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  • Les enfants Doms (XXIX-XXXIII)

    Dom11

     

     

     

     

     

     

     

                                            XXIX

     

        L'enfant Dom suivait un étroit sentier et il se demandait où cela menait! Des plantes, repoussées par son pas, semblaient vouloir le retenir et on s'enfonçait toujours plus dans le sous-bois! Au-dessus, le soleil faisait comme des diamants entre les branches, mais l'enfant Dom en avait juste conscience, car il était surtout préoccupé par son chemin!

        Soudain, il aperçut un vieil homme assis au bord d'un ruisseau et il l'interpella: "Heu... Hem! Bonjour! Je suppose que vous êtes le guide ou quelque chose comme ça..." Le vieux ne tourna pas la tête vers l'enfant Dom, mais il lui répondit simplement: "Assieds-toi près de moi!" L'autre hésita une seconde, puis s'exécuta! Sous les yeux des deux hommes, un ruisseau coulait et des Demoiselles étincelantes le survolaient!

        "Bon, et maintenant qu'est-ce que je dois faire? demanda l'enfant Dom, sans savoir pourquoi il murmurait.

        _ Ici, tu dois d'abord apprendre à regarder et à écouter! répondit le vieil homme."

        L'enfant Dom se tut et une Demoiselle d'un bronze rutilant se posa sur son genou. Il aurait pu l'écraser d'une tape, mais elle semblait n'avoir aucune crainte. Soudain, elle attrapa une petite mouche en plein vol et la déchira de ses mandibules. Elle était revenue sur le genou de l'enfant Dom et un lambeau de chair flottait près de sa tête!

        "Que vois-tu? demanda le vieil homme.

        _ Je vois qu'elle mange sans pitié la petite mouche!

        _ Et comment trouves-tu cette Demoiselle? Moche ou jolie?"

        L'enfant Dom considéra l'insecte, dont l'abdomen était d'or et les ailes pourvues de reflets roses ou violacés! Mais ce n'était pas tout! Maintenant qu'il regardait attentivement, l'enfant Dom fut surpris par l'aspect rudimentaire des ailes, qui avaient l'air de bâtons de bois qu'on replie! L'enfant Dom était ramené au début de l'aviation et il comprenait que voler, pour la Demoiselle, demandait certainement des efforts et que cela n'avait rien d'évident, comme il avait pu le croire dès l'abord!

        "C'est... c'est extraordinaire! lâcha l'enfant Dom.

        _ Oui! Il y a toute cette beauté et pourtant tu as vu aussi comme c'est cruel et sans pitié! Alors, dis-moi comment deux choses aussi opposées peuvent se côtoyer?"

        L'enfant Dom resta silencieux et finit par hausser les épaules! "Tu as bien fait de ne pas me donner tout de suite une explication! Car les réponses ici concernent le plus profond de la vie! Nous sommes entourés par le mystère et il est sans fin! Il ne faut pas se fier aux apparences, mais la contemplation te permettra de découvrir les secrets!"

        A ce moment, l'ombre fut plus dense et la lumière remontait sous les plantes, telle une ébullition dans un appareil à distiller! L'enfant Dom eut brusquement l'impression qu'il n'était que dans un grand laboratoire, dont le vieil homme était le savant! Partout, la lumière circulait, ainsi qu'elle aurait été au service de maintes expériences!

        Pourtant, au milieu du ruisseau, elle s'étirait, se détendait au gré des remous et on eût dit des sourires! "Sache qu'il y a ici un fil conducteur et c'est la lumière! Je suis le Magicien et toi?

        _ Owen Sullivan!"

        Le fondateur d'Adofusion quitta le Metavers et se tourna vers Fahim Macamo: "Extra! dit-il. C'est incroyable!

        _ Je suis content que vous aimiez ça...

        _ J'adore! Vous avez fait du super boulot! Excusez-moi, j'y retourne!"

     

                                                                                                                XXX

     

        On raconte que RAM un jour ne sut plus comment s'habiller! La ville était dans tous ses états! Elle fit venir tous les tailleurs qu'elle connaissait et elle les pressa de trouver une solution! RAM ne pouvait rester en chemise de nuit!

        Le premier à s'avancer fut le Communisme... Il avait l'air sec et le dos roide! Il présenta un uniforme gris, austère, en rappelant qu'une société heureuse est une société juste et qu'on ne devait donc pas y faire n'importe quoi! La fioriture, le luxe ne pouvaient que susciter des jalousies, alors qu'avec un tel vêtement on passait partout! On était aussi à l'aise aux champs qu'au bureau!

        RAM fut horrifiée par cette vue sans créativité et bornée! Elle chassa le tailleur, qui s'emporta! Tandis qu'on le poussait vers la porte, il criait qu'il se vengerait et que RAM aurait droit aux camps! Puis, le calme revint et le tailleur du Vatican s'avança à son tour!   

        Toute son attitude était grave, pleine de componction! Cependant, il dévoila une tunique pourpre qui provoqua l'admiration par sa richesse! Mais, enfin, c'était compliqué, car dessous on était en blanc ou en noir! Le tailleur expliqua qu'il y avait des règles, que le Ciel jugerait et on eut le sentiment de ne pas être libre!

        RAM bâilla et fit un signe, pour qu'on emportât le tailleur, mais celui-ci, comme le précédent, se rebella et il promit à la ville les flammes de l'enfer! On fut encore secoué et ainsi on accueillit avec soulagement le tailleur Consommation! En voilà un qui avait de la fantaisie, de l'entregent!

        Il déballa un tas de choses et on ne savait où jeter les yeux! Mais, quand on y regardait de plus près, on voyait que ce n'était pas de la bonne qualité! C'était même un peu n'importe quoi! Des cols étaient déjà blanchis ou élimés, avant même d'avoir servis! Les épaisseurs et les coutures étaient réduites au minimum! Il ne faisait aucun doute que le vêtement ne durerait pas et qu'au final on était floué!

        On pria le tailleur Consommation de remballer sa marchandise, mais lui aussi fit du scandale! Il prédit la faillite de RAM! Des mots comme économie de marché ou mondialisation sortaient de sa bouche et semblaient des malédictions! On était consterné et le désespoir au cœur, on vit venir le dernier tailleur, qui paraissait la raison même et qui impressionna favorablement!

        "Liberté! Liberté! clama-t-il. Modernité! Fluidité! Créativité! Vitesse! Liberté! Amour de soi!" Après cette sortie, il s'affaira autour de RAM, le geste sûr et tous retenaient leur souffle! Enfin, RAM s'admira et on ne cessait de s'étonner! L'habit était solaire, plein de couleurs, bien ajusté! Il enchantait la vue et en même temps ne contraignait en rien le mouvement! RAM fit quelques pas de danse!

        "Vous faites bien! dit le tailleur. C'est un habit pour la légèreté, le bonheur, la comédie! Chacun voudra le posséder! Vous verrez: on tentera même de vous le voler!

        _ Il faudra le déchirer! répliqua RAM!"

        Ainsi, la ville fut habillée d'un costume d'Arlequin, par le tailleur Egoïste!

     

                                                                                                          XXXI

     

        "Dis grand-père, raconte-nous une histoire! fit le petit garçon.

        _ Oh oui! renchérit la petite fille. Raconte-nous une histoire, grand-père!

        _ Je ne crois pas, non... Le merle est passé tout à l'heure et il m'a dit: "Ne raconte-pas d'histoires aux enfants, car ils ont mal travaillé en classe!" C'est ce qu'il m'a dit!

        _ Oh! C'est même pas vrai!

        _ Qu'est-ce qui n'est pas vrai?

        _ Eh ben, on travaille en classe! affirma la petite fille.

        _ Ah bon? Le merle serait un menteur?

        _ Oh oui! Et d'abord comment il saurait si on travaille ou non?

        _ Eh! Eh! Il va partout! Il voit tout!

        _ Mais c'est un menteur quand même! rajouta le petit garçon.

        _ Bon, bon... Alors vous voulez une histoire?

        _ Ouuuiiii!

        _ Hum! Mais vous n'allez pas me croire!

        _ Siiiii!

        _ Vous allez dire que je suis un menteur, moi aussi!

        _ Oh! Noooon!

        _ Bon, bon! Eh bien, les enfants, je vais vous parler d'une étrange planète!

        _ Chic!

        _ Mais c'est peut-être la planète la plus étrange que je connaisse!

        _ Oh!

        _ Figurez-vous que sur cette planète, les gens n'ont pas de tête!

        _ Hi! Hi!

        _ Quand je dis qu'ils n'ont pas de tête, c'est que celle-ci ne leur est pas absolument nécessaire! Autrement dit, ils peuvent enlever leur tête comme ils veulent, sans mourir!

        _ C'est impossible, grand-père!

        _ Voilà, c'est ce que je disais! Vous ne me croyez pas!

        _ Oh si! Grand-père, on te croit! Continue, nous t'en supplions!

        _ Bien, bien! Alors des fois ils jouent au football avec leurs têtes!

        _ Hi! Hi!

        _ Ils enlèvent leur tête et ils frappent dedans, pour marquer des buts! Vous connaissez le football, hein?

        _ Oui...

        _ Mais à la fin de la partie il arrive que certains se retrouvent avec la tête d'un autre! Ce n'est pas grave, puisque leur tête ne leur est pas nécessaire!

        _ C'est quand même bizarre!

        _ Tu ne crois pas si bien dire! Car, quand ils dorment sur le dos, ils ont parfois le visage enfoncé dans l'oreiller!

        _ Brrrr!

        _ Mais comment ils font pour voir, grand-père!

        _ Mais ils n'ont pas besoin de voir, puisqu'ils ne réfléchissent pas!

        _ Hi! Hi!

        _ Ils n'ont pas de pensées alors? demanda la petite fille.

        _ Si! Mais ce sont peut-être celles d'un autre!

        _ Oh! Là! Là! Ils doivent dire n'importe quoi!

        _ C'est vrai! Mais rassurez-vous, cette planète est très loin de la nôtre! Mes petits, je ne voudrais pas que le merle me dise: "Les enfants sont fatigués à l'école et ne font rien, car ils se sont couchés trop tard!"

        _ Compris, grand-père, on y va!

        _ Bonne nuit, les enfants!

        _ Bonne nuit, grand-père!"

        "Les pauvres enfants, pensa le vieil homme, ils finiront par comprendre que je leur parlais de RAM!"

     

                                                                                                        XXXII

     

        Ce matin-là, Andrea Fiala ne voulait pas travailler, c'est-à-dire écrire! Elle était fatiguée, surtout d'expliquer toujours les mêmes choses, alors que le monde semblait rester désespérément le même! Elle avait trop à l'esprit les arguments haineux, obtus, faux et destructeurs que certains véhiculaient essentiellement par paresse et parce que nous sommes tous un peu "fous"! En effet, nous voyons chacun le monde à travers nos blessures, notre histoire et nos capacités sont limitées! Il en résulte que nous déformons plus ou moins la réalité, pour qu'elle serve à notre fonctionnement, sans prendre conscience à quel point il peut être borné et répétitif!

        Andrea Fiala se mit tout de même à pianoter son clavier... "C'est la raison qui fait connaître le bien et le mal, avec sans doute le repère de la souffrance causée à chacun! Est mal ce qui fait souffrir l'autre et empêche son développement! Est bien ce qui produit de la joie et favorise au contraire l'épanouissement de tous! D'où les lois et la civilisation et si la modernité paraît mal ou néfaste, notamment en condamnant notre planète, c'est parce que nous nous comportons toujours comme des animaux, malgré les progrès de la technologie!

        Car l'animal ne veut qu'imposer son égoïsme! Peu importe ce que sent un congénère! L'animal ne voit que ses intérêts et le développement qui n'est pas le sien est vu comme une menace! C'est le triomphe de la domination! Mais l'homme, qui en public fait valoir la sienne, "attaque" effectivement l'existence, la liberté de son prochain! C'est fugitif, non dit, quasiment invisible (même si la "queue" est souvent mise en avant!) , mais il n'en demeure pas moins que la question posée est celle-ci: "Ne suis-je pas supérieur à toi?" On est placé malgré soi dans un rapport de force et cela reste une agression!

        La domination féminine peut paraître plus douce et même plus naturelle, car elle promet le plaisir, elle flatte les sens et le désir de soumettre n'est pas flagrant! Mais, également, la femme concentre l'attention sur elle et d'autant plus vivement qu'elle est angoissée! C'est une "fermeture", bien que les sentiments soient concernés! C'est un monde clos, une relation exclusive, un attachement autour de la femme et c'est en cela une domination! Les appas contrarient, gênent aussi la tranquillité, la liberté de l'autre!

        Certes, la domination reste nécessaire à la vie! L'homme, par sa force, doit être toujours prêt à défendre le territoire et il est normal qu'il exerce son pouvoir! Et la femme, par sa séduction, fait que la procréation demeure possible, ce qui est indispensable à la survie de l'espèce, et quoi de moins nocif apparemment que celle qui rayonne avec ses charmes? Mais à quoi bon la raison au fond, si c'est pour continuer à vivre comme les animaux? On le voit, nous nous comportons comme des supers prédateurs et nous provoquons notre propre destruction!

        Il faut donc aller plus loin que la domination! Comment? Mais en pensant à l'autre! en ne perdant jamais de vue son existence! en veillant à ce qu'il désire, ce qu'il sent, ce dont il a besoin, à ses craintes, etc.! A partir de là, tout en vivant bien soi-même, on favorise aussi l'épanouissement des autres! Evidemment, moins on veut dominer et plus on est disponible pour ceux qui nous entourent! plus on travaille pour l'harmonie!

        Le fin du fin? N'avoir plus besoin de dominer, en ayant confiance! On est alors gentil, doux, patient, à côté de la ménagerie aveugle de la domination!"

     

                                                                                                       XXXIII

     

        Dans son cachot, Cariou était de plus en plus mal à l'aise! Il ne se doutait pas une seconde qu'il était bombardé de "boue psychique"! Pourtant, lentement, la haine faisait son travail de sape, car elle blesse et enlève l'amour de soi! Cariou était donc envahi par le doute et de plus en plus sombre! La peur le rendait nerveux, irritable!

        Il se dégoûtait même, se voyant comme un rebut, le faiseur d'histoires, l'individu à problèmes! Tout allait bien sans lui! Il n'avait qu'à se taire, obéir! Ce qu'il voyait, comprenait n'était que le fruit de son égoïsme! Il était au chevet de sa personne, ne pensait qu'à lui! Il se croyait le centre du monde et c'était là son malheur!  

        Les autres peinaient pour gagner leur vie! Ils avaient des responsabilités, des tas de devoirs! Les enfants, par exemple, ils donnaient beaucoup de soucis! Il fallait les emmener à l'école! Mais, lui, il ne veillait qu'à son confort! Madame Birkel avait raison: il ne savait pas ce que c'était que le travail! Il en mettrait un coup, il rentrerait dans le rang, avec fierté!

        Il ferait partie de la grande famille des hommes! Il les aimerait et en serait aimé! C'était sa frustration, sa névrose qui déformait son regard! D'ailleurs, n'avait-il pas toujours craint une relation? Il avait renoncé à satisfaire sa pulsion sexuelle, parce qu'elle lui causait de l'angoisse! Il était en pleine régression, selon le manuel!

        Il créerait un couple, fonderait une famille, dont il assurerait la subsistance! Il rirait avec les autres et oublierait ses erreurs passées! Madame Birkel ne recherchait pas le pouvoir! Elle n'écrasait pas! Sa haine n'était qu'une juste colère! Ce n'était pas elle le monstre, mais Cariou! Et si, malgré son changement, il était de nouveau meurtri, piétiné, méprisé? Eh bien, il montrerait ses bulletins de salaire, ses enfants, son chien!

        Non, ça ne marcherait pas! Il avait ouvert les yeux et il ne pouvait les refermer! Les enfants Doms le haïssaient parce qu'il n'était pas soumis! Et c'est pour cette raison qu'on l'avait toujours haï! Parce qu'il était lui-même et nullement esclave! Et comment aurait-il pu en être autrement? Pouvait-on dire à l'injustice ou au mal: "C'est bien! Tu as raison!"?

        Lui ne haïssait personne! Il avait toujours été doux, respectueux! Il comprenait le fardeau des autres et il était parfaitement docile, quand c'était nécessaire! Mais on ne le laissait pas tranquille, car on avait besoin de le blesser! Soudain, il ne pensa plus, car il savait que c'était inutile! Le doute est un lac insondable, où on se noie! Cariou avait de l'expérience et il se mit à attendre... Il était sûr que peu à peu son calme reviendrait, avec même de nouvelles idées!

        Il aperçut alors un petit insecte, qui avait réussi à entrer malgré l'absence de fenêtres! C'était une sorte de moucheron minuscule, mais qui déjà pouvait provoquer l'admiration! Son extrême sophistication était parfaitement visible et ses ailes avaient des couleurs de rêve! Chacun avait sa chance sur Terre, grâce à l'adaptation! Personne ne pouvait, sauf cas particulier, crier à l'injustice!

        Le petit insecte amusa bientôt Cariou qui rigola et son rire fut entendu par madame Birkel, qui écoutait! Désormais, ce serait une lutte à mort entre elle et lui!    

  • Les enfants Doms (XXIII-XXVIII)

    Dom10

     

     

     

     

     

                                            XXIII

     

        Sur l'île des Fous, Cariou était dans les champs, en compagnie d'Amir Youssef. Ils devaient nettoyer une parcelle de ses racines et ils étaient équipés de pioches. Il s'agissait d'enfoncer le fer et de peser sur le manche, pour faire sortir la plante! Mais dès que Cariou frappa le sol, la pioche rebondit! C'était dur comme du béton!

        Néanmoins, Cariou était heureux d'être dehors et il redoubla d'ardeur! "Oh là! Oh là! fit Youssef. Te fatigue pas, va! De toute façon, ce sera jamais bien!" Comme pour confirmer ce propos, madame Birkel apparut, suivi de deux gardiens, et aussitôt elle prit à partie les deux hommes!

        "Mais ça discute au lieu de travailler! dit-elle. Vous vous croyez sans doute dans un centre de vacances! Je vais vous apprendre à travailler, moi! Je veux voir de la sueur sur votre front! Rien n'est gratuit dans la vie! Il faut le mériter et c'est par le travail qu'on y arrive! Vous Cariou, rien qu'à voir vos mains, on comprend que vous êtes habitué à ce que tout vous tombe dans le bec! sans que vous fassiez d'efforts! Mais ici, ça va changer! Je vais faire de vous un homme, Cariou! pas une chiffe! On plante le fer et on sort la racine! Puis, on la coupe et y a tout le champ à nettoyer comme ça, avant midi! Non mais!"

        Soudain, Cariou fut pris d'une fatigue étrange et il considéra toute la parcelle... Ce n'était pas la tâche physique qui lui faisait peur, même s'il se savait peu résistant, mais il était abattu par la violence psychique du discours de la directrice, d'autant qu'elle n'en mesurait aucunement la stupidité! Madame Birkel était ivre d'elle-même! Elle était un mélange concentré d'égoïsme et de peur au plus au point! Elle était comme un bulldozer, à force de se mentir à elle-même! Elle ne distinguait rien et piétinait, c'est tout!

        Elle était malheureuse et ne se donnait même pas les moyens de changer cela! Elle croyait qu'on passait en force, qu'on pouvait détruire les autres, qu'ils devaient plier, qu'ils n'étaient pas vraiment des personnes, mais des esclaves qu'on devait remettre dans le droit chemin! Elle aboyait, assommait, pleine de rage, et tout cela sous le ciel serein, qui coiffait pour l'instant les lieux! Quelle situation absurde, car est-ce que quelqu'un était en train de mourir? Est-ce que des obus tombaient?

        Cariou décida de "l'ouvrir" encore une fois, par égard pour la vérité! "Madame, fit-il, je vous ai déjà dit que nous ne sommes pas seulement des estomacs! Nous avons la capacité de penser et notre travail spécifique est donc de développer notre esprit! Mais comment mieux y arriver, sinon en luttant contre notre nature animale, qui a soif de dominer et d'écraser? Nous devons prendre la direction opposée à la loi du plus fort! Or, sur ce sujet-là, vous ne faites absolument aucune avancée! Au contraire, vous prenez tout ce que vous pouvez! Vous ne vous réfrénez en rien! Vous voulez à chaque moment vous sentir la chef, la star! et peu importe les moyens! Autrement dit, vous n'avez aucune idée de c' qu'est le vrai travail! Vous ne savez même pas ce que le mot effort veut dire! Votre cerveau est aussi lisse que les mains d'une jeune fille!"

        Il y eut un court silence, puis la directrice explosa! "Non mais regardez-moi, c' morveux! cria-t-elle! Il n'a jamais bossé de sa vie et il donne des leçons! Attends un peu mon bonhomme! Je vais t'en faire voir! Tu vas me supplier Cariou! Je vais t' briser! Nom d'une pipe! Qu'est-ce que c'est que ce branleur, ce pisseux! Non mais, pour qui tu te prends Cariou! T'es rien du tout, t'entends! Tu vas me demander pardon à genoux! C'est moi qui t' le dis!"

        Madame Birkel appela ses deux gardiens et elle leur dit:" Foutez-moi cette bouse au trou! Elle a besoin de méditer! T'en fais pas Cariou, je vais m'occuper de toi!"

        Il était impossible de calmer la directrice! Elle était outrée, scandalisée qu'on ait pu lui tenir tête! On venait de l'injurier ou c'était tout comme! Elle était dans une fureur folle et on emmena brutalement Cariou. Derrière, Youssef n'en revenait pas! Il pensait que Cariou avait été bien fou de déclencher une telle violence! Ne suffisait-il pas de la "fermer"? On laissait dire, on avalait tous les bobards et la Birkel allait voir ailleurs! Youssef haussa les épaules et planta sa pioche, qui entama à peine la terre!

     

                                                                                                       XXIV

     

        Fahim Macamo, au sein des locaux d'Adofusion, réfléchissait! Certes, il aurait pu concevoir rapidement une application, comme le faisaient tant d'autres, mais un produit connaît du succès, a une longue vie, s'il correspond à un véritable besoin! Il fallait donc encore s'interroger sur la société, pour mieux la comprendre et définir ce qui séduirait et serait vraiment utile aux enfants Doms!

        Beaucoup de jeunes se plaignaient de la pression qu'exerçaient sur eux les réseaux sociaux, car, pour être accepté, reconnu, on devait avoir un certain profil, s'habiller de cette manière, penser telle chose, aimer ceci et bref, on ne pouvait être tout à fait soi-même! "Il en a toujours été ainsi, songeait Macamo, on a toujours utilisé des signes pour se distinguer des autres et montrer son rang social..."

        Mais que se passait-il pour les enfants Doms? On savait qu'ils étaient hostiles à tout ce qui pouvait diminuer leur domination, puisque cela leur causait de l'angoisse! A l'occasion, ils se révoltaient contre l'autorité, la police et même ils détruisaient leur environnement, s'ils le trouvaient trop convenu, trop sage! Qu'il n'arrivât rien les mettait en rogne! Pour dominer, il faut du chaos! Ils n'aimaient donc pas la normalité, mais est-ce à dire qu'obéir aux codes des réseaux sociaux les rebutât?

        Ils y étaient au contraire particulièrement sensibles! Mais, d'après Macamo, il n'y avait pas là de véritable paradoxe! La même peur, qui produisait une domination monstrueuse, imposait encore de faire partie de l'élite, d'être parmi ceux qui comptent, et l'enfant Dom tenait à montrer qu'il n'était pas ringard, mais à la page! Les marques, notamment, étaient pour lui "vitales"!

        Au fond, ce qui gênait le plus l'enfant Dom, c'était une apparente inertie, l'impression que les choses stagnaient! La compétition des réseaux sociaux, bien qu'elle menât à la norme, excitait son ego, animait sa domination, apaisait son inquiétude, tandis qu'un quotidien bien réglé ou une autorité bornant son plaisir le troublaient, l'angoissaient et provoquaient sa révolte! Il y avait donc un lien entre l'égoïsme des enfants Doms et le temps ou la patience! Si on voulait "sauver" l'enfant Dom, pour "sauver" également la société, il était nécessaire d'être soi-même tranquille, en paix!      

        L'application de Macamo prenait un sens... Elle attirerait l'enfant Dom vers la contemplation! Elle le ferait mûrir! Elle lui apprendrait peu à peu à se détendre, à se sentir en sécurité dans la vie même, puisque c'est elle qui nous avait créés, à la suite d'une longue adaptation! La nature, notre berceau, devait être présente dans la future application!

        Soudain Macamo regarda ses collègues: ils allaient et venaient entre les bureaux ou bien ils avaient la tête dans l'écran! A quel moment s'enchantaient-ils eux-mêmes de la beauté, de la magnificence des paysages? Leur priorité était la technique et leur réussite! Ils étaient eux aussi rivés à leur "nombril"! Comment auraient-ils pu trouver de véritables solutions, pour que le monde allât mieux? Qu'est-ce qui pouvait guérir leur impatience, alors qu'ils étaient suspendus à des chiffres, des résultats?

        Une question demeurait cependant... Comment amener les enfants Doms à s'intéresser à la contemplation? Les jeux guerriers faisaient évidemment leurs délices, mais le spectacle de la nature, avec son apparence figée, les ennuierait immédiatement! Pourtant, c'est bien le contact avec un temps plus lent qui nous fait grandir et nous révèle même les solutions...  "Le conte, l'imaginaire de la forêt, les fées et les lutins! s'écria Macamo. Par là, je peux capter l'attention de l'enfant Dom! Le merveilleux le conduira au beau!"

     

                                                                                                           XXV

     

        Dominator était inquiet! Il avait devant lui son ministre de l'économie et les nouvelles n'étaient pas bonnes! Dominator s'efforça de comprendre les graphiques qu'on lui présentait et il n'y comprenait pas grand-chose, ses connaissances dans le domaine étant limitées! Par contre, ce qui était parfaitement visible, c'était des lignes qui allaient toutes vers le bas et des chiffres en rouge qui avaient valeur d'avertissement! Malgré tout, Dominator voulut discuter un peu de la logique des événements et il dit: "Je vois que l'inflation est galopante et que pour la freiner on a augmenté les taux d'intérêt! Normalement, on agit ainsi pour ne pas inciter à la consommation, ce qui diminue la demande et stabilise les prix!

        _ Hum, oui...

        _ Mais en même temps vous avez augmenté les salaires! ce qui ne peut que relancer la consommation et donc l'inflation! J'avoue que je ne comprends pas!

        _ Hem! Oh! Hem! Euh, l'économie n'est pas une science exacte! Loin de là! En fait, on peut voir l'économie d'un pays comme une grosse machine sensible, si je puis dire! On a des manettes pour agir sur elle, mais l'action d'une doit être compensée par une autre! C'est un délicat équilibre à trouver! Hum!

        _ Ouais... Alors concrètement, ça veut dire quoi?

        _ Ben, nous plongeons dans la récession! Notre croissance est quasiment nulle! Nous risquons même un défaut de paiement de notre dette! Les caisses sont horriblement vides!

        _ Mais bon sang, je vois de l'argent chez certains! Y en a qui se goinfrent! Faudrait les taxer!

        _ Vous voulez qu'ils s'enfuient? Hum! Nos quelques rares grandes entreprises, celles qui rapportent de l'argent, doivent être ménagées!

        _ Soit! Mais vous voyez une solution? C'est vous le spécialiste!

        _ Eh bien, je vois effectivement un problème, hum! Normalement, pour relancer une économie, il faut être créateur, inventeur! Si vous êtes à l'origine d'innovations, qui changent la vie, au point de devenir irremplaçables, vous décrochez le jackpot! Tout le monde achète chez vous, vous créez des emplois, une dynamique pour tout le pays! C'est comme si on avait un cœur neuf! un cœur de jeune homme et l'économie peut faire des cabrioles, si je puis dire! Hi! Hi! Hum!

        _ Très bien! Mais alors pourquoi nous ne sommes pas inventeurs?

        _ Euh... Hum...

        _ Qu'est-ce qu'il y a? Vous transpirez, on dirait!

        _ Ah? Je ne l'avais pas remarqué!

        _ Bon d'accord, je vous promets de ne pas me fâcher, quoi que vous me disiez! Hein, ça va comme ça?

        _ Hum, oui! Pour que quelqu'un soit créateur, il doit être libre! Prenez par exemple l'histoire de l'informatique... Elle commence par des potaches qui bidouillent et qui même rêvent de mettre en commun leurs connaissances! Ils sont idéalistes, car leur horizon est entièrement dégagé! Résultat des entreprises devenues des monopoles, qui récoltent des milliards!

        _ Et alors? Nous vivons dans une démocratie, avec un Parlement...

        _ Hum...

        _ Bon sang! Cessez d'avoir peur et videz vot' sac!

        _ Eh bien, vous concentrez tout de même le pouvoir! Les quelques oligarques qui font fortune vous sont soumis! Ils se gardent bien de vous faire obstacles! En vérité, le climat est lourd, oppressant... Le soir, je...

        _ Ma patience a des limites!

        _ Hein? Mais bien sûr! Et bref, pour conclure, je dirais qu'il n'y a pas de créativité économique sans véritable démocratie! Si vous voulez vous sentir puissant, à la tête d'un pays compétitif, il faut partager le pouvoir! Vous devez prendre le risque de voir une réelle opposition!

        _ Bien, bien, je ne vais pas vous virer, car vous êtes tout de même compétent! Mais maintenant laissez-moi!"

        Dominator se servit un verre, comme à chaque fois qu'il était préoccupé, et il regarda sa ville qui semblait trembler sous l'orage! "Partager le pouvoir, songeait Dominator, et devenir la proie des médiocres! Me sentir comme les autres, petit et limité? Pas question! Je règne!" "Il va y avoir des émeutes! lui dit sa conscience...

        _ Bah, on les matera!"

     

                                                                                                          XXVI

     

        A l'Université, le professeur Ratamor avait de nouveau toute l'attention des étudiants de l'amphithéâtre! Il était encore une fois le maître! le centre d'intérêt! Bien sûr, il gardait un visage austère, quasiment impénétrable, professionnel jusqu'au bout des ongles, mais tous ces visages qui buvaient ses paroles, toutes ces jeunes vies qu'il allait marquer à jamais lui donnaient un pouvoir immense! On eût dit une perfusion de miel! 

        Pour ne pas s'enivrer, il se racla la gorge et dit: "L'esprit scientifique doit se demander ce qu'il sait! Il sait ceci, il sait cela, parce qu'il peut le prouver d'une manière objective! grâce à la logique, au raisonnement, à l'expérimentation, à la méthodologie! Le scientifique n'y est pour rien! Ses goûts, ses penchants n'entrent pas en ligne de compte! Il constate, c'est tout! Le scientifique est absent du résultat, puisque celui-ci existe sans lui!

        _ Excusez-moi, professeur..."

        Ratamor leva la tête, pour voir qui l'interrompait ainsi et il frémit: c'était de nouveau Piccolo! "Ouais! cria presque Ratamor. Enfin, je veux dire oui! Qu'est-ce qu'il y a ?

        _ Il paraît évident que vous nous amenez à rejeter la subjectivité et donc la beauté! Elle ne saurait être l'objet d'une science qui ne peut qu'être matérialiste! C'est bien ça?

        _ Vous pensez beaucoup trop, Piccolo! Mais admettons... et où voulez-vous en venir?

        _ Mais un animal qui crie son triomphe sur un adversaire ne s'enchante-t-il pas de sa propre force? Vous-même, n'êtes-vous pas galvanisé par l'attention qu'on vous prête? Le sentiment du beau ne naît-il pas de notre domination? Quand nous admirons les nuages, les étoiles ou la mer, n'est-ce pas parce que nous sommes touchés par leur grandeur? Mais vous vous dites: "Pour être sûr, je m'efface, je laisse parler la logique!" Vous n'existez plus en somme, mais qu'est-ce que cette science qui tue l'homme, qui le sépare de lui-même, puisque la beauté lui est viscérale et qu'il la place dans la subjectivité?

        _ Mais qui êtes-vous, Piccolo? Qui vous envoie? Qui vous a dit: "Va saboter les cours de Ratamor!"?"

        _ Mais personne! Mais vous devez aussi comprendre que, si nous ne réglons jamais les problèmes, c'est parce que la science fait de nous des étrangers dans le monde!

        _ Hi! Hi! Le morveux! C'est lui le prof! Tu sais rien, Piccolo! T'as aucun diplôme! T'es un cauchemar, c'est tout!

        _ Je me demande où est passé votre savoir, votre retenue?

        _ Attends, je monte!"

     

                                                                                                      XXVII

     

        Andrea Fiala était toujours sidérée par le monde! Elle écrivait: "Il faut le dire, mais la plupart des individus ramènent toute l'existence soit à leur queue, pour les hommes, soit à leurs fesses, pour les femmes! Et ce n'est même pas normal, puisque les animaux ont des périodes de reproduction!

        Mais il ne faut pas oublier non plus que la domination est indissociable de l'angoisse! Plus la seconde se fait sentir et plus la première réagit et se renforce! Nous connaissons bien cela maintenant! Or, le sexe est un moyen fondamental d'affirmation de soi! L'animal en rut fait sentir sa force! L'homme qui veut dominer attire l'attention sur ses parties génitales, dans le but de soumettre l'autre! Plus rien n'existe que cette "supériorité", ce qui fait que la solitude et le vaste monde disparaissent! Il n'y a plus d'angoisse!

        Chez la femme, la soumission est obtenue par la séduction! Les fesses accrochent le regard et dès lors la femme n'est plus seule! Elle devient le centre d'intérêt, car elle sent le désir qu'on lui porte! Même si c'est fugitif, cela lui sert de repère et elle peut ainsi passer de regard en regard! Elle est stabilisée et là encore la grandeur de la vie ou de la ville sont réduits à une domination personnelle! Rajoutons que, si la femme n'aime pas ses fesses, elle peut utiliser bien d'autres parties de son corps et on en voit par exemple avec des seins comme des canons!

        Mais comment peut-on ne voir du monde que son sexe ou autrement dit son nombril? Certes, le plus grand nombre n'est pas développé intellectuellement, ne s'intéresse pas aux choses de l'esprit et surtout se trouve très vite sous la pression de trouver un travail! Il est à la merci d'une hiérarchie, mais qu'il fait lui-même subir! Il ne veut pas comprendre que les coups qu'il reçoit sont les mêmes que ceux qu'ils donnent! et que c'est donc sans fin! Pire, il refuse tout ce qui ne le flatte pas! La solitude et le silence lui sont odieux et il préfère s'abrutir devant des écrans, qui semblent parler encore de lui!

        Même s'il est impossible de juger, car nul ne sait ce qui est en chacun, on ne peut qu'être horrifié devant une telle petitesse, un tel égoïsme! Encore si celui-ci rendait heureux, mais c'est la haine qui triomphe! Ah! Mais pas question non plus de reconnaître son malheur! Nous voilà bien!

        A l'inverse cependant il y a le chemin spirituel de Jack! Dans la rue, il ne cherche pas à dominer! Il est tout simplement! Pourtant, les hommes et les femmes qu'ils croisent veulent le soumettre, car il représente de la force! Mais d'où vient-elle? Jack s'appuie sur la beauté! Elle est partout et lui donne un sens! Il est chez lui, avec la dimension du monde! de l'Univers même! L'infini est en lui, sa peur absente et sa paix souveraine!

        Mais on l'agresse, au lieu de le connaître! On le déteste même, car il ne cède pas! On le méprise, on veut le détruire, car il n'est pas soumis! Que ne lui demande-t-on pas son secret? Que ne suit-on pas son exemple? Mais que croit-on? Qu'on va vaincre le vent? Qu'on est respectueux en piétinant? Qu'on finira par être le roi ou la reine? Que la mort est une plaisanterie?

        L'immensité est à côté et nous n'en voulons même pas! Nous pourrions être libres, mais restons prisonniers de nous-mêmes! Nous préférons haïr chaque jour! Nous aimons notre enfer, nos coups de dents! Nous pleurons, nous crions, en gardant notre nuit! Nous sommes sourds et aveugles, mais demandons la justice! Nous rêvons du bonheur, mais léchons le cambouis!"

     

                                                                                                         XXVIII  

     

        Madame Birkel, la directrice de la prison, avait un moyen sûr pour se détendre! Dans son logement, elle prenait place sur un divan et elle écoutait les enregistrements des supplications des prisonniers, quand ils étaient au mitard et passés à tabac! Cette "musique" l'apaisait, lui redonnant le sentiment de son pouvoir, d'autant que certains, bien qu'elle ne fût pas présente, en venaient à l'implorer elle-même, à l'appeler par son nom, afin que leur souffrance s'arrêtât!

        Quel doux chant à son oreille! En ce moment, elle se berçait avec les plaintes d'un jeune gars, qui s'était suicidé depuis! L'enregistrement était d'une grande qualité et les cris du détenu semblaient provenir de la pièce d'à côté! On entendait: "Non, je vous en supplie, non! Madame Birkel! Non, je vous en supplie! J' ferai plus le mal, madame Birkel! J' vous en supplie! (Sanglots!) Maman, j' t'en prie! non! (sanglots!)"

        Il avait fini par l'appeler maman! Hi! Hi! Quel idiot! Mais c'était bon! Chaque pleur était comme un baume! Il faut dire que ce jeune-là en avait fait baver à madame Birkel! Elle avait eu sa revanche! D'ailleurs, dès le deuxième ou troisième passage à tabac, il suffisait juste de placer le détenu dans le mitard et de lui dire que les gars allaient passer s'occuper de lui! Le souvenir de la "séance" précédente était si fort que les jérémiades commençaient, avant même les coups!

        C'était là qu'on atteignait des sommets dans la prière, qu'on avait des cris déchirants,  des "arias" délicieuses, de sorte qu'il arrivait à madame Birkel de libérer le prisonnier, sans le faire battre, et alors quelle volupté! Un homme baisait les mains de la directrice, lui répétait merci, merci, lui disait combien elle était bonne et même... belle! Elle pouvait en faire ce qu'elle voulait! Il était son chien, son esclave! Elle était son dieu! L'homme n'était plus qu'une pâte molle! Il était brisé! A jamais il avait un maître et c'était madame Birkel!

        "Maman, non, je t'en supplie, non! (Sanglots) Je t'en supplie!" La directrice arrêta l'enregistrement, légèrement agacée! Avec Cariou, ça ne marcherait pas! Il y avait quelque chose de vieux en lui..., comme si dès le départ il avait connu la douleur, le désespoir! Il avait sans doute pris conscience de l'injustice, de l'existence du mal à un âge ou on est protégé par le cocon familial! On pouvait lire dans ses yeux qu'il avait beaucoup réfléchi et qu'il devait s'attendre à tout, même au pire! 

        Il ne crierait pas! Il ne supplierait pas! Il aurait mal, mais il ne serait pas brisé! Il ne perdrait pas de vue qu'il était le gentil et que c'était les méchants qui le frappaient! Il fallait quelque chose de plus sophistiqué pour le faire perdre pied, un véritable travail de sape! Et on avait ça ici, sur l'île des Fous! Des chercheurs, plus ou moins scrupuleux, travaillaient  sur le cerveau et particulièrement sur les champs psychiques! Ils avaient inventé un appareil qui bombardait l'individu, avec de la haine! Ils appelaient ça de la boue psychique!

        Enthousiasmée, Madame Birkel avait prêté son concours et ils avaient capté toute sa hargne, sa fureur, son sadisme, sa sournoiserie! Elle s'était laissée aller! Tout ce qui la rongeait était sorti! C'était comme des coups de marteaux, des flammes et les chercheurs avaient tout recueilli dans leur appareil! C'était un faisceau psychique qui traversait le mitard! Le prisonnier était trouvé en position fœtale, on eût dit une huître!

        Il fallait le redresser, l'aider à retrouver l'extérieur et s'il reprenait sa place parmi les autres détenus, il demeurait sombre, dépressif, sujet à la crainte et aux larmes! Il était comme coupé du monde des hommes, étranger à lui-même et aux autres! Il n'existait plus vraiment! 

  • Les enfants Doms (XIX-XXII)

    Dom9

     

     

     

     

                                            XIX

     

        Cependant, entre-temps, RAM changeait de physionomie! à causes des enfants Doms! Leur domination psychique était telle qu'elle leur créa une bulle physique, dans laquelle ils vivaient et se déplaçaient! C'était comme une mutation, le fruit d'une adaptation, car cette bulle était d'une manière produite par l'enfant Dom lui-même! Il ne s'agissait pas d'une nouvelle technologie!

        C'était une matière étrange, quasi transparente, qui apparemment enveloppait quiconque était à proximité et pourtant elle avait ses limites, elle constituait une zone d'influence, sans pour autant déformer les objets alentour! On voyait les enfants Doms se mêler au trafic, parmi les autociels, mais on se disait: "Voilà encore un nouveau "truc"! Les choses vont si vite!"

        L'enfant Dom, dans sa bulle, pouvait se rendre où il voulait! Elle le soutenait et obéissait à ses moindres désirs! Elle était une partie de son corps et réagissait au monde extérieur! Ainsi l'enfant Dom survolait la ville en se sentant en sécurité et mine de rien il devenait le maître partout, car sa domination psychique s'exerçait incessamment sur tous ceux qui se retrouvaient dans sa bulle!

        Si cette domination avait été physique, nul doute qu'on aurait regimbé, mais elle était somme toute fugace et impalpable! d'autant que beaucoup d'habitants de RAM s'étaient "habitués" à être méprisés, par peur surtout de perdre leur travail! On acceptait donc cette domination, d'une manière furtive elle aussi, en baissant légèrement la tête par exemple, et les enfants Doms s'en amusaient, puisqu'ils trouvaient là un excellent exercice à leur pouvoir!

        Le plus étonnant, c'était qu'ils s'entendaient entre eux, alors qu'on se serait attendu à les voir rivaux et concurrents, en train de s'affronter! Ne vivaient-ils pas de leur domination et la collaboration n'imposait-elle pas de contrôler, de diminuer sa puissance ou son égoïsme? Mais force était de constater que les enfants Doms se reconnaissaient, se liaient par le sentiment élitiste de partager les mêmes valeurs! Ils étaient au-dessus du lot et d'ailleurs n'avait-il pas un "ennemi" commun, cette société d'adultes qu'ils méprisaient et qu'ils voyaient constituée de veaux?

        On assistait alors à des phénomènes dérangeants! Par exemple, des bulles se regroupaient et se mettaient à conduire les autres, les gens de la rue comme un troupeau! grâce à des pressions psychiques ici et là! Eh oui! Les enfants Doms prenaient plaisir à voir cette docilité d'esclaves, cette attitude soumise, qu'ils ne comprenaient pas au fond! En effet, ils n'avaient pas encore à gagner leur vie! Matériellement, ils profitaient toujours de leurs parents et ils ne connaissaient rien de cette angoisse du lendemain, de cette crainte de manquer! Ils n'en avaient cure, car la puissance de leur domination les grisait et les rassurait!

        Ne devaient-ils pas devenir les maîtres? Ils pourraient alors demander aux plus faibles de travailler pour eux, d'assurer leur subsistance! N'était-ce pas déjà ce qui arrivait? Ils conduisaient les humains comme du bétail et c'était donc un élevage qui prolongeait celui des animaux! Si on commandait les hommes, on obtiendrait d'eux tout ce qu'ils produisaient! La domination psychique semblait la voie du futur et les bulles circulaient à toute allure, joyeusement!     

      

                                                                                                         XX

     

        A l'Université de RAM, le professeur Ratamor faisait son show! Il les tenait ses élèves et il allait leur montrer ce qu'était un grand esprit, comment on pouvait tout comprendre de la vie, jusqu'à ce qu'elle tournât entre les doigts, telle une balle de ping-pong, et ce grâce, mon Dieu, à une chose que tout le monde possédait, à savoir la raison, à condition bien entendu de l'utiliser! Ah! Ah! 

        Voyons voir... Ratamor déambulait sur l'estrade de l'amphi, sous les yeux éberlués de centaines d'étudiants! Voyons voir...  N'hésitons pas à être salace, ça les touchera et ils pigeront plus vite! "Bon! Hum! dit Ratamor. Pendant des siècles, l'homme a regardé vers le haut! Il était plein de jérémiades! Il suppliait le Ciel! (Petits rires dans l'amphi!) Il priait, etc.! Et quand il priait pas, il faisait de la peinture, il barbouillait! Il récitait, en pleurant, des poèmes à des châtelaines ! Ou bien encore il parlait aux animaux, pour leur apprendre la politesse! (Rires!)

        Bref, l'homme prenait la position verticale, dans l'espoir d'apercevoir Dieu, mais s'il agissait ainsi, c'était faute d'adopter la position horizontale, celle du Missionnaire notamment! (Emoi des étudiants!) Je sais, j'y vais un peu fort! Mais il vaut mieux dire les choses telles qu'elles sont! Un peu de crudité permet d'éviter beaucoup d'ambiguïtés! Car qu'est-ce qui se passe, quand on s'empêche de baiser? quand on refoule? Eh bien, on sublime, on compense! Et ça donne quoi? Des névroses: l'art, le mysticisme ou la zoophilie!   

        La raison! Elle garantit l'équilibre! Mais bien entendu, cela demande de satisfaire sa pulsion sexuelle! Les délires sur la beauté, vous les mettez au placard, d'accord? Je veux voir ici des gens raisonnables et responsables! des gens qui ont la tête sur les épaules! Ainsi nous ferons le bonheur du monde! Les problèmes, on les résoudra un à un! La raison est notre meilleure alliée! La science est le flambeau des peuples! (Applaudissements!) La beauté, elle, est une invention de l'homme et d'où vient-elle, sinon de nos frustrations!"  

        A ce moment, un étudiant leva une main, ce qui eut don de fâcher Ratamor! On lui coupait un peu de son triomphe, mais il avait prévenu: on pouvait intervenir et il répondrait! Il avait même encouragé cela! Donc, il dut se résoudre à laisser échapper un oui grinçant, pour attendre la question!

        "Professeur, dit l'étudiant, je m'appelle Piccolo et je voudrais savoir à quel moment séparez-vous la beauté de la pulsion sexuelle? Parce que, si je désire une femme, c'est que je la trouve belle, bien roulée si vous voulez! (sifflets!) Mais c'est déjà de la sublimation, n'est-ce pas? L'art est tout prêt, presque un danger dans mon lit! Donc, pour être le plus sain possible, est-ce qu'il ne vaudrait pas mieux se masturber? On pourrait juste rêver à une soumission bien dure, bien perverse, ce qui éviterait tout contact avec la beauté! Voyez! 

        _ Mais qu'est-ce que vous êtes en train de débiter, mon gars?

        _ Vous croyez vraiment qu'on peut séparer la beauté de tout ce que nous sommes?

        _ Je me demande d'où tu viens! Est-ce que tu ferais pas partie d'un groupe d'extrémistes religieux, par hasard? En ce cas, je te prierais d' calter!

        _ Mais pas du tout! C'est juste que votre raisonnement me paraît inexact et même... enfantin!

        _ Ben voyons! Tu vas voir tes notes, mon salopard! (Silence!)

        _ Mais elle est où votre raison? votre sagesse?

        _ Mais c'est toi qui fais la leçon maintenant! Attends, je monte! (Effroi!)"

     

                                                                                                       XXI

     

        Le grand-père n'avait pas ses petits enfants et il regardait une de ses roses! Il en cultivait quelques unes, ce qui était devenu une rareté dans RAM! Celle-là il lui avait accordé beaucoup d'attention et il était maintenant récompensé! Au bout d'une longue tige hérissée d'épines, d'un berceau de feuilles vertes était née une petite fleur, fragile, d'un rose indéfinissable, qu'il aurait été impossible de reproduire par de la peinture, et qui charmait l'œil du vieux, comme si la plante en avait été amoureuse!  

        Au fond, le grand-père était toujours sidéré par la formation de la matière! Une graine enfouie développait d'abord ses racines, puis elle se dressait fièrement et ses feuilles fonctionnaient tels des capteurs solaires! C'était des cellules qui s'ajoutaient les unes aux autres et qui avaient leur propre "programme"! La vie s'élançait avec ardeur!

        A cet instant, le grand-père sursauta, car un homme venait d'atterrir dans son jardin! "Inspecteur Vitkov! Autorisation 5 B! cria-t-il dans un microphone. N'avez-vous pas vu un jeune se cacher par ici?" Le grand-père fixa une seconde les lumières clignotantes que le policier avait sur les épaules, puis il répondit: "Non!" Aussitôt l'homme traversa le jardin, pour escalader le mur d'en face et disparaître! Il émanait de lui une agitation brutale, mais le vieux ne s'en offusqua pas: il fallait bien que la police fît son travail!

        La ville devenait, hélas! de plus en plus violente et il ne pouvait en être autrement! Quand il n'y a plus que la situation matérielle qui compte, les plus pauvres et ceux qui sont rejetés, pour une raison ou une autre, ne voient pas d'autres chemins que la délinquance ou la criminalité pour exister, pour donner un sens à la vie et avoir le sentiment d'être respectés! C'est le pouvoir ou la mort!

        Le vieux plongea en lui-même, en abaissant légèrement la tête, telle sa rose, puis le calme revenu, son esprit se mit à chanter doucement et un poème apparut, comme un parfum! Le voici:

     

                                     LA MODERNITE

     

    Dieu pour elle est ringard!

    On y était contraint!

    Depuis, arrive en gare

    De la raison le train!

     

    Elle en sort en vraie star!

    Son sourire éblouit

    Et elle a pour les tares

    Du passé un bon louis!

     

    Pourtant, où est le phare,

    Quand tout va dans la nuit?

    Pourquoi tant on s'effare,

    Si on sait ce qui nuit?

     

                                                                                                             XXII

     

        Andrea Fiala continuait son combat dans la clandestinité... Elle écrivait: "Si chacun produit un "champ psychique", il serait bon de s'interroger sur ce qu'il doit être, afin que nous ayons les meilleures relations possibles! Nous avons vu que les enfants Doms étaient de véritables trous noirs et qu'ils n'acceptent les autres qu'à la condition que ceux-ci leur soient soumis! Rien ne doit troubler leur bulle dominatrice!

        Ainsi, la cohésion sociale avec les enfants Doms semble impossible, puisqu'ils empêchent le développement des autres et que toute résistance à leur pouvoir provoque leur haine! Entendons-nous cependant... Les enfants Doms ne sont pas vraiment conscients de leur action néfaste! S'ils exercent cette pression démesurée, c'est parce qu'ils n'ont pas trouvé d'autres solutions à leur angoisse, face au vide apparent de la vie!

        Rappelons que nous sommes sans idéologie, c'est-à-dire sans direction et même sans avenir, à cause du réchauffement climatique et de la pollution! La peur est tellement forte qu'elle produit un égoïsme hyperconcentré, tel l'effondrement gravitationnel à l'origine du trou noir! La bulle dominatrice de l'enfant Dom est absolument hermétique et on peut comprendre que la moindre brèche peut y conduire à la panique, avec toute la violence propre à cette situation!

        Mais, si l'enfant Dom a l'air agressif, c'est surtout qu'il essaye d'étendre son pouvoir, puisque lui-même apprend à se connaître! Il découvre normalement l'existence, mais il n'en demeure pas moins qu'il ne s'intègre que s'il reste le maître, que si son angoisse ne réapparaît pas! Ainsi, on voit certains enfants Doms devenir des chefs d'entreprises, à la tête d'empires, qui leur permettent de croire encore que le monde est selon leurs désirs!

        Cependant, les enfants Doms sont de plus en plus nombreux et la société se fragmente toujours plus! La plupart en effet n'obtiennent pas la toute puissance, restent anonymes et dans ce cas, ils refusent de travailler! Servir, se plier à des horaires et ne serait-ce qu'obéir diminuent leur bulle dominatrice, leur semblent odieux, car la peur est toujours là dans l'ombre et fait haïr toute ingérence! Les postes les plus fuis, ce sont ceux qui demandent le moins de qualifications et il est facile de comprendre pourquoi: la condition y paraît humiliante, avec une tâche répétitive et un statut social qui "rabaisse"!

        Il faut croire que les enfants Doms, qui ont atteint l'âge adulte, vivent encore des revenus de leurs parents, ou bien profitent des aides sociales, ce qui poussent certains à vouloir les supprimer! Mais là n'est pas la solution... Le problème, comme on le voit, est bien plus profond! Si on veut changer les enfants Doms, la contrainte et surtout la menace ne peuvent qu'aggraver la situation! Puisque c'est la peur, au fond, qui fait l'enfant Dom, il faudrait guérir cette peur et en avoir trouvé soi-même le remède!

        Imaginons le médecin des enfants Doms... Il ne devrait pas avoir recours à la domination, pour lutter contre son angoisse, mais au contraire il en serait totalement libéré! Le sentiment de sa valeur ne dépendrait pas de sa réussite sociale! Sa frustration ne le conduirait pas à la haine! Il n'aurait aucune envie de détruire! Il puiserait indéfiniment dans la simple joie d'exister! Il aurait confiance! Il serait en paix! Voilà l'oiseau rare! Mais est-ce que la seule raison pourrait nous le fournir? Elle se nourrit de données objectives, mais quel chiffre, quelle équation la rassureraient? Si elle a foi en elle, n'est-ce pas plutôt qu'elle flatte son amour-propre? Dans ce cas, elle reste dépendante de sa domination...    

        Le stoïcisme est-il la solution? Le détachement évite la haine... Mais où est l'enthousiasme, l'espoir? Le médecin des Doms ne doit pas être un éteignoir, mais il propose au contraire une domination sans bornes! Mais celle-ci s'enchante de toute la diversité de la vie! Elle est aussi curieuse que forte! Elle n'essaie pas de triompher!"

  • Les enfants Doms (XVI-XVIII)

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                                                   XVI

     

        Andrea Fiala avait trouvé refuge chez une amie et elle reprenait son activité d'écriture! Elle avait reçu un message crypté de Macamo, qui l'avait rassurée et auquel elle avait répondu! Toutefois, elle restait inquiète au sujet de Cariou, mais, pour l'instant, elle ne voyait pas comment l'aider! Enfin, elle pensa que le mieux était qu'elle reprît son travail pour l'OED: cela chasserait ses idées noires et continuerait la lutte! 

        "Peut-on vraiment renoncer à sa domination? se demanda Andrea. A priori non, car qu'est-ce qui nous est plus naturel que de nous sentir bien, heureux, triomphant, plein de force et d'espoir? N'est-il pas normal de réussir, de voir son travail payer, d'être salué, respecté? Comment pourrait-on vouloir s'éteindre, dire non à la promotion, à l'élévation sociale, au rayonnement du succès? Il faut voir comment certains animaux satisfaits chantent, expriment toute leur vitalité dans le soleil!

        Lutter contre sa croissance, n'et-ce pas se condamner soi-même à la névrose, à la maladie, à la dépression? Tout le monde connaît maintenant les dangers d'un refoulement excessif! Pourtant, les problèmes sont bien là! Ici, dans RAM, nous avons tout et nous ne sommes pas contents, ni en paix! La montée des partis extrémistes en témoigne! Face à une situation inquiétante et complexe, la tentation est grande de choisir la radicalité, qui semble "éclaircir" le ciel, rassurer en désignant des coupables ou en fermant les frontières! L'égoïsme n'aime pas la nuance!

        Mais, d'une manière plus générale, nous dévorons la planète, nous la polluons et épuisons ses ressources! Nous misons alors sur des énergies "vertes", plus respectueuses de l'environnement!  Nous gardons foi dans le progrès et nous pensons que les innovations futures nous sauverons, mais il n'est pas difficile de constater que dans bien des cas nous ne faisons que déplacer le problème! Telle nouvelle technologie a besoin de métaux rares et la voilà autant, sinon plus destructrice que la précédente! Ce que nous appelons la modernité, n'est-ce pas une grande fuite en avant, parce que nous sommes incapables d'ouvrir les yeux?

        C'est pourquoi certains préconisent de moins consommer ou un fonctionnement plus sobre, traditionnel, mais plus solide! Il s'agirait d'un "retour en arrière", d'arrêter une course à la sophistication technologique, de limiter nos besoins! Mais est-ce possible, même si on serait conscient de préserver la planète? Pour se contraindre, l'homme ne doit-il pas être obligé? Ne faut-il pas la catastrophe pour changer profondément son comportement? Peut-il accepter l'immobilisme, sans éprouver de l'angoisse? Que espoir aurait-il à s'enfermer? N'est-il pas né pour imaginer son univers absolument libre? S'il peut percevoir l'immensité, est-ce pour y renoncer?

        Inconsciemment, l'homme veut rêver! Il est là lui aussi pour s'enchanter de la gloire d'exister! La nature, dans sa force, ne lui dit pas autre chose! Il ne peut accepter de ne pas être le maître! Rien ne doit borner sa domination, sinon il dépérit! Il faut donc que celle-ci soit remplacée par quelque chose qui soit encore plus fort, plus avantageux! Quel gain pourrait orienter l'homme, au-delà de sa propre réussite? Et si on lui disait: "Tu n'auras plus peur! Ta vie sera pleine chaque jour, sans que tu aies besoin de vaincre! Tu n'écraseras personne et pourtant tu seras le plus fort! Ton espérance, ton éblouissement n'auront pas de fin! Ta connaissance sera toujours plus vaste! Ta liberté, personne ne pourra te la prendre! Tu seras le magicien, l'enchanteur, l'enfant! Tu seras jeune et vieux! le danseur des étoiles! la légèreté même! Tu riras du poids des autres! Tu seras la lumière parmi les morts!"

        Est-ce que l'homme ne serait pas intéressé? Est-ce qu'il n'aurait pas "envie de signer"? Il demanderait: "Comment? Quel philtre permet ce bonheur? Que dois-je faire?" Et on lui répondrait: "Là, là! C'est un secret! Il est dans la beauté!" Et on laisserait l'homme interloqué!"

     

                                                                                                                    XVII

     

        Cariou était au réfectoire de la prison et il prenait ses marques... C'était le déjeuner et il régnait une certaine excitation, malgré le lieu. Une serveuse s'arrêtait à chaque table et on voyait les détenus tendre vivement leur assiette, mais à ce moment-là madame Birkel fit son apparition! Elle avait un visage sévère, comme si elle venait d'être victime d'une injure!

        Qu'est-ce qui la tourmentait ainsi? Elle se mit à crier sur un jeune homme, qui prenait visiblement plaisir à manger: "Allez vas-y! Bouffe! Bouffe! Mais bouffe!" Le silence se fit et le jeune homme s'était figé! Une rougeur couvrait ses joues et il ne savait plus quelle attitude adopter! Il avait honte et madame Birkel se redressa: elle avait l'air plus satisfaite, comme si elle s'était nourrie de l'ardeur qu'elle venait d'éteindre! 

        "Elle est comme ça, la Birkel! murmura une voix à l'oreille de Cariou. Elle se réjouit d'humilier! Elle veut tout le monde sous son contrôle et elle nous appelle ses enfants! Tu parles! Les gars n'osent pas moufter, car après on est passé à tabac par les gardiens ou pire!"

        Cariou se tourna vers celui qui lui parlait et il découvrit un vieux détenu. "Je m'appelle Amir Youssef, dit-il, toujours à voix basse.

        _ Jack Cariou."

        Les deux hommes inclinèrent légèrement la tête, pour se saluer, mais la serveuse était maintenant à leur hauteur! Chacun tendit son assiette, mais Cariou ne fut pas servi! "Apparemment, expliqua Youssef, la Birkel ne vous a pas à la bonne! Vous avez déjà dû lui déplaire!" Puis, il commença à manger, à côté d'un Cariou dépité!

        Dans la cour, après le repas, Cariou essayait de se consoler en s'offrant aux rares éclaircies, quand une armoire à glace s'approcha! "C'est toi Cariou? demanda-t-elle. Tu vas déguster!" Derrière le costaud, il y avait déjà un petit attroupement, qui voulait assister au spectacle! Cariou regarda celui qui devait le corriger et il s'aperçut qu'il n'était pas méchant! La lumière, chez lui, n'était pas enfermée! Au contraire, elle ne demandait qu'à sortir et rayonner et l'homme devait faire peser sur elle l'un de ses épais sourcils, pour la masquer!

        Sans doute agissait-il ainsi que contraint et forcé! Cariou se décida à libérer totalement la lumière! Il la saisit près de l'œil et l'étira, ce qui surprit totalement l'autre, au point d'en être hébété! Le temps fut comme suspendu, puis soudain le costaud, qui avait éprouvé une légère douleur, mais comme quand on enlève une épine, tomba à genoux en pleurant, répétant: "Pardon! Pardon!"

        Cariou le releva et l'embrassa! Puis, il lui dit: "La vie est dure, n'est-ce pas? Les hommes sont sans pitié!

        _ Oui, oui, approuva l'autre, le visage plein de larmes.

        _ Mais maintenant, tu as une raison d'espérer! Sois heureux!

        _ Oui, oui!" reconnut le costaud, qui s'en alla.

        Il était à la fois lourd et léger et il ne prêta aucune attention à ceux qui avaient assisté à la scène et qui étaient médusés! Dès lors, Cariou eut une aura spéciale: on se demandait qui il était et on ne lui chercherait pas de noises, car il avait été placé de fait sous la protection du grand gars costaud, qu'on craignait!

     

                                                                                                                XVIII

     

        Fahim Macamo était devant une page blanche... On lui demandait de travailler à une appli consacrée aux ados, mais il la concevait pour les enfants Doms! En effet, ils étaient bien présents et ils constituaient une menace et s'ils ne formaient pas encore sans doute la majorité, ils ne faisaient que porter à l'extrême la domination qui commandait inévitablement les autres ados!

        En élaborant un produit pour les enfants Doms, Macamo répondrait donc aux besoins de tous les ados et le Metaverse, en mettant en scène les problèmes du quotidien, devait servir à les résoudre! La technologie pouvait changer le comportement des enfants Doms et assurer ainsi la cohésion de la société! Seulement voilà: que savait Macamo sur les enfants Doms? La plupart de ses connaissances venaient de Cariou! C'était lui qui avait éveillé Macamo, bien que celui-ci fût réceptif, à cause de son mal-être!

        Par exemple, Macamo ne supportait pas d'être bousculé aux caisses des magasins, par des gens qui se croyaient seuls au monde, qui ne comprenaient pas qu'on dût attendre, parce que les autres existaient! Il avait fallu les mots de Cariou, l'éclairage sur la domination, pour que Macamo vît une explication à l'égoïsme et combien la gêne qu'il subissait était loin d'être anodine, puisque la peur était profondément liée à la domination! "Si le Dom ne domine pas, il hait!" C'était une des règles mises en évidence à l'OED!  

        Macamo songeait à plusieurs difficultés... Par exemple, l'enfant Dom n'aimait pas l'ordre, ce qui est convenu! Pourquoi? Mais tout simplement parce que rentrer un tant soit peu dans un moule, dans une normalité, c'est diminuer sa domination, ce qui cause de l'angoisse! Ainsi, l'enfant Dom pouvait très bien se mettre à détruire les services nécessaires à son quotidien, comme la mairie, la bibliothèque ou le véhicule des pompiers! Donc, si une appli, par son succès, devenait comme une institution, tôt ou tard, elle ferait fuir les enfants Doms! Seul le sentiment de faire partie d'une élite les retiendrait, en rassurant leur égoïsme! Cela était encore vrai pour l'utilisation des marques, qui "situaient" les individus!

        Les enfants Doms étaient toujours à la recherche de la nouveauté, pour se distinguer des autres ados! Cette particularité rendait la croissance de l'appli problématique, d'autant que son patron, Owen Sullivan, lui, était obsédé par le chiffre des abonnés! A la première réunion commune, au cours de laquelle Macamo avait été présenté au reste de l'équipe, Sullivan n'avais pas cessé de parler de croissance, ce qui expliquait même pourquoi il n'hésitait pas à racheter ses concurrents! Au fond, Sullivan avait une peur terrible de voir les limites de son entreprise, car il lui aurait fallu alors accepter le temps et la mort!

        Il lui était nécessaire de croire qu'il pouvait gouverner le monde, le faire à son image! Il criait à son équipe: "Domination! Domination!" Et effectivement son empire médiatique se développait comme une bulle dominatrice et Macamo avait soudain compris que son propre patron était un enfant Dom dans un corps d'adulte! Sullivan montrait un destin, une solution que la domination maladive pouvait trouver! Mais ce n'était pas vraiment une adaptation! Bien au contraire!

        Sullivan était le maître! Il régnait sur des milliards de personnes, si on considérait que sa plateforme transformait la vie de ses abonnés, leur devenait nécessaire! Il était craint plus qu'aimé également dans son entreprise! Là encore sa domination se voulait absolue, à sens unique! C'était lui qui décidait et non les arguments! L'enfant Dom Sullivan ne s'était pas ouvert aux autres! Il ne les voyait pas dans leurs richesses, avec leur caractère unique! Il ne les respectait pas, mais il s'en servait!

        Et Adofusion grignotait le monde, par peur essentiellement!

  • Les enfants Doms (XI-XV)

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                                   XI

     

        On eût dit un ange, avec ses cheveux blonds frisés et sa tête de poupon joufflu, mais c'était un enfant Dom! Il avait été mis à l'essai chez un boucher, par ses parents qui étaient soucieux de son avenir! Encore écolier, il découvrait ainsi le monde, mais, quand on approchait de l'étal, on ressentait une certaine peur, une oppression sourde!

        L'enfant Dom paraissait en effet trôner, malgré son poste subalterne! Il réclamait toute l'attention, témoignant de sa domination psychique! Il trouvait parfaitement naturel d'être le centre d'intérêt, comme si on devait lui être immédiatement soumis! N'avait-il pas un physique de rêve? Sa suffisance était écrasante!

        Le boucher dut cependant s'en séparer assez vite! Il ne convenait pas! Il n'était pas motivé par son travail! Chargé de garnir des bouchées, il en réalisa deux en une heure! Il dit: "C'est difficile! Je n'y arrive pas! J'arrête!" Cela stupéfia le boucher! Il n'avait jamais vu une telle indifférence, une telle passivité, un tel égoïsme!

        Pourtant, l'attitude de l'enfant Dom s'explique assez bien! Lui seul existe! Il est le centre de tout! Dans ce cas, travailler, se rendre utile, n'est-ce pas dégradant? C'est de la domination en moins! C'est de la bizarrerie ou de la gêne en plus! L'enfant Dom ne voit les autres qu'à condition qu'on l'admire! Sinon il méprise le monde!

        Etrangement, c'est aussi à cause de ce comportement que RAM est toujours en ébullition! Régulièrement, la ville est troublée par des manifestations, qui dégénèrent volontiers, avec des violences extrêmes! Ce sont des gens qui se sentent démunis, exploités et qui tiennent à montrer leur mécontentement, face à un pouvoir jugé profiteur et au service des plus riches!  

        Pourtant, à RAM, on ne manquait a priori de rien! C'était l'une des villes les plus riches du monde et très peu y souffraient de la faim! Ce n'était donc pas la vie matérielle qui posait problème, même si bien entendu on pouvait toujours désirer plus! Mais ce qui déclenchait cette haine, cette violence, c'était une domination frustrée, le sentiment qu'on méritait mieux, un horizon bouché et la peur qui en découlait!

        La domination avait toujours été là, mais auparavant elle avait mené à des guerres ou à des révoltes capitales, car effectivement les obstacles au développement de chacun étaient bien réels, comme la supériorité innée de la noblesse par exemple! Mais RAM, avec le temps, était devenu une démocratie, bien que Dominator semblât y disposer d'un pouvoir disproportionné!

        Il n'empêche, il y avait des élections, un Parlement, un équilibre des pouvoirs et on ne voyait aucune barrière à un pauvre intelligent, pour sa réussite, son élévation sociale! Mais la domination est toujours en train de pousser et on réclamait l'égalité, ce qui voulait dire que celui qui était au-dessus devait descendre ou céder sa place! On voulait s'imposer, tout en parlant de justice! On ne prenait pas en compte les expériences de l'histoire, qui enseignaient que l'égalité ne pouvait qu'être forcée et qu'elle menait à un totalitarisme destructeur! On écrasait le plus fort comme le plus faible, au profit finalement d'une caste dominante!   

        Il ne venait à l'esprit de personne que c'était la domination elle-même qui était à combattre, car cela aurait demandé de renoncer à sa propre domination, à sa haine et à sa colère! Le sentiment qu'on eût voulu encore manipuler les plus pauvres  surgissait dès qu'on appelait au calme et à la mesure! Et puis quoi mettre à la place de la domination? Pouvait-on donner un sens à la vie autre que celui de son égoïsme et de son importance, si on ne s'ouvrait pas vers une spiritualité? On était dans une situation très étrange, car au bout des mouvements sociaux il n'y avait aucune demande précise! On ne pouvait demander la démocratie, puisqu'elle était déjà là! On ne voulait pas s'avouer qu'on ne savait pas! Certains d'ailleurs ne juraient que par le chaos, comme s'il apportait quelque chose!

        On ne disait pas qu'on désirait au fond le pouvoir, car le message était l'égalité! On ne reconnaissait pas son égoïsme, c'eût été s'avilir! On affrontait donc le gouvernement sans solutions! On obéissait à une colère dont on ignorait l'origine! RAM était secouée par des marées humaines, sous l'effet d'une lune mystérieuse! C'était une révolte animale, dépourvu d'esprit! On refusait d'évoluer et on se donnait des ennemis éternels! Les riches et les profiteurs étaient désincarnés, n'avaient plus qu'une vie d'épouvantails! Dire qu'on était dans une impasse était un euphémisme! Dans cette situation pouvait même éclater une guerre, entre deux villes qui avait échappé à la montée des eaux! Cela semblerait évidemment absurde, mais quand on ne voit pas de futur, on peut recommencer les erreurs du passé; l'ennui causant de l'angoisse!

     

                                                                                                             XII

     

        "Bonjour RAM! C'est Joe Parker qui te parle et le ciel est un peu gris, ce qui n'est pas plus mal car on a besoin d'eau! Tu es réveillé? On peut te causer? Tu as pris tes céréales? Bon, on va pouvoir décerner le prix du jour! Tu es prêt ou prête! Attention! Attention!

        Est-ce toi qui va être désigné héros ou héroïne de la communauté? Je rappelle à tous les p'tits malins que ce ne sont pas les algorithmes qui choisissent! Inutile donc de se creuser la cervelle en tout sens, pour essayer de faire le buzz! Il n'y a pas de recettes miracles, ni de martingales! C'est le comité directeur qui distingue un membre de la communauté et qui lui décerne le prix! Or, le comité directeur est animé des meilleures intentions! Il veut un monde plus beau, respectueux de l'art... et de l'environnement! Les ados qui ne pensent qu'à eux, qui ne cherchent que le succès, qui n'ont pas d'actions généreuses, eh bien, qu'ils quittent l'appli, la communauté! Est-ce que j'ai été assez clair?

        Attention! Attention! Le comité directeur a élu pour ce jour... Kaaaarinnna! dont vous pouvez voir le pseudo à l'image! Et comme on a eu le temps de la prévenir, elle est avec nous en direct: "Bonjour, Karina!

        _ Bonjour, Joe!

        _ Tu t'y attendais?

        _ Mais non, Joe! j'en ai le souffle coupé!

        _ Normal, c'est l'émotion! Alors, le comité directeur a été sensible à ton action auprès des chiens de RAM! Tu peux nous en parler un peu plus?

        _ Mais oui! Avec des amis, on recueille les chiens abandonnés et on leur donne à manger!

        _ Est-ce que tu comprends ceux qui abandonnent leurs chiens?

        _ Mais non, je pense que ce sont des personnes méchantes, car les chiens, eux, sont très gentils!

        _ Bien sûr! Alors, tu connais le principe! Depuis que nous parlons, on regarde aussi le nombre de followers sur ton profil... Et ça augmente grave!

         _ Oui? C'est formidable!

        _ Attention, Karina, on en est déjà à 50 000, avec autant de likes! Nul doute que tu vas atteindre le million en fin de journée!

        _ Oui, je remercie le comité directeur!

        _ Te voilà millionnaire, Karina, car bien entendu des publicitaires vont te proposer des contrats! Mais je suis sûr que tu feras discrètement les choses, Karina, selon les vœux du comité directeur, car tu es une bonne personne!

        _ Vous pouvez compter sur moi, Joe! De toute façon, une bonne partie de l'argent sera pour les chiens!

        _ Bien entendu Karina! Et c'est pourquoi la communauté t'aime et te fête! A bientôt, Karina!

        _ A bientôt, Joe!"

        "La vie de Karina vient de changer! Elle est maintenant dans la lumière! Mais il ne s'agit pas d'être célèbre! Ce n'est pas l'important, ni d'être riche! Surtout pas! Ce qui doit animer la communauté, c'est la soif de découvertes, l'échange, le respect de l'autre! Restons modestes! C'était votre fidèle serviteur, Joe... Joooe Paaaarker, pour le prix du jour! A demain, les amis!" 

     

                                                                                                        XIII

     

        "Tu sais, grand-père, maman dit que je suis trop jeune, pour avoir un smartphone! Mais je voudrais bien en avoir un! confia le petit garçon.

        _ Moi aussi, s'écria sa petite sœur.

        _ Eh bien, j'imagine que votre maman a raison et que vous devez attendre d'être plus grands!

        _ Mais pourquoi grand-père?

        _ Laissez-moi vous raconter l'histoire du petit Gabriel...

        _ Ah!

        _ Chic!

        _ Le petit Gabriel avait un très beau téléphone, qu'il emmenait partout et qu'il regardait tout le temps! Il allait avec son téléphone à l'école! Sur le trottoir, il avait le nez dessus! Quand il prenait son goûter, il devait faire attention à ne pas le salir avec de la confiture,  et le soir, il le mettait sous son oreiller, pour être sûr de le retrouver le matin!

        _ Hi! Hi!

        _ Mais, en fait, il y avait un mauvais génie dans le téléphone... et Gabriel était son prisonnier!

        _ Oh!

        _ Le génie disait à Gabriel: "Tu veux avoir des copains et des copines, n'est-ce pas Gabriel? Tu veux être aimé et qu'on te trouve super, non? Ou bien, tu préfères rester seul dans ton coin et qu'on pense que tu es un zéro?" Et Gabriel tremblait de peur à l'idée de ne pas être invité aux fêtes et qu'on se moque de lui!

        _ Evidemment! fit la petite fille.

        _ "Si tu fais ce que je dis, tout ira bien! rajoutait le génie, et d'abord tu vas porter un grand chapeau vert!" Et Gabriel arrivait à l'école avec un grand chapeau vert!

        _ Hi! Hi!

        _ Chaque jour, le génie ordonnait quelque chose! Gabriel devait aimer Patricia, mais détester Sophie!  aller à l'anniversaire de Jean, mais fuir celui de Pierre! Il devait boire tel type de yaourts, manger tel type de pain, dormir dans telle position! Il fallait être contre la guerre, les usines, la police, etc.! Gabriel avait froid dans sa chambre, car il ne voulait pas réchauffer l'atmosphère!

        _ Brrrrr!

        _ Le génie était intraitable! Si on ne lui obéissait pas, il menaçait! Gabriel avait peur de lui déplaire et il était tout le temps inquiet! Un jour, cependant, il perdit son téléphone!

        _ Han!

        _ Oui! Il ne savait plus quoi faire et il se mit à pleurer! "Qu'est-ce que tu as?" demanda une petite fleur à ses pieds! Gabriel baissa la tête et vit un bouton d'or, qui avait poussé dans une fissure du trottoir! Même s'il était surpris d'entendre parler une fleur, Gabriel était tellement désespéré qu'il répondit: "Mais j'ai perdu mon smartphone... et son génie va être en colère!" "Son génie! s'écria la petite fleur. Tu ne me trouves donc pas jolie!" "Oh si! fit Gabriel. Vous ressemblez à une goutte de soleil!" "Eh! Eh! dit encore la petite fleur. Voilà un mot gentil! Mais toi aussi, tu es une goutte de soleil! N'as-tu pas une tête, des jambes? Tu es unique comme moi! Il ne faut pas avoir peur de la solitude, car elle donne confiance en soi! Si nous étions des dizaines, tu ne me remarquerais même pas!" "C'est vrai!" admit Gabriel qui eut un sourire. Voilà les enfants, comment Gabriel fut délivré du mauvais génie de son téléphone!

        _ C'est une jolie histoire, grand-père...

        _ Oui et maintenant il est l'heure d'aller se coucher...

        _ Non, grand-père!

        _ Non? Comment ça, non?

        _ Nous ne voulons plus obéir au génie du jardin!

        _ C'est vrai, nous voulons prendre nos décisions par nous-mêmes!

        _ Vous êtes surtout des filous! Mais vous allez quand même rentrer vous coucher, car, par vous-mêmes, vous constatez que la nuit tombe et qu'il faut être en forme pour l'école demain!

        _ D'accord, mais c'est nous qui prenons la décision! Au revoir, grand-père!

        _ Au revoir les enfants!"

        Resté seul, le vieil homme ne put s'empêcher de s'écrier: "Bon sang!"

     

                                                                                                        XIV

     

        Cariou était dans le bureau de la directrice de la prison et il était détaché! Il savait qu'il allait entendre des bêtises, des paroles injustes et qui étaient commandées par l'hypocrisie, l'égoïsme, la haine et l'aveuglement! Pour l'instant, la directrice avait le nez sur son dossier, comme quelqu'un qui aurait pris de la "coke", sauf que c'était du pouvoir!

        "Bonjour, je m'appelle madame Birkel", dit la directrice, en relevant la tête. Elle avait le visage fin et sec! Le fard qui le recouvrait lui donnait une certaine jeunesse, mais la dureté du regard transparaissait à travers les lunettes! "Je suis la directrice de cet établissement, reprit-elle, et je tiens d'abord à vous dire que le nom "île des Fous" vient de ce qu'il y a ici une colonie de Fous de Bassan, et non parce que nos "pensionnaires" ont perdu la raison! 

        _ Bien!

        _ Cependant, il est vrai que nous sommes chargés de... rééduquer ceux qu'on nous envoie et que pour ce faire, nous n'hésitons pas à utiliser des méthodes scientifiques d'avant-garde! Et c'est d'abord dans l'intérêt du détenu! En effet, si nous pouvons modifier son comportement sans douleur, avec le traitement psychique approprié, il ne peut que s'en réjouir tant les prisons traditionnelles sont destructrices! De mauvaises langues, des collègues jaloux sans doute, ont voulu voir ici des détenus cobayes, mais je puis vous assurer que nous obtenons des résultats très satisfaisants!"

        Cariou ne répondit rien... Il n'avait pas à le faire de toute façon! Il se contentait de regarder la femme qu'il avait devant lui et il se rappela que plus la domination était élevée et plus elle fonctionnait comme une bulle! La directrice se débattait dans son monde et c'était elle qui était en prison!

        "Vous allez constater rapidement que notre quotidien est un mix, si je puis dire, entre le travail et les traitements! Mais même le travail peut être considéré comme une thérapie! Nous cultivons des champs et les détenus sont fiers de voir pousser leurs plants! Il est avéré que le travail agricole répare! Et puis il faut bien gagner son pain! C'est le sens même de la vie!

        _ Hum!

        _ Oui?"

        Avant de continuer, Cariou se demanda s'il n'avait pas fait un pas de clerc, car, au fond, il est inutile de discuter avec une personne dont l'équilibre repose sur le pouvoir, puisque la controverse même menace ce pouvoir et conduit à la peur et à l'agressivité! Mais Cariou pensa qu'il ne pouvait pas tout le temps se refouler et il se lança!

        "Il faut bien gagner sa vie, nous sommes d'accord, mais en même temps l'homme à la possibilité de penser et il est donc normal qu'il se demande ce qu'il fait là, sur Terre! Son véritable travail alors n'est-il pas de s'ouvrir à l'esprit? S'il n'utilise son cerveau que pour manger, en quoi est-il différent des animaux?" 

        Il y eut un lourd silence, puis la directrice replongea dans le dossier de Cariou, avant de reprendre: "Il est dit dans ces pages que vous avez une fâcheuse tendance à vous croire le centre de l'Univers! Paranoïaque, schizophrène et souffrant sans doute du syndrome du Messie! Avec vous, monsieur Cariou, je crois que nous allons avoir beaucoup de travail!"

        Cariou l'avait bien cherché!

                                                                                                              XV

            

        Fahim Macamo se disait qu'il devait se cacher pendant quelque temps, mais le meilleur endroit pour cela n'était pas l'ombre, mais la lumière! On examinerait sans doute les points de chute douteux, mais pas les vitrines! On penserait que la peur abat et non galvanise! Et Macamo était un programmeur génial!

        Il alla donc proposer ses services à une entreprise géante du Web, Adofusion, qui régnait sur le monde au-dessus des eaux et qui comptait plus d'un milliard d'abonnés! A l'accueil, on lui délivra un badge et il pénétra dans une ville à l'intérieur de RAM! On y trouvait des restaurants, un cinéma, des salons de coiffure, des bijouteries, etc.! L'atmosphère des lieux était à la fois studieuse et dynamique!

        Macamo fut reçu par Owen Sullivan, un homme de grande taille, aux manières cordiales, mais qui gardait tout de même un visage juvénile, ce qui laissait perplexe! Macamo, entraîné par Sullivan, découvrit des locaux décorés avec goût, très lumineux et qui laissaient voir les gens travailler! La philosophie de l'entreprise, cependant, s'exprimait çà et là par des photos d'enfants légendées! On pouvait lire: "Donne-leur ta force!" ou bien "Leur croissance est la nôtre!"

        Sullivan n'était pas n'importe qui: il était l'un des fondateurs d'Adofusion! Mais, quand son "bébé" en était à une étape importante, il se chargeait lui-même du recrutement! Or, la concurrence menaçait le développement de la plateforme et il fallait lui donner un nouveau souffle! Sullivan avait été très impressionné par les compétences de Macamo, mais il ne l'engagerait que si celui-ci apportait vraiment quelque chose de neuf!    

        Macamo, assis face à Sullivan, comprit ce qu'on attendait de lui et il imagina le metaverse au service de la domination, car c'est d'abord elle qui conduit les êtres, même si elle peut prendre toutes les formes du bien! Cependant, il est normal que l'adolescent soit plein de lui-même, puisqu'il se découvre! Macamo esquissa donc un univers 3D dont l'adolescent serait le centre et qui favoriserait l'esprit de compétition naturellement présent en lui! 

        Il serait ainsi valorisé et il pourrait même triompher, mais sous l'œil vigilant des communautés! Pour assurer la cohésion de la société et rejoindre la fusion de Sullivan, l'adolescent ne devait pas heurter les communautés, mais apprendre à respecter les autres! L'univers 3D de l'adolescent serait de plus en plus oppressant, à mesure que son comportement serait déplacé!

        Dans ce cadre, il était possible d'être incroyablement ludique et permissif, car on se consacrait sur l'essentiel! Les détails se régleraient avec le temps et les doigts dans le nez ou les mauvaises blagues servaient de détente! Sullivan fut enchanté des idées de Macamo et de son état d'esprit! Il l'embaucha de suite!

        Cependant, si Macamo paraissait tout aussi content, il ne se faisait guère d'illusions! Tant que la domination ne serait pas elle-même combattue, elle mènerait toujours au même résultat! Même Sullivan, s'il avait les meilleures intentions du monde, se rassurait en se sentant le chef et s'il ne commandait pas, il voudrait détruire! La seule manière de guérir les enfants Doms était de les aimer, de les apaiser, ce qui était impossible si soi-même, on avait besoin de dominés!

        La véritable paix est de s'ouvrir à la vie et particulièrement à la beauté! Elle fait comprendre que tout est tyrannie sans elle!

        A cet instant, de violentes sirènes d'ambulances retentirent, comme à l'accoutumée dans RAM! C'était le cri d'angoisse de la ville, la preuve qu'elle était perdue et Macamo, sans tarder, se mit à l'ouvrage!

  • Les enfants Doms (VI-X)

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                                VI

     

        "Fahim, Jack et moi, nous avons créé l'OED! écrivait Andrea. OED pour Organisation Ennemie des Dom! On considère qu'un Dom est un individu, homme ou femme, jeune ou vieux, dont la vie est essentiellement régie par sa domination! Entendons-nous... Nous voulons tous dominer naturellement, sentir notre réussite, notre valeur! Nous voulons nous développer évidemment, ce qui implique tout de même la satisfaction de notre égoïsme, mais il existe dans la domination toutes sortes de degrés!

        Notre raison et la civilisation nous invitent à contrôler nos instincts, à les dépasser, ce que nous faisons plus ou moins bien... Un individu à peu près lucide tempère sa domination, parce qu'il comprend qu'elle peut être destructrice, mais beaucoup vivent comme dans une bulle, qui impose la soumission des autres, et dans cette catégorie entrent bien sûr les enfants Dom!

        Mais pourquoi se dire ennemi des Dom, alors que nous ne voulons de mal à personne! Mais c'est bien la domination qui nous empêche de vivre heureux et même d'être libres! Sur le plan politique, ceci est déjà compris! En effet, nous avons déjà dit que toute idéologie est appelé à être combattue et à disparaître, parce qu'elle constitue un frein à notre développement! Ainsi le communisme s'est effondré, notamment parce que seul l'individualisme permet une économie forte! A quoi bon travailler, si ce n'est pour soi-même? La perspective de pouvoir s'enrichir amène la créativité!

        Le libéralisme, comme la démocratie, correspondent le mieux à nos aspirations, car ils ne sont point directifs et cela devrait être médité par toutes les gauches! Mais la domination doit être elle-même contrôlée, puisque dans le cas contraire elle conduit à l'exploitation! C'est une chose que tous les Etats modernes prennent désormais en compte: il n'y a pas de santé économique, s'il n'y a pas de santé sociale! Et vice versa!

        Mais la domination est en chacun de nous et elle est à surveiller dans tous nos comportements du quotidien! Nous sommes tous à priori de petits tyrans! Et si celui qui est à la tête d'une dictature, qui broie des gens ou lâche des bombes, nous effraie et nous révulse, celui qui est à notre niveau, dans la rue ou qui s'agite en nous, devrait également nous faire horreur! Si notre équilibre dépend de notre supériorité, il nous faut bien entendu des inférieurs! Un dominant a besoin de dominés! 

        Mais cela veut aussi dire que nous ne voulons pas que les autres se développent! Nous les voulons soumis, admiratifs et même craintifs! Ainsi la domination maintient les inégalités! Il est vain de croire que l'harmonie ou que la justice s'installent, tant qu'on veut dominer! Mais le problème est plus profond, plus vaste qu'il n'y paraît! Car c'est la domination qui nous aveugle sur notre condition, qui fait que celle-ci à la fois nous échappe et ne nous écrase pas! En effet, c'est en restant un animal que nous évitons les angoisses de nous sentir des êtres humains! Qui peut regarder la mort et l'immensité du cosmos sans troubles?

        Nous dominons donc pour ne plus avoir peur et la victoire et le succès et la réussite nous donnent pour un temps une pleine sécurité! Le sens de notre vie alors nous paraît évident! Mais cela veut aussi dire que si la domination s'arrête, rencontre un obstacle, la peur revient! Et ce d'autant que la situation générale est incertaine, sans idéologies, sans garde-fous! C'est pourquoi nous haïssons, nous méprisons volontiers dès que l'autre semble indifférent à notre personne, à notre pouvoir ou domination!

        C'est cela qui principalement rend notre quotidien si dur et impossible! C'est cette haine, ce mépris quasi permanent, que nous faisons subir à quiconque ne nous est pas soumis! Il nous faut être le centre d'intérêt, être considérés comme les maîtres, sinon le vertige de la vie nous donne envie de nous détruire les uns les autres!"

     

                                                                                                                   VII

     

        "La plupart des gens, rajouta Andrea, découvre le mal quand il est une affaire de justice, comme s'il n'existait pas en dessous d'un certain seuil! Mais la haine ou le mépris de l'assassin sont les mêmes que ceux de n'importe qui! Ils sont seulement à un degré plus élevé pour tuer!

        Le mal est permanent, partout, comme le bien sans doute! Mais c'est pourquoi parler de vacances semble toujours étrange! Certes, il est toujours agréable de ne plus obéir à des horaires, mais la domination, elle, ne prend pas de congés et peut frapper à tout moment! Il suffit de se montrer libre et heureux dans la rue, pour provoquer des regards de haine de gens que l'on ne connaît même pas!

        Pourquoi? Mais l'on comprend bien que le bonheur ou la liberté ne peuvent servir à la domination, qu'ils sont synonymes d'indépendance et si le Dom ne soumet pas, il hait! Il veut qu'on s'occupe de lui comme un bébé! Le mal n'est rien d'autre que la domination de l'animal chez nous, quand elle n'est pas combattue! C'est l'égoïsme triomphant et qui écrase!

        Mais, si la domination est si présente, si elle afflue en nous tel le sang, pourquoi demeure-t-elle invisible? Pourquoi croyons-nous  que les sources de nos problèmes sont autres, viennent d'éléments extérieurs comme le gouvernement, l'économie, la situation mondiale, etc.? Nous cherchons effectivement à nous débarrasser de toute contrainte, mais notre haine, celle due justement à la domination, nous empêche de voir clair et d'être objectif!

        Il faut, semble-t-il, être soi-même libéré de toute envie de dominer, pour se rendre combien celle-ci commande les autres et nous condamne! Car, par ailleurs, c'est bien encore à cause de la domination que nous dévorons et détruisons notre planète, et non par nécessité ou parce que nous sommes toujours plus nombreux! 

        Dominer, c'est se sentir supérieur au voisin et pour cela il nous faut toujours plus! Il faut une plus grosse voiture, une plus grande maison, des destinations de vacances plus lointaines, une meilleure école pour les enfants, etc., etc.: la liste est sans fin! On doit encore penser à protéger tous ses biens et ce sont encore des dépenses et de la peur de l'autre! On n'en a jamais assez, on n'est jamais tranquille, car en plus la mode change et le marché innove! Qui pourrait vouloir s'imposer, en restant ringard?

         Nous consommons donc bien au-delà de ce qui nous est strictement indispensable pour vivre! Pire! Nous sommes incapables de respecter la nature telle qu'elle est! Nous sommes fermés à sa beauté! Nous ne voyons pas l'intérêt de l'admirer et nous ne la comprenons même pas! Nous la considérons comme une chose étrangère, alors que nous en sommes issus, que c'est elle qui nous a créés! Mais d'emblée elle nous renvoie à notre angoisse, à moins que nous ne la dominions elle aussi! 

        Et nous voilà en rapport avec la nature uniquement dans le but de l'exploiter! Nous ne savons pas la voir autrement! Et ce sont des cultures à outrance, de l'industrialisation à perte de vue, des villes qui n'en finissent pas de s'étendre, de l'hôtellerie qui devient le paysage lui-même! C'est notre domination qui prend la place de la nature, qui la roule comme un vieux tapis qui gêne! Nous parlons de la biodiversité, comme si c'était une de nos productions ou une nouvelle technologie! Face à notre soif de dominer, le calme, la majesté de la nature, sa différence, nous font peur et nous signons notre arrêt de mort!

        Tout se passe comme si nous étions dans une chrysalide et que nous refusions d'évoluer, d'accepter le plein développement de notre conscience! Notre condition humaine nous invite à une découverte spirituelle, dont la beauté est la clé! Mais nous sommes terrorisés à l'intérieur d'une bulle dominatrice, qui ruine la Terre tel un nuage de sauterelles!"

     

                                                                                                              VIII   

     

        Quand Cariou rentra chez lui, il eut la mauvaise surprise d'y découvrir deux types assis dans son séjour! "Mais qu'est-ce...? demanda-t-il.

        _ On a trouvé plus pratique de vous attendre à l'intérieur, plutôt que dehors!" répondit l'un des types, avec une insolence non feinte.

        Pareil à son collègue, il était bâti comme une armoire à glace et tous deux portaient le même pardessus, comme un uniforme.  "Le grand patron veut vous voir! expliqua celui qui n'avait pas encore parlé.

        _ Et quand le grand patron veut voir quelqu'un, il vaut mieux ne pas le faire attendre! renchérit l'autre.

        _ Eh bien, dans ce cas, allons-y! répondit Cariou. Comme ça, je ne vous verrai plus chez moi!"

        Le trio monta rapidement dans une autociel et on fila au-dessus de RAM, en direction de la tour du Pouvoir! Cela n'étonna guère Cariou, car, depuis sa rencontre avec Œil d'or, il se disait que quelque chose se "tramait"!

        Près de la tour, le trafic était dense et à chaque instant une autociel sortait du bâtiment ou y rentrait! On pénétra dans un parking occupant tout un étage et bientôt un ascenseur mena Cariou vers le sommet de la tour, alors qu'il était toujours entre ses deux gardiens!

        Puis, ce fut un espace feutré, à la lumière tamisée et au personnel discret! Une belle femme, sans un mot, enleva Cariou aux deux types et, après avoir frappé à une porte capitonnée, le fit passer dans un vaste bureau! "Voilà l'antre de Dominator! pensa Cariou, qui bien entendu connaissait de nom le maître de RAM! Je vais enfin savoir ce qu'il voit du haut de sa tour!"

        Dominator était lui aussi un homme massif et il s'approcha de Cariou, un sourire inquiétant aux lèvres! "Monsieur Cariou, dit-il, je suis heureux de vous voir! Excusez-moi cependant de vous avoir comme forcé la main, mais je suis un homme pressé et je n'avais pas le temps de vous inviter, avec toute la politesse requise!

        _ J'imagine!" répondit simplement Cariou, sans croire un mot de l'explication de Dominator et jetant tout de même un coup d'œil par l'immense baie vitrée...

        Au-delà des immeubles serrés de RAM, on voyait l'océan à perte de vue et à cette distance, il paraissait intact, tandis que se promenaient à sa surface quelques doigts d'or du ciel!

        "Un verre? proposa Dominator.

        _ Non, je ne bois pas, merci.

        _ Ne me dites pas que vous êtes un de ces idéalistes farfelus, qui sont végétariens ou je ne sais quoi et qui apparemment n'ont aucun vice? 

        _ Non, si je ne bois pas, ce n'est pas par principe! C'est parce que je n'en ressens pas le besoin! En fait, je ne me fatigue pas!

        _ Ah! Ah! Voilà la meilleure de l'année! Vous ne vous fatiguez pas! Et vous le dites sans sourciller! Vous ne travaillez pas alors?

        _ Vous m'avez mal compris! Je voulais dire que je suis en paix avec moi-même!

        _ En paix? Et pourtant je me dois de vous demander ce que vous avez fait d'Œil d'or?  

        _ Je me doutais qu'il devait être au service de quelqu'un... Mais, rassurez-vous, je n'ai point touché Œil d'or! Disons que je l'ai vaincu à son propre jeu!

        _ Hum! Œil d'or était très fort...

        _ Pourquoi dites-vous: "Etait"? Votre employé va sûrement reparaître... Je n'ai fait que le renvoyer à sa propre angoisse!

        _ Vous êtes en effet quelqu'un de particulier, monsieur Cariou! Quand on se penche sur votre situation sociale, on est devant un mystère! Sur le papier, vous êtes le directeur d'une entreprise, l'OED, mais celle-ci ne semble avoir aucune activité et en tout cas, elle ne déclare aucun bénéfice! Vous trouvez ça normal?

        _ Si je vous comprends bien, vous me reprochez de n'être point utile à la société, c'est bien ça?

        _ Exact! Pour que vous puissiez vivre dans RAM, il faut apporter votre pierre à l'édifice! Sans travail, vous ne pouvez y avoir votre place!

        _ Bien! Alors qu'allez-vous faire des enfants Doms?

        _ Des quoi?

        _ C'est ma spécialité, mon travail: les enfants Doms! Ce sont des enfants qui vivent dans une bulle de domination psychique! Par exemple, Oeil d'or est un enfant Dom qui a grandi! N'avez-vous pas senti une certaine gêne auprès de lui, comme s'il était impossible de vraiment le diriger?

        _ Hum... Possible...

        _ Vous avez réussi à l'employer en lui laissant les coudées franches, la liberté d'exercer son propre pouvoir! Mais qu'allez-vous faire de tous les enfants Doms qui arrivent? Ils ne peuvent pas s'intégrer dans le monde du travail! C'est une question sincère que je vous pose!

        _ J'avoue que je ne comprends pas bien de quoi vous parlez! Mais il faut bien gagner sa croûte! On tient tout le monde par là!

        _ Oui et non! N'êtes-vous par surpris du comportement de certains?  On leur dit à droite et ils vont à gauche! La société n'a jamais autant paru fracturée et ingouvernable! Des enfants en tuent un autre, sans voir que c'est mal! D'autres attaquent des pompiers qui essaient d'éteindre un feu! Chaque jour, un fait vient nous stupéfier, car il défie le simple bon sens!

        _ Continuez, vous m'intéressez...

        _ Comment on en est arrivé là, sinon parce que le seul sens que nous pouvons donner à nos vies est celui de notre égoïsme ou de notre domination? Nous avons créé des monstres, qui résistent à l'angoisse en s'érigeant comme des dieux!

        _ Voilà Cariou! J'étais sûr que vous pouviez m'être utile! Vous êtes un sacré monsieur! Vous avez vaincu Œil d'or et je vous offre sa place!

        _ Cela n'ira pas... Vous me voulez dans vos rangs, pour servir votre pouvoir, pour neutraliser celui des autres! Mais c'est le pouvoir lui-même qu'il faut combattre! Entendons-nous... Un pays doit bien sûr être gouverné, mais on ne peut être heureux tant qu'on reste sous le joug de sa propre domination, et c'est ce message que je veux faire passer!

        _ Je regrette que nous n'ayons pas trouvé un accord, car maintenant je ne peux vous laisser libre! Vous êtes bien trop dangereux, d'autant que je ne vous contrôle pas!

        _ Vous ne pouvez pas m'arrêter sans accusation, sans jugement!

        _ Mais vous avez sans doute fait disparaître Œil d'or! Quant au jugement, ne craignez rien, tout se fera selon les règles! Cependant, vous allez bientôt regretter de ne pas avoir goûté à ce merveilleux whisky!"

        Dominator appuya sur un bouton et les deux malabars reparurent! "Monsieur Cariou ici présent, leur dit Dominator, est en état d'arrestation! Veuillez le conduire au poste pour la procédure habituelle!" Un sourire s'afficha sur le visage des deux crocodiles!

     

                                                                                                                       IX

     

        Le ciel était comme de la ouate grise et le bateau avançait péniblement! Il heurtait toutes sortes de déchets, des frigos, des fours et surtout de la matière plastique, qui le freinait ainsi qu'une marée d'algues! Cependant, on atteignait le large et le bateau, par instants, trouvait la mer libre et s'élançait, avant de "barboter" à nouveau!

        Cariou, sur le pont, regardait tout ça d'un œil morne... Son procès n'avait été qu'un simulacre... Au commissariat d'abord, on avait essayé de lui faire signer des aveux, car entre-temps le cadavre d'Œil d'or avait été retrouvé sur des rochers, le crâne fracassé! Le coupable idéal était bien sûr Cariou, qui n'avait pu nier avoir rencontré la victime la veille!

        Son avocat avait senti la partie perdue d'avance et il ne s'était pas battu pour l'innocence de son client, mais pour lui éviter une peine trop lourde! Les juges avaient semblé tenir compte de l'absence de preuves, mais ils avaient néanmoins condamné Cariou à cinq ans de prison, sur ce qu'on appelait l'île des Fous!

        "On envoie là-bas tous les gars qui présentent un risque contre le système! fit l'un des deux malabars qui ne quittaient plus Cariou!

        _ Ouais! renchérit l'autre. Tous ceux qui ont des idées bizarres et qui sont violents!

        _ Et on essaie de les rééduquer, rajouta le premier, avec des méthodes expérimentales psychiatriques! 

        _ Ouais, vous allez nous revenir sage comme une nonne, Cariou! Ah! Ah!

        _ Si jamais il revient! Car il y en a qui ne peuvent supporter le traitement!

        _ Y a leur ampoule qui claque! Ah! Ah!

        _ Moi, c' qui m'étonne les gars, répondit Cariou, c'est que vous ayez le pied aussi marin! D'habitude, les grands costauds comme vous, dès qu'ils ont quitté la ville, ils sont mal à l'aise, rien qu'à l'excès d'oxygène! Or, ici, sentez cette houle pesante et tout cette flotte! On monte, on descend! C'est mou sous nos pieds! Si vous rajoutez à ça les odeurs du moteur et cette petite bise qui refroidit les os, on a juste envie de frissonner, alors qu'une légère nausée nous envahit! Tenez, pour lutter contre le mal de mer, rien de tel qu'un sandwich de l'administration comme celui-ci! Regardez, entre la mie de pain, c'est quoi? On dirait du rat crevé, non?"

        Le visage des deux malabars se contracta et blanchit! L'un se pencha pour vomir par-dessus le bastingage, tandis que l'autre entrait précipitamment à l'intérieur du bateau, une main sur la bouche!

        Cependant, on arrivait à l'île et le cœur de Cariou se serra! Il avait cru les temps d'errance et d'instabilité révolus, car il avait construit sa paix! Mais voilà qu'il était de nouveau à la merci d'inconnus et qui n'avaient certes pas la profondeur de sa vision! Il allait de nouveau devoir affronter la haine et l'imbécillité!

        Les abords de l'île étaient d'ailleurs peu engageants... C'était des falaises noirâtres et abruptes et le petit débarcadère avait lui-même un aspect désolé! Là où on aurait pu s'attendre à une flottille dansante et colorée, il n'y avait qu'un ressac brutal, chargé de plastique!

        Enfin, Cariou sauta seul sur le quai, puisque ses deux gardiens n'avaient pas reparu, mais il y en eut deux autres pour s'occuper du nouveau prisonnier et on monta dans une mini voiture, afin de rejoindre les bâtiments! Ici, on n'avait pas besoin de menotter les individus ou de s'embarrasser de trop de précautions, l'océan gardait le tout!

     

                                                                                                                    X

     

        Andrea Falia n'avait pu voir Cariou qu'un bref instant au procès et elle était encore sous le choc! Pourquoi avait-on arrêté Jack? Il n'avait certes pas tué Œil d'or! Il n'était pas plus contre le pouvoir, mais au contraire il voulait la cohérence de la société, en se demandant comment pouvaient s'y intégrer les enfants Doms!

        Mais il est vrai aussi que de lutter contre la domination avait de quoi inquiéter n'importe quel pouvoir! Certains, même s'ils ont les meilleures intentions, commandent, imposent leurs règles et leur monde et ils ont peur de la liberté, car c'est bien leur domination qui les rassure et non leurs convictions ou leur foi!   

        "Pourtant, nous sommes bien dans une impasse, songeait Andrea à l'OED, avec nos crises perpétuelles et la destruction de la planète! Nous ne pouvons continuer comme ça!" L'esprit d'Andrea vagabondait et elle essaya tout de même d'écrire, car c'était ce qui lui donnait une existence, une réalité! Ce qu'elle voyait et comprenait, personne apparemment n'en parlait!

        Elle s'assoupit toutefois et fit un étrange rêve... Elle était dans une immense salle de réception, d'où on voyait en grand la mer et le port! Elle devait être dans la tour du Pouvoir et elle portait une très jolie robe! A ses côtés se tenait Dominator, ou du moins l'imaginait-elle, et cet homme massif, le maître de la ville, lui souriait, car c'était elle qui était à l'honneur!

        Dominator s'adressait à une assemblée, tout le gratin de la cité! et il disait: "Aujourd'hui, nous fêtons une femme d'exception, une citoyenne dont nous sommes fiers, un vrai talent littéraire, reconnu par tous! Son nouveau livre n'est pas seulement un best-seller, mais il a encore raflé tous les prix!"

        A cet instant, il y eut des applaudissements et Andrea fut comblée d'aise! "Je laisse maintenant la parole à la beauté et à l'esprit, ce qui est un mélange rare!" reprit Dominator, qui se tourna vers Andrea... Celle-ci s'apprêta à dire les mots qu'elle avait plus ou moins préparés, quand son esprit se troubla! Elle voyait tous ces gens qui la regardaient et elle se demanda: "N'est-ce pas ce que j'ai toujours voulu? de la reconnaissance? Ne suis-je pas maintenant le centre d'intérêt? N'est-ce pas mon moment de gloire? Moi, qui lutte contre la domination, ne suis-je pas justement en train de dominer?"

        Cette pensée la gêna et la réveilla, mais, en ouvrant les yeux, elle découvrit en face d'elle un adolescent nu et en érection! "Ma queue n'est-elle pas magnifique? dit-il. Je suis sûr que tu voudrais en goûter!" Andrea était une femme courageuse et elle se leva pour gifler violemment l'adolescent! Il en fut éberlué, mais aussitôt de petites créatures noirâtres, apparemment sans yeux, mais avec des dents proéminentes, se rassemblèrent autour de lui comme pour le protéger! Puis, elles se dressèrent menaçantes vers Andrea, en disant: "RAM! RAM!"

        Andrea fut prise de dégoût et elle glissa le long du mur, jusqu'à une sortie cachée, qui coulissait, et elle s'enfuit!

        Le même jour, Fahim Macamo lui aussi échappa au danger! A quelques pas de son domicile, une alerte de son invention le prévint qu'on l'attendait chez lui et il continua son chemin! Cependant, l'OED était dissoute!

  • Les enfants Dom (III-V)

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                                         III

     

        Fahim Macamo expliquait son dernier projet à Cariou: "Mon rêve, c'est de créer un appareil pouvant mesurer le champ psychique et qui avertirait donc sur la présence d'enfants Dom! On pourrait ainsi s'en protéger! Mais auparavant je dois établir une échelle dans les réactions du cerveau, en me servant bien entendu du tien!

        _ Je te le laisse et je vais me promener, c'est ça!

        _ Au contraire, tu vas aller faire un tour avec mes électrodes! Elles sont à la dernière mode, ne t'inquiète pas!

        _ Et qu'est-ce que je serai censé faire?

        _ Mais rien de spécial! Je vais enregistrer l'activité de certaines zones cérébrales et grâce à une liaison radio, tu me diras ce qui se passe, ce qui permettra par la suite d'associer mesures et événements!

        _ L'enfance de l'art!

        _ Exactement!"

        Macamo équipa Cariou de sorte que rien ne fut visible, puis il dit: "Te voilà fin prêt pour la grande expérience! Bien sûr, ton nom sera associé à ma renommée!

        _ Quinze ans de chicane, c'est ça?

        _ Ah! Ah! Nous deux nous empoignant encore sur la scène du Nobel, devant un public atterré! Bon, dès que tu es dehors, on fait un essai radio!

        _ OK!"

        Cariou retrouva l'air libre et entendit la voix de Macamo: "Jack, tu me reçois?

        _ Cinq sur Cinq!

        _ Bien! Je t'indique le degré de ton activité cérébrale et toi, tu me décris la situation!

        _ Roger!

        _ Correct!

        _ Pfff!"

        De courtes éclaircies balayaient RAM et les gens étaient un peu plus détendus, mais au micro Macamo s'écria: "Eh! Mais on est déjà à quatre, cinq sur mon échelle et c'est une surprise! Je m'attendais à ce que ça démarre bien plus doucement!

        _ Le plus difficile à admettre, Fahim, c'est que nous vivons essentiellement pour notre domination! C'est elle qui nous conduit et c'est pourquoi nous sommes dans une impasse! Elle monte à combien ton échelle?

        _ A dix! Mais j'espère qu'on n'ira pas jusque-là! Je n'ai pas envie d'imaginer ton cerveau comme une bouilloire! Mais qu'est-ce ce que tu vois, car il faut déjà que je prenne des notes?

        _ Ben, devant moi, c'est le truc habituel... Des hommes et des femmes qui cherchent à se faire valoir, qui jouent les m'as-tu-vu! Tout ce monde n'imagine même pas qu'on puisse vivre autrement! Et pourtant nous nous faisons encore la guerre et nous détruisons notre planète! Il serait temps de s'interroger!

        _ Tu prêches à un converti! Mais parle-moi un peu plus précisément des comportements, veux-tu?

        _ Eh bien, chacun est une île, qui vante sa destination! On s'efforce d'attirer le regard de l'autre, soit sur sa force, pour l'homme, soit sur sa beauté ou sa séduction, pour la femme! On s'aime grâce à ça et on ne va pas plus loin, ce qui fait que nous voulons toujours dominer, en nous rendant malheureux et incapables de paix!

        _ Oh! Oh! Ton activité monte à 7!

        _ Oui, oui, j'ai un enfant Dom à trois heures! Il est dans la position classique: l'air de rien, appuyé contre un mur et consultant son Narcisse! Pourtant, il n'arrête pas d'exercer sa domination psychique tout autour! Un vrai petit trou noir!

        _ 10! Jack! Tu es au maximum! Jack? Jack? Mais réponds-moi bon sang!"

                       

                                                                                                                IV

     

        Monsieur Croix était horrifié par le monde actuel! On y était largement impie! On y faisait n'importe quoi! C'était le chaos! Toute cette science notamment, qui détruisait la foi, son histoire, la profondeur de son message! Que disait-elle? Que nous étions issus des animaux? Que pendant des millions d'années il n'avait pas été question de Dieu? Que notre Univers était né d'une agitation de particules?

        "Les scientifiques, tous des apprentis sorciers! pensait monsieur Croix. Si on les laisse faire, ils sont capables de tout! Ils vont fabriquer des monstres! Ils n'ont aucun égard pour la vie humaine, pour l'œuvre de Dieu!" Monsieur Croix aimait son prophète, l'adorait, lui était tout dévoué et c'était par amour pour lui qu'il voulait le protéger, que sa colère était grande!

        Il se rappelait un temps où on respectait mieux la religion! Il y avait des sacrements, des cérémonies qui rythmaient la vie! Il y avait une vérité, une pureté même! On savait se tenir, on était bien éduqué! La parole divine n'était pas galvaudée! Elle était le trésor, la lumière et il fallait la garder de la souillure de la modernité!

        Que se passerait-il si monsieur Croix ne se montrait pas à la hauteur? Eh bien, son dieu lui demanderait des comptes, il serait jugé et peut-être condamné! Cela voudrait dire qu'il serait jeté sans pitié dans la nuit éternelle! Cela ne se pouvait! Monsieur Croix ne ménagerait pas ses efforts! Il serait un champion, ferme jusqu'au bout, implacable même!

        Sa haine bouillait en lui et se déversait en un flot intarissable! Pauvre monsieur Croix: il n'était pas heureux! Où était l'amour de son dieu, sa puissance, son rayonnement, son don, sa grâce, sa joie? Ne s'exprimait-il pas dans le beau ciel bleu, le rayon qui passait, dans le chant de l'oiseau ou le sourire de l'enfant? Mais monsieur Croix ne voyait que le mal! Il chevauchait le dragon et voulait lui crever les yeux!

        Ceux qui le croisaient en avaient peur, le fuyaient! Monsieur Croix les menaçait, les appelait à la soumission, à la rédemption! On devait aimer le dieu de monsieur Croix par la crainte! Il terrorisait! dans l'eau de la source? dans le vol du papillon? dans le chant de la grenouille ou celui du grillon, Non, c'est la chèvre broutant qui représentait le danger ultime! Pauvre monsieur Croix: il n'était pas heureux!

        Le ciel sur RAM était sombre souvent... Les visages fermés, les crises quasi continuelles! On se demandait si tout cela avait un sens! Les idées les plus farfelues, les plus absurdes, les plus injustes, les plus inhumaines surgissaient et plongeaient dans l'hébétude, l'abattement! On était par moments comme un homme qui cherche désespérément une faille, dans le mur qui lui fait face!

        Mais monsieur Pose avait un truc! Il ne le vous montrait pas tout de suite... Sans doute attendait-il un peu de confiance et en tout cas de l'attention! C'est soudainement au cours d'une discussion que monsieur Pose révélait son atout, sa préoccupation, sa raison de vivre et alors vous gagnait la stupeur la plus profonde!

        Mais de quoi était-il question? Eh bien,  monsieur Pose vous exhibait son œil de velours! Comment? Mais vous avez bien entendu, monsieur Pose a un œil d'enfant, un regard de Pierrot, une expression douce, tendre, qui lui sert de moyen de séduction, sans doute auprès des femmes, mais aussi avec les hommes! Et qu'est-on censé faire? Mais être séduit, conquis, être en admiration devant ce "truc" de monsieur Pose, dont il est parfaitement conscient et qu'il conserve et protège comme le fin du fin!

        Ainsi est monsieur Pose dans le cosmos! Les étoiles naissent et meurent dans l'immensité, des millions d'individus souffrent, mais monsieur Pose a la solution et c'est lui-même! On est abasourdi! Monsieur Pose se vénère!

        Dans RAM encore il existe des pratiques très étranges! Un service vient chercher des gens chez eux, jeunes ou vieux, riches ou pauvres, et les conduit de force jusqu'aux commerces! Là, les gens sont obligés d'acheter! Ils ne veulent pas de cette confiture, de ce chocolat, de ces beaux légumes, de ces yaourts onctueux, de ces fromages si appétissants! Ils ne désirent rien, mais ils n'ont pas le choix!

        C'est pourquoi, quand on entre dans un magasin dans RAM, on est très surpris! On voit, non des gens heureux d'acheter, mais des figures mornes, pincées, souffrantes, avec des gestes quasi mécaniques! D'ailleurs, certains accomplissent le plus vite possible cette corvée et on dirait des sauterelles humaines, tant elles "ravagent" les étals!

        Mais celui qui s'étonne et qui se demande où est le plaisir, car on satisfait un besoin, il doit se rendre compte que nul n'est libre ici, que tous agissent sous la contrainte et que c'est une particularité de RAM, difficilement explicable cependant!   

        Partout dans RAM on trouve sur les murs un étrange dessin! Il s'agit d'un œuf! parfois cassé ou de différentes couleurs! Il est posé dans les endroits les plus surprenants et même les plus inaccessibles et on se demande comment son auteur a pu les atteindre!

        Il y a là quelque chose de désespérant, de maladif, car le désir d'une reconnaissance est évident et effectivement un immense œuf signale le nid de monsieur Graf, qui est la poule du dessin! Il parle à quelqu'un de ses difficultés pour mettre la main sur telle peinture et il est surpris que le passant ne s'arrête pas, montrant son intérêt et le félicitant!

        Monsieur Graf attend le jour où son talent fera la une et il expliquera alors, sans honte, qu'il utilise un pochoir en forme d'œuf, avant de presser sa bombe!

        Madame Vite double tout le monde, quel que soit son moyen de locomotion! Vous êtes là tranquille et elle vous dépasse, ce qui vous fatigue subitement, car on vient de vous rappeler que la lutte ne s'arrête jamais! Madame vite, elle, rit sous cape; elle adore, elle jubile: "Encore un qui voit mon dos! se dit-elle! Encore un que je bouffe... et un homme en plus! A qui le tour! C'est moi la meilleure!"

      

                                                                                                             V

     

        Où était Cariou? Il ne le savait pas lui-même! Tout était noir autour de lui! Il était dans la rue... Il avait senti une menace... et l'animation du jour s'était subitement évanouie! Pourtant, la nuit qui à présent l'entourait n'était pas totale... Elle était éclairée par une vague clarté, qui permettait de déceler un mouvement lent et gigantesque!

        En fait, Cariou lui-même était entraîné par une force, qui semblait constituer un vaste tourbillon! Ce n'était pas toutefois violent, mais apparemment inéluctable, à cause de la puissance qui s'en dégageait! Que pouvait faire Cariou, sinon attendre? Il avait bien essayé de résister, il s'était opposé au mouvement, mais il était dans quoi? Il ne pouvait prendre appui sur rien!

        L'élément qui le cernait n'était pas non plus liquide, ce n'était pas un courant... La seule conclusion à laquelle arrivait Cariou, c'était qu'il était dans un espace... psychique! donc sous la domination de quelqu'un! Et ce quelqu'un avait assez de pouvoir pour éteindre les lumières du jour et imposer son univers! Cariou en eut la bouche sèche, car, s'il avait affaire à un enfant Dom, comme il le supposait, celui-ci devait avoir atteint un âge adulte, c'est-à-dire qu'il avait également la maturité physique!

        C'était quelque chose que redoutait depuis longtemps Cariou! Que se passait-il quand un enfant Dom, à la puissance de son esprit, pouvait rajouter celle de son corps? Car, bien entendu, qu'un enfant Dom n'eût plus peur des adultes, cela devait amplifier encore sa domination psychique! Il n'y avait même plus la borne d'être "rossé" par plus fort que soi, de recevoir au mieux une bonne fessée! Quel dieu fou était là dans l'ombre? Quel créateur monstrueux entraînait Cariou dans les ténèbres?

        "Je m'appelle Œil d'or!" fit une voix métallique et triomphante!

        Cariou regarda autour de lui et soudain il aperçut ce qui ressemblait effectivement à un œil d'or et c'était quelque chose qu'avait craint Cariou, à mesure qu'il prenait conscience que tout l'espace convergeait vers un point! Il allait de plus en plus vite vers un trou noir insondable et ce qui lui donnait la forme d'un œil, c'était bien sûr la lumière qui se concentrait à sa périphérie, avant de disparaître elle-même! C'était l'œil de la mort!

        "J'avais envie de vous rencontrer, Cariou! Je voulais vous mettre à l'épreuve, reprit la voix, mais je suis déçu! Vous ne pourrez pas résister plus que les autres! Vous êtes à ma merci!"

        Cariou ne répondit pas, car il se voyait bientôt englouti et soudain il imagina une palette, avec des tubes et des pinceaux! Il s'adonnait effectivement à la peinture, quand il était las de raisonner et qu'il désirait se plonger dans la beauté! Il opta pour des couleurs qui correspondait à son état d'esprit et le plus souvent il était la fois combatif et mélancolique, ou plutôt plein d'une joie douce à l'idée d'exprimer le feu, l'amour qui était en lui!

        Il trempa son pinceau dans la pâte et commença à peindre sur la nuit qu'il avait devant lui! Il travaillait vite, ne se contraignant pas, sûr que quelque chose allait se dégager et bientôt un paysage de montagnes, de canyons, coupé de chutes d'eau et brumeux apparut! C'était un paysage de rêve, vertigineux, envoûtant et qui créait un monde à part, ce qui fait que la nuit n'était plus là!

        A la place, il y avait deux hommes au pied d'une cascade qui semblait tomber du ciel! Plus loin la roche rougeâtre formait un labyrinthe de fosses, jusqu'à l'horizon voilé! Les deux êtres étaient Cariou et Œil d'or! Celui-ci était sans doute plus fort physiquement que Cariou, mais pour l'instant il était en proie à la peur!

        "Qu'est-ce qu'il y a, Cariou? s'écria-t-il. Qu'est-ce que vous avez fait?

        _ Mais rien! Je vous ai juste transporté en pleine nature!

        _ Alors pourquoi suis-je... angoissé?

        _ Mais parce que vous ne dominez plus! Toute votre vie repose sur la domination et c'est la condition animale! Or, ici, où il n'y a plus personne, je vous invite paradoxalement à la condition humaine! Vous devez trouver un sens à votre existence sans dominer! Inutile de vous dire qu'il ne peut être que spirituel, qu'une solution de l'esprit, puisque vous n'avez plus d'esclaves!

        _ Ramenez-moi d'où je viens, Cariou! J'étouffe! Je crois que je vais avoir une attaque!

        _ Pourquoi? Ces montagnes ne sont-elles pas majestueuses? Cette chute n'est-elle pas magnifique? Son écume ne brille-t-elle pas? En tout cas, vous pourrez boire de son eau et ne pas mourir de soif!

        _ Vous êtes fou, Cariou! La ville est mon élément! Je vous donnerai beaucoup d'argent, pour la retrouver! Croyez-moi!

        _ Et vous n'apprendrez rien! Et vous continuerez à faire le mal, à en soumettre d'autres et à les humilier! Car jusqu'à présent, c'est le mépris qui vous a nourri! Il est temps d'essayer de changer!  

        _ Cariou, ne me laissez pas je vous en conjure! J'ai... j'ai peur!"

        Mais Cariou rejoignit la lumière: n'était-il pas le maître de son œuvre? "Cariou!" entendit-il implorer une dernière fois.

  • Les Enfants Dom (XXVIII-II)

    Dom4

     

     

     

     

     

                                               XXVIII

     

        Cariou était de nouveau à lire chez lui tranquillement, quand une autociel se gara sous sa fenêtre! Les autociels pouvaient s'attacher à un réseau de tubes transparents, ce qui permettait d'atteindre rapidement son habitation! Mais personne ne descendit de ce véhicule!

        La situation était assez étrange, comme en suspens, et une tension s'installa dans l'esprit de Cariou! Que faisait le conducteur? Peut-être qu'il en profitait pour se détendre ou vérifier des papiers! Certains étaient comme ça! Ils se reposaient dans le monde clos de leur autociel, plus que dans leur appartement!  

        Tout de même, Cariou n'était plus tout à fait à sa lecture... Il ne percevait rien du véhicule, aucun mouvement et un conducteur, venu là pour faire le point, l'aurait rassuré ne serait-ce que par une geste anodin, car Cariou, derrière sa fenêtre, était parfaitement visible et on ne pouvait ignorer sa présence!      

        Mais l'autociel était comme opaque! Soudain, quoiqu'il gardât les yeux sur sa page, Cariou distingua une forme sortant du véhicule et qui disparut! Ce fut très bref, mais Cariou se relâcha, car il était de nouveau seul! Mais l'individu revint et cette fois-ci, il fit face à la fenêtre pour exprimer toute sa haine, avant de s'en aller! Il eût détruit Cariou, s'il l'avait pu!

        "S'ils ne dominent pas, ils ont peur, car leur monde s'écroule! songea Cariou. Ils ne rêvent plus que de tuer... et pourtant je ne fais qu'être chez moi et en paix! C'est incroyable!"

         Andréa profitait d'un rayon qui tombait dans les locaux de l'OED... Elle buvait un thé, dont la chaleur parfumée lui remontait au visage... Toujours à son travail, elle ne savait comment commencer cette fois-ci... Elle avait l'impression qu'elle ne serait pas à la hauteur de la tâche, tant le sujet paraissait vaste! Mais enfin, elle se jeta à l'eau...

        Elle écrivit: "Si c'est la domination qui nous anime, en nous donnant la soif de nous développer, d'où vient alors ce que nous nommons l'amour? Beaucoup de petits animaux sont profondément attachés à leurs parents, car ils sont entièrement dépendants d'eux! Mais qu'ils atteignent leur maturité sexuelle et ils s'en séparent! Les voilà normalement autonomes et cherchant déjà eux aussi à se mettre en couple!

        Pour les humains, c'est différent et plus long! L'adulte est le fruit d'une intense socialisation, qui passe par l'éducation, l'école, car ce que nous sommes est le résultat des siècles passés, de leurs expériences et de leurs connaissances! Nos comportements sont complexes, sophistiqués... Notre psychisme est toujours en train d'évoluer, ce qui fait que notre individualisation n'est jamais terminée!

        Mais l'amour viendrait de notre attachement familial... Il constituerait une sorte "d'enveloppe", qui n'est pas sans rappeler celle du fœtus, quand nous ne faisions qu'un avec la mère! Nos premiers liens sont fusionnels et pourtant nous voulons également être nous-mêmes; c'est la nature qui nous y pousse! Il s'ensuit que nous avons bien du mal à nous mettre debout, à déchirer notre "enveloppe", car nous la recréons volontiers avec d'autres! Ce sont nos premières amours, qui sont si fortes, mais qui en même temps s'évanouissent du jour au lendemain, car nous sommes appelés à nous connaître!

        C'est le psychisme qui fait essentiellement notre personnalité, mais curieusement il existe une relation entre la domination et notre maturité! Plus la domination est forte et moins nous sommes capables de "déchirer notre enveloppe"! Plus nous voulons dominer et plus nous en restons aux liaisons fusionnelles! Dominer fait que nous empêchons le développement de l'autre! Nous le maintenons dans un état de dépendance, nous le contrôlons par notre autorité, de sorte que ni nous ni l'autre ne s'individualisent totalement! C'est "l'enveloppe" qui continue! Ce n'est pas deux êtres qui s'acceptent dans leurs différences, qui se respectent, car, rappelons-le, c'est le pouvoir sur l'autre qui nous donne a priori le sentiment de notre importance, de notre valeur, et qui donc garantit notre équilibre!

        L'amour dominateur est par conséquent sans issue! Il mène tôt ou tard à la séparation, car celui qui est dominé veut s'échapper pour grandir! Et si le dominant est violent, on a des traumatismes ou pire un féminicide et de toute façon une destruction! Si la domination pousse à notre développement, il s'agit de la dépasser pour enfin aimer véritablement! Tant qu'on ne se sépare pas de sa domination, on reste prisonnier de son "enveloppe", on ne discerne pas l'autre, ni soi-même et on fait le mal sans le reconnaître!

        L'amour peut-il être autre chose qu'un chemin éminemment spirituel?"

     

                                                                                                             XXIX

     

        L'homme était au sommet de la Tour du pouvoir de RAM et de là il contemplait la mer sous un ciel d'orage! Des éclairs illuminaient les flots lointains et lourds, à cause des déchets! L'homme repensait à son enfance...

        C'était bien avant la montée des eaux et il était né dans ce qu'il voyait maintenant quasiment comme un taudis! Son père était un petit artisan au comportement instable... Il avait des crises qui faisait peur à son seul enfant! Il était imprévisible, il criait contre sa famille et on ne savait trop pourquoi! Il avait fini par sombrer dans la démence, laissant une trace qui ressemblait à un gouffre, dans l'esprit de son fils!

        La mère, elle, travaillait à l'usine et c'était elle qui avait assuré la subsistance de tous! Mais elle était craintive, soumise et on eût dit une esclave, au service de ses patrons! Tout en la respectant, l'homme n'avait pas cessé de la considérer avec un certain dégoût! Il ne voulait pas de cette peur, de cette "petitesse" et quand lui-même fut engagé à l'usine, grâce à sa mère, il n'y resta pas longtemps, tant il s'y sentait mal à l'aise et rêvait d'autre chose! Quoiqu'il fît, il ne pouvait pas subir une autorité qui n'était pas la sienne!

        Il avait erré quelque temps, connu des galères... Il vivait chichement, quand il s'intéressa à la politique, par l'intermédiaire d'un groupe auquel il s'était joint! On y parlait avec ferveur de justice sociale, d'égalité et l'homme s'y était intéressé, non pas par ce qu'il aimait son prochain, mais parce qu'il voyait là un bon moyen de combattre le gouvernement, afin de prendre sa place! Car au fond ce que recherchait avidement cet homme, sans même vraiment comprendre pourquoi, c'était le pouvoir!   

        Il avait donc participé activement à toutes le campagnes, quitte à se montrer violent, et son parti, profitant d'une grave crise économique, effectivement se mit à commander le pays! L'homme était déjà en haut, mais cela ne lui suffisait pas! Il voulait être le maître absolu! C'était plus fort que lui et il se débarrassa progressivement de tous ses concurrents, des "amis" d'hier, tout en devenant le chef, le personnage le plus important!  Ses moyens étaient peu avouables, criminels peut-être, mais on n'avait rien pu prouver et on avait fini par le surnommer Dominator, tant il semblait maintenant puissant!

             Cependant, dans RAM, peu le connaissait vraiment, car il n'aimait pas s'afficher! Il restait méfiant, comme s'il était le jouet d'une peur viscérale! Sans doute disposait-il désormais de la sécurité financière, mais qu'adviendrait-il si ses adversaires, malgré ses précautions, arrivaient à le renverser? Ne subirait-il pas le sort qu'il avait lui-même réservé à tant d'autres? Son argent ne le protégerait certainement pas! Il ne devait donc pas perdre le pouvoir et il était toujours aux aguets, jamais totalement tranquille, ce qui impliquait tout de même une certaine discrétion, de sorte qu'on pouvait même en imaginer un autre aux commandes! 

        Il évitait ainsi de se présenter telle une cible, ce qui ne l'empêchait pas par ailleurs de tout contrôler! Ses espions sillonnaient RAM dans tous les sens, lui rapportaient tous les faits, toutes les opinions et sa police agissait secrètement, avant les crises, les attaques! Malgré tout son pouvoir, Dominator sentait sous ses pieds comme un gouffre, un abîme d'angoisse et il lui fallait incessamment soumettre même ses collaborateurs! Il jouait avec eux comme le chat avec la souris! Il les inquiétait avec plaisir, car, bien qu'il eût recours à l'alcool, seul le sentiment de sa puissance l'apaisait vraiment et il gouvernait essentiellement par la terreur qu'il inspirait!

        Il appuya sur un bouton et une porte coulissa, pour laisser entrer Œil d'or! "Tu as quelque chose à me dire? demanda Dominator.

        _ Oui, un de mes "morveux", qui a beaucoup de talent, a été comme baladé par un gars bien plus fort que lui psychiquement!

        _ Tu sais qui c'est?

        _ Oui, un certain Cariou... On a peu de choses sur lui... et il est possible qu'il ne se doute même pas de son pouvoir!

        _ Mais il faut quand même s'en assurer! Tu t'en occupes! Je ne veux pas de menaces autour de moi!"

        Œil d'or s'inclina et sortit. Dominator se reversa une dose d'alcool et se replanta devant le spectacle de la mer... Elle était aussi sombre que lui!

     

                                                                                                                  XL

     

        Andrea écrivait toujours: "D'où viennent les idéologies? A leur origine se trouve généralement la pensée d'un seul, mais c'est la domination qui les transforme en système! Même si on veut le bien des autres, on peut se mettre à les diriger! On commande pour répandre ce que l'on considère comme la vérité! On obtient le pouvoir, on domine, pour imposer son idée! Ainsi ont fonctionné le christianisme ou le communisme!

        Mais la domination a besoin de sa liberté, car nous ne pouvons nous développer avec des entraves! C'est donc encore la domination qui chasse les idéologies, de même que c'est le tyran de demain qui renverse le tyran actuel! Notre égoïsme fait que nous tendons toujours vers la démocratie! Et le libéralisme ou le capitalisme ne devraient pas au fond être considérés comme des idéologies, car ils constituent le sol naturel de notre croissance!

        Qu'on veuille plus de justice, c'est bien normal, mais il nous faut aussi la plus grande liberté et c'est pourquoi nous avons entamé le vingt-et-unième siècle, avec un horizon dégagé de toute idéologie! Cela veut aussi dire que la science est devenue la seule à pouvoir nous éclairer, puisqu'elle s'appuie sur la raison et non sur les passions! Elle aussi n'a cessé de se développer, sans l'obstacle de l'idéologie, et elle nous montre notre infinie petitesse, pour ne pas dire notre insignifiance, dans une histoire aux dimensions vertigineuses! 

        Cette situation ne peut pas ne pas nous causer de l'inquiétude, d'autant que nous apprenons que nous détruisons peu à peu notre planète, par la pollution ou le réchauffement climatique! Mais que faisons-nous quand nous avons peur? Mais la même chose que les animaux: nous renforçons notre domination! Un exemple que tout le monde connaît est celui des crocodiles devant leur marigot qui s'assèche! C'est le plus fort qui va profiter en dernier de l'eau; les autres meurent ou partent!

        Quand nous sommes inquiets, nous faisons revaloir nos droits, nous réaffirmons notre force et c'est pourquoi nos pays, malgré le progrès et leur niveau de vie, sont toujours en crises! Nous n'acceptons aucun sacrifice, nous ne supportons aucune contrainte, car nous aurions l'impression de nous diminuer, ce qui nous conduirait à l'angoisse! C'est bien la domination, notre égoïsme qui est notre seul rempart contre la peur de l'infini! Et cela nous rend exsangue, sans avoir rien à donner!

        Mais c'est la jeunesse qui est la plus frappée par la situation! Elle voit son avenir incertain, bouché, inexistant même! Elle découvre des adultes incohérents, hostiles ou lâches et perdus! Elle est face à un monde hypocrite, qui n'a pas voulu voir, ni chercher les vraies solutions! Cette jeunesse est désemparée, d'autant que les idéologies, si elles étaient à combattre, n'en représentaient  pas moins l'autorité et donc la sécurité!

        Pour ne pas sombrer, les jeunes, à l'instar des adultes, se raccrochent à leur domination, mais sans retenue, tout entier, avec frénésie, car leur être n'a encore aucune solidité! Cela se traduit bien entendu par une fréquentation accrue des réseaux sociaux! Il s'agit de faire partie d'une pensée! Nous sommes à l'ère de la communication! On donne son avis, on se reconnaît dans ceux des autres! Mais aussi on se met en scène! On veut faire le buzz! C'est le Narcisse qui permet de se rassurer sur soi, sur son image, son influence, sa valeur!

        Mais la partie numérique est secondaire, c'est dans nos cerveaux que s'effectue la plus grande transformation! D'abord, la communication est une activité essentiellement cérébrale et le numérique ne "chauffe" qu'un seul muscle: notre cerveau! Celui-ci est sollicité anormalement, ce qui fait que la dépression atteint les plus jeunes! Mais encore la domination doit être constante, en tous lieux! Elle cherche à s'exercer sur tous, car l'enfant veut que le monde soit le sien!

        Ainsi il n'a plus peur! Face au vide sidéral ou de l'esprit, ne pouvant compter sur les adultes et sans espoir quant à l'avenir, l'enfant devient le dominant, même si ce comportement possède des degrés! Mais au plus haut, l'enfant est ce qu'on appelle à l'OED un enfant Dom, avec Dom pour domination! Car cet enfant-là est un pur "produit" de la domination! Il constitue une "bulle" psychique, qui contraint les autres à la soumission et qui hait et qui veut détruire, si elle rencontre un obstacle!"

     

                                                                                                      DEUXIEME PARTIE

                                                                                                            LA LUTTE

     

                                                                                                                   I

     

        A quoi pourrait-on comparer RAM? A un beau lierre sur un mur! Les feuilles sont brillantes et montent à l'assaut de la lumière! Les branches forment un réseau, qui permet une meilleure adhérence et RAM parait également guidé par la raison et solidaire!

        Mais on peut facilement décoller du mur le rideau de la plante et il s'effondre rapidement sous son propre poids! De même, on ne met pas longtemps à voir que la splendeur de RAM n'est qu'une façade! Il suffit de se pencher sur sa base, pour y découvrir avec dégout ce qu'on trouve encore à la racine du lierre, à savoir une vermine grouillante!

        On est stupéfié par son mépris, sa haine! On est abasourdi par sa pensée, son opposition, sa radicalité! On sent le vent de l'épouvante passer sur soi! On est désarmé devant une telle cassure! On se dit qu'il n'y a pas de vérité! que la vie ne repose que sur un sol mouvant et le désespoir nous envahit! 

        Car il est impossible de ramener la plupart à la raison! Les meilleurs arguments sont sans effet! On est en face d'une véritable hargne, une fureur, dont le poison, le mensonge peut rendre fou! On en vient à douter de soi! de sa propre vue! de son jugement! Nos doutes, nos craintes, nos traumatismes se réveillent! C'est la nuit, le vertige!

         Nous voilà nous-mêmes assoiffés, dans un désert! Certains, mis au pied du mur, vous tord votre raisonnement ainsi qu'une petite cuiller, pour mieux le retourner contre vous, comme s'il venait d'eux! C'est à en perdre la raison! Mais c'est notre psychisme qui garantit notre équilibre et percer l'armure des plus féroces, des plus dogmatiques, des plus méprisants, c'est faire entrer d'un seul coup tout le monde du dehors dans leur bulle, ce qui conduirait à son explosion, si une certaine folie ne venait pas la défendre!

        Car au fond il existe un tronc commun entre tous ces individus! Si on revient au lierre, on constate qu'il se ramifie de toutes les manières possibles! qu'il a une partie secrète, qui paraît même infinie! qu'il se propage au ras du sol, comme s'il voulait conquérir la Terre entière! que ses petites feuilles se développent partout, isolées, de sorte qu'on ne les remarque même pas! Et pourtant il suffit de les arracher, pour s'apercevoir qu'elles sont reliées à l'ensemble et qu'elle s'en nourrissent!

        Ainsi aussi sont les gens dans l'anonymat! Et leur tronc commun est la domination! Mais ils sont si éloignés des branches principales qu'ils en adoptent la pensée contraire, le jugement opposé, tellement qu'ils sont blessants, scandaleux et effrayants! Mais c'est là leur seule manière pour lutter contre la solitude, la peur, pour avoir le sentiment d'exister! Ce sont des îles qui utilisent le poison pour se construire! Car le problème est toujours de se faire valoir et on est prêt à nier le ciel et les nuages, si cela permet d'être au-dessus des autres!

     

                                                                                                                 II   

     

        "Dis grand-père, demanda la petite fille, c'est comment le paradis?

        _ C'est comme ici!

        _ Oh! Ben alors, c'est pas intéressant! s'écria le petit garçon.

        _ Ah bon? Et cette petite feuille éclairée par le soleil, est-ce qu'elle ne paraît pas allumée?

        _ Si...

        _ Et cette goutte de rosée qui scintille, est-ce qu'elle n'a pas l'air d'une perle magnifique?

        _ Si...

        _ Et cette chenille qui se tortille, est-ce qu'elle ne paraît pas sympathique? Et même ce cloporte, qui s'enfuie, est-ce qu'il ne semble pas drôle avec son armure?

        _ Si...

        _ Et ce morceau d'écorce, d'un brun profond, n'est-il pas doux au toucher? Allez-y, prenez-le... Et cette petite motte noirâtre... N'est-elle pas fraîche et n'éclate-t-elle pas en poudre? Et à travers la haie, que voyez-vous?

        _ Des fleurs violettes!

        _ Exactement et elles nous regardent! Toute la nature est d'une beauté infinie, les enfants! Alors qu'est-ce qui ne va pas?

        _ On s'ennuie, grand-père!

        _ Ah bon! Vous vous ennuyez... Hum! Je crois qu'il est temps qu'une fusée reparte pour la planète des Rigolos!

        _ Oh oui!

        _ Chic!

        _ Il faut tout de même d'abord que chacun mette son casque... Eh oui! Voilà... et la combinaison aussi! Toutes les fermetures doivent être vérifiées! Au bout des manches! Aux chevilles! Voilà! Mais, avant d'entrer dans la fusée, un test est nécessaire!

        _ C'est quel test, grand-père?

        _ Dame, seuls les Rigolos peuvent partir pour la planète des Rigolos! Toi, mon petit garçon, es-tu un vrai Rigolo?

        _ Hi! Hi! Oui, grand-père! Tu me chatouilles! Hi! Hi!

        _ Et toi, ma petite fille, tu es prête à passer le test?

        _ Non, je ne veux pas, grand-père!

        _ Bon, pas de fusée alors!

        _ Hi! Hi! Grand-père, ça chatouille!

        _ Bien sûr que ça chatouille! C'est le test!"