi nous voulons contrôler les choses et les êtres à outrance ! Non seulement il nous faut une sécurité financière sans faille, mais encore tout ce qui existe doit nous obéir ! Et, si le gouvernement vient à nous rappeler que nous ne sommes pas tout à fait libres, c’est-à-dire que nous ne sommes pas absolument les maîtres, nous nous mettons à crier comme des veaux qu’on égorge ! Nos nerfs ne peuvent plus rien supporter !
Mais regardons comment certains se comportent avec leurs chiens et comment ils perdent tout sens de la réalité ! Le chien, pour eux, doit être totalement aux ordres, alors qu’eux-mêmes parlent de dictature du gouvernement et ne sauraient se plier à quoi que ce soit ! Ils demandent au chien ce dont eux-mêmes sont incapables et ça ne les gêne même pas ! C’est qu’ils se nourrissent de leur domination et que donc celle-ci doit s’exercer sans contraintes ! On impose à l’animal une discipline qui le dépasse et le détruit ! Il doit par exemple rester assis tant que son maître ne lui ordonne pas de bouger ! Pas un poil ne peut tressaillir ! Un bâillement, le moindre signe d’impatience sont sanctionnés, avec la plus extrême sévérité ! Le chien a l’air d’une statue, pour donner l’impression à son maître qu’il a du pouvoir, qu’il est quelqu’un ! Nous sommes ici aux antipodes de la liberté nécessaire à l’animal ! C’est la domination psychique de l’homme qui règne et qui mène à la catastrophe ! Un jour, soudain, le chien se jette à la tête d’un enfant et lui mord le visage ! C’est heureux s’il ne le tue pas ! Mais le chien avait les nerfs malades et il a explosé !
La domination fait de nous des « assassins », car encore une fois nous nous privons du message de la beauté, alors qu’il est le seul à pouvoir nous rassurer ! Ni la science, ni la politique ne sont aujourd’hui en mesure de le faire ! Mais ce que nous faisons subir à nos animaux domestiques et un chat qui ne chasse pas dehors est un chat malheureux, nous le faisons aussi endurer à nos enfants ! Eux aussi sont nos marionnettes ! D’abord, ils n’ont droit à aucun risque, puisque le monde nous est devenu étranger, hostile, incompréhensible, et les enfants sont instamment rappelés à l’ordre, ainsi qu’ils auraient été en porcelaine ! Ils étouffent, leur espace est celui d’une bouteille, mais surtout, surtout, ils sont les « étendards » de notre domination, en sont le reflet ! Leur obéissance témoigne de notre pouvoir et nous en faisons des robots, des esclaves traumatisés !
Leurs nerfs éprouvés les font bientôt caractériels, ils s’énervent et cassent les choses dès qu’ils sont contrariés, comme les pêcheurs par exemple, et il n’est donc pas étonnant de les voir s’échapper quand ils sont plus grands, par l’alcool, la drogue ou la pornographie ! Ce n’est pas une influence religieuse qui les culpabilise face au plaisir, mais c’est bien une autorité excessive qui les fragilise et les rend honteux d’être eux-mêmes ! Ils se méfient de leurs mouvements ou de leurs pulsions, puisque leur naturel, à force de corrections, leur paraît haïssable !
D’autres au contraire n’ont aucun scrupule et deviennent encore plus dominateurs que leurs parents, quand ceux-ci notamment sont lâches, pour ne se réfugier que dans leurs plaisirs ! On a là des enfants qui violent ou bien qui manipulent ! C’est encore la loi du plus fort, mais on trouve encore des enfants qui prennent la place des adultes, parce qu’ils les jugent hypocrites et irresponsables ! On a vu qu’une vie purement matérialiste est impossible et ce qu’elle induit comme mensonges… Mais ces enfants qui prennent le costume des adultes n’ont pas vraiment de jeunesse et c’est bien trop lourd pour eux !
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« Eh ! Le coq, tu t’ennuies et tu n’ sais pas quoi faire ?
Viens nous rejoindre !
On te rendra ta virilité !
Tu pourras montrer combien tu es un homme !
T’es le guerrier d’aujourd’hui !
T’es perdu ? Viens nous rejoindre !
On te fournira même l’équipement !
Vêtement noir, cagoule, masque à gaz ! Barbouze quoi !
Comme au bon vieux temps !
Et allez donc, t’apprendras à marcher dans les fumigènes !
Tu t’ défouleras à jeter des pneus !
Faut bien qu’ tu t’ dépenses !
C’est pas l’ travail qui vas t’user !
Toi t’es plutôt le gars les mains dans les poches !
Manquerait plus que tu t’ crèves !
Si tu t’emploies, c’est pour ton amour-propre !
Ta dignité ! Ça c’est important !
Faudrait pas qu’on t’ prenne pour un con, ça non !
C’est pourquoi rejoins-nous !
On va montrer combien on est fort, combien on compte !
Personne ne passera nos barricades !
C’est Verdun quand on est là !
On est des hommes !
Pas des mauviettes !
Sus à la violence policière !
Marchons, marchons !
Ah ! Ah ! Va y avoir du sport !
On fait c’ qu’on veut !
Depuis l’ temps qu’on nous baise !
Qu’on a les mains dans les poches !
Qu’on sait pas quoi faire !
Réfléchir, c’est pas pour nous !
Être humain, c’est pas pour nous !
Se remettre en question, c’est Niet !
Être humble, dans la nuance, chercher dans l’ombre
Courageusement, essayer d’être meilleur,
Aimer l’autre,
C’est pas pour nous !
Mais qu’est-ce que tu racontes ?
Moi, c’est ma virilité qui m’intéresse !
C’est mon nombril !
Quoi ? On veut m’ baiser ?
Aux armes ! Va y avoir du sang !
Évidemment que j’ défends la Terre !
Et mes camarades et mon métier et ma famille !
J’ sors pas les mains des poches comme ça, pour rien !
Et puis, j’ sais que la Joconde existe, j’ suis pas un demeuré !
Non, mais la colère est là, j’y peux rien !
J’aime pas qu’on s’moque d’ moi !
C’est pas une question d’amour-propre, c’est comme ça !
Bon sang, t’ à l’heure, dans la fumée, c’était chaud !
J’ai bien cru que j’allais prendre un coup !
Mais c’était bon !
Tu sais quoi, j’ vais mieux depuis que j’ laisse aller ma colère !
C’est un travail de groupe, tu comprends ?
On est soudé, on est des copains !
Avant je trouvais ma vie vide !
J’avais les mains de les poches, c’est vrai !
Mais j’vais mieux, j’aime ça !
Eh ! Mais attention, bouche cousue !
La façade c’est : « Y en a marre ! L’injustice, on n’en veut plus !
Le gouvernement démission ! »
Ah ! Ah ! Et un tas d’ fariboles du même genre !
On a des chefs intellos, tu l’ savais ?
Ils t’enrobent ça comme un rien !
Mais qu’est-ce qu’on en a foutre du gouvernement ?
On s’rait bien en peine qu’il soit mou !
Qu’est-ce qu’on f’rait alors ?
Faudrait retourner au bistrot ou devant la télé !
On s’rait de nouveau anonyme !
L’ennui nous castre (rien à voir avec la ville du même non!),
Tu savais ça ?
On est les nouveaux chevaliers !
Tu pass’ras pas !
Comme à Verdun !"
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Les cochons ont envahi RAM !
Ils sont partout, on ne voit « queues » !
Ils grognent, ils courent, ils attaquent !
Ils montent à l’assaut !
Ils renversent, détruisent, hurlent !
Les cochons ont envahi RAM !
Ils sont avides, ils cherchent, ils fouinent !
Ils ne réfléchissent pas, ils sont en colère !
Ils n’ont pas faim, ils sont en colère !
Ils roulent des mécaniques !
Où est le ciel et la beauté ?
Où est la force qui fait doux ?
Où est la compréhension de l’autre,
De la vie ?
Où est le sens ?
Où est la vision de l’homme dans l’espace,
Sur cette minuscule planète ?
Où est la patience, la mansuétude, la compréhension ?
Les cochons ont envahi RAM
Et leur ego déferle,
Dans une vague de violence !
Les marchands du Temple défilent,
Rouspètent !
Ils n’en ont jamais assez !
Mais surtout, surtout, on ne les respecte pas,
Car ce sont eux les chefs
Et ils n’en admettent aucun autre !
Les cochons ont envahi RAM !
Où est la profondeur,
La pitié,
La persévérance,
La force qui fait doux ?
Le pourceau mord et détruit !
Le pourceau est dans la rue,
Ivre de violence,
Incapable de pardon, d’intelligence,
Jouet de son égoïsme !
Un homme venu du désert leur parle !
Il dit : « Vous avez voulu le ciel vide !
Vous avez voulu une vie matérialiste !
Ayez le courage de l’accepter !
Regardez-la dans le blanc des yeux !
Acceptez votre destinée vide !
Vous gagnez votre pain et vous mourrez !
C’est bien ce que vous avez voulu ?
Alors pourquoi gémissez-vous ?
_ On veut être libre !
_ Il faut bien un gouvernement pour diriger !
Ce gouvernement n’est ni meilleur, ni pire que les autres !
Ceux qui vous disent qu’il y a des solutions miracles sont des menteurs !
_ On ne veut pas de la réforme !
_ Vous ne voulez aucune réforme !
_ On veut la fin des profiteurs !
_ Qui est le profiteur ? Celui qui a deux boutons sur sa veste, alors que vous n’en avez qu’un ! Nous sommes tous des profiteurs par rapport à d’autres ! C’est sans fin ! Mais à la vérité, vous n’avez pas le courage d’ouvrir les yeux ! de vous tenir debout devant le vide de vos vies ! Vous êtes matérialiste à la condition d’avoir des ennemis et c’est pourquoi vous vous en créez !
_ Tais-toi l’ancêtre !
_ Votre combat est une illusion ! Vous voulez être en haut, parce que vous êtes en bas ! Et quand vous serez en haut, vous combattrez ceux d’en bas ! C’est votre ego qui vous mène, d’où votre haine et votre colère ! Vous n’avez même pas faim !
_ Et quelle est ta solution ?
_ Mais que m’importe à moi que d’autres aient plus, puisqu’ils ne sont pas heureux ! Et que m’importe que d’autres commandent, car ils sont ignorants et ne commandent pas vraiment !
_ Qu’est-ce que tu racontes ?
_ Vous souffrez à cause de votre égoïsme, puisque d’autres paraissent plus forts ! Débarrassez-vous de votre égoïsme et vous ne souffrirez plus ! Commencez par regarder les nuages ! Leur majesté, comme leur force, est sans pareille !
_ Quelle bêtise !
_ En vérité je vous le dis, vous n’avez pas le courage d’accepter votre matérialisme et c’est pourquoi vous vous révoltez ! Commencez par admirer et votre peur cessera ! »
Mais les cochons ne voulaient rien entendre et ils se saisirent du personnage, le rouèrent de coups et le tuèrent, avant de l’exhiber comme un épouvantail ! Leur colère était sans bornes, car l’égoïsme est insatiable !
Les cochons avaient envahi RAM !
Et ils parlaient et ils se donnaient des airs !
Où est la profondeur, l’abnégation, la modestie ?
Où est la beauté, le pain de la vie ?
Le nombril du monde vomit, se répand !
Où est la force qui fait doux ?
Où est la force véritable ?
Les cochons ont envahi RAM !
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Les enfants Doms (T2, 134-139)
- Le 01/04/2023
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"Du blé! Et s'il était empoisonné, ce blé?"
Les Mariés de l'an deux
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Ils l’avaient coincé ! leur ennemi héréditaire ! Il était maintenant à leur merci ! Il tremblait de la tête au pied dans ce coin sombre et ils allaient lui en faire voir ! Ils l’avaient repéré en marge de la manif, parce qu’il montrait tout ce qu’ils détestaient ! Il était riche, avait une belle femme, une belle voiture et surtout il donnait cette impression si caractéristique de toiser le monde, d’être supérieur !
C’était un parvenu de la plus belle eau ! Mais, maintenant, à genoux, les vêtements poussiéreux, il était supérieur à qui ?
Anar, le plus fort de la bande, s’approcha de lui : « Alors, on fait moins le fier, fumier de capitaliste !
_ Je… je comprends pas ! Je vous connais même pas ! Qu’est-ce que vous m’ voulez ?
_ Bien sûr, t’es innocent ! T’écrases pas le pauvre ! Tu cours pas après l’ profit ! T’es pas là en train d’ parader ! Toi et tes banques, vous polluez pas l’ monde ! Vous êtes les chefs, pas vrai ?
_ Mais bon sang, qu’est-ce que vous racontez ? J’ fais des affaires, mais qui n’en fait pas ? Vous voulez pas vous-mêmes gagner plus d’argent, avoir plus de confort, assurer le bien-être de vos familles ? Chacun est libre dans c’ pays !
_ Ouais, t’as la langue bien pendue ! T’es un môssieur ! T’as de l’éducation ! T’es le bourgeois propre sur lui… et ta bourgeoise doit t’ faire grimper au rideau ! Mais nous, on en a marre que les chances soient toujours du même côté ! Oh ! On n’est pas égoïste comme toi ! On veut pas l’ profit ! On a un idéal !
_ Vous savez, l’économie marche grâce à la compétition ! Rien ne vous empêche d’y participer ! Il faut prendre des risques et s’accrocher !
_ Ben voyons, comme si t’avais pas bénéficié dès l’ début de l’argent d’ papa et maman ! Mon père n’avait rien et il a trimé toute sa vie... pour rien ! Donc, moi, j’commence aussi à zéro…, sauf que j’ travaille quand même un peu avec ma caboche… et pas question d’ suivre l’exemple paternel ! Non, m’sieur ! Les gars d’ la haute, on va les faire descendre ! On va pas être leurs esclaves ! On va changer la donne !
_ Donc, c’est toi qui veux ma place et l’ pouvoir, c’est ça ?
_ Non, t’as rien compris ! Y aura pas d’ pouvoir ! Pas d’ chef ! L’égalité ! C’est ça qu’on veut !
_ Peuh ! Tout le monde à un mètre cinquante ! Quelle connerie ! Comme si c’était pas toi, le plus fort, qui commandais ici !
_ C’est temporaire ! Après la victoire, on s’ ra tous égaux et on vivra heureux !
_ J’ai jamais vu des débiles pareils !
_ Tu sais, j’ suis content que tu t’ montres insultant ! J’avais peur que tu t’écroules et que tu me demandes pitié ! Taper dans une larve, c’est répugnant ! Tandis que te voilà dur comme un punching-ball ! Réjouissant !
_ Vous êtes de sales petites ordures ! Des voyous ! De la vermine qu’on effac’ra ! »
Anar se mit à frapper comme un sourd et il disait : « J’vais t’apprendre l’ respect ! Tu vas piger c’ que c’est la justice ! On veut un monde où chacun s’ra l’égal de l’autre ! Où y aura pas d’ chef ! Est-ce que ça commence à rentrer, l’ profiteur, le pollueur ? Non mais, où est-ce que tu t’ crois ? Tu t’ prends pour qui ? un caïd ? T’es rien t’entends ! Rien ! Que dalle ! »
Han, han ! Anar frappait toujours ! « J’crois qu’il a son compte ! dit Anaria, la compagne d’Anar.
_ Ouais, j’ crois bien aussi !
_ Dis donc, fais-lui les poches ! J’ te rappelle c’ que tu m’as promis ! « On va faire les magasins c’t’ après-midi, après la manif ! » tu m’as dit ! J’ai r’péré une jolie robe et si on s’ dépêche pas, elle risque de nous passer sous l’ nez !
_ Ouais, ouais, pour toi, ma toute belle, j’ suis prêt à faire des folies ! On y va ! On y va ! Tiens, il avait 100 sacs sur lui et on va tâcher d’utiliser sa carte !
_ Hourrah ! Attends un peu d’ me voir avec cette robe et tu pourras plus t’ tenir !
_ J’ te crois, t’es du feu de toute façon ! Tu sais, j’ viens d’avoir une vision ! Un monde plein d’amour ! juste ! tendre, respectueux ! Ce s’rait pas beau, dis ? Mais tant qu’ils s’ront là, ce s’ra pas possible !
_ J’ sors avec un poète ! Un homme, un vrai ! Tu m’ donnes des picotements partout ! Allez, viens ! »
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Dans RAM, il y avait toujours du spectacle et un homme avait su réunir autour de lui un petit public ! C’était un prédicateur d’un genre nouveau et il disait : « Le temps est venu ! Celui de la colère et de la révolte ! Ils se croient tout permis ! Ils ont tous les pouvoirs et rien n’arrête leur vanité ! Ils roulent la Terre comme un vieux paillasson ! Ils la souillent, la martyrisent ! Ils l’écrasent avec leurs usines ! Ils n’ont aucun respect pour la nature, ils sont aveugles tellement ils sont assoiffés de puissance ! Eux, les gouvernements, les riches, les profiteurs !
Ils se gorgent et détruisent la planète, mais le temps de la colère et de la révolte est venu ! Car la Terre elle-même est en colère et se révolte ! C’est la tempête, la tornade ou la sécheresse ! C’est le chaos et c’est pourquoi nous voulons le chaos ! C’est le tsunami qui détruit et c’est pourquoi nous voulons la destruction ! C’est le torrent qui se venge et c’est pourquoi nous voulons la vengeance ! C’est le soleil implacable et c’est pourquoi nous serons implacables !
Le temps est venu de punir les coupables ! Les signes ne trompent pas ! Le pécheur doit être abattu, comme l’arbre pourri ! Les gouvernements doivent être renversés, afin qu’un blé nouveau puisse pousser ! La Terre réclame justice et nous lui ferons justice ! La force nous est nécessaire, car le pécheur est sourd ! Le glaive est nécessaire, car nous avons besoin de sa lumière pour écarter l’ombre ! Les chevaliers modernes, c’est vous et la veuve et l’orphelin, c’est la Terre qui nous demande de la protéger !
Nous avons la vérité pour nous ! Nous avons le droit pour nous ! C’est notre mère qui nous appelle au secours ! Hélas, nos ennemis sont nombreux et bien armés ! Ils nous jettent leurs bombes, ils nous matraquent ! La police est l’esclave du pouvoir et nous devons la combattre ! Nous propageons le feu, car il purifie ! Nous avons assez parlé ! Nous avons assez supplié ! Nous ne pouvons plus être patients ! Nous ne pouvons plus contenir la colère ! Qu’elle se débonde ! Qu’elle se déchaîne ! Que les braves déferlent ! Que la Terre soit sauvée ! Que le mal soit vaincu, anéanti ! Que nos légions s’emparent du monde !
On nous dit Démocratie ! On nous dit Parlement ! On nous dit vote ! Mais qui débat ? qui vote ? Ceux-là mêmes qui s’enrichissent et polluent ! Qu’avons-nous à voir là-dedans ? Le divorce est consommé ! Seule la force ouvrira désormais les yeux ! Nous ne voulons plus de la politique et des discours ! Nous communiquons avec les arbres ! Nous sommes à l’écoute de la Terre et du vent ! Nous sommes attentifs aux messages, aux signes ! Nous obéissons aux forces de la nature ! Nous voulons la paix, l’harmonie, mais cela ne se peut sans la lutte, la violence !
Mais je ne me suis pas présenté… Je suis le druide Clache Emmech’ Kerlog, troisième bâton, de la forêt de Cuny ! Je suis spécialisé dans le branlement des rochers et l’ordalie de la flèche ! Celle qui va la moins loin clame l’innocence de son propriétaire ! Grâce à la cervoise, j’ai un accès particulier au royaume des fumées, où le dieu Zug se complaît ! Je sais ouvrir une porte sans sa clé et me rendre invisible aux yeux des policiers, en marmonnant des paroles magiques !
Le temps du clan est revenu ! Je forme, j’accueille, j’initie ! J’enseigne la langue sans mots, pour qu’elle garde ses secrets ! Le temps du clan est revenu ! Les loups du culte sont tout habillés de noir et portent des masques à gaz ! A eux je donne la force, avec mes incantations ! Ils jurent sur le bouclier de Mallac’h ar Ran ! Ils touchent les tresses de la dame du lac, avant le combat ! Nous fêtons nos victoires, sous l’œil bienveillant des dieux ! Ne rétablissons-nous pas leurs droits ? Chaque arbre est un ami ! Et nous dormons sur les ossements des vaincus ! Leurs femmes nous servent d’esclaves ou nous marions les plus belles !
Le temps du clan est revenu !
Repens-toi pécheur !
Je parle au nom du vent et de la vaste mer !
J’apporte la colère et le jugement !
Ma horde est noire comme l’orage !
Ma barbe étincelle,
Car le temps du clan est revenu !
Joignez-vous à nous !
Car nul n’échappera au châtiment !
Que nos gibets soient lourds des profiteurs !
Ainsi la Terre retrouvera sa fécondité !
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« Il est évident que le domination ne permet pas de voir le monde ! écrivait Andrea Fiala. Tant que nous n’aimons que nous-mêmes, les autres n’existent que dans la mesure où ils nous servent, nous flattent ! Nous en perdons même le souvenir dès que nous n’en avons plus besoin ! Ils brillent un instant, suivant notre désir, puis ils retombent dans la nuit de notre indifférence ! Nous sommes surpris, voire scandalisés, qu’ils puissent en ressortir, pour faire valoir leur sentiment, comme si on nous présentait subitement quelque chose d’immonde, à force d’être incongru !
Ainsi, la domination fait le mal sans même s’en rendre compte, puisque seul son « monde » compte ! Ainsi, Rimar notamment peut passer outre la mort de bien des personnes, car elles « n’existent » pas vraiment ! La réalité de l’autre est abstraite pour Rimar et son apparente aversion à l’égard de la guerre, son soi-disant amour pour la paix sont des choses apprises dans les livres ou en classe, sont des conventions admises afin de vivre en société ! Mais c’est la domination de Rimar qui prime, c’est sa bulle qui s’étend, son égoïsme qui s’impose et on peut dire sa folie !
Il en est de même pour la majorité ! L’autre doit obéir ! Il doit chanter des louanges ou disparaître, selon la situation ! S’il résiste ou se montre indépendant, on le hait aussitôt et on veut le détruire ! S’il est le plus fort et que tous les regards se tournent vers lui, on veut le séduire, en apparaître proche, car on profite de son aura ! On s’enorgueillit de connaître les puissants ! La domination y trouve son compte, mais rien de plus hideux que le quidam qui veut traiter d’égal à égal ! Il nous rabaisse, nous fait perdre du prestige et nous effraie encore, car il « perce » la bulle et c’est le monde du dehors, le vaste monde qui échappe à notre domination, et dont nous ne savons presque rien, qui rappelle sa présence et qui réveille nos frissons !
Le rejet est immédiat, quitte à évoquer un apocalypse nucléaire (rien que cela!), car la domination n’est à l’aise que dans sa bulle ! Ceci explique encore pourquoi certains ne nous reconnaissent pas le lendemain, car nous voilà inutiles pour eux ! Mais, à l’inverse, imaginons maintenant, une domination détruite, en cendres, par les circonstances… Certes, on aurait là un individu fragilisé, en danger peut-être, dépressif, car l’amour qu’il aurait pour lui-même, sa confiance en soi, ses ambitions ne seraient plus qu’une chose vague, douteuse, mais encore ne serait-ce pas la base pour une conscience réelle de l’autre, pour une conscience infinie ? On accueillerait la différence avec le plus profond respect, on ne saurait rien et on serait avide de réponses ! On tiendrait l’autre comme plus responsable que soi, car on se sentirait perdu !
On aurait en tout cas aucun a priori sur lui, la bulle de la domination n’existant pas ! On serait doux, patient, humble, ne sachant pas ! On ne ne se mettrait pas en colère, la peur étant connue et même apprivoisée ! On serait peut-être souffrant, malade, introverti, mais au moins sincère et on avouerait sans gêne son ignorance, l’amour-propre ayant déjà cédé plus d’une fois, en regardant toutes ses certitudes emportées par l’inconnu ! On aurait une idée plus juste de l’immensité du monde, jusqu’à ce qu’elle donne le vertige ! La bulle de la domination protège, mais enferme également, limite évidemment la vue ! Elle lutte même contre toute différence et enrage de ne pas tout contrôler ! Elle ne guérit jamais de la peur, bien au contraire ! Elle la transforme en panique !
Mais existe-il un moyen volontaire pour se séparer de sa propre bulle de domination ? On peut être détruit par une domination supérieure à la sienne, mais ce n’est pas sans séquelles ! Peut-on être investi d’une sagesse, uniquement guidée par la raison, et qui nous ferait moins ambitieux, plus stoïque ? C’est par exemple un conte de la psychanalyse ou une illusion de la science, car la bulle de la domination ne se voit pas tant qu’elle n’est pas menacée ! On peut paraître l’individu le plus équilibré, le plus ouvert tant que la situation nous est favorable ! Or, le scientifique est la plupart du temps vu comme celui qui sait, surtout s’il a affaire à un patient, et son pouvoir n’est donc pas inquiété ! Son ignorance demeure quant à lui-même et son vrai visage est bientôt déformé par la haine, face à l’obstacle !
Pour quitter volontairement la bulle de sa domination, à la recherche de la vérité, pour risquer cette aventure, le levier de l’amour, du plaisir est nécessaire ! On le voit déjà dans le couple, où pour plaire on est prêt à s’améliorer, à se changer, à se montrer moins égoïste ! Mais le couple est encore trop restrictif, il est un petit monde qui exclut les autres… L’amour de Dieu, lui, ouvre largement les portes de l’immensité ! Encore faut-il être amoureux du Créateur, en reconnaître le génie sous toutes ses formes ! Il n’y a pas d’amour sans admiration, n’est-ce pas ? Mais voilà le levier... et le message évangélique est clair, comme sans doute celui des autres religions : il s’agit bien, par amour, d’essayer de « dépasser » sa bulle de domination ! Voilà le moyen volontaire, avec comme moteur, l’amour, le plaisir ! »
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La journaliste Mélopée n’en pouvait plus ! Elle était harcelée par Boa, cette âme obsédée du Net ! Pourtant, il est vrai, Boa lui avait appris tous les trucs ! Elle savait manipuler un titre, le rendre accrocheur, elle s’était dévouée corps et âme au culte du dieu événement ! Mélopée faisait maintenant partie de la planète people et elle était devenue une voix, une figure que tout le monde connaissait, attendait, jugeait ! On suivait ses amours et ses déclarations, elle interrogeait les plus puissants et elle était toujours avide de scoops ! Mais, en contrepartie, Boa la tenait ! D’abord, il avait demandé à ce qu’elle dévoilât toujours davantage de son anatomie et elle avait dû se prêter à des simagrées de jouissance, mais ensuite Boa l’avait prévenue : il détenait des images qui pouvaient la détruire, choquer tous ses fans ! Si elle n’obéissait pas, on verrait ses émois sexuels et elle tomberait dans le ruisseau !
Mélopée avait joué avec le diable et sa vie ressemblait maintenant à un enfer ! Hagarde, désespérée, elle forma un numéro et se retrouva devant deux sœurs, les sœurs Com ! dans le bureau d’une agence appelée Sororité ! Elle raconta vaguement qu’elle connaissait une amie, qui était harcelée par un homme… et on but ses paroles ! On comprenait parfaitement : cet homme possédait des images compromettantes, faisait chanter sa victime, exigeait toujours plus, etc. ! L’engrenage était aussi fatal que classique et n’était la présence de Mélopée, les sœurs Com aurait jubilé !
Au chômage, elles avaient créé cette agence et en la nommant Sororité, elles avaient clairement affiché leurs convictions ! La domination masculine était terminée, vive la féminine ! On traquerait l’oppresseur jusqu’au bout ! Le mâle était la cible et chaque femme pouvait trouver une aide chez Sororité ! La peur changeait de camp ! La révolte était en marche et l’homme un jour ne serait plus qu’un affreux souvenir ! Le mouvement No Men était né ! Les femmes entre elles et rien d’autre ! Plus de souillures, de pleurs, d’humiliations, de haine ! La castration, sinon rien ! Effacé le rire suffisant de la « queue » ! Le cochon serait tenu en laisse ! Le désir de l’homme était l’ennemi, le tyran ! Une ère nouvelle de liberté, de fleurs tombant du ciel s’ouvrait !
Les sœurs Com furent tout de même sidérées par la particularité du cas présenté par Mélopée ! Il ne s’agissait pas d’un individu en chair et en os, mais d’un esprit lubrique hantant le Net ! Voilà qui posait problème, donnait matière à réflexion ! On pouvait bien sûr s’en prendre aux Trois Gros, les opérateurs… N’étaient-ils pas en partie responsables de l’intrusion de Boa ? Leur gestion aveugle et mercantile n’avait-elle pas provoqué cet incident ? Seulement, dans cette direction, on s’attaquait de front à des quasi monopoles, qui ne pouvaient qu’être en cheville avec les plus hautes autorités ! On s’en prenait ouvertement à la forteresse de la masculinité ! Ce n’était pas une mince affaire ! Les sœurs Com avait beau avoir du ressentiment, être animées d’un désir de revanche inextinguible, elles ne se sentaient pas assez fortes pour se jeter seules à l’assaut ! Les temps n’étaient pas mûrs ! Il fallait plus de femmes dans la place !
« Hum ! Hum ! » firent les deux sœurs, qui prenaient aussi en considération toute la complexité de la situation, car Mélopée n’avait-elle pas également profité de Boa ? Un de ces avocats de la cause mâle, un de ces baveux fiers de leur « membre » n’aurait aucun mal, en cas de litige, à montrer le double jeu de la journaliste ! Elle avait usé de sa séduction pour « arriver », comme on dit, et était-ce entièrement la faute de Boa, si aujourd’hui elle était dépassée ? Non, on ne pouvait pas combattre publiquement les Trois Gros, sans se voir traîné dans la boue et balayé en même temps ! L’accusation ne résisterait pas ! La séduction était en effet une question très délicate de dosage...
Ainsi, il est possible d’apparaître un jour sexy en diable, car les hormones sont en feu et rendent la femme triomphante ! Elle attire toute l’attention, tellement elle est belle ! Les hommes en ont le souffle coupé, sont dans leurs petits souliers et la femme en rajoute ! Elle dit, comme elle seule sait le faire, sans un mot, par l’impression qu’elle dégage : « Regarde ma peau mate et bronzée ! Et mon ventre, comme il est plat ! » L’homme est subjugué et c’est plus fort que la femme ! C’est une force sensuelle qui explose en elle ! Mais gare au retour de bâton, car le lendemain l’humeur n’est déjà plus la même… La peur, la timidité, les complexes sont revenus… On est de nouveau craintive, on marche sur des œufs ! On a presque mal aux nerfs, si le désir masculin qu’on a suscité se manifeste ! On a comme une gueule de bois et si on s’emporte, si on crie à l’impudeur, au scandale, si on montre tout son dégoût devant celui qui a été conquis et qui ne voudrait que mieux connaître, en rêvant d’une liaison merveilleuse, on devra se demander qu’est-ce qui peut déclencher une réaction aussi excessive qu’injuste, et de quoi est-on réellement l’esclave, quand on sait que l’orgueil fait trouver le monde laid, hostile et par là totalement effrayant ! La panique crée la colère, le mépris et c’est le piège d’une bulle de la domination bien fermée !
« Hum ! Hum ! » font les sœurs Com, « Mais il y aurait bien une solution, rajoute l’une.
_ Ah bon ? jette l’autre.
_ Oui, le docteur Web !
_ Un homme ? se demande Mélopée.
_ Non pas vraiment, explique celle qui a eu l’idée. C’est un Numérique… et il pourrait traiter avec Boa !
_ Ah ?
_ Oui : « Ah ! » Nous allons voir ça, dès que vous aurez signé le chèque ! »
139
Boa, dans le Net, vivait comme dans la rue ! Il ne pouvait s’imaginer pur esprit, entouré d’informations ou de composants électroniques ! Il reconstituait le monde d’avant par son imagination et quand le bulletin météo annonçait de la pluie, il la voyait tomber ! Justement, c’était le cas ce soir-là et Boa frissonnait sous les gouttes, d’autant que les fenêtres de l’appartement de Mélopée ne s’allumaient pas, ou autrement dit elle ne consultait pas son ordi !
« La salope ! se dit Boa. Elle ne vient pas sur le Net, car je la dégoûte ! Elle ne faisait pourtant pas la difficile, quand il s’agissait de s’élever socialement ! Là, j’étais l’homme providentiel ! Mais, maintenant qu’elle a réussi, je suis le rebut, le gêneur ! Oh ! Mais elle va me payer ça ! J’ai les images et ça va ronfler ! »
Boa s’en alla tout mouillé et en colère ! Il vivait bien entendu grâce à sa domination, au sentiment de sa supériorité, qu’il exerçait sur les autres et particulièrement sur les femmes ! Aussi, quand celles-ci se dérobaient, lui échappaient, il était soudain face à un vide existentiel terrifiant, à une angoisse étouffante, qu’il contrait par la violence, la vengeance ! Il devenait ivre de fureur et il fallait que la femme retombât sous sa coupe ou fût détruite !
Il marchait dans la rue, alors que la pluie dansait toujours sous les lampadaires, même si au fond tout cela n’était qu’un décor, masquant un transit binaire, quand soudain une lumière vive fonça vers lui ! Que lui disait son professeur à l’école d’informatique ? Que la fibre optique était de la lumière ! Immédiatement, pour éviter le choc, Boa se divisa lui-même en quanta et ses photons se dispersèrent tout azimut ! Il avait déjà agi ainsi, face à certaines attaques, comme celles de certains systèmes de sécurité ! Et généralement ça suffisait ! Il se retrouvait sain et sauf, dans un autre endroit, où son moi particulaire se reconstituait !
Mais ici il était poursuivi dans toutes les directions ! Chacune de ses particules avait son chasseur et il ne faisait aucun doute que son assaillant était de la même nature que lui ! C’était une créature numérique, un programme anti-virus évolutif peut-être et à la vitesse de la lumière, Boa n’avait pas la sensation du mouvement, mais il n’était qu’une conscience troublée, comme dépassée par mille événements et bientôt submergée par l’angoisse ! Le chaos du monde ne s’explique que par la vie animale qui continue en nous et qui ne trouve cependant pas son équilibre, puisque la conscience est appelée à se libérer de l’instinct, ce qui ouvre la porte de l’inconnu !
C’était ce vertige qui saisissait maintenant Boa ! Il n’était plus dominant et ne sentait donc plus sa valeur ! Certes, il avait un ennemi contre lequel il aurait pu se retourner, comme on accuse un gouvernement de tous les maux, et l’affronter, voire le vaincre, l’aurait soulagé, fortifié, mais le danger restait impalpable, indéfinissable et Boa n’en finissait pas de se dissoudre, rongé par la peur !
Brutalement, il cessa son éparpillement et se retrouva entouré de filles numériques, en tenue de danseuses ! Elles agitaient leur robe dans tous les sens et chantaient : « Docteur Web ! Docteur Web ! » Il y avait là une ambiance de fête délirante, sous le roulement de projecteurs et au bout d’un tapis rouge, un homme aux allures de géant, avec une tête chauve et assez effrayante, souriait comme si son smoking impeccable et ses chaussures de clown eussent dû rassurer Boa ! « Je suis le docteur Web ! » dit-il en mettant une énorme main sur l’épaule de Boa, puis il rajouta d’une voix plus basse : « Alors comme ça, on embête les filles ? »
Boa voulut répondre, mais le tumulte de la fête l’en empêcha, ainsi que le sourire figé de Web ! « On applaudit bien fort notre candidat ! » cria l’inquiétant personnage et les danseuses numériques redoublèrent d’ardeur, en poussant des hourras ! « Vous allez entrer dans la boîte de vérité ! expliqua Web. C’est un sacré privilège que vous avez là, mon garçon !
_ Je… je ne comprends pas…
_ Imaginez que vous soyez sans ennemis ! Disparus les capitalistes ou les étrangers ! Finies l’Europe et la Kuranie ! Plus de gens à asticoter ! Plus d’illusions sur les soi-disant responsables de votre malheur ! Plus d’âmes plus faibles pour vous essuyer les pieds ! Non, rien que vous et l’étrangeté du cosmos ou de la vie ! Enfin grand ! Enfin debout ! Enfin stoïque ! La vérité nue, totalement dépourvue de haine ! Toute la petitesse de l’homme au grand vent ! Quand je vous disais que vous aviez de la chance !
_ Es… espèce de salopard !
_ Tss ! Tss ! Vous voilà de nouveau en train de désigner des coupables ! Quel enfantillage, alors qu’une expérience unique vous est proposée ! Mesdames et messieurs, notre candidat va entrer dans la boîte ! »
Web ouvre une porte et une lumière vive apparaît ! L’orchestre bat son plein ! « Enfin débarrassé du mensonge, ça vaut le coup d’œil ! Croyez-moi ! reprend Web. Pensez à tous ceux qui meurent bêtes ! Ah ! Ah ! Au propre comme au figuré ! »
La poigne de Web poussa Boa dans la boîte et immédiatement, celui-ci fut envahi par une sensation étrange ! Il ne commandait plus personne et encore il était totalement libre ! Aucune contrainte, aucune règle ne venait le rassurer et l’effroi le désintégra d’un coup !
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Les enfants Doms (T2, 130-134)
- Le 25/03/2023
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"Lee!"
Rush Hour
130
Je t’expliquerai la force tranquille des nuages !
La force infinie de la beauté !
Je t’expliquerai la paix !
L’enchantement !
L’amour inaltérable !
Le mystère !
L’incroyable mystère !
Ta peine est comme le vent sur la lande !
La peur est l’ombre
Et les choses se font, sois tranquille !
La lumière est de l’or sur la Terre !
Tu n’est pas oublié,
Ni abandonné !
Tu es au contraire l’objet de toutes les attentions !
Tu as la meilleure part, celle de l’esprit !
C’est la meilleure part !
Celle de l’égo est séduisante,
Tellement charnelle,
Tellement viscérale !
La perdre suscite de l’amertume !
De la colère !
Regarde le monde !
Il en est fou !
Tourmenté !
En guerre !
Moi, je te propose la paix !
Le calme du port !
La puissance des grands vents, des grandes lumières !
La joie de Dieu,
Tellement il est fort et serein,
Inaltérable !
Je te propose aussi sa douceur,
Car te voilà confiant,
Sans fatigue,
Donc disponible !
Dieu est à la fois en paix et toujours agissant !
Il te nourrit de son lait chaque jour !
Il t’ouvre les yeux
Et tu prends de la hauteur !
Les choses sont de plus en plus simples,
Car nous sommes simples !
Car nous avons peur !
Laisse là le fardeau de ton ego !
C’est lui qui te fatigue !
Tu te demandes : « Faut-il faire ceci ou cela ? »
Et cela te mine !
Allons sur la lande, où le vent chassera ta peine !
Ecoute-le !
Ton cœur est comme l’herbe gonflée !
Tout près du sanglot…
Tu voudrais crier toute ta plainte !
Toute ta soif !
Mais, ici, le temps endort ta douleur !
C’est la houle de l’ajonc !
La bruine rafraîchissante et qui embue les lointains !
Loin du chaos du monde, loin de l’ego !
La lumière écrit sur la mer !
C’est une tresse d’or !
C’est un jeu qui dépasse l’imagination la plus folle !
Où est le tumulte, ton abandon ?
La magie est là, infinie, gratuite !
Où est ton abandon ?
L’ego se mange lui-même !
Il n’est jamais satisfait !
Regarde-le : il hurle, il hait, il détruit !
Il souffre, il est malheureux !
O le calme des rayons, sur la majesté de la mer !
Où est le tumulte,
Le tumulte de l’ego ?
Sois l’enfant ensorcelé !
L’enfant du mystère !
L’enfant confiant !
L’enfant courageux !
L’enfant paisible !
L’enfant aimant !
131
De nouveaux pauvres sont dans RAM ! Ils crient au scandale ! L’un a pour logement un garage et comme on passe tout près, il jette : « Eh ! Mais venez voir ! Entrez ! Non mais, entrez ! Regardez ça ! » On n’entre pas tellement c’est noir et on voit une couverture sur le sol et quelques affaires ! Effectivement, on frémit, car il n’est pas possible de vivre là ! « J’ suis S...V F ! » dit encore l’individu, qui n’arrive pas à prononcer correctement le mot SDF, parce qu’il a honte ou parce qu’il est déjà ivre ? Il a une canette entre les mains et prend une gorgée…
Touché par son malheur, vous lui expliquez : « Filez au CCAS, régularisez votre situation, faites une demande de RSA et obtenez une allocation logement ! Dans votre cas, vous n’aurez pas de loyer à payer ! Sauvé ! Évidemment, vous devez effectuer la démarche, ce qui implique que vous vous engagerez vous-même à changer de vie, à trouver un travail, etc. !
_ Non mais, regardez ! Venez voir ! Entrez donc ! J’suis S… VF…
_ J’ai bien compris, mais comme je vous l’ai dit, il y a une solution ! Vous êtes dans le pays où les prestations sociales sont les meilleures du monde ! Mais, encore une fois, il faut régulariser votre situation, ce qui implique aussi, évidemment, que vous serez moins libre !
_ Non mais, regardez ça ! Mais entrez donc ! Est-ce possible ? J’ suis S...BF... »
A cet instant passe une bonne âme, qui elle aussi est scandalisée par cette pauvreté et qui s’apitoie ! Elle pleure même ! Avec de l’angoisse dans la voix, elle demande au SDF : « Et vous êtes comme ça depuis longtemps ?
_ Quelques mois ! Ma chute a été rapide ! Ils sont venus un soir… Hips (une gorgée…) ! Ils étaient quatre… Curieux, le chien n’a même pas aboyé… Ils m’ont tout pris ! Ma collection de soldats de Napoléon et les quelques moutons, que j’élevais dans une cabane en bois… Ils étaient ma consolation ! Puis, ils sont partis, après m’avoir brutalisé ! J’ai vu la maison de mon père brûler devant mes yeux !
_ Non ?
_ Si ! Hips !
_ Écoutez, je me sens sale, dégueulasse même ! Comment est-ce que je peux dormir dans des draps propres, avoir autant de chance, alors que vous, vous vivez dans ce garage ! Allons chez moi, nous trouverons des solutions, et puis ce sera quand même mieux qu’ici ! »
Ils arrivent chez la bonne âme : « Asseyez-vous ! Asseyez-vous ! dit-elle. Faites comme chez vous. Un café ? » La bonne âme grimace : « Ulcère ! explique-t-elle. Mais bon, c’est rien à côté de vos problèmes !
_ Moi, j’ai aussi des palpitations ! Hips ! Ah ! J’peux pas dire que j’ai été aidé jusque-là ! De toute façon, le gouvernement ne fait rien pour nous ! Mais, moi et mes potes, on sait où le frapper ! On va lui faire mal !
_ Ma fille…
_ Eh ! Une petite minute ! Vous pouvez pas interrompre les gens comme ça ! Il s’agit de moi et non de votre fille !
_ Bien sûr, mais…
_ Vous ne savez pas qui j’suis, j’ parie ?
_ Non, effectivement... »
Le SDF ouvre une gueule immense et avale subitement la bonne âme ! Puis, il en recrache les os en disant : « Pas mauvais ! Un peu mou, un peu rance ! Mais y avait de la bonne graisse ! Un type qu’était sérieux, sûrement économe et sans excès ! Tout de même, me parler de sa fille en face ! Comme si j’avais qu’ ça à faire ! Voyons les lieux ! Le frigo ? Pas mal ! Le matelas ? Eh ! Eh ! rebondissant ! Belle couette ! Non, mais je sens que je vais m’ plaire ici ! »
Les nouveaux pauvres ? Des enfants Doms ! Hips ! Des gouffres ! « Non, mais entrez, je vous en prie ! Venez voir comment je suis traité ! Comment ? Le monde ne tourne pas autour de moi ? Y autre chose que mon malheur ? »
La bonne âme est perdue, terrorisée même ! Elle se demande comment croire, alors qu’il y a tant de souffrances ! La bonne âme est hachée menue !
L’enfant Dom est un capitaliste de l’égoïsme ! C’est la nouveauté ! Il a un panaris, venez voir ce scandale ! Il met la ville à feu et à sang, pour s’amuser ! Hips ! Il fait ce qu’il veut ! Il est le roi ! Mais loge-t-on le roi dans un garage ? C’est ça le scandale !
132
Monsieur Boue se frotte les mains : son affaire marche bien et il voit l’argent rentrer ! Tout gaillard, il va faire son petit tour ! Sa mère, Hypocrisie, installée dans le salon, lui dit de ne pas prendre froid et de n’être pas en retard au déjeuner : il y aura de l’osso-buco ! « Miam ! » fait monsieur Boue qui est gourmand, puis il met son par-dessus, son chapeau et il sort…
Il s’arrête d’abord devant le marchand de journaux, pour acheter des pastilles à la menthe… Les deux hommes se connaissent bien et partagent les mêmes idées… « Comment tu vas, Cancan ? demande monsieur Boue.
_ Bof, mes rhumatismes, tu sais... »
Jamais on ne doit dire que ça va dans le commerce, car il faut toujours garder la possibilité de se plaindre ! Et puis cela pourrait porter malheur, dit-on ! « Tu subis évidemment l’inflation, comme tout le monde, reprend monsieur Boue. La guerre en Kuranie est mauvaise pour tout le monde !
_ Si on n’avait pas excité Rimar, on n’en serait pas là ! Les Amerloques doivent bien rigoler !
_ Bien sûr ! Pour eux, c’est rentable ! Ah ! Ah ! »
A cet instant apparaît Zizanie, la femme de Cancan ! « Bonjour, m’sieur Boue ! » dit-elle respectueuse, car elle sait que le bonhomme est riche et a du pouvoir ! « Ils sont partout ! poursuit-elle. Ils viennent à la caisse et ils ne parlent même pas notre langue ! Bientôt, faudra demander la permission aux étrangers, pour habiter not’ pays !
_ Tu as raison, ma toute belle ! répond monsieur Boue . J’ suis pas raciste, mais on en voit de toutes les couleurs ! Ah ! Ah ! »
Monsieur Boue reprend son tour et il passe, indifférent semble-t-il, devant une prostituée, mais celle-ci le rejoint bientôt dans un petit endroit sombre ! « Tu as eu combien de clients c’ matin ? demande monsieur Boue.
_ Trois et quatre depuis hier soir ! répond la fille, qui s’appelle Peuple.
_ Bon, envoie la soudure ! »
La jeune femme sort de l’argent de son corsage et le donne à Boue qui l’empoche. « Dis donc, ajoute le souteneur, il me faut que tu m’fournisses un alibi pour mercredi ! Auprès des flics, j’préfère passer pour un vicieux que pour un truand !
_ Pas d’problèmes, Boue !
_ Ils te croiront sur parole, Peuple ! T’as l’air d’une vierge et n’oublie pas que pour moi, t’es sacrée ! »
Boue retrouve la rue et son allure respectable ! Il sourit ici et là, mais il repère un jeune et lui fait un signe imperceptible ! Le jeune continue à discuter avec ses camarades, mais il les quitte à cause d’une besoin pressant et le voilà dans le square, marchant près de Boue. « Alors, c’était chaud hier ? fait celui-ci.
_ Tu parles, deux vitrines éclatées, avant que les keufs n’arrivent !
_ Et les feux ?
_ On en avait allumés de chaque côté de l’avenue !
_ C’est important pour l’ambiance ! Faut qu’on aie peur !
_ Ah ! Ah ! Même les flics avaient les jetons ! On a chargé plusieurs fois ! Un moment, j’ai cru qu’ils allaient m’avoir !
_ Mais t’es trop malin pour ça ! Tiens, voilà ta part ! Et tu continues à chauffer ta bande, hein ? L’adrénaline, y a que ça d’ vrai ! »
Monsieur Boue se disait que les choses étaient sur la bonne voie : le pays n’était-il pas au bord du chaos ? Puis, soudain, il se rappela qu’il devait acheter un poisson pour sa mère et il s’arrêta devant l’étalage du poissonnier : « Tu m’ mettras un turbot ! demanda-t-il.
_ Et un turbot, ça marche !
_ Et les pêcheurs, comment ils vont ? C’est plutôt dur en c’ moment ?
_ Ben ouais ! Y tirent un peu la langue !
_ Pourquoi y font pas grève ? Y s’ font de toute façon entuber ! Le gouvernement est en ch’ville avec les multinationales !
_ Bien sûr ! Et puis, la saison n’a pas été bonne !
_ Mais pourquoi y restent alors dans leur coin ! Qu’ils se joignent au mouvement cette semaine ! Faut qu’y pensent à eux ! »
Boue, avec son poisson, rencontre Nombril : c’est son agitateur, son homme à tout faire ! « Tu dors, Nombril, tu dors ! lui dit dit Boue. Tu manges trop !
_ Mais non ! Mais en politique, on peut pas parler franchement ! J’suis obligé d’évoquer les pauvres, si je veux exciter mon monde ! La justice sociale, c’est ma couverture ! Faut des détours !
_ Excite ! Excite, Nombril ! Kssss ! Ksss ! »
Un peu plus tard, Boue sent le fumet de l’osso-buco et il montre quatre à quatre chez lui, l’estomac dans les talons ! Il fait bon vivre !
133
Owen Sullivan ne participait pratiquement plus à la vie d’Adofusion, l’entreprise qu’il avait pourtant créée ! D’abord, il avait été évincé de la direction, mais aussi le nouveau directeur, Sam Bôme, venait d’être augmenté, au regard des bénéfices, en pleine crise sociale, ce qui, selon Sullivan, pouvait passer pour de la provocation ! D’autre part, la planète financière était à nouveau menacée, comme si on n’avait rien appris des crises précédentes ! Ceux qui avaient le plus d’argent étaient en effet les plus avides, mais parce qu’ils étaient encore les plus inquiets ! Ils cédaient donc facilement à la panique, en provoquant ce qu’ils redoutaient, à savoir la faillite des banques ! Sullivan voyait encore mieux combien la quête de la sécurité par la puissance était vaine et il continuait à chercher des réponses dans le programme de Macamo !
Prudent, il avait gardé une version originale du programme, qui lui-même avait été conçu pour évoluer dans le temps, les algorithmes s’adaptant, ainsi qu’ils eussent une vie propre ! Cela avait été voulu par Macamo, pour que son esprit, grâce à la technologie, pût servir peut-être mieux qu’un livre, d’une manière interactive, par-delà la mort !
Sullivan mit son casque et retrouva le métavers, par une entrée qu’il ne connaissait pas ! Il était habillé comme un marin des temps anciens et à bord apparemment d’un baleinier à voiles ! Il faisait sombre et humide… La coque luttait contre les coups de boutoir de la mer et Sullivan faisait face à un autre homme, au-dessus d’une table… Seule une lampe à huile éclairait le visage de cet individu et le montrait terrible, car les ombres étaient marquées, d’autant qu’elles venaient d’une barbe touffue et de sourcils proéminents ! Il fallait ajouter à cela un regard fiévreux, un front en sueur et des joues creuses ! La voix était grave, avec une solennité étrange, qui paraissait désespérée !
Elle disait : « Elle est à notre portée, Sullivan ! Nous arrêterons le monstre ici ! » L’homme tapa du doigt une carte et à son grand étonnement, Sullivan répondit : « Voilà des mois que nous lui donnons la chasse ! que nous affrontons les mers les plus hostiles ! N’est-il pas de temps de nous raisonner ? d’accepter la réalité ? N’est-ce pas une chimère que nous avons construite, afin d’étancher notre soif d’idéal, pour échapper à la banalité de notre quotidien ? Nul n’est vraiment responsable de notre malheur !
_ Tiens donc ! Et ceci, c’est une illusion aussi ? »
L’homme brusquement mis sa jambe sur la table et c’était un os de baleine ! « Elle me l’a emportée, reprit l’homme, et je la lui ferai payer ! Ce n’est que quand elle sera morte que je pourrai trouver le repos !
_ Vous croyez ? Je maintiens que vous ne savez pas vivre, ni même aimer ! Vous êtes en crise, car incapable de paix !
_ Elle est l’ennemie, Sullivan, c’est aussi vrai que je m’appelle Achab !
_ Les hommes sont fatigués…
_ Fatigués ? Venez avec moi, vous allez voir comme leur sang va bouillir ! »
Sullivan suivit le capitaine boiteux et on monta sur le pont ! La mer étendait ses vagues sans limites, que le soleil faisait miroiter d’une lumière blanche, comme celle de l’acier ! « Mes amis, cria Achab, à l’équipage qui s’était rassemblé, la Capitaliste est devant nous ! Pensez à tout le mal qu’elle nous a fait ! Voyez la misère de nos familles qui nous attendent au pays ! C’est la baleine blanche qui fait notre pauvreté, car elle est la reine des mers et se moque de nous ! Laisserons-nous cela ? Moi, je vous dis : « Mort à la Capitaliste ! » et vous allez jurer comme moi, sur ce harpon fruit de notre labeur ! Jurez les enfants !
_ Mort à la Capitaliste ! Mort à la Capitaliste ! »
Les hommes étaient pris par la fièvre et ne voyaient plus l’horizon, qui était maintenant noirâtre ! L’écume jaillissait deux fois plus claire et on allait tuer la baleine étincelante ! « Pour se reposer, songeait Sullivan, on rêve d’un choc, d’une confrontation ultime, qui servirait de frein à main ! On ne craint pas l’abîme, persuadé qu’on y entendra le chant des sirènes ! Enfin le bonheur, à côté du cadavre de la bête ! »
Chacun maintenant courait à son poste, plein d’ardeur et avait oublié son angoisse, sous l’œil sombre et triomphant d’Achab ! Le Pequod tremblait sous toutes ses voiles et on entendit le cri du guetteur de hune : « Elle souffle ! Elle souffle ! » Tout le monde regarda les flots et sa tête grise apparut à la surface ! La Capitaliste avait cet air triste qui disait : «Viens dans la violence ! Ne suis-je pas la cause de ta peine ? Moi vivante, comment pourrais-tu accepter la mort ? Seule ta victoire te sauvera ! Viens ! »
« Descendez les baleinières ! » hurla Achab.
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Jésus était rempli par « l’esprit » ! C’est-à-dire qu’il comprenait les hommes et qu’ils avaient peur, ce qui les faisait réagir comme les animaux ! Ils voulaient le triomphe de leur égoïsme, de leur domination, afin de ne plus ressentir la crainte ! Les uns amassaient de l’argent, quand d’autres se montraient violents ! La force, le pouvoir étaient synonymes de sécurité et ainsi dans la nature l’individu garantit sa survie !
Mais cela entraînait encore qu’on s’écrasât les uns les autres, en rendant la vie impossible, car la conscience, elle, au contraire de l’instinct, ne cessait de s’inquiéter ! Jésus voulait redonner la confiance à l’homme, pour l’apaiser, parce qu’il ressentait en lui-même le « génie » du père, de Dieu ! Il adorait cette connaissance divine, qui l’amenait toutefois à reconnaître qu’on ne saurait mieux témoigner de la foi qu’en offrant sa vie !
Jésus avait donc un message de délivrance, de bonheur, de paix et pour mieux le diffuser, il devait trouver des disciples ! Il n’alla pas vers les riches, car ceux qui assuraient leur sécurité, grâce au coffre-fort, avait le cœur fermé, dur ! Le peur, en effet, n’était pas guérie par l’argent, elle n’en était que masquée ! Les inquiétudes demeuraient et les riches rejetaient tout ce qui pouvait menacer leurs privilèges !
Jésus tourna donc ses pas vers les plus pauvres… « Ceux-là, se disait Jésus, n’ont rien à perdre et ils seront plus sensibles à mon message ! Est-ce que je ne veux pas leur bonheur ? » Il arriva au bord d’un lac et trouva des pêcheurs… Il y avait là Pierre, Jacques et quelques autres… « Alors, les gars, demanda Jésus, ça mord ?
_ Peuh ! répondit Pierre. Avec toutes les saloperies qu’ils jettent dans l’ lac ! Paraît qu’ c’est à cause du réchauffement ! Les crabes, par exemple ! Eh bien, y en a plus ! Où sont-ils passés ? Mystère ! Et encore s’il n’y avait qu’ ça ! Mais en plus on est bouffé par les règlements ! Tiens, tu vois c’ filet ? Aujourd’hui, l’est même plus autorisé ! Le gouvernement nous gonfle ! Le vrai du vrai ? Il veut notre mort !
_ Je pourrais peut-être vous aider…
_ La seule manière de nous aider, c’est d’aller à la manif à quatre heures ! T’ y s’ras ? Car nous, on s’ laissera pas faire !
_ Justement, tant que vous voudrez être les maîtres, vous s’rez malheureux ! C’est votre ego qui souffre ! Vous ne supportez plus aucune autorité, puisque c’est la vôtre qui vous donne le sentiment de la sécurité ! Et moi, je vous dis…
_ Tu nous dis quoi ? Mais qui t’es d’abord pour nous faire la leçon ? De quoi tu vis ? Qu’est-ce que tu fais comme boulot ?
_ Je me demande au Père de me donner à manger…
_ Vous entendez ça, les gars ? Dis plutôt que tu vis avec une alloc, pas vrai ? C’est avec nos cotisations que tu nous dis d’avoir confiance !
_ La peur que vous ressentez ne partira que quand vous réjouirez d’être dans la main de Dieu…
_ Tu sais qui c’est Dieu, c’est le gouvernement qui vient d’augmenter notre temps de travail de deux ans ! Il nous méprise absolument ! Il nous prend pour de la valetaille !
_ Pour l’instant, c’est toi qui méprises absolument le gouvernement, en ne lui reconnaissant aucune qualité ! Mais je vois que tu es malheureux… Aussi, je te dis d’aimer même ceux qui te haïssent, pour réveiller la part de Dieu qui est en eux ! Ainsi le royaume de Dieu s’étend et la paix aussi ! Plus nous nous comportons comme des animaux et plus le chaos s’installe !
_ C’est moi, le dindon de la farce, si je comprends bien ! Pourquoi ce s’rait à moi de faire un effort ? Mais, dis donc, tu travaill’rais pas pour le gouvernement ? Non, parce que toutes tes salades, c’est l’opium du peuple, comme on dit !
_ Je vais donner ma vie pour toi, pour que tu croies…
_ Pauvre fou !
_ Tu préfères ta lutte stérile ? Tu crois que le riche est heureux ? Tu crois en l’amour entre les hommes, alors que tu hais leur différence ?
_ Tu m’ barbes à la fin ! Tu m’embrouilles !
_ Vous n’êtes même pas capables d’accepter vos vies matérialistes ! Il faut que vous soyez les maîtres, sinon c’est la catastrophe !
_ Vipère du gouvernement ! »
Ils giflèrent Jésus et le rouèrent de coups ! On avait osé inquiéter leur domination ! Ils ne pouvaient plus rien supporter, car l’abîme du vide les talonnait ! Ils avaient perdu toute simplicité !
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Les enfants Doms (T2, 125-129)
- Le 18/03/2023
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"Va-t'en!"
Amityville (79)
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Piccolo avait réussi à quitter le front et ne se sentait pas pour autant un déserteur ! D’abord, il avait été enrôlé de force et surtout, il savait trop bien que c’était l’orgueil de Rimar qui était à l’origine du conflit ! Après la mort de Martinez et avec une patience inouïe, il avait échappé aux deux camps qui se faisaient face et il avait repris le chemin du centre de rééducation matérialiste, car il s’y sentait en sécurité, avec de bons camarades ! On y était loin du tumulte du monde, de sa sauvagerie d’idées, de l’égoïsme horrible de sa pensée ; les territoires étant devenus psychiques, chacun défendant sa domination à coups de mots haineux !
Non seulement c’était le chaos, mais celui-ci en plus, bien entendu, semait le doute, faisait de l’être sincère et de bonne volonté un cœur errant, rongé par l’inquiétude et prêt à se blesser, car on était éberlué, effaré ; on voyait toute logique partir au fil de l’eau et on avait l’impression de marcher sur la tête ! L’injustice avait l’air d’avoir tous les droits ! Elle frappait et reprochait la violence chez celui qui l’esquissait ! Elle se sucrait et tapait du poing quand l’autre mangeait ! Elle paradait et traquait le relâchement autour ! Elle écrasait, demandait toute l’attention et fustigeait, condamnait l’égoïsme qui voulait juste satisfaire un besoin naturel !
C’était l’époque des tyrans de l’esprit, qui plongeaient la simplicité dans un abîme de perplexité et de souffrances ! Qui était fou ? Qui voyait bien ce qu’il voyait ? Piccolo s’était longtemps éprouvé, afin d’obtenir quelque vérité, quelque certitude, car on tend naturellement vers la paix et il ne voulait surtout pas s’aveugler en rejoignant un des ces groupements virulents, violents, qu’il fût de droite ou de gauche, où on criait qu’on avait raison, puisque les autres étaient des pourris, des bons à rien, des vendus ! L’humanité s’était acharnée et s’acharnait à trouver sa liberté, ce qui était bien normal, et elle s’était débarrassée de toute idéologie, quasiment de toute autorité, quitte à dire que l’homme n’était rien, à peine plus qu’une bouse, mais il lui restait un pas essentiel à franchir, qu’elle se regardât enfin dans le miroir de sa domination, de son égoïsme, de sa fureur et de son hypocrisie !
En fait, les humains ne se rendaient pas du tout compte du mal dont ils étaient chacun d’entre eux l’auteur au quotidien, ce qui leur permettait de continuer à croire en leurs illusions, comme celle d’une vie uniquement matérialiste possible, avec le triomphe de la raison au bout, toute à la gloire du progrès ! Pour Piccolo, le centre de rééducation était un moindre mal : il y avait à manger, pour un travail qui ne l’éreintait pas, dans une ambiance plutôt bon enfant et cela lui donnait l’occasion de souffler ! Cependant, au camp, on s’inquiétait de l’absence de Martinez et son successeur, qui avait un drôle de nom : Matsup ! fit venir à lui Piccolo, dès qu’il sut son retour…
Le bureau était toujours une cabane améliorée, ce qui amena un sourire sur le visage de Piccolo, mais Matsup paraissait tout de même bien plus revêche que Martinez ! Il avait un œil froid, un maintien bien plus raide et on sentait chez lui une sorte d’obstination méprisante, voire cruelle ! « Asseyez-vous, Picc… Piccolo ! dit-il. Vous êtes revenu, c’est bien, mais qu’est devenu Martinez ?
_Hélas, il est mort ! » Et Piccolo de narrer les événements et terminant par : « Le plus regrettable, c’est que Martinez ait succombé sous les balles des oppressés, des plus faibles ! Il eût été plus juste, si je puis dire, pour un syndicaliste, qu’il fût la victime des agresseurs, du camp le plus puissant, à savoir celui de Rimar !
_ Mais, Piccolo, nous n’avons pas à choisir un camp plus qu’un autre, puisque cette guerre ne profite qu’aux capitalistes ! Ce sont eux qui sacrifient leur peuple, pour se gaver !
_ Dois-je comprendre que vous ne reconnaissez pas à ces mêmes peuples leur libre-arbitre ? Car bien des Kuraniens ne font que défendre leur sol ! C’est un choix et même une question de survie ! Il est quand même étonnant que vous, qui vous présentez comme un défenseur du peuple, vous ne lui accordiez aucune intelligence, aucune lucidité, en le voyant uniquement manipulé ! »
Il y eut un silence, qui fit que Matsup regarda Piccolo d’une autre manière… « Mais qui es-tu, Piccolo ? demanda-t-il. Un espion, un perturbateur à la solde des capitalistes ?
_ Là ! Là ! s’écria Piccolo en tendant un doigt vers la fenêtre.
_ Quoi là ? fit Matsup, en se tournant lui-même vers la fenêtre, mais ne voyant rien.
_ Il était là, j’ vous dis ! Là ! renchérit Piccolo qui s’était levé, tout excité.
_ Mais qui ça ? demanda encore Matsup, debout à son tour et de plus en plus nerveux.
_ Un capitaliste !
_ Allons, vous n’êtes pas sérieux !
_ Il était là ! J l’ai vu ! Derrière la fenêtre ! cria maintenant Piccolo, qui se mit à secouer Matsup. Il était horrible ! Il nous regardait avec un rire méprisant ! Sa figure était ronde, comme la nôtre ! Rouge, enfin rose, presque la vôtre ! Mais son âme damnée nous vouait à l’enfer !
_ Cessez ce jeu ridicule !
_ Comment ? Vous ne me croyez pas ? répliqua Piccolo, qui plongea subitement ses yeux dans ceux de Matsup. J’ai vu l’horreur et j’ peux en parler ! J’ai vu Martinez baignant dans son sang ! Et j’ai vu ce capitaliste, qui est dans le camp pour nous détruire ! »
Soudain, Matsup fut gagné par la peur et il sortit précipitamment pour donner des ordres ! Des gardiens l’écoutèrent et opinèrent, d’autant que Piccolo derrière avait l’air apeuré ! Ils se mirent donc en chasse du capitaliste et Piccolo en profita pour dire qu’il rejoignait son baraquement ! Matsup ne pipa mot, mais il suivit d’un œil noir « l’enfant prodigue », se demandant s’il ne s’était pas moqué de lui !
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La guerre en Kuranie s’enlisait ! Rimar était bien embêté, car il n’avait nullement voulu cela ! Ce qu’il pensait, c’était s’emparer de la Kuranie en un éclair, sans tirer, pour paraître aux yeux de RAM tel le gagnant ! Mais voilà, on n’en finissait plus de détruire et de tuer et il n’était plus question de parader ! Au contraire, on devait donner des explications, inventer des prétextes, pour justifier « l’injustifiable » ! De quoi déprimer ! Le plaisir semblait s’être envolé et Rimar avait le « blues » ! Certes, il n’était pas comme ces enfants morts sous les bombes, mais tout de même « ça » n’allait pas très bien… On avait des langueurs, des vides, des picotements inexpliqués et autant le dire carrément, on ne savait plus à quel saint se vouer et c’est pourquoi on eut recours au soutien de Fumur !
Rimar : « J’en ai par-dessus le… ! A toi, je peux le dire ! Mais ces Kuraniens qui résistent et qui ne se laissent pas tuer ! Ils veulent ma peau ou quoi ! Des égoïstes, voilà ce qu’ils sont ! Bon sang, toujours à vouloir vivre, à n’en faire qu’à sa tête ! Comme s’il n’y avait qu’eux au monde ! Et mes soldats ? Hein ? Il leur faut la télévision, le chauffage, une berceuse pour s’endormir ! Des chiffes ! Ce sont des chiffes ! Je dois presque leur demander s’il vous plaît, pour qu’ils aillent combattre ! Mais qu’est-ce qu’ils risquent ? « Mourir, la belle affaire ! », comme dit la chanson ! On ne peut plus compter sur personne ! Je suis épuisé ! »
Fumur : « Il faut galvaniser les troupes ! donner une valeur idéologique à ton combat ! Il faut que tu fasses appel aux peurs les plus profondes du peuple ! Qu’est-ce que la Kuranie, sinon la décadence, le vice ? C’est un tas d’homos ! le lobby LGBT ! Ce sont des cochons, des pédophiles ! C’est l’homme dégénéré, paresseux, bedonnant, noyé dans le stupre ! C’est l’absence de virilité, la fin des valeurs spirituelles, de l’esprit de sacrifice ! Où est-ce qu’on va ? Bientôt, on se demandera où trouver du sperme ! Il faut réveiller la force ! Qui est le chef ? C’est toi ! Tu es le guide ! »
Les deux hommes convinrent qu’on ferait un discours, qui remettrait les pendules à l’heure ! Le jour J, on étendit un immense drapeau de RAM sur la façade de la Tour du Pouvoir ! On fit venir les gens en masse et au moment opportun apparut Rimar au balcon ! Il y eut un silence et la voix du chef s’éleva, portée par des micros surpuissants ! « Certains se demandent pourquoi nous combattons la Kuranie ! Mais c’est nous-mêmes que nous défendons ! Ce sont nos valeurs que nous protégeons ! Avez-vous envie que vos garçons deviennent efféminés, vicieux et se transforment en homosexuels ? Avez-vous envie que vos filles deviennent des prostituées, des putains, vivant dans la crasse ? Avez-vous envie de donner toute liberté à vos enfants, pour qu’un jour ils vous rançonnent ou vous assassinent ?
C’est cela que nous promet la Kuranie, la décadence ! l’avilissement ! la faiblesse ! la veulerie ! Il y a un monstre à notre porte, qui ne demande qu’à entrer, pour nous sucer le sang ! Il veut notre perte ! Il veut le désordre ! Il veut le chaos ! notre ruine ! Il nous menace de son poison ! Il veut corrompre la famille ! Il veut que le frère soit la sœur et vice versa ! Il veut que le père couche avec la fille et la mère avec le fils ! Et il dira que c’est normal, que chacun est libre ! que c’est cela la modernité, l’avenir ! Est-ce que c’est ça que nous voulons ? Ne sommes-nous pas fiers de nos règles, de notre morale, de notre respect à l’égard des anciens ? Ne cherchons-nous pas l’approbation, la bénédiction de Dieu ?
Je vois un homme nouveau dans RAM ! une femmes nouvelle ! Ils seront forts tous deux ! Ils seront sains ! Ils n’auront pas honte de leur correction, de leur droiture, de leur discipline ! Ils seront purs et ils pourront tendre bien haut leur front vers le ciel ! L’homme sera la force ! Il défendra son foyer contre les puissances du mal, quitte à donner sa vie ! La femme sera le soutien, la maternité, le pilier ! Sans elle, l’homme sera perdu ! Elle dira à l’homme : « Tue » et il ira tuer ! Elle dira aux enfants : « Regardez votre père comme il est fort, comme il est brave ! C’est un héros, qui défend la patrie et qui vous protégera ! Honorez-le ! »
Allons-nous nous laisser faire ? Allons-nous laisser la fille coucher avec le père ? Allons-nous laisser le garçon porter une jupe ? Allons-nous laisser l’étranger nous pervertir ? Allons-nous nous battre ou nous mettre à pleurer, en demandant pitié ? Sommes-nous des hommes, oui ou non ? Sommes-nous déjà atteints par leur vice, leurs manières troubles et pernicieuses ? Sommes-nous de RAM, oui ou non ?
Nous vaincrons, car les autres sont lâches ! Nous vaincrons, car nous sommes les plus forts et parce que nous n’aimons pas la vermine ! Nous vaincrons, car nous sommes en colère ! Nous vaincrons, car nous aimons l’ordre ! Nous vaincrons, car nous détestons leurs discours, leur morgue, leur bassesse ! »
Soudain, Rimar tend le bras, pour sentir au bout de ses doigts toute la force qui est en lui, et les auditeurs en font autant, transportés ! Le reste n’est plus qu’une clameur électrique : « RAM ! RAM ! RAM ! »
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« Dis grand-père, c’est quoi un éditeur ?
_ Un éditeur ? C’est comme une vache !
_ Hi ! Hi !
_ Waoouh ! Grand-père ! Tu dis n’importe quoi !
_ Mais non, ma petite ! L’éditeur fait chaque jour le même chemin, comme la vache, mais au lieu de brouter de l’herbe, il broute des pages !
_ Du papier ?
_ Oui, du papier et l’éditeur le mâche lentement, en regardant bêtement autour de lui ! Si on s’approche et qu’on lève soudain un bras, il est surpris et sursaute ! Vous avez déjà vu une vache sursauter, les enfants ?
_ Ouuui ! fait le petit garçon.
_ Mais l’éditeur publie des livres ! réplique la petite sœur.
_ C’est vrai : de temps en temps il lève la queue, pareil à la vache, et… splash ! Un livre tombe derrière lui !
_ Hi ! Hi !
_ Beurk !
_ Après des mouches viennent sur le livre et lui donnent un prix ou non !
_ Tu es méchant, grand-père ! Moi, j’aime bien les livres !
_ Tu as raison : ils sont comme des mouettes sur les champs !
_ Oh ! C’est joli, grand-père !
_ Moi, je préfère la télé ! dit le garçon.
_ L’éditeur aussi, tu sais ! Ce qu’il voudrait, c’est dormir devant la télé, pour ne pas voir le temps passer !
_ Les vaches rentrent le soir et on leur prend leur lait ! explique la petite.
_Le lait des éditeurs, c’est la page blanche ! Il y a des écrivains qui boivent de ce lait et ils n’ont plus d’idées ! Ils sont là devant leur ordinateur et ils disent : « Maman, je ne sais plus quoi écrire ! Mon cerveau est vide ! »
_ Pourquoi ils appellent leur maman ?
_ Mais parce qu’ils ont peur ! On appelle ça l’angoisse de la page blanche ! Tu comprends, ce sont des écrivains connus ! On dit d’eux qu’ils sont de grands penseurs ! Mais voilà qu’ils n’ont plus d’idées ! Que vont-ils devenir ? C’est comme s’ils n’existaient plus !
_ Han !
_ Mais comment on peut plus avoir d’idées ?
_ Mais à cause du lait des éditeurs ! C’est un lait sans idées ! Pourtant, l’éditeur fait son beurre ! C’est-à-dire qu’il gagne de l’argent ! Vous connaissez l’expression, les enfants ?
_ Les éditeurs sont riches, alors !
_ Oui, c’est la crème !
_ Hi ! Hi !
_ Ce sont des gens très importants ! Ils ont des noms, quand on les prononce, ils font tomber à genoux, tellement c’est des noms célèbres, avec plein de pouvoir ! Les éditeurs ont pignon sur rue !
_ Qu’est-ce que ça veut dire ?
_ Eh bien, que les maisons d’éditions, c’est comme les banques ! C’est très… très prestigieux !
_ C’est l’étable des éditeurs, alors ?
_ Mais oui, t’as tout compris ! Vous savez, si on a des idées, c’est dangereux !
_ Pourquoi tu dis ça, grand-père ?
_ Parce que les vaches n’aiment pas du tout la nouveauté ! Allez, les enfants, on va faire l’éditeur qui mâche du papier ! Voilà, vous mastiquez lentement et vous regardez droit devant vous, en disant : « Ben quoi, qu’est-ce qu’il y a ? »
_ « Ben quoi, qu’est-ce qu’il y a ? »
_ Et maintenant on publie un livre… Avec le bras, vous faites la queue… Vous la soulevez et splash ! Un livre !
_ Et splash ! Un livre !
_ Vous sentez vraiment pas bon, les enfants !
_ Hi ! Hi !
_ Mais les livres, c’est beau grand-père ! »
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« Moi, j’ai fait polytechnique, X 1964 ! Quoi dire ? que j’étais pas dans la « botte » au concours ? J’ai quand même intégré cinquante-et-unième ! J’aurais pu finir à Supélec ! J’avais aussi des vues sur Normale Sup, mais c’est pas le même prestige ! Pas galonné !
Après, j’ai plutôt été un bon élève… J’ai eu quelques petites ennuis, des retenus essentiellement… Dame, une discipline stricte à vingt ans, c’est dur à supporter ! J’ai donc commis quelques écarts ! Par exemple, j’ai enfermé un première année dans un labo ! C’était pas bien méchant, mais j’ai été sanctionné, c’est la règle ! D’autres ont eu des problèmes bien plus sérieux et couic ! Ils ont commencé à sentir le fagot !
On avait des profs qu’étaient célèbres… Des gentils… On pouvait jouer aux cartes, en haut de l’amphi ! Mais bon, le programme est chargé, attention ! On bouffe du X, d’où le nom de l’école ! Des maths et encore des maths ! Pas vraiment l’ temps pour la littérature ! A une autre époque, y avait encore des cours de danse, mais tout s’perd, n’est-ce-pas ? Les manières, etc. ! Et puis bouger son corps, dans tous les sens, c’est comme ça qu’on danse aujourd’hui !
Quoi d’autre ? Évidemment, on doit suivre la formation militaire… Mais j’ai jamais été très bon physiquement ! Problèmes de pieds, de voûtes plantaires ! Oh ! C’est pas les pieds plats, y peut pas avoir ça dans la famille ! Non, mais des douleurs… Enfin, j’suis pas Tarzan, non plus ! Mon père, lui, a servi dans la Marine ! Mal noté ! Il a été X lui aussi, mais il est sorti presque dernier, d’où la mer… Il n’aimait pas vraiment ça, malade au Tonkin, anémie ! Puis, marié et les magasins La Touche ! Naissance de Bibi, etc. !
Pour éviter un tel sort, me suis poussé ! Les Mines ou les Ponts ? Les Ponts ou les Mines ? Les Chemins de fer ? Je me suis retrouvé à Dieppe, aux Phares et Balises ! La jetée Pascal, c’est moi ! Les nouvelles écluses, aussi ! Le phare du Bidou m’a donné de la peine ! Dame, c’est qu’il y a de l’effort sur la construction ! Faut prévoir le pire ! J’étais apprécié d’ la société dieppoise, du moins, j’ le crois ! Mais j’ai eu des frictions avec le préfet !
Faut dire que j’ le connaissais ! Il avait émis un avis défavorable à l’obtention d’une bourse, pour un camarade de promo ! Donc, j’avais à l’égard du Monsieur une certaine aversion ! Mais lui, m’a pas loupé ! Il a fait un rapport salé ! Il est allé dire au ministre que, si j’étais intelligent, j’étais pas mature ! que j’étais dispersé, qu’il fallait me surveiller ! Et patati et patata ! J’étais mortifié, pensez ! Avec le temps, je me dis que je jetais p’t’- êt’ ma gourme ! J’étais pas tout blanc, sûr, mais lui, l’préfet, il était en partie tout noir !
Me suis retrouvé à Rochefort, pour la construction du canal ! C’était comme une punition, mais j’ai accepté ma nouvelle tâche ! J’ai d’ailleurs bien fait, puisque c’est là que j’ai rencontré ma femme ! Elle a été mon soutien et elle l’est toujours ! Son père est à l’origine des textiles Acror, que j’ai intégré par la suite ! Eh ! Eh ! Question de revenus ! J’ai fini par démissionner de l’administration, pour la pantoufle, comme on dit ! Mais avant ça, y a eu l’affaire !
Je me suis aperçu qu’on avait mal compté mon temps de travail à Dieppe, ce qui allait influencer ma retraite ! J’ai réclamé mes droits auprès de l’État, mais il m’a été répondu que, d’après le rapport du préfet, je n’avais pas rempli toutes les conditions, que j’avais demandé un congé pour raisons personnelles, etc. ! C’est vrai que j’avais toujours mes problèmes aux pieds et que j’avais essayé de les soigner, par des cures notamment, mais tout cela était connu et légitime ! Il y avait les attestations des médecins, mais fallait voir aussi, derrière tout ça, la main malveillante du préfet !
Derechef, j’ai répondu au ministre, preuves à l’appui ! Et il a fallu en convenir : je n’avais pas manqué à mon devoir et je devais récupérer mes points ! On m’a fait une proposition : j’aurais une prime, mais surtout l’extérieur, mon honneur seraient saufs ! Sur mon carnet de notes, les mauvaises remarques du préfet n’apparaîtraient pas ! J’aurais voulu dénoncer l’injustice de celui-ci, sa personnalité acrimonieuse et néfaste, mais ce n’était pas mon rôle ! C’est pas au jeune de déboulonner l’aîné, et j’suis rentré dans l’ rang ! J’en suis resté mi satisfait, mi déçu et en tout cas, ça m’a épuisé !
Après le canal, j’ suis entré dans l’ privé, comme j’ l’ai dit ! J’ai rejoint l’usine de mon beau-père et j’ai fait ma pelote, et quelle pelote ! Là, les millions sont v’nus et avec eux un fils ! Il n’est pas X, mais il a suivi HEC ! Il est directement allé vers le « management » ! Il est vrai que l’époque a changé et que Polytechnique maintenant, c’est un peu l’ bordel, non ? Y a la mondialisation qui est passée par là ! C’est certainement plus scientifique, mais servir l’État doit rester une source de fierté ! Aujourd’hui, j’ suis à la retraite… Avec ma femme, on va s’promener le dimanche… De toute façon, j’ peux plus aller bien loin, rapport à mes pieds !
Qu’est-ce que je retiens d’ la vie ? Qu’est-ce que je dis à mes p’tits enfants ? Ben, qu’il faut faire son ch’min ! qu’on a tout intérêt à être droit, mais qu’y a des pièges ! On peut être mal noté, à cause de la jalousie d’ certains ! Mais cela n’empêche pas d’accomplir son devoir ! Et puis, on sait pas tout ! Des fois, à l’école, j’ regardais les nuages… et je m’ demandais où ils allaient et si les choses ont un sens ! »
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Piccolo est en cours, dans le centre de rééducation marxiste (ou matérialiste)… C’est une femme à l’allure sévère qui fait classe… « Nos camarades installent en ce moment des barricades pour bloquer la ville ! dit-elle. Partout des flammes, hi ! hi ! Ou bien de gros containers ! C’est des hommes, ça ! Quelqu’un peut-il me rappeler pourquoi on bloque la ville ?
_ C’est pour lutter contre le réforme des retraites ! répond Piccolo. Car c’est une réforme i… euh… i… inique ! Voilà c’est ça ! Elle est injuste et brutale, à cause des riches et des exploiteurs !
_ Mais c’est très bien, Piccolo ! Je te mets un bon point !
_ Merci, m’dame ! Mais la contestation montre aussi qu’on n’ sait toujours pas vivre !
_ Qu’est-ce que tu dis, Piccolo ?
_ J’ dis que la contestation montre encore que la vie matérialiste est impossible !
_ Attention, Piccolo, car tu vas être puni ! Je t’enlève déjà ton bon point ! Sache que je ne supporterai pas davantage ton insolence !
_ Bien sûr que non ! Mais que feriez-vous sans les riches et les exploiteurs ? Pourquoi la réforme de la retraite nous paraît inadmissible, si ce n’est parce que nos vies sont vides ? Quelle bande de tartuffes nous sommes ! (Il chante…) « C’est la lutte finale... » Y a pas plus tarte que ce chant-là ! Comme si nous n’étions pas tous égoïstes ! Comme s’il pouvait y avoir un règne enchanté de camarades ! Comme si les méchants étaient seulement les capitalistes ! Faut vraiment être un benêt pour croire des trucs pareils !
_ Piccolo, tu dépasses les bornes ! Le mitard t’attend !
_ Et allez donc ! C’est votre autorité qui triomphe ! C’est vous le maître ! Où est l’égalité, le camarade ? La lutte contre la réforme n’est qu’un prétexte pour jouer les gros bras ! Les voyous sont aux anges ! Y a du chaos ! Les vautours sont de sortie ! Tous les paresseux, les menteurs, les casseurs se réveillent ! Nous ne savons pas vivre dans l’un des pays les plus riches du monde ! Nous avons tout et nous voulons détruire, comme Rimar qui s’ennuie !
_ Mais tu mélanges tout !
_ C’est vous qui êtes bornée ! Ce sont les syndicats qui dirigent le pays ! Voilà les caïds, les nouveaux maîtres ! L’ego se rebiffe, car de toute façon la réalité matérialiste n’est pas supportable ! Comment imaginer travailler toute sa vie, pour un salaire moyen et mourir ? Quel intérêt ? Comment accepter une routine ennuyeuse, pénible, pendant des années, avant d’apprendre quelle maladie nous conduit à la tombe ? L’amour des proches, la famille ? Elle se disloque forcément, chacun cherchant sa voie ! Comment se réveiller chaque matin, pour obéir ? Comment vivre sans grandeur, sans idéal ? Comment crever de soif ?
_ Je ne comprends pas…
_ Mais si ! Pour ne pas voir cette triste destinée, eh mais ! Y a un moyen ! La révolte ! Oh ! Là, on montre les muscles ! Finie la routine ! Là, on a le sentiment d’être forts, de grandir ! La révolte donne un sens à la vie ! Et on continue à se mentir ! Et allez donc ! Car on dit encore : « Tant qu’il y aura des profiteurs, on s’ra pas heureux ! » Mais dans d’autres pays, on a déjà essayé de tous les tuer ! Et l’esclave est devenu le maître, pire que l’ancien maître ! « Seigneur, (Piccolo prie…), donne aux marxistes, à l’extrême gauche, aux ultras et aux anars un peu de courage, un peu de sagesse, pour qu’ils deviennent doux et généreux ! Pour qu’ils aiment les oiseaux du ciel et qu’ils se moquent des riches ! Parce qu’ils seront délivrés de leur ego ! »
_ C’est pas possible ! Piccolo un croyant ! Un obscurantiste ! Un superstitieux ! Un calotin !
_ Tais-toi, femme ! C’est moi, le syndicat ! (Piccolo se fait armoire à glace…) Personne, vous m’entendez, personne ne passera par ici ! Grounf ! Car maintenant, ça suffit ! Le gouvernement ne nous écoute pas, alors c’est fini ! C’est nous qui commandons le pays et on fera selon notre volonté ! C’est bien simple : ou le gouvernement retire son projet de loi, ou on bloque tout ! Car la loi, c’est nous ! Grounf ! Pourquoi je vis sur cette planète ! Mais pour combattre le profiteur ! Qu’est-ce qui caractérise le profiteur ? C’est qu’il ne respecte pas les gens et les prend pour des billes ! Comme moi en ce moment ! Il est aussi égoïste que moi, qui pose des ultimatums ! Pourquoi je ne change pas, alors que je sais que mon attitude et celle du profiteur sont pareilles et condamnables ? Mais parce que s’il veut jouer aux cons, on s’ ra deux !
_ Piccolo, mitard !
_ Oui, chef ! Bien chef ! Avouez que je vous donne de l’importance, du plaisir ! Tout marche comme vous voulez ! « C’est la lutte finale... » Ah ! Ah ! »
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Les enfants Doms (T2, 120-124)
- Le 11/03/2023
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Cinquième partie
ON PIÉTINE !
120
« Ragondin appelle Castor, répondez ! »
La radio venait d’émettre aux pieds de Ratamor, alors que celui-ci faisait le guet, camouflé dans l’obscurité ! « Castor, j’écoute ! Parlez Ragondin ! dit Ratamor, qui avait saisi le micro.
_ Rien à signaler de votre côté ?
_ Rien, l’objectif n’est toujours pas en vue !
_ Bien, continuez la surveillance et prévenez-moi s’il y a du nouveau... »
Le commando Science effectuait une nouvelle mission : il s’agissait d’intercepter un généticien, qui avait réussi à transformer des souris, de sorte qu’elles se nourrissaient de pétrole ! C’était un bon moyen pour nettoyer certaines pollutions, mais, malheureusement, le chercheur gardait jalousement son secret, au profit de son pays ! Le commando Science devait l’enlever sur la route de son domicile et pour l’instant, c’était Ratamor qui assurait la liaison avec le Général, qui avait pris pour nom de code Ragondin !
Soudain, Ratamor perçut un mouvement… On progressait dans les buissons, comme si on cherchait à attaquer le commando ! Une sueur froide envahit Ratamor, qui avertit son chef : « Castor à Ragondin, répondez ! dit le professeur d’une voix basse.
_ Ragondin, j’écoute ! Parlez Castor !
_ Un ennemi non identifié vient vers nous ! Je répète : un ennemi non identifié essaie de nous encercler !
_ Soyez prêts à quitter la position, Castor ! On a sans doute été trahi ! Confirmez ordre reçu, Castor ! Castor ? »
Mais Ratamor ne répondait plus, car il était fasciné par les formes blanches qui évoluaient dans la direction du commando ! D’ailleurs, chaque scientifique à présent, la gorge sèche, se demandait à qui il avait affaire et on attendait un assaut d’une seconde à l’autre ! « Répondez, Castor !" fit de nouveau inquiet le Général à la radio, quand de jeunes gens, vêtus en tout et pour tout d’un short et d’un tee-shirt, bien qu’il fît un froid de canard, surgirent des buissons, en poussant de grands cris de guerre ! Puis, ce fut la ruée et Ratamor dut se débattre contre deux assaillants, aux corps encore frêles, à peine sortis de l’adolescence !
« Bon sang ! s’écria le professeur ! Mais qu’est-ce qui vous prend, les gamins !
_ Baisse tes putains de yeux ! lui jeta un des jeunes.
_ Non au rationalisme ! Vive Jésus ! » hurla l’autre.
Ils se déchaînaient sur Ratamor, lui envoyaient des coups de pieds, tentaient de faire tomber l’adulte, afin de le neutraliser ! Ils avaient l’air d’avoir eux-mêmes un entraînement de commando et pourtant la lumière se fit dans l’esprit de Ratamor : « Ce sont des scouts ! pensa-t-il. Mais des scouts d’aujourd’hui ! Leur BA, c’est de me massacrer ! On sent la main de l’extrême droite, la patte des Tradis ! La Vendée n’est pas loin ! Le soi-disant âge d’or du christianisme en France ! De l’ordre et encore de l’ordre ! Des horions pour vaincre la peur ! La peur face à un monde sans Dieu ! »
« Eh ! Les mômes ! fit Ratamor. Vous n’avez pas honte ? Où est Jésus dans votre violence ? Où est votre foi, votre confiance ? »
« Sale matérialiste ! Serpent ! » entendit encore Ratamor au-dessus de sa tête et il allait succomber, lorsque d’autres attaquants apparurent et chargèrent les scouts ! Ceux-ci étaient moins nombreux, mais un peu plus costauds et eux aussi s’encourageaient au moyen de slogans : « A bas les fascistes ! criaient-ils ! Non à la violence ! A bas l’extrême droite ! »
« Des antifas ! » songea Ratamor, qui fut tout de même soulagé de ses agresseurs, mais la mêlée devint inextricable ! On se défendait de coups donnés de nulle part, on était pris pour un autre, on tapait subitement son ami, on se mettait soi-même à crier pour l’un ou l’autre camp ! On ne voyait pas grand-chose, on frappait durement un arbre et on avait un mal incroyable, qui faisait monter les larmes, mais on souffrait en silence, de peur du ridicule !
Un scout voltigeait, dans sa petite tenue, ou un antifa tombait dans un piège, creusé là apparemment depuis longtemps ! « Castor ! Mais bon sang ! Répondez ! » faisait toujours la radio, tandis que le tumulte soulevait un nuage de poussière ! Ratamor aveugle trébucha, se rattrapa, puis trébucha de nouveau, pour plonger dans une mare glaciale ! « Quoi ? Quoi ? Qu’est-ce qui se passe ? » firent les grenouilles réveillées.
Ratamor, saisi par le froid, jura : il en avait marre de tous ces dingues ! Il n’avait jamais vu une époque pareille ! Il avait l’impression d’être entouré de débiles et les plus fous étaient ceux qui criaient le plus fort !
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Martinez et Piccolo étaient prisonniers chez les soldats de Rimar et ils étaient interrogés sous une tente, car on les suspectait d’être des espions à la solde de la Kuranie ! « Des civils au milieu de nos lignes, disait l’officier, vous êtes bons pour le peloton, les p’tits gars ! On rigole pas avec le renseignement !
_ Peuh ! fit Martinez. Qui c’est qui commande ici ? C’est vous ou c’est moi ? »
Cette sortie sidéra tout le monde, y compris Piccolo ! « Comment ? fit l’officier. Qu’est-ce que vous voulez dire ?
_ J’suis l’ patron du syndicat rouge ! Vous m’ touchez et j’ bloque RAM ! Il vous faut du carburant pour vos chars, non ? J’ai qu’un mot à dire et les raffineries cesseront de fonctionner ! Eh ouais, c’est comme ça ! Toi, le biffin, tu vas nous laisser partir sans moufter, sinon ta famille paiera le prix ! J’suis le parrain rouge, tu piges ! »
Il y eut un long silence et Piccolo regardait le ciel, en murmurant : « C’est pas vrai ! Non, mais c’est pas vrai ! »
L’officier eut enfin un sourire et s’adressa à Martinez : « Ainsi, c’est toi qui diriges RAM, grâce à ta mafia syndicaliste ? C’est ça ? Et tu menaces aussi ma famille ?
_ Oui, c’est moi Don Martinez! Et si tu nous laisses nous en aller, j’oublierai le temps que tu nous a fait perdre ! Si mes hommes sont sans nouvelles de moi, ils vont tordre RAM comme une serpillière, pour me retrouver ! Et toi, l’officier, t’en seras responsable ! Mauvais temps pour l’armée, tu peux m’croire ! »
Il y eut de nouveau un silence et Piccolo pensait à des vitraux dans une église ! Ils répandaient une douce lumière orangée sur les dalles de pierre et à côté des bleus profonds, les saints étaient nimbés d’une joyeuse couleur citron ! Quelle paix, mais une expression carnassière se peignit sur le visage de l’officier ! « Je crois, Martinez, dit-il, que tu n’as plus le sens des réalités ! C’est une conséquence typique de l’excès de pouvoir ! On prend l’habitude de commander et on file à toute vitesse ! On ne sait plus où est le frein à main ! Je sens qu’il est de mon devoir de te ramener sur Terre… Ici, c’est la guerre, Martinez ! Ici, les gens n’ont plus rien et ils se nourrissent avec ce qu’ils trouvent parmi les gravats ! Ici, on atterrit ! On ne roule pas des mécaniques, parce qu’on sent un courant d’air et qu’on veut fermer la fenêtre !
_ A partir de maintenant, je compte les secondes ! répondit le Don !
_ Sergent ! cria l’officier. »
Un type, comme une armoire à glace, fit son apparition, attendant les ordres ! « Sergent, dit l’officier, voilà vos nouveaux éclaireurs ! Vous leur donnez un uniforme, qu’ils montent en première ligne ! Ce sont des experts, le petit surtout ! »
Le sergent fit comme on lui avait dit et bientôt Piccolo et Martinez, en tenue kaki, durent avancer à travers des ruines ! « Vont m’entendre causer ! » maugréait Martinez et le sergent, de toute sa carrure, se mit devant lui : « Maintenant tu la boucles ! dit-il. Sinon on est mort ! J’ t’abats moi -même, si tu pipes encore une fois ! » Le Don rouge dut baisser la tête et on reprit la progression.
C’était un paysage de désolation extrême, comme si un géant s’était acharné à détruire toute habitation ! « Voilà le point alpha, les gars ! expliqua à voix basse le sergent. C’est ici que tout commence… ou finit, c’est selon ! Comme vous êtes des éclaireurs chevronnés, on vous la fera pas ! Vous allez, avec vos ruses d’indiens, jusqu’à la bordure qui est là-bas ! Puis, vous revenez pépères, me faire un rapport, Vu ? »
_ Et qu’est-ce qu’on est censé observer ? demanda Piccolo.
_ Mais l’ennemi ! Et je veux une info tellement complète que j’aurais l’impression d’être devant le journal du matin ! »
Martinez haussa les épaules et commença à marcher, suivi par Piccolo… Le syndicaliste était toujours en colère et et il continua à râler après le gouvernement, mais soudain tout explosa autour ! Piccolo se coucha sur le sol, tandis que pour la première fois il entendait miauler des balles ! Le mur, qui le protégeait, n’en finissait pas d’être réduit en poudre ! Il prit conscience que sa vie ne tenait plus qu’à un fil et son pouls battait à une vitesse folle ! La peur l’écrasait et il eut une vision de l’enfer !
Il fallait ramper, lentement, aussi bas qu’un ver, pour espérer garder cette chaleur du corps, pour revoir d’autres hommes debout ! Ce fut là que Martinez craqua ! Il lui était impossible de comprendre subitement combien l’existence pouvait être terrible ! Le mal, pour lui, c’était les riches, les profiteurs ! Il y avait des coupables et il les fustigeait ! Mais Piccolo, lui, savait que le mal était en chacun de nous et que nous voulions a priori détruire les autres ! La guerre n’est en fait que notre mépris à un degré absolu ! Ainsi, à cause de sa sensibilité, Piccolo était bien plus lucide que Martinez et au fond il était mieux préparé à l’horreur ! N’en souffrait-il pas chaque jour, même si elle restait dans le cadre de la loi ? »
Martinez, lui, avait perdu tous ses repères ! Où était le capitalisme coupable? Il n’était plus le chef, il n’avait plus le contrôle de la situation et il perdit la tête ! Il se dressa et cria : « Vous ne savez pas qui je suis ! J’ peux bloquer tout RAM ! J’suis le Don rouge ! Alors, laissez vos fusils et v’nez discuter ! »
Le syndicaliste sauta en l’air et s’écroula ! Il était mort, le grand Martinez, l’ancien shérif du Pecos ! Il allait bloquer l’ paradis, sûr !
122
Hiver, un vieil arbre chenu, dépourvu de feuilles, disait à Printemps, une belle femme couverte de boutons d’or : « Non, mais regarde-moi, ces crétins ! Chaque année, c’est pareil ! Chaque année, ils tombent dans le panneau ! »
En effet, sous les yeux des deux saisons, RAM était en pleine effervescence ! Partout, on manifestait, on se dressait sur ses ergots, en clamant haut et fort qu’on ne se laisserait pas faire ! « Chaque année, je leur enlève des forces, comme je le fais pour tout ce qui vit ! reprit Hiver. Les animaux hibernent ou ont plus de mal à trouver de la nourriture ! La sève des plantes reflue et le monde végétal s’endort ! Les hommes, eux aussi, devraient comprendre qu’ils subissent cette « mise en veilleuse » et ne pas s’inquiéter de se voir affaiblis, diminués ! Mais non ! Ils se troublent davantage, car les voilà devenus incapables de faire le lien entre leur comportement et l’influence des saisons ! Au lieu de prendre en compte leur fatigue, pour mieux la gérer, ils font preuve au contraire d’encore plus de rage et de mouvement ! Quelle bande d’imbéciles !
_ Ils ne connaissent plus que la ville ! répondit Printemps. Ils sont perdus en quelque sorte !
_ Ils n’apprennent rien, tu veux dire ! Mais quand comprendront-ils qu’une vie seulement matérialiste est impossible ? Le chaos permanent, qui règne dans les pays les plus riches du monde, témoigne de cette impasse, mais « on » est collé à ses illusions, comme la patelle à son rocher ! Si « ça » ne va pas, si on n’est pas heureux, c’est à cause des capitalistes ou des étrangers ! On a des coupables tout trouvés, ce qui évite de se remettre soi-même en question ! Regarde leurs leaders ! Ils rêvent d’un tsunami social, d’un ras-de-marée contestataire, qui renverserait quoi ? Comme si on allait se réveiller d’un cauchemar, avec un village souriant, où tout le monde serait l’ami de chacun, où l’économie ne serait plus un problème ! Et tout ça, parce que ces mêmes leaders ne veulent pas voir la réalité, à savoir qu’ils sont vieillissants et que leurs frustrations ne seront de toute façon pas satisfaites, alors que la mort les attend, apparemment vide de sens ! Ils cherchent à oublier cette crudité, cette horreur en criant et en s’agitant encore plus fort ! Sagesse : zéro !
_ Je suis moins sévère que toi…, fit Printemps. Je les entoure de fleurs, les embaume, les réchauffe et les voilà de nouveau souriants, prêts à la fête ! Leur simplicité m’émeut et parfois, ils sont bien plus courageux que toi et moi !
_ T’as le beau rôle ! Moi, je dois les faire travailler en profondeur, afin qu’ils sachent ce qui est essentiel, ce sur quoi ils peuvent compter ! Celui qui prend patience, qui veut me comprendre, n’y perd pas au change ! Il ne s’alarme pas, il reste paisible ! Encore faut-il prendre du recul, un peu d’ampleur ! Non mais, écoute-les brailler !
_ Et toi, t’es calme peut-être ?
_ Ah ! Ah ! T’as raison ! Je dois être le premier à montrer l’exemple ! C’est vrai : ils sont perdus… Ils ne savent même pas distinguer leur droite de leur gauche, comme on dit ! C’ qui m’énerve le plus, c’est leur arrogance ! Ils se croient forts et responsables, en faisant valoir leurs droits ! Mais ils ont toujours choisi la sécurité ! Ils n’ont jamais mis le nez dehors et ils s’étonnent de s’ennuyer !
_ Ils ont peur et ils tombent malades !
_ Ils sont haineux et agressifs, dès qu’on les surpasse !
_ Ils se mangent entre eux et se détruisent !
_ Ils n’évoluent pas et véhiculent des idées fausses !
_ Ils sont sensibles au malheur…
_ Je suis le socle, la confiance !
_ Ils se développent, même maladroitement ! Ils ont l’impression de devenir des hommes, en affrontant le gouvernement !
_ Je déteste la bêtise de l’extrême gauche, qui n’a rien retiré de l’échec du communisme ! Mais je hais tout autant la froideur et le mépris de l’extrême droite !
_ Égalité !
_ Je suis nécessaire !
_ Je sais, mais peu leur a été confié ! Ils se mettent rapidement en colère et rient tout aussi vite !
_ Nul n’est juge en effet, mais quelle couche !
_ Tu as pris tes gouttes ?
_ Ils ignorent ma poésie !
_ Les Béotiens !
_ Je me venge sur leur microbiote !
_ Si ça t’occupe... »
123
Jack Cariou se souvient… Il est bien loin de RAM, dans un bourg très étrange… Des pompes à essence sont démantibulées, au bord de la route et à leur pied dorment des adolescents, profitant de l’ombre… On ne voit chez eux que léthargie, attente et sans doute ont-ils encore de la haine, car ils se sentent abandonnés !
Ici, le temps s’est arrêté et les rues semblent désertes… Il y a bien un petit hôpital, où la vie continue… Des femmes préparent à manger autour d’un feu, allumé sur la terre ocre et c’est un peu d’animation ! Les couleurs des vêtements sont vives, mais la pauvreté est toujours là ! Les toilettes du bâtiment sont bouchées et cassées depuis longtemps, et quelqu’un se lave sous l’eau versée par un autre! Ainsi se détachent de l’obscurité deux corps squelettiques !
Si on fait le tour, on découvre l’hospice ! Des vieillards édentés, à la peau étirée par les os, vous regardent surpris ! Ils sont couchés ou assis sur des mousses rongées ou crevées ! Certains disparaissent même dans le trou de leur lit ! Ils ont des tenues disparates, des sandales éculées et eux aussi attendent, la soupe apparemment…
L’infirmerie est vide ! Nul médicament ! Les murs sont noircis de traces de mains et des fils électriques pendent au plafond... Ici, la guerre a tout emporté, tout vidé, même l’entrain ! On parle à voix basse, comme le vent !
A son retour à RAM, Cariou entre dans une boulangerie et il n’en revient pas ! Tout brille ! Des dizaines de gâteaux et de pains ! Une vieille dame ne sait quelle pâtisserie choisir ! Elle en a l’eau à la bouche ! La boulangère ne la presse pas, car elle a sans doute affaire à une bonne cliente ! Où est Cariou, ou plutôt où était-il ?
Dehors, la vie de RAM bat son plein ! Personne n’est content, tout le monde râle ! On n’en a pas assez, mais surtout, surtout, d’autres ont plus ! On se croit lésé, manipulé et l’amour-propre regimbe, trouve cela insupportable !
On veut la « peau » du système ! On crie, on hurle, on casse ! Pourtant, la boulangerie brille et il y a toutes sortes de fromages !
Cariou se souvient… Là-bas, l’espoir est mort dans des adolescents amorphes, malades ! Dans RAM, l’individualisation a progressé : on fait plus attention à soi, on a une conscience plus aiguë de sa personne, car on a du temps pour cela ! Il suffit d’acheter sa nourriture ! On n’a plus à la planter, ni à l’élever… Mais on braille comme si on nous enlevait le pain de la bouche !
Là-bas, le vent remplace les mots… Les gestes sont lents, les regards graves… On respecte l’autre…
Ici, on est plein de haine et de mépris, et pourtant la boulangerie brille !
Mais Cariou suit maintenant une autre vieille dame… Elle passe à la caisse d’une supérette… Elle dépose sur le tapis quelques articles, dont un peu appétissant sandwich sous vide ! « Comment peut-on manger ça ? se demande Cariou. Ne vaut-il pas mieux acheter une baguette ? » Mais la vieille dame paye : 4 euros !
C’est le prix de son repas, car c’est bien son repas ! Cariou l’imagine dans les rayons… Elle se dit : « Je ne dois pas dépenser plus de 5 euros ! » Elle examine donc chaque prix, remet des articles, en choisit d’autres, puis enfin arrive à un menu et quel menu !
Celle-là, on ne l’entend pas ! Elle n’est même pas remarquée par ceux qui crient ! Car on ne voit rien tant qu’on est mené par son ego !
On croit en la vie matérialiste alors que...
Le tribun est un capitaliste de la parole !
Le syndicaliste un capitaliste de la force !
Le riche un insensé !
La violence un luxe !
Dans RAM où le scout devient fasciste !
Cariou se souvient… Les enfants sont déguenillés et poussiéreux, mais ils ont les yeux grands ouverts et ils rient, montrant leurs dents bien blanches ! A côté, un homme sans jambes avance en s’appuyant sur les mains ! Quelle force ne lui faut-il pas ?
Mais dans RAM la dure, les enfants aussi sont émerveillés et la beauté est toujours là, pour celui qui sait la voir ! Dans RAM la dure, il y a des gestes nobles, de grands courages, des délicatesses surprenantes !
Cariou se souvient… Juste rester debout ! Ne pas flancher en pleine rue ! Et ces nuits pleines de cauchemars ? Et ces réveils, l’esprit brisé ?
124
L’Aveugle se plante devant Cariou : « Il y a quelqu’un d’important qui voudrait vous voir !" dit-il. Cariou regarde cet homme qui a les yeux tout noirs, comme remplis de nuit : « Eh bien, si quelqu’un d’important veut me voir, pourquoi le faire attendre ? répond-il. Il ne faut pas fâcher les gens importants, c’est bien connu ! » L’Aveugle acquiesce et les deux hommes se mettent en marche…
Ils vont vers une étrange citadelle, nouvellement construite dans RAM ! C’est un bloc qui monte vers le ciel, avec des découpures, pour lui donner plus de légèreté, mais l’aspect général est austère, voire menaçant ! On y pénètre par une porte de plusieurs mètres de haut, flanquée de piliers, ce qui fait qu’on prend conscience d’entrer dans un temple, quoiqu’il soit gardé !
A l’intérieur, le silence et la hauteur sont impressionnants et des fenêtres étroites et colorées semblent jouer le rôle de vitraux ! Puis, Cariou et son guide prennent un ascenseur transparent, qui les élève en leur donnant une idée encore plus exacte de l’immensité de l’édifice ! A l’ouverture, on arrive d’emblée dans un vaste bureau largement éclairé et vient à la rencontre de Cariou Fumur en personne, tandis que l’Aveugle redescend !
Fumur est vêtu d’une robe unie, mais d’une matière riche et il a l’air affable : « Monsieur Cariou, dit-il, je vous remercie d’avoir accepté mon invitation ! » Cariou n’est pas dupe de cette fausse modestie, destinée à le mettre en à l’aise, en le plaçant tel le décideur, et il répond avec un rien d’impertinence : « Mais c’est tout naturel, voyons ! J’ai toujours été curieux et je le suis encore plus maintenant !
_ Bien entendu, vous devez vous demander comment se fait-il que je vous connaisse et pourquoi j’ai désiré vous voir ! Mais prenez place, voulez-vous ! »
Les deux hommes s’assoient… « Thé ? Café ? » demande Fumur en désignant un service sur une petite table. Chacun a très vite une tasse et on reprend la conversation : « Voyez-vous, Cariou, reprend Fumur, je m’intéresse à tous les individus qui font preuve de caractère ! Et mon…
_ Espion ?
_ Mon informateur serait plus exact, il vous a placé sur sa liste ! Car, si je recherche des gens qui ont de la trempe, c’est que j’ai besoin de meneurs ou de meneuses !
_ Hum, vous savez, le pouvoir, quel qu’il soit, me sort rapidement pas les trous de nez !
_ Ah ! Ah ! Quand je vous disais que vous avez du caractère ! Mais imaginez votre force, votre tempérament au service d’une noble cause ! Est-ce que ça ne changerait pas la donne pour vous ?
_ Qu’est-ce que vous appelez une noble cause ?
_ Vous avez les yeux ouverts sur notre époque, Cariou, n’est-ce pas ? Il ne saurait en être autrement et vous voyez ce qui se passe… Le chaos est partout ! Les manifestations ne cessent pas ! La violence augmente ! Les étrangers sont de plus en plus nombreux et font n’importe quoi ! La barbarie de gauche est sans limites et menace nos vraies valeurs !
_ Nos vraies valeurs… ?
_ Eh bien, d’abord l’ordre, Cariou… Venez voir... »
Les deux hommes s’approchent de la baie vitrée et Cariou découvre un parc, entouré de hauts murs… Au milieu, des centaines de jeunes qui font des exercices et affermissent leurs corps ! « La jeunesse de demain, Cariou ! présente Fumur. Celle qui nous protégera des voyous et des durs syndicaux ou de l’ultra gauche !
_ Celle qui défendra également vos privilèges, car vous êtes aussi financés, j’imagine, par de grosses fortunes et des industriels puissants ! Votre action s’inscrit dans une histoire connue, celle du fascisme !
_ Mais il n’y a pas de chef ici, Cariou ! Ce qui nous anime, c’est l’esprit chrétien, qui veut qu’on respecte chacun !
_ A condition qu’on soit de votre côté et qu’on vous ressemble ! Ce que je vois a tout l'air d'un entraînement paramilitaire !
_ Disons que nous demandons de la virilité ! C’est l’héritage de l’ancienne chevalerie, en quelque sorte !
_ Vous savez, Jésus n’a jamais voulu dominer le monde ! Ce qui l’intéressait, c’était l’amour qu’il avait pour le Père et en témoigner ! La foi, c’est la confiance et c’est pourquoi Jésus offre sa vie ! Mais, quand je vous regarde Fumur, je ne vois aucune spiritualité en vous, aucune confiance ! Je ne vois qu’un homme perdu et qui a peur, d’où votre haine, car c’est elle qui vous soutient ! C’est ce qui explique vos combattants ! Mais où est passé l’enfant qui était en vous, Fumur ? Depuis quand a-t-il disparu ?
_ Ah ! Parce que vous croyez que ce sont des enfants, qui vont pouvoir défendre nos sociétés ?
_ « En vérité, je vous le dis, seuls ceux qui sont comme l’un de ces petits entreront dans le royaume de Dieu ! »
_ Nous sommes les gardiens du message !
_ Et vos ennemis ne désarmeront que quand ils redeviendront des enfants ! Nullement parce que vous voulez les détruire !
_ Dois-je comprendre que vous refusez mon offre ?
_ Oui, car comment pourrais-je prôner la confiance, en me préparant à la guerre ? Il s’agit d’abord de vaincre sa peur, c’est là le courage ! Au revoir ! »
Fumur ne répondit pas et Cariou pensa qu’il s’était fait un ennemi de plus et quel ennemi ! Mais, dans l’ascenseur, il songea encore que « la porte est étroite » et il haussa les épaules !
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Les enfants Doms (T2, 115-119)
- Le 04/03/2023
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"Buddy, Buddy, Buddy...."
Wall Street
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La vie dans RAM ne variait pas beaucoup, malgré la prise de pouvoir par les enfants Doms ! En effet, ils étaient incapables de vraiment gérer la ville et ils laissaient cela à des adultes, des ministres, tels que Yumi Tanaka ou Morny, l’ancien député de droite ! Mais surtout entre les enfants Doms et les Doms, ces hommes et ces femmes qui étaient également régis par leur domination, il n’y avait qu’une question de degré ! Il n’existait donc pas de caractéristiques tranchantes dans la rue, de signes qui auraient pu amener un changement profond ou radical ! D’ailleurs, déjà aveugles sur leurs propres influences et actions néfastes, les Doms ne repéraient pas les enfants Doms, n’en étaient même pas affectés, bien qu’ils découvrissent dans les médias leurs crimes aussi étranges que horribles ! On apprenait par exemple qu’un élève avait poignardé son professeur, mais les Doms ne voyaient pas de relations entre leur comportement et celui des enfants Doms et ils se contentaient juste d’être inquiets, quant à la dégradation de l’époque !
Cependant, les Doms, toujours agités, toujours avides de nouveautés, avaient vu apparaître dans les commerces un robot, dont la mission devait être de rendre plus fluide les achats ! Il fallait éviter les heurts, les malentendus et on avait pensé à une sorte de médiateur créé par l’électronique et l’IA ! Jack Cariou, qui avait déjà eu affaire à la « machine », l’avait naturellement appelée le robot Dom et voici pourquoi… On choisissait ses légumes, on les examinait pour trouver les plus beaux, tout en se réjouissant de disposer d’une telle richesse, quand le robot venait se placer derrière vous ! Il pouvait avoir l’apparence d’un homme ou d’une femme et il penchait sa tête artificielle sur le côté, comme pour vous demander de vous presser !
Il lui arrivait même d’exhaler un soupir, si jamais vous preniez le temps de faire tourner une pomme de terre entre vos doigts ! Il tapait également du pied sur le sol, ou il regardait sa montre, une grosse et fausse bien entendu, ou encore il prenait à témoin les autres clients, voulant montrer combien vous étiez désagréable et impoli ! On espérait ainsi éviter les bavardages sans fin, avec le ou la commerçante, les comportements inciviques, qui ne tenaient aucun compte du tour des autres et qui les comblaient d’impatience ! Le robot Dom vous suivait à la trace, ne vous quittait pas, essayait même de prendre vos emplettes, pour les déposer à la caisse et finalement il monopolisait toute l’attention, il n’y avait que lui qui comptait, de même que vous auriez habité, été marié avec lui !
Votre personnalité devait se soumettre à ce « tas de ferrailles », à cet être sans âme, qui ne savait même pas pourquoi il vivait, ni sur quelle planète il était ! Construit par les Doms, il aboutissait à un Dom ! Il était seulement soulagé quand vous aviez payé et tout de suite alors, il parlait haut et fort avec la vendeuse, comme s’il attendait depuis une heure et que vous aviez été jusque-là un obstacle ! Mais tout aussi bien il vous bloquait la sortie, ne sachant visiblement pas comment vous éviter, ainsi que vous auriez été un problème et inadapté ! Tout ce qui pouvait vous humilier, vous transmettre son mépris était utilisé ! Les Doms avaient là un frère ou une sœur ! Le robot était l’exact reflet d’eux-mêmes ! Pareils à eux, il menait une guerre sourde, toute consacrée à sa domination, à sa supériorité et donc à la destruction de tout ce qui ne lui était pas soumis !
Dans ses circuits électroniques coulait de la haine ! Son IA voulait triompher et ne supportait pas l’opposition ! Si vous étiez épanoui, heureux, il dardait sur vous ses yeux comme des braises ! Il était scandalisé de ne pas régner et il ne rêvait que de vous écraser ! Il frottait ses mains en plastique, s’il avait l’occasion de moucher quelqu’un ! On eût dit un rat joyeux ! Mais toujours, inlassablement, il pesait sur vous, vous agressait partout et tout de suite et attendre, se montrer curieux des autres et des choses, lui était absolument étranger ! Le robot Dom était une source quotidienne de désespoir et il représentait justement l’anti-progrès ! Une évolution simple, à la portée de tous, aurait été en effet de ne pas oppresser l’autre, afin d’être respecté soi-même ! On pouvait très bien améliorer la vie, en s’apaisant, en apprenant à aimer son prochain, mais le robot Dom dans ce cas eût l’air d’un monstre, d’un être à part et on l’eût vite haï !
Il n’éveillait au contraire l’attention de personne, mais un jour Cariou en eut marre et alors que le robot Dom le méprisait, en lui donnant un coup de coude, il arracha les fils qui lui sortaient de la tête et tordit ses antennes, qui apparemment étaient juste là pour la décoration ! Le robot se mit à clignoter et à faire retentir une sirène, mais Cariou n’en eut cure et laissa plutôt aller sa colère ! Au vrai, il était fatigué de cette petitesse, de cette médiocrité constante, de cette inertie qui témoignait de celle des Doms et il finit par donner un sérieux coup de boule au robot ! Celui-ci, une main sur la joue, comme s’il pouvait avoir mal, criait aux autres clients : « Vous avez vu ? Non mais, vous avez vu ! Il a osé me toucher ! Moi ! Le nec plus ultra de l’IA ! Police ! Il faut appeler la police ! Au meurtre ! »
Un qui avait suivi la scène avec intérêt, c’était l’Aveugle, qui on se le rappelle était un agent de Fumur et qui voyait comme un appareil photo ! Lui avait été encore surpris par cette indépendance, cette force dont avait fait preuve Cariou et il alla la rapporter à son maître !
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« Du fait de la domination animale, écrivait Andrea Fiala, nous voulons tous sentir notre valeur, notre développement ! Cela implique que tôt ou tard nous nous servions des autres, pour éprouver notre supériorité et guider notre réussite ! Même si nous parlons au nom des pauvres, même si nous pensons notre cause juste ou nous croyons objectifs, nous avons besoin de « vaincre » l’autre, d’imposer notre avis, d’avoir raison, car c’est le sentiment de notre existence qui est en jeu ! C’est notre présence sur Terre qui en dépend !
La domination animale nous conduit donc forcément à « dévorer » le monde, puisque la soumission, l’infériorité de l’autre nous est nécessaire ! Rappelons que notre domination a d’abord été, comme il se doit, physique (défense du territoire) et qu’elle est maintenant psychique ! La guerre en Kuranie, ne change rien à cette évolution, malgré les apparences, car au contraire elle montre encore, si besoin était, combien un conflit armé, aujourd’hui plus qu’hier, est sans issue, ne résout rien et est catastrophique, sinon ruineux, pour tout le monde ! D’ailleurs, on voit bien que l’opinion est devenue une arme aussi importante que les autres et que le conflit se joue autant avec les corps que dans les consciences !
Même si la domination physique ne peut totalement disparaître, c’est la domination psychique qui prévaut à notre époque et elle utilise tous les moyens mis à sa disposition, comme les réseaux sociaux par exemple ! Il n’en demeure pas moins qu’elle reste une domination et que, si les hommes sont appelés à ne plus s’entre-tuer, ils sont devant le défi de se respecter entre eux et de ne plus chercher à asservir qui que ce soit, même avec la pensée ! Le progrès a donc un champ ouvert et infini devant lui, d’autant que la domination psychique montre déjà ses travers !
En effet, si notre équilibre ne repose plus que sur le fait d’avoir raison, quand bien même nos sentiments sont valables, on comprend que certains « s’enferment » dans leur univers, se garantissent contre toute intrusion mentale étrangère, forment comme des vases clos, ce qui est obtenu en devenant une sort de « pile » à dominer ! C’est par une domination psychique totale qu’on se rassure et qu’on échappe à la peur que crée la différence ! Ainsi l’enfant Dom agresse-t-il instamment les autres, pour obtenir leur soumission et inutile de dire combien ce comportement est épuisant et destructeur !
Mais, au fond, les enfants Doms sont des « intégristes » et ils remplacent la religion par leur égoïsme ! Mais, si leur cas est extrême, nous avons tous besoin de dominer et que l’autre reconnaisse notre valeur, ce qui ne va pas sans le blesser, le mépriser ou le détruire ! Notre domination, même psychique, empêche la paix et prolonge le chaos et ce d’autant que nous avons conquis notre liberté, que nous nous fions au savoir, puisque nous apprenons combien notre condition est difficile, fragile, avec le réchauffement, l’impasse économique, etc. ! Plus nous angoissons et plus nous sommes comme forcés de nous raccrocher à notre domination, et plus l’autre bien entendu en pâtit, et plus les divisions sont nombreuses, et plus la haine et le mépris sont monnaie courante !
Tout le monde peut constater facilement cela ! Mais, maintenant, considérons un phénomène, une exception ! Imaginons un être qui a une foi sincère, c’est-à-dire qu’il a confiance en Dieu (nous ne parlons pas ici de ces soi-disant croyants, qui veulent justement imposer leur message, car c’est de la domination, nullement de la confiance) ! Mais cet être-là, animé par une foi sincère, n’aurait plus besoin de dominer, puisqu’il pourrait se dire à chaque instant que Dieu l’aime et donc que lui-même a de la valeur ! Qu’aurait-il à chercher en plus la soumission de l’autre ? Il s’en moquerait ! Pourquoi voudrait-il avoir raison ? Qu’est-ce qui le pousserait à piétiner, blesser ou mépriser ? Il serait rassuré sur son compte tout le temps, quelles que soient les conditions ! Il pourrait perdre la foi, si le malheur l’accable ? Sans doute et alors ?
L’important est de comprendre que, sans la foi, la domination nous reste nécessaire et qu’elle nous maintient dans la nuit ! La paix est un chant de l’amour ! »
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« Eh ! L’orgueil ! Comment va le monde ?
_Mais… mais bien, tout se passe comme prévu !
_ Eh ! L’orgueil ! Tu ne tues pas ? Tu ne violes pas ? Tu ne détruis pas ?
_ Hélas, la guerre est une tragédie et mes ennemis sont nombreux ! Snif ! Attends, je me mouche ! Qu’est-ce que je disais ? Ah oui, la guerre est une tragédie… J’en suis bien conscient, hélas ! D’ailleurs, qui mieux que moi le saurait, puisque c’est moi qui…
_ Qui tue les gens !
_ Exactement ! Et crois-moi, j’en ai gros sur la patate ! Mais, le devoir… La vie n’est pas seulement une chose agréable ! On n’y fait pas seulement ce que l’on veut ! Tu verras, quand tu seras plus grand !
_ Eh ! L’orgueil ! Tu t’ fout’rais pas d’ moi, par hasard ?
_ Mais non, pourquoi tu dis ça ? J’suis quelqu’un de sérieux, moi ! J’ai aussi ma croix à porter ! Du moins j’ose le penser ! J’suis pas comme toi, plein de prétentions ! Je tue modestement, par devoir, parce que c’est nécessaire ! C’est vraiment pas par gaieté de cœur ! Mais faut bien que quelqu’un prenne des décisions, même si elles sont lourdes !
_ Eh ! L’orgueil ! Regarde cette photo ! Que vois-tu ?
_ Ben, une personne !
_ Bingo, l’orgueil ! C’est une personne ! Une vraie personne ! C’est-à-dire un être comme toi et moi ! En chair et en os ! C’est une personne qui existe vraiment, qui est comme toi et moi !
_ Pourquoi tu me dis ça ? Je vois bien que c’est une personne ! Qu’est-ce que tu manigances ?
_ Moi, rien du tout ! Mais je sais que tu n’arrives pas à comprendre que l’autre existe vraiment ! L’autre demeure une abstraction pour toi ! Sinon tu ne le tuerais pas ! Tu ne l’écraserais pas ! Tu ferais attention ! L’autre est un autre toi-même !
_ Oui et non, car c’est peut-être un ennemi, un étranger ! Un homosexuel ou pire, un pédophile ! Et tu voudrais que je le respecte ?
_ Ou encore pire, un assassin comme toi ! Pardon, l’orgueil, j’ose te dire ce que tu es ! La pire des canailles ! Allez, l’orgueil, fais pas la tête ! On va danser sur ce monde d’accord ? Un, deux trois ! Tu chantes avec moi, alors qu’on danse ! « Tuons les gens, mentons, au chaos ! C’est pas grave ! Pillons, détruisons, marchons sur les enfants ! Le feu ! A moi l’apocalypse ! Car seul moi compte ! Moi qui suis supérieur ! Moi qui méprise ! Moi qui suis important ! Je danse sur le chaos du monde ! Car moi seul compte ! Les autres n’existent pas ! Je suis le dieu vivant ! Je suis le nec plus ultra ! Je suis l’orgueil ! A moi la mort ! » Tu danses pas l’orgueil ? T’aimes pas ton portrait ?
_ Sache que je ne répondrai pas à tes provocations ! Je suis grave ! Je salue le drapeau ! Je pense aux héros morts ! J’ai du respect pour les familles ! La réalité est dure et je fais face ! Un jour, on dira comme j’ai été à la hauteur ! J’entre dans la légende ! Mon visage austère imprime le marbre !
_ Et les enfants morts ? que tu as tués, pour continuer à les avoir au chaud ! Car c’est le prix de ton cirque ! Quand je disais que t’étais une canaille ! Pas une seule de tes grimaces ne remplacera les enfants que tu as tués ! Pas une seule de tes rides méritait la mort d’un homme ! Tu ne sais toujours pas que l’autre existe ! Tu es toujours dans ta farce ! Tu es fou, dans ton monde ! Tu es ivre, l’orgueil ! Mais tu es le résultat de notre époque ! Tu es le résultat de tous nos petits orgueils ! Tu es la domination animale éclatante, délirante, sans freins !
_ Mais qu’est-ce que tu racontes ?
_ Mais tu es celui ou celle qui poussent au cul à la boulangerie ! Seulement t’as des chars et t’as supprimé la loi ! Mais… mais tu pleures ?
_ Eh oui ! J’suis humain quoi que t’en dises ! J’ai ma sensibilité !
_ Bien sûr…
_ J’ai le droit d’craquer, moi aussi, non ?
_ Bien sûr !
_ Personne ne m’aime ! J’suis bien seul et personne ne m’aime !
_ Ben, le pouvoir, ça isole, forcément !
_ Oui, snif ! Enfin, une parole gentille, qui montre de la compréhension ! Dieu sait si je suis méconnu !
_ Tu la ramènes pourtant tous les jours ! On ne voit que toi !
_ A qui la faute ? Si tu crois que ça m’amuse tout ça ! Moi, c’ qui m’intéresse, c’est la pêche, le grand air !
_ Hitler rêvait, lui, de revenir à la peinture !
_ Tu me compares à ce monstre, salaud va !
_ Mais lui aussi était une victime ! Il avait été traumatisé par un tas de choses ! Lui aussi comprenait que l’autre existe réellement, mais il le tuait quand même ! Quand je pense aux enfants morts qui t’attendent de l’autre côté, pour demander justice !
_ Mais ils auront compris mon devoir !
_ Bien sûr ! Je peux t’assurer qu’ils ont été édifiés... et qu’ils n’en reviennent pas ! Eux avaient confiance ! Ils pensaient que les adultes les protégeaient ! Mais tu les a remis à leur place ! Une éducation éclair !
_ J’aurai ta peau, l’affreux ! J’ai déjà donné des ordres !
_ Mince, t’es en train de montrer ton vrai visage ! Celui de la haine et d’une haine sans bornes ! Où est le devoir ? Eh ! L’orgueil, comment va le monde ?
_ Mais… mais bien, tout se passe comme prévu !
_ Eh l’orgueil, quand respecteras-tu les autres ?
_ Peuh…
_ Eh l’orgueil, quand évolueras-tu ?
_ Plutôt crever !
_ Eh ! L’orgueil, quand feras-tu un effort ?
_ Mais… mais je suis le devoir !
_ Eh l’orgueil, comment va le monde ?
_ Mais… mais bien, tout se passe comme prévu !
_ Eh ! L’orgueil, quand penseras-tu aux autres ? Quand aimeras-tu ? Quand cesseras-tu d’être un cadavre, quand bougeras-tu ?
_ Mais… mais tout se passe comme prévu !
_ Un accroc, l’orgueil ?
_ Jamais ! J’ai… j’ai la bombe !
_ Eh ! La destruction totale, plutôt que de demander pardon et de reconnaître ton erreur !
_ Exact ! C’est mon prix !
_ On s’en doutait, l’orgueil ! L’amour de soi n’a pas de limites ! Et tu sais que l’autre existe ? »
118
Si le roi Rimar était occupé avec sa guerre, en Kuranie, son épouse, la reine Sarma, avait aussi trouvé de quoi faire ! Elle avait fondé un groupe un peu spécial, uniquement composé de femmes, qui étaient numériques ! Elles avaient toutes une tête de poupée, botoxée, avec des lèvres particulièrement proéminentes, ce qui donnait l’impression que les visages avaient été couturés ! Mais la chirurgie esthétique ne s’était pas arrêtée là et avait rendu les attributs féminins éminemment agressifs ! Les seins pointaient tels des canons et paraissaient menaçants, tandis que les fesses ressortaient et là encore, elles semblaient s’imposer plutôt que d’inviter à la découverte !
La domination féminine s’était emparée du corps, non pour séduire davantage, mais au contraire pour « dompter » le désir masculin, en l’impressionnant, en lui enlevant toute initiative, toute force, comme s’il devait suivre un parcours fléché, avec toujours le risque qu’il abîmât une « œuvre d’art » ! La femme numérique, ou la Numérique, se cachait derrière une idée de la perfection, n’était plus vulnérable à cause de ses défauts, ne se livrait plus, s’imaginait faire partie d’une élite et méprisait le mâle, bien qu’il fût nécessaire, ne serait-ce que pour les mondanités ! C’est que la Numérique se vouait un culte, car elle n’était plus seulement elle-même, mais elle était encore au service d’une création esthétique, d’un idéal, ainsi qu’une prêtresse adorait son dieu !
L’homme couchait avec deux personnes, avec la femme d’origine et les apports de la chirurgie ! Mais surtout les Numériques étaient en colère ! Elles étaient outrées, scandalisées par ce qu’elles appelaient le patriarcat ! Elles avaient l’impression de se réveiller d’un cauchemar : comment l’homme avait-il pu asservir la femme de cette façon et depuis si longtemps ? Comment la femme avait-elle pu se laisser faire ? Les Numériques ne se demandaient pas d’où venait le patriarcat, quelle était l’origine de la domination masculine et à quoi elle avait pu servir… Elles ne voyaient pas la construction des nations, ni la défense du territoire, mais elles étaient juste envahies par la haine, d’autant que les féminicides continuaient et étaient même de plus en plus nombreux !
Certaines hommes en effet ne trouvaient leur équilibre qu’en dominant leurs compagnes et quand celles-ci, avec la conscience de leur époque, voulaient reprendre leur liberté, quitter une relation qui les humiliait, les détruisait, elles provoquaient une panique, une violence souvent fatale chez ceux qui se croyaient les maîtres ! Face à un tel chaos, à une telle horreur, les Numériques, la reine Sarma en tête, avaient décidé de tenir le rôle de justicières et de nettoyeuses ! Elles allaient purger le monde de ces mâles de « l’ancien régime », celui de la domination masculine et par leur virulence, leur intransigeance, elles faisaient preuve d’un « jacobinisme » féminin !
Elles se réunissaient d’ailleurs en petit comité, pour examiner à la loupe tel comportement masculin ! Elles jugeaient des hommes, d’après l’actualité surtout et le nombre de plaintes qui étaient portées contre eux ! Puis venaient le verdict et le châtiment ! Il fallait voir ces jeunes femmes, qui n’étaient plus totalement humaines, en train de condamner avec un accoutrement provoquant et dominateur, puisqu’elles étaient habillées de tenues noires et moulantes, jusqu’à ce que leurs formes perdissent tout attrait sexuel à force d’être menaçantes !
Les Numériques réglaient leurs comptes la nuit, ce qui leur permettait de se déplacer furtivement ! C’étaient de véritables amazones de l’épouvante ! Grâce à une souplesse incroyable, elles entraient dans les appartements par les moyens les plus divers et elles tenaient bientôt à leur merci le propriétaire, un célibataire déjà mûr, bedonnant, qui se laissait apparemment aller, qui ne sentait pas bon et qui en plus avait injurié son ancienne femme dans la rue ! On était là devant le type même du patriarcat, celui qui méprisait les femmes et qui se croyait tout permis à leur égard !
Le mufle ne se révoltait pas : il avait bien trop peur ! Il était déjà en face de visages qui le plongeaient dans la stupéfaction ! Il n’en finissait pas d’essayer de revoir la femme sous la créature, mais encore tout autour le fixaient les Followers qui accompagnaient les Numériques et leur regard aveugle était terrifiant ! L’homme écoutait comme dans un songe les accusations dont il était l’objet et qui le montraient irrespectueux, alcoolique, dangereux ! La sentence de mort n’éveillait aucun écho dans son esprit, mais il continuait à regarder les Numériques, qui suscitaient en lui un désir trouble ! Mais cette apathie était considérée par les justicières comme un aveu supplémentaire de veulerie, de médiocrité, ce qui ajoutait encore à leur haine et elles ordonnaient sans plus tarder la curée !
Ce soir-là, les Followers se surpassèrent et c’est avec une frénésie folle qu’ils se mirent à dévorer leur victime ! Chacun déchirait un morceau, mais les cris firent sortir une autre femme de sa chambre ! Elle était vieille et elle se mit à hurler elle aussi : « Mais qu’est-ce que vous faites à mon pauvre garçon ?
_ C’est votre fils, madame ? demanda la reine Sarma. Mais c’est aussi un monstre et un danger, pour nous autres femmes ! Nous ne faisons que rendre justice !
_ Mais… mais il m’aidait pour mon cancer ! C’était mon seul soutien ! Rendez-moi mon p’tit, par pitié ! »
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Peur et Vérité marchaient ensemble… Peur dit : « Et comment je vais faire, moi ? Non, parce que j’ai ça et encore ça à payer ! Je m’en sors pas ! C’est bien simple, l’État me prend tout ! Tu vas voir ! J’ m’en vais manifester, moi !
_ Bah, ils t’auront pas vivante de toute façon !
_ Tu sais, y a des moments où je me demande qui tu es ! si t’es pas un peu folle, tellement tu apparaît cynique ou égoïste ! On dirait que tu te moques de l’inquiétude des gens !
_ C’est pas ça… Je vais t’expliquer…
_ Et la guerre en Kuranie ? C’est bien beau de se montrer solidaire, mais on n’a pas les moyens de fournir des armes ! Et puis, c’est nous qui subissons les sanctions ! T’as pas vu ma facture énergétique ! Elle a fait un bond ! Mais c’est pas notre guerre !
_ C’est aussi notre guerre parce que…
_ Et la sécheresse ? C’est bien simple, y a plus d’eau et l’été arrive ! Comment on va faire ?
_ Effectivement, c’est grave, mais la solution…
_ Et la délinquance et la drogue ? La violence est partout ! On n’arrête plus les délinquants ! J’suis pas raciste, mais faut bien reconnaître que les étrangers sont souvent coupables !
_ C’est vrai, mais le problème commence déjà…
_ Et la pollution ? Hein ? Moi, j’ai dû arrêter le compost à cause des rats, figure-toi ! C’est bien beau le tri des déchets, mais si ça se solde par une invasion de rats ! Tu les as vus, ils sont dégoûtants ! Et puis, ils portent des maladies !
_ Au sujet des rats…
_ J’ai trouvé une superbe confiture dernièrement… J’ai pu voir comment ils la fabriquent… Ils la font lentement cuire dans des chaudrons…
_ Sais-tu comment la confiture prend sa texture épaisse...
_ Par la pectine, je crois…
_ Non, c’est le sucre qui se caramélise ! On chauffe une confiture à 105°, sur le thermomètre à sucre !
_ Et donc, je les ai vus cuire la confiture dans des chaudrons… Je connais bien tout ça ! Tout de même, je m’ennuie bien ! Au magasin, je ne croise que des tarés !
_ Ton mépris entraîne certaines choses…
_ Je regarde les gens de haut, tu peux me croire ! Non mais, pour qui se prennent-ils ?
_ Tu ne fais que rendre coup pour coup…
_ Tu sais ce que j’aimerais, c’est de ne plus avoir peur ! De trouver un véritable sens à ma vie ! Là oui, je pense que je serais heureuse !
_ Je peux t’aider pour ça…
_ Tiens, voilà madame Maupreux ! Bonjour, madame Maupreux, vous allez bien ? Comment ? On a essayé de vous escroquer sur le Net ? Que voulez-vous, madame Maupreux, ils sont partout ! Au revoir, madame Maupreux ! Tu disais, Vérité ?
_ Rien, je ne disais rien !
_ Tu sais, je te trouve un peu tristounette en ce moment ! J’ai l’impression que tu te renfermes, non ? Va falloir quand même que tu te boostes un peu !
_ Hon, hon…
_ Ah oui ! Ne plus avoir peur, quel rêve ! Est-ce que tu sais que ce thé vient de Chine ? Il a séché au feu de bois… Mais tu t’en moques, j’parie ! T’as toujours été dans ton monde ! Je me demande si tu te sens pas un peu supérieure…, or nous sommes tous pareils ! Mais peut-être l’ignores-tu ?
_ Tiens, il va pleuvoir…
_ Et tu détournes la conversation en plus ! Y a quelque chose de pénible chez toi, tu sais ?
_ Ah bon ?
_ Ouais… Allez, j’ose te le dire ! Dès qu’on ne s’intéresse plus à toi, tu n’écoutes plus personne ! Pas vrai ? Je vais même aller plus loin, car après faut pas que tu t’étonnes de ton malheur ! Mais tu veux le secret ? Etre attentif aux autres ! C’est la seule solution ! Quand tu penseras enfin un peu moins à toi-même, tu trouveras tes problèmes bien légers, voire insignifiants ! La pêche, quoi !
_ Merci du conseil !
_ Pas d’ quoi ! Tu sais que Roger va faire des examens ! Tu vois un peu qu’il ait un cancer ! Qu’est-ce que je vais faire, moi ?"