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  • Les enfants Doms (T2, 120-124)

    Doms47

     

     

                      Cinquième partie

                       ON PIÉTINE !

     

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         « Ragondin appelle Castor, répondez ! »

         La radio venait d’émettre aux pieds de Ratamor, alors que celui-ci faisait le guet, camouflé dans l’obscurité ! « Castor, j’écoute ! Parlez Ragondin ! dit Ratamor, qui avait saisi le micro.

    _ Rien à signaler de votre côté ?

    _ Rien, l’objectif n’est toujours pas en vue !

    _ Bien, continuez la surveillance et prévenez-moi s’il y a du nouveau... »

         Le commando Science effectuait une nouvelle mission : il s’agissait d’intercepter un généticien, qui avait réussi à transformer des souris, de sorte qu’elles se nourrissaient de pétrole ! C’était un bon moyen pour nettoyer certaines pollutions, mais, malheureusement, le chercheur gardait jalousement son secret, au profit de son pays ! Le commando Science devait l’enlever sur la route de son domicile et pour l’instant, c’était Ratamor qui assurait la liaison avec le Général, qui avait pris pour nom de code Ragondin !

         Soudain, Ratamor perçut un mouvement… On progressait dans les buissons, comme si on cherchait à attaquer le commando ! Une sueur froide envahit Ratamor, qui avertit son chef : « Castor à Ragondin, répondez ! dit le professeur d’une voix basse.

    _ Ragondin, j’écoute ! Parlez Castor !

    _ Un ennemi non identifié vient vers nous ! Je répète : un ennemi non identifié essaie de nous encercler !

    _ Soyez prêts à quitter la position, Castor ! On a sans doute été trahi ! Confirmez ordre reçu, Castor ! Castor ? »

         Mais Ratamor ne répondait plus, car il était fasciné par les formes blanches qui évoluaient dans la direction du commando ! D’ailleurs, chaque scientifique à présent, la gorge sèche, se demandait à qui il avait affaire et on attendait un assaut d’une seconde à l’autre ! « Répondez, Castor !" fit de nouveau inquiet le Général à la radio, quand de jeunes gens, vêtus en tout et pour tout d’un short et d’un tee-shirt, bien qu’il fît un froid de canard, surgirent des buissons, en poussant de grands cris de guerre ! Puis, ce fut la ruée et Ratamor dut se débattre contre deux assaillants, aux corps encore frêles, à peine sortis de l’adolescence !

         « Bon sang ! s’écria le professeur ! Mais qu’est-ce qui vous prend, les gamins !

    _ Baisse tes putains de yeux ! lui jeta un des jeunes.

    _ Non au rationalisme ! Vive Jésus ! » hurla l’autre.

         Ils se déchaînaient sur Ratamor, lui envoyaient des coups de pieds, tentaient de faire tomber l’adulte, afin de le neutraliser ! Ils avaient l’air d’avoir eux-mêmes un entraînement de commando et pourtant la lumière se fit dans l’esprit de Ratamor : « Ce sont des scouts ! pensa-t-il. Mais des scouts d’aujourd’hui ! Leur BA, c’est de me massacrer ! On sent la main de l’extrême droite, la patte des Tradis ! La Vendée n’est pas loin ! Le soi-disant âge d’or du christianisme en France ! De l’ordre et encore de l’ordre ! Des horions pour vaincre la peur ! La peur face à un monde sans Dieu ! »

         « Eh ! Les mômes ! fit Ratamor. Vous n’avez pas honte ? Où est Jésus dans votre violence ? Où est votre foi, votre confiance ? »

         « Sale matérialiste ! Serpent ! » entendit encore Ratamor au-dessus de sa tête et il allait succomber, lorsque d’autres attaquants apparurent et chargèrent les scouts ! Ceux-ci étaient moins nombreux, mais un peu plus costauds et eux aussi s’encourageaient au moyen de slogans : « A bas les fascistes ! criaient-ils ! Non à la violence ! A bas l’extrême droite ! »

         « Des antifas ! » songea Ratamor, qui fut tout de même soulagé de ses agresseurs, mais la mêlée devint inextricable ! On se défendait de coups donnés de nulle part, on était pris pour un autre, on tapait subitement son ami, on se mettait soi-même à crier pour l’un ou l’autre camp ! On ne voyait pas grand-chose, on frappait durement un arbre et on avait un mal incroyable, qui faisait monter les larmes, mais on souffrait en silence, de peur du ridicule !

         Un scout voltigeait, dans sa petite tenue, ou un antifa tombait dans un piège, creusé là apparemment depuis longtemps ! « Castor ! Mais bon sang ! Répondez ! » faisait toujours la radio, tandis que le tumulte soulevait un nuage de poussière ! Ratamor aveugle trébucha, se rattrapa, puis trébucha de nouveau, pour plonger dans une mare glaciale ! « Quoi ? Quoi ? Qu’est-ce qui se passe ? » firent les grenouilles réveillées.

         Ratamor, saisi par le froid, jura : il en avait marre de tous ces dingues ! Il n’avait jamais vu une époque pareille ! Il avait l’impression d’être entouré de débiles et les plus fous étaient ceux qui criaient le plus fort !

                                                                             121

         Martinez et Piccolo étaient prisonniers chez les soldats de Rimar et ils étaient interrogés sous une tente, car on les suspectait d’être des espions à la solde de la Kuranie ! « Des civils au milieu de nos lignes, disait l’officier, vous êtes bons pour le peloton, les p’tits gars ! On rigole pas avec le renseignement !

    _ Peuh ! fit Martinez. Qui c’est qui commande ici ? C’est vous ou c’est moi ? »

    Cette sortie sidéra tout le monde, y compris Piccolo ! « Comment ? fit l’officier. Qu’est-ce que vous voulez dire ?

    _ J’suis l’ patron du syndicat rouge ! Vous m’ touchez et j’ bloque RAM ! Il vous faut du carburant pour vos chars, non ? J’ai qu’un mot à dire et les raffineries cesseront de fonctionner ! Eh ouais, c’est comme ça ! Toi, le biffin, tu vas nous laisser partir sans moufter, sinon ta famille paiera le prix ! J’suis le parrain rouge, tu piges ! »

         Il y eut un long silence et Piccolo regardait le ciel, en murmurant : « C’est pas vrai ! Non, mais c’est pas vrai ! »

         L’officier eut enfin un sourire et s’adressa à Martinez : « Ainsi, c’est toi qui diriges RAM, grâce à ta mafia syndicaliste ? C’est ça ? Et tu menaces aussi ma famille ?

    _ Oui, c’est moi Don Martinez! Et si tu nous laisses nous en aller, j’oublierai le temps que tu nous a fait perdre ! Si mes hommes sont sans nouvelles de moi, ils vont tordre RAM comme une serpillière, pour me retrouver ! Et toi, l’officier, t’en seras responsable ! Mauvais temps pour l’armée, tu peux m’croire ! »

         Il y eut de nouveau un silence et Piccolo pensait à des vitraux dans une église ! Ils répandaient une douce lumière orangée sur les dalles de pierre et à côté des bleus profonds, les saints étaient nimbés d’une joyeuse couleur citron ! Quelle paix, mais une expression carnassière se peignit sur le visage de l’officier ! « Je crois, Martinez, dit-il, que tu n’as plus le sens des réalités ! C’est une conséquence typique de l’excès de pouvoir ! On prend l’habitude de commander et on file à toute vitesse ! On ne sait plus où est le frein à main ! Je sens qu’il est de mon devoir de te ramener sur Terre… Ici, c’est la guerre, Martinez ! Ici, les gens n’ont plus rien et ils se nourrissent avec ce qu’ils trouvent parmi les gravats ! Ici, on atterrit ! On ne roule pas des mécaniques, parce qu’on sent un courant d’air et qu’on veut fermer la fenêtre !

    _ A partir de maintenant, je compte les secondes ! répondit le Don !

    _ Sergent ! cria l’officier. »

         Un type, comme une armoire à glace, fit son apparition, attendant les ordres ! « Sergent, dit l’officier, voilà vos nouveaux éclaireurs ! Vous leur donnez un uniforme, qu’ils montent en première ligne ! Ce sont des experts, le petit surtout ! »

         Le sergent fit comme on lui avait dit et bientôt Piccolo et Martinez, en tenue kaki, durent avancer à travers des ruines ! « Vont m’entendre causer ! » maugréait Martinez et le sergent, de toute sa carrure, se mit devant lui : « Maintenant tu la boucles ! dit-il. Sinon on est mort ! J’ t’abats moi -même, si tu pipes encore une fois ! » Le Don rouge dut baisser la tête et on reprit la progression.

         C’était un paysage de désolation extrême, comme si un géant s’était acharné à détruire toute habitation ! « Voilà le point alpha, les gars ! expliqua à voix basse le sergent. C’est ici que tout commence… ou finit, c’est selon ! Comme vous êtes des éclaireurs chevronnés, on vous la fera pas ! Vous allez, avec vos ruses d’indiens, jusqu’à la bordure qui est là-bas ! Puis, vous revenez pépères, me faire un rapport, Vu ? »

    _ Et qu’est-ce qu’on est censé observer ? demanda Piccolo.

    _ Mais l’ennemi ! Et je veux une info tellement complète que j’aurais l’impression d’être devant le journal du matin ! »

         Martinez haussa les épaules et commença à marcher, suivi par Piccolo… Le syndicaliste était toujours en colère et et il continua à râler après le gouvernement, mais soudain tout explosa autour ! Piccolo se coucha sur le sol, tandis que pour la première fois il entendait miauler des balles ! Le mur, qui le protégeait, n’en finissait pas d’être réduit en poudre ! Il prit conscience que sa vie ne tenait plus qu’à un fil et son pouls battait à une vitesse folle ! La peur l’écrasait et il eut une vision de l’enfer !

         Il fallait ramper, lentement, aussi bas qu’un ver, pour espérer garder cette chaleur du corps, pour revoir d’autres hommes debout ! Ce fut là que Martinez craqua ! Il lui était impossible de comprendre subitement combien l’existence pouvait être terrible ! Le mal, pour lui, c’était les riches, les profiteurs ! Il y avait des coupables et il les fustigeait ! Mais Piccolo, lui, savait que le mal était en chacun de nous et que nous voulions a priori détruire les autres ! La guerre n’est en fait que notre mépris à un degré absolu ! Ainsi, à cause de sa sensibilité, Piccolo était bien plus lucide que Martinez et au fond il était mieux préparé à l’horreur ! N’en souffrait-il pas chaque jour, même si elle restait dans le cadre de la loi ? »

          Martinez, lui, avait perdu tous ses repères ! Où était le capitalisme coupable? Il n’était plus le chef, il n’avait plus le contrôle de la situation et il perdit la tête ! Il se dressa et cria : « Vous ne savez pas qui je suis ! J’ peux bloquer tout RAM ! J’suis le Don rouge ! Alors, laissez vos fusils et v’nez discuter ! »

         Le syndicaliste sauta en l’air et s’écroula ! Il était mort, le grand Martinez, l’ancien shérif du Pecos ! Il allait bloquer l’ paradis, sûr !

                                                                           122

         Hiver, un vieil arbre chenu, dépourvu de feuilles, disait à Printemps, une belle femme couverte de boutons d’or : « Non, mais regarde-moi, ces crétins ! Chaque année, c’est pareil ! Chaque année, ils tombent dans le panneau ! »

         En effet, sous les yeux des deux saisons, RAM était en pleine effervescence ! Partout, on manifestait, on se dressait sur ses ergots, en clamant haut et fort qu’on ne se laisserait pas faire ! « Chaque année, je leur enlève des forces, comme je le fais pour tout ce qui vit ! reprit Hiver. Les animaux hibernent ou ont plus de mal à trouver de la nourriture ! La sève des plantes reflue et le monde végétal s’endort ! Les hommes, eux aussi, devraient comprendre qu’ils subissent cette « mise en veilleuse » et ne pas s’inquiéter de se voir affaiblis, diminués ! Mais non ! Ils se troublent davantage, car les voilà devenus incapables de faire le lien entre leur comportement et l’influence des saisons ! Au lieu de prendre en compte leur fatigue, pour mieux la gérer, ils font preuve au contraire d’encore plus de rage et de mouvement ! Quelle bande d’imbéciles !

    _ Ils ne connaissent plus que la ville ! répondit Printemps. Ils sont perdus en quelque sorte !

    _ Ils n’apprennent rien, tu veux dire ! Mais quand comprendront-ils qu’une vie seulement matérialiste est impossible ? Le chaos permanent, qui règne dans les pays les plus riches du monde, témoigne de cette impasse, mais « on » est collé à ses illusions, comme la patelle à son rocher ! Si « ça » ne va pas, si on n’est pas heureux, c’est à cause des capitalistes ou des étrangers ! On a des coupables tout trouvés, ce qui évite de se remettre soi-même en question ! Regarde leurs leaders ! Ils rêvent d’un tsunami social, d’un ras-de-marée contestataire, qui renverserait quoi ? Comme si on allait se réveiller d’un cauchemar, avec un village souriant, où tout le monde serait l’ami de chacun, où l’économie ne serait plus un problème ! Et tout ça, parce que ces mêmes leaders ne veulent pas voir la réalité, à savoir qu’ils sont vieillissants et que leurs frustrations ne seront de toute façon pas satisfaites, alors que la mort les attend, apparemment vide de sens ! Ils cherchent à oublier cette crudité, cette horreur en criant et en s’agitant encore plus fort ! Sagesse : zéro !

    _ Je suis moins sévère que toi…, fit Printemps. Je les entoure de fleurs, les embaume, les réchauffe et les voilà de nouveau souriants, prêts à la fête ! Leur simplicité m’émeut et parfois, ils sont bien plus courageux que toi et moi !

    _ T’as le beau rôle ! Moi, je dois les faire travailler en profondeur, afin qu’ils sachent ce qui est essentiel, ce sur quoi ils peuvent compter ! Celui qui prend patience, qui veut me comprendre, n’y perd pas au change ! Il ne s’alarme pas, il reste paisible ! Encore faut-il prendre du recul, un peu d’ampleur ! Non mais, écoute-les brailler !

    _ Et toi, t’es calme peut-être ?

    _ Ah ! Ah ! T’as raison ! Je dois être le premier à montrer l’exemple ! C’est vrai : ils sont perdus… Ils ne savent même pas distinguer leur droite de leur gauche, comme on dit ! C’ qui m’énerve le plus, c’est leur arrogance ! Ils se croient forts et responsables, en faisant valoir leurs droits ! Mais ils ont toujours choisi la sécurité ! Ils n’ont jamais mis le nez dehors et ils s’étonnent de s’ennuyer !

    _ Ils ont peur et ils tombent malades !

    _ Ils sont haineux et agressifs, dès qu’on les surpasse !

    _ Ils se mangent entre eux et se détruisent !

    _ Ils n’évoluent pas et véhiculent des idées fausses !

    _ Ils sont sensibles au malheur…

    _ Je suis le socle, la confiance !

    _ Ils se développent, même maladroitement ! Ils ont l’impression de devenir des hommes, en affrontant le gouvernement !

    _ Je déteste la bêtise de l’extrême gauche, qui n’a rien retiré de l’échec du communisme ! Mais je hais tout autant la froideur et le mépris de l’extrême droite !

    _ Égalité !

    _ Je suis nécessaire !

    _ Je sais, mais peu leur a été confié ! Ils se mettent rapidement en colère et rient tout aussi vite !

    _ Nul n’est juge en effet, mais quelle couche !

    _ Tu as pris tes gouttes ?

    _ Ils ignorent ma poésie !

    _ Les Béotiens !

    _ Je me venge sur leur microbiote !

    _ Si ça t’occupe... »

                                                                              123

         Jack Cariou se souvient… Il est bien loin de RAM, dans un bourg très étrange… Des pompes à essence sont démantibulées, au bord de la route et à leur pied dorment des adolescents, profitant de l’ombre… On ne voit chez eux que léthargie, attente et sans doute ont-ils encore de la haine, car ils se sentent abandonnés !

         Ici, le temps s’est arrêté et les rues semblent désertes… Il y a bien un petit hôpital, où la vie continue… Des femmes préparent à manger autour d’un feu, allumé sur la terre ocre et c’est un peu d’animation ! Les couleurs des vêtements sont vives, mais la pauvreté est toujours là ! Les toilettes du bâtiment sont bouchées et cassées depuis longtemps, et quelqu’un se lave sous l’eau versée par un autre! Ainsi se détachent de l’obscurité deux corps squelettiques !

         Si on fait le tour, on découvre l’hospice ! Des vieillards édentés, à la peau étirée par les os, vous regardent surpris ! Ils sont couchés ou assis sur des mousses rongées ou crevées ! Certains disparaissent même dans le trou de leur lit ! Ils ont des tenues disparates, des sandales éculées et eux aussi attendent, la soupe apparemment…

         L’infirmerie est vide ! Nul médicament ! Les murs sont noircis de traces de mains et des fils électriques pendent au plafond... Ici, la guerre a tout emporté, tout vidé, même l’entrain ! On parle à voix basse, comme le vent !

        A son retour à RAM, Cariou entre dans une boulangerie et il n’en revient pas ! Tout brille ! Des dizaines de gâteaux et de pains ! Une vieille dame ne sait quelle pâtisserie choisir ! Elle en a l’eau à la bouche ! La boulangère ne la presse pas, car elle a sans doute affaire à une bonne cliente ! Où est Cariou, ou plutôt où était-il ?

         Dehors, la vie de RAM bat son plein ! Personne n’est content, tout le monde râle ! On n’en a pas assez, mais surtout, surtout, d’autres ont plus ! On se croit lésé, manipulé et l’amour-propre regimbe, trouve cela insupportable !

         On veut la « peau » du système ! On crie, on hurle, on casse ! Pourtant, la boulangerie brille et il y a toutes sortes de fromages !

         Cariou se souvient… Là-bas, l’espoir est mort dans des adolescents amorphes, malades ! Dans RAM, l’individualisation a progressé : on fait plus attention à soi, on a une conscience plus aiguë de sa personne, car on a du temps pour cela ! Il suffit d’acheter sa nourriture ! On n’a plus à la planter, ni à l’élever… Mais on braille comme si on nous enlevait le pain de la bouche !

          Là-bas, le vent remplace les mots… Les gestes sont lents, les regards graves… On respecte l’autre…

         Ici, on est plein de haine et de mépris, et pourtant la boulangerie brille !

         Mais Cariou suit maintenant une autre vieille dame… Elle passe à la caisse d’une supérette… Elle dépose sur le tapis quelques articles, dont un peu appétissant sandwich sous vide ! « Comment peut-on manger ça ? se demande Cariou. Ne vaut-il pas mieux acheter une baguette ? » Mais la vieille dame paye : 4 euros !

         C’est le prix de son repas, car c’est bien son repas ! Cariou l’imagine dans les rayons… Elle se dit : « Je ne dois pas dépenser plus de 5 euros ! » Elle examine donc chaque prix, remet des articles, en choisit d’autres, puis enfin arrive à un menu et quel menu !

         Celle-là, on ne l’entend pas ! Elle n’est même pas remarquée par ceux qui crient ! Car on ne voit rien tant qu’on est mené par son ego !

         On croit en la vie matérialiste alors que...

    Le tribun est un capitaliste de la parole !

    Le syndicaliste un capitaliste de la force !

    Le riche un insensé !

    La violence un luxe !

    Dans RAM où le scout devient fasciste !

         Cariou se souvient… Les enfants sont déguenillés et poussiéreux, mais ils ont les yeux grands ouverts et ils rient, montrant leurs dents bien blanches ! A côté, un homme sans jambes avance en s’appuyant sur les mains ! Quelle force ne lui faut-il pas ?

         Mais dans RAM la dure, les enfants aussi sont émerveillés et la beauté est toujours là, pour celui qui sait la voir ! Dans RAM la dure, il y a des gestes nobles, de grands courages, des délicatesses surprenantes !

         Cariou se souvient… Juste rester debout ! Ne pas flancher en pleine rue ! Et ces nuits pleines de cauchemars ? Et ces réveils, l’esprit brisé ?

                                                                             124

         L’Aveugle se plante devant Cariou : « Il y a quelqu’un d’important qui voudrait vous voir !" dit-il. Cariou regarde cet homme qui a les yeux tout noirs, comme remplis de nuit : « Eh bien, si quelqu’un d’important veut me voir, pourquoi le faire attendre ? répond-il. Il ne faut pas fâcher les gens importants, c’est bien connu ! » L’Aveugle acquiesce et les deux hommes se mettent en marche…

         Ils vont vers une étrange citadelle, nouvellement construite dans RAM ! C’est un bloc qui monte vers le ciel, avec des découpures, pour lui donner plus de légèreté, mais l’aspect général est austère, voire menaçant ! On y pénètre par une porte de plusieurs mètres de haut, flanquée de piliers, ce qui fait qu’on prend conscience d’entrer dans un temple, quoiqu’il soit gardé !

         A l’intérieur, le silence et la hauteur sont impressionnants et des fenêtres étroites et colorées semblent jouer le rôle de vitraux ! Puis, Cariou et son guide prennent un ascenseur transparent, qui les élève en leur donnant une idée encore plus exacte de l’immensité de l’édifice ! A l’ouverture, on arrive d’emblée dans un vaste bureau largement éclairé et vient à la rencontre de Cariou Fumur en personne, tandis que l’Aveugle redescend !

         Fumur est vêtu d’une robe unie, mais d’une matière riche et il a l’air affable : « Monsieur Cariou, dit-il, je vous remercie d’avoir accepté mon invitation ! » Cariou n’est pas dupe de cette fausse modestie, destinée à le mettre en à l’aise, en le plaçant tel le décideur, et il répond avec un rien d’impertinence : « Mais c’est tout naturel, voyons ! J’ai toujours été curieux et je le suis encore plus maintenant ! 

    _ Bien entendu, vous devez vous demander comment se fait-il que je vous connaisse et pourquoi j’ai désiré vous voir ! Mais prenez place, voulez-vous ! »

         Les deux hommes s’assoient… « Thé ? Café ? » demande Fumur en désignant un service sur une petite table. Chacun a très vite une tasse et on reprend la conversation : « Voyez-vous, Cariou, reprend Fumur, je m’intéresse à tous les individus qui font preuve de caractère ! Et mon…

    _ Espion ?

    _ Mon informateur serait plus exact, il vous a placé sur sa liste ! Car, si je recherche des gens qui ont de la trempe, c’est que j’ai besoin de meneurs ou de meneuses !

    _ Hum, vous savez, le pouvoir, quel qu’il soit, me sort rapidement pas les trous de nez !

    _ Ah ! Ah ! Quand je vous disais que vous avez du caractère ! Mais imaginez votre force, votre tempérament au service d’une noble cause ! Est-ce que ça ne changerait pas la donne pour vous ?

    _ Qu’est-ce que vous appelez une noble cause ?

    _ Vous avez les yeux ouverts sur notre époque, Cariou, n’est-ce pas ? Il ne saurait en être autrement et vous voyez ce qui se passe… Le chaos est partout ! Les manifestations ne cessent pas ! La violence augmente ! Les étrangers sont de plus en plus nombreux et font n’importe quoi ! La barbarie de gauche est sans limites et menace nos vraies valeurs !

    _ Nos vraies valeurs… ?

    _ Eh bien, d’abord l’ordre, Cariou… Venez voir... »

         Les deux hommes s’approchent de la baie vitrée et Cariou découvre un parc, entouré de hauts murs… Au milieu, des centaines de jeunes qui font des exercices et affermissent leurs corps ! « La jeunesse de demain, Cariou ! présente Fumur. Celle qui nous protégera des voyous et des durs syndicaux ou de l’ultra gauche !

    _ Celle qui défendra également vos privilèges, car vous êtes aussi financés, j’imagine, par de grosses fortunes et des industriels puissants ! Votre action s’inscrit dans une histoire connue, celle du fascisme !

    _ Mais il n’y a pas de chef ici, Cariou ! Ce qui nous anime, c’est l’esprit chrétien, qui veut qu’on respecte chacun !

    _ A condition qu’on soit de votre côté et qu’on vous ressemble ! Ce que je vois a tout l'air d'un entraînement paramilitaire !

    _ Disons que nous demandons de la virilité ! C’est l’héritage de l’ancienne chevalerie, en quelque sorte !

    _ Vous savez, Jésus n’a jamais voulu dominer le monde ! Ce qui l’intéressait, c’était l’amour qu’il avait pour le Père et en témoigner ! La foi, c’est la confiance et c’est pourquoi Jésus offre sa vie ! Mais, quand je vous regarde Fumur, je ne vois aucune spiritualité en vous, aucune confiance ! Je ne vois qu’un homme perdu et qui a peur, d’où votre haine, car c’est elle qui vous soutient ! C’est ce qui explique vos combattants ! Mais où est passé l’enfant qui était en vous, Fumur ? Depuis quand a-t-il disparu ?

    _ Ah ! Parce que vous croyez que ce sont des enfants, qui vont pouvoir défendre nos sociétés ?

    _ « En vérité, je vous le dis, seuls ceux qui sont comme l’un de ces petits entreront dans le royaume de Dieu ! »

    _ Nous sommes les gardiens du message !

    _ Et vos ennemis ne désarmeront que quand ils redeviendront des enfants ! Nullement parce que vous voulez les détruire !

    _ Dois-je comprendre que vous refusez mon offre ?

    _ Oui, car comment pourrais-je prôner la confiance, en me préparant à la guerre ? Il s’agit d’abord de vaincre sa peur, c’est là le courage ! Au revoir ! »

         Fumur ne répondit pas et Cariou pensa qu’il s’était fait un ennemi de plus et quel ennemi ! Mais, dans l’ascenseur, il songea encore que « la porte est étroite » et il haussa les épaules !

     

  • Les enfants Doms (T2, 115-119)

    Domes45

     

     

     

         "Buddy, Buddy, Buddy...."

                    Wall Street

     

                                    115

         La vie dans RAM ne variait pas beaucoup, malgré la prise de pouvoir par les enfants Doms ! En effet, ils étaient incapables de vraiment gérer la ville et ils laissaient cela à des adultes, des ministres, tels que Yumi Tanaka ou Morny, l’ancien député de droite ! Mais surtout entre les enfants Doms et les Doms, ces hommes et ces femmes qui étaient également régis par leur domination, il n’y avait qu’une question de degré ! Il n’existait donc pas de caractéristiques tranchantes dans la rue, de signes qui auraient pu amener un changement profond ou radical ! D’ailleurs, déjà aveugles sur leurs propres influences et actions néfastes, les Doms ne repéraient pas les enfants Doms, n’en étaient même pas affectés, bien qu’ils découvrissent dans les médias leurs crimes aussi étranges que horribles ! On apprenait par exemple qu’un élève avait poignardé son professeur, mais les Doms ne voyaient pas de relations entre leur comportement et celui des enfants Doms et ils se contentaient juste d’être inquiets, quant à la dégradation de l’époque !

         Cependant, les Doms, toujours agités, toujours avides de nouveautés, avaient vu apparaître dans les commerces un robot, dont la mission devait être de rendre plus fluide les achats ! Il fallait éviter les heurts, les malentendus et on avait pensé à une sorte de médiateur créé par l’électronique et l’IA ! Jack Cariou, qui avait déjà eu affaire à la « machine », l’avait naturellement appelée le robot Dom et voici pourquoi… On choisissait ses légumes, on les examinait pour trouver les plus beaux, tout en se réjouissant de disposer d’une telle richesse, quand le robot venait se placer derrière vous ! Il pouvait avoir l’apparence d’un homme ou d’une femme et il penchait sa tête artificielle sur le côté, comme pour vous demander de vous presser !

         Il lui arrivait même d’exhaler un soupir, si jamais vous preniez le temps de faire tourner une pomme de terre entre vos doigts ! Il tapait également du pied sur le sol, ou il regardait sa montre, une grosse et fausse bien entendu, ou encore il prenait à témoin les autres clients, voulant montrer combien vous étiez désagréable et impoli ! On espérait ainsi éviter les bavardages sans fin, avec le ou la commerçante, les comportements inciviques, qui ne tenaient aucun compte du tour des autres et qui les comblaient d’impatience ! Le robot Dom vous suivait à la trace, ne vous quittait pas, essayait même de prendre vos emplettes, pour les déposer à la caisse et finalement il monopolisait toute l’attention, il n’y avait que lui qui comptait, de même que vous auriez habité, été marié avec lui !

         Votre personnalité devait se soumettre à ce « tas de ferrailles », à cet être sans âme, qui ne savait même pas pourquoi il vivait, ni sur quelle planète il était ! Construit par les Doms, il aboutissait à un Dom ! Il était seulement soulagé quand vous aviez payé et tout de suite alors, il parlait haut et fort avec la vendeuse, comme s’il attendait depuis une heure et que vous aviez été jusque-là un obstacle ! Mais tout aussi bien il vous bloquait la sortie, ne sachant visiblement pas comment vous éviter, ainsi que vous auriez été un problème et inadapté ! Tout ce qui pouvait vous humilier, vous transmettre son mépris était utilisé ! Les Doms avaient là un frère ou une sœur ! Le robot était l’exact reflet d’eux-mêmes ! Pareils à eux, il menait une guerre sourde, toute consacrée à sa domination, à sa supériorité et donc à la destruction de tout ce qui ne lui était pas soumis !

         Dans ses circuits électroniques coulait de la haine ! Son IA voulait triompher et ne supportait pas l’opposition ! Si vous étiez épanoui, heureux, il dardait sur vous ses yeux comme des braises ! Il était scandalisé de ne pas régner et il ne rêvait que de vous écraser ! Il frottait ses mains en plastique, s’il avait l’occasion de moucher quelqu’un ! On eût dit un rat joyeux ! Mais toujours, inlassablement, il pesait sur vous, vous agressait partout et tout de suite et attendre, se montrer curieux des autres et des choses, lui était absolument étranger ! Le robot Dom était une source quotidienne de désespoir et il représentait justement l’anti-progrès ! Une évolution simple, à la portée de tous, aurait été en effet de ne pas oppresser l’autre, afin d’être respecté soi-même ! On pouvait très bien améliorer la vie, en s’apaisant, en apprenant à aimer son prochain, mais le robot Dom dans ce cas eût l’air d’un monstre, d’un être à part et on l’eût vite haï !

         Il n’éveillait au contraire l’attention de personne, mais un jour Cariou en eut marre et alors que le robot Dom le méprisait, en lui donnant un coup de coude, il arracha les fils qui lui sortaient de la tête et tordit ses antennes, qui apparemment étaient juste là pour la décoration ! Le robot se mit à clignoter et à faire retentir une sirène, mais Cariou n’en eut cure et laissa plutôt aller sa colère ! Au vrai, il était fatigué de cette petitesse, de cette médiocrité constante, de cette inertie qui témoignait de celle des Doms et il finit par donner un sérieux coup de boule au robot ! Celui-ci, une main sur la joue, comme s’il pouvait avoir mal, criait aux autres clients : « Vous avez vu ? Non mais, vous avez vu ! Il a osé me toucher ! Moi ! Le nec plus ultra de l’IA ! Police ! Il faut appeler la police ! Au meurtre ! »

         Un qui avait suivi la scène avec intérêt, c’était l’Aveugle, qui on se le rappelle était un agent de Fumur et qui voyait comme un appareil photo ! Lui avait été encore surpris par cette indépendance, cette force dont avait fait preuve Cariou et il alla la rapporter à son maître !

                                                                                                          116

         « Du fait de la domination animale, écrivait Andrea Fiala, nous voulons tous sentir notre valeur, notre développement ! Cela implique que tôt ou tard nous nous servions des autres, pour éprouver notre supériorité et guider notre réussite ! Même si nous parlons au nom des pauvres, même si nous pensons notre cause juste ou nous croyons objectifs, nous avons besoin de « vaincre » l’autre, d’imposer notre avis, d’avoir raison, car c’est le sentiment de notre existence qui est en jeu ! C’est notre présence sur Terre qui en dépend !

    La domination animale nous conduit donc forcément à « dévorer » le monde, puisque la soumission, l’infériorité de l’autre nous est nécessaire ! Rappelons que notre domination a d’abord été, comme il se doit, physique (défense du territoire) et qu’elle est maintenant psychique ! La guerre en Kuranie, ne change rien à cette évolution, malgré les apparences, car au contraire elle montre encore, si besoin était, combien un conflit armé, aujourd’hui plus qu’hier, est sans issue, ne résout rien et est catastrophique, sinon ruineux, pour tout le monde ! D’ailleurs, on voit bien que l’opinion est devenue une arme aussi importante que les autres et que le conflit se joue autant avec les corps que dans les consciences !

    Même si la domination physique ne peut totalement disparaître, c’est la domination psychique qui prévaut à notre époque et elle utilise tous les moyens mis à sa disposition, comme les réseaux sociaux par exemple ! Il n’en demeure pas moins qu’elle reste une domination et que, si les hommes sont appelés à ne plus s’entre-tuer, ils sont devant le défi de se respecter entre eux et de ne plus chercher à asservir qui que ce soit, même avec la pensée ! Le progrès a donc un champ ouvert et infini devant lui, d’autant que la domination psychique montre déjà ses travers !

    En effet, si notre équilibre ne repose plus que sur le fait d’avoir raison, quand bien même nos sentiments sont valables, on comprend que certains « s’enferment » dans leur univers, se garantissent contre toute intrusion mentale étrangère, forment comme des vases clos, ce qui est obtenu en devenant une sort de « pile » à dominer ! C’est par une domination psychique totale qu’on se rassure et qu’on échappe à la peur que crée la différence ! Ainsi l’enfant Dom agresse-t-il instamment les autres, pour obtenir leur soumission et inutile de dire combien ce comportement est épuisant et destructeur !

    Mais, au fond, les enfants Doms sont des « intégristes » et ils remplacent la religion par leur égoïsme ! Mais, si leur cas est extrême, nous avons tous besoin de dominer et que l’autre reconnaisse notre valeur, ce qui ne va pas sans le blesser, le mépriser ou le détruire ! Notre domination, même psychique, empêche la paix et prolonge le chaos et ce d’autant que nous avons conquis notre liberté, que nous nous fions au savoir, puisque nous apprenons combien notre condition est difficile, fragile, avec le réchauffement, l’impasse économique, etc. ! Plus nous angoissons et plus nous sommes comme forcés de nous raccrocher à notre domination, et plus l’autre bien entendu en pâtit, et plus les divisions sont nombreuses, et plus la haine et le mépris sont monnaie courante !

    Tout le monde peut constater facilement cela ! Mais, maintenant, considérons un phénomène, une exception ! Imaginons un être qui a une foi sincère, c’est-à-dire qu’il a confiance en Dieu (nous ne parlons pas ici de ces soi-disant croyants, qui veulent justement imposer leur message, car c’est de la domination, nullement de la confiance) ! Mais cet être-là, animé par une foi sincère, n’aurait plus besoin de dominer, puisqu’il pourrait se dire à chaque instant que Dieu l’aime et donc que lui-même a de la valeur ! Qu’aurait-il à chercher en plus la soumission de l’autre ? Il s’en moquerait ! Pourquoi voudrait-il avoir raison ? Qu’est-ce qui le pousserait à piétiner, blesser ou mépriser ? Il serait rassuré sur son compte tout le temps, quelles que soient les conditions ! Il pourrait perdre la foi, si le malheur l’accable ? Sans doute et alors ?

    L’important est de comprendre que, sans la foi, la domination nous reste nécessaire et qu’elle nous maintient dans la nuit ! La paix est un chant de l’amour ! »

                                                                                                      117

    « Eh ! L’orgueil ! Comment va le monde ?

    _Mais… mais bien, tout se passe comme prévu !

    _ Eh ! L’orgueil ! Tu ne tues pas ? Tu ne violes pas ? Tu ne détruis pas ?

    _ Hélas, la guerre est une tragédie et mes ennemis sont nombreux ! Snif ! Attends, je me mouche ! Qu’est-ce que je disais ? Ah oui, la guerre est une tragédie… J’en suis bien conscient, hélas ! D’ailleurs, qui mieux que moi le saurait, puisque c’est moi qui…

    _ Qui tue les gens !

    _ Exactement ! Et crois-moi, j’en ai gros sur la patate ! Mais, le devoir… La vie n’est pas seulement une chose agréable ! On n’y fait pas seulement ce que l’on veut ! Tu verras, quand tu seras plus grand !

    _ Eh ! L’orgueil ! Tu t’ fout’rais pas d’ moi, par hasard ?

    _ Mais non, pourquoi tu dis ça ? J’suis quelqu’un de sérieux, moi ! J’ai aussi ma croix à porter ! Du moins j’ose le penser ! J’suis pas comme toi, plein de prétentions ! Je tue modestement, par devoir, parce que c’est nécessaire ! C’est vraiment pas par gaieté de cœur ! Mais faut bien que quelqu’un prenne des décisions, même si elles sont lourdes !

    _ Eh ! L’orgueil ! Regarde cette photo ! Que vois-tu ?

    _ Ben, une personne !

    _ Bingo, l’orgueil ! C’est une personne ! Une vraie personne ! C’est-à-dire un être comme toi et moi ! En chair et en os ! C’est une personne qui existe vraiment, qui est comme toi et moi !

    _ Pourquoi tu me dis ça ? Je vois bien que c’est une personne ! Qu’est-ce que tu manigances ?

    _ Moi, rien du tout ! Mais je sais que tu n’arrives pas à comprendre que l’autre existe vraiment ! L’autre demeure une abstraction pour toi ! Sinon tu ne le tuerais pas ! Tu ne l’écraserais pas ! Tu ferais attention ! L’autre est un autre toi-même !

    _ Oui et non, car c’est peut-être un ennemi, un étranger ! Un homosexuel ou pire, un pédophile ! Et tu voudrais que je le respecte ?

    _ Ou encore pire, un assassin comme toi ! Pardon, l’orgueil, j’ose te dire ce que tu es ! La pire des canailles ! Allez, l’orgueil, fais pas la tête ! On va danser sur ce monde d’accord ? Un, deux trois ! Tu chantes avec moi, alors qu’on danse ! « Tuons les gens, mentons, au chaos ! C’est pas grave ! Pillons, détruisons, marchons sur les enfants ! Le feu ! A moi l’apocalypse ! Car seul moi compte ! Moi qui suis supérieur ! Moi qui méprise ! Moi qui suis important ! Je danse sur le chaos du monde ! Car moi seul compte ! Les autres n’existent pas ! Je suis le dieu vivant ! Je suis le nec plus ultra ! Je suis l’orgueil ! A moi la mort ! » Tu danses pas l’orgueil ? T’aimes pas ton portrait ?

    _ Sache que je ne répondrai pas à tes provocations ! Je suis grave ! Je salue le drapeau ! Je pense aux héros morts ! J’ai du respect pour les familles ! La réalité est dure et je fais face ! Un jour, on dira comme j’ai été à la hauteur ! J’entre dans la légende ! Mon visage austère imprime le marbre !

    _ Et les enfants morts ? que tu as tués, pour continuer à les avoir au chaud ! Car c’est le prix de ton cirque ! Quand je disais que t’étais une canaille ! Pas une seule de tes grimaces ne remplacera les enfants que tu as tués ! Pas une seule de tes rides méritait la mort d’un homme ! Tu ne sais toujours pas que l’autre existe ! Tu es toujours dans ta farce ! Tu es fou, dans ton monde ! Tu es ivre, l’orgueil ! Mais tu es le résultat de notre époque ! Tu es le résultat de tous nos petits orgueils ! Tu es la domination animale éclatante, délirante, sans freins !

    _ Mais qu’est-ce que tu racontes ?

    _ Mais tu es celui ou celle qui poussent au cul à la boulangerie ! Seulement t’as des chars et t’as supprimé la loi ! Mais… mais tu pleures ?

    _ Eh oui ! J’suis humain quoi que t’en dises ! J’ai ma sensibilité !

    _ Bien sûr…

    _ J’ai le droit d’craquer, moi aussi, non ?

    _ Bien sûr !

    _ Personne ne m’aime ! J’suis bien seul et personne ne m’aime !

    _ Ben, le pouvoir, ça isole, forcément !

    _ Oui, snif ! Enfin, une parole gentille, qui montre de la compréhension ! Dieu sait si je suis méconnu !

    _ Tu la ramènes pourtant tous les jours ! On ne voit que toi !

    _ A qui la faute ? Si tu crois que ça m’amuse tout ça ! Moi, c’ qui m’intéresse, c’est la pêche, le grand air !

    _ Hitler rêvait, lui, de revenir à la peinture !

    _ Tu me compares à ce monstre, salaud va !

    _ Mais lui aussi était une victime ! Il avait été traumatisé par un tas de choses ! Lui aussi comprenait que l’autre existe réellement, mais il le tuait quand même ! Quand je pense aux enfants morts qui t’attendent de l’autre côté, pour demander justice !

    _ Mais ils auront compris mon devoir !

    _ Bien sûr ! Je peux t’assurer qu’ils ont été édifiés... et qu’ils n’en reviennent pas ! Eux avaient confiance ! Ils pensaient que les adultes les protégeaient ! Mais tu les a remis à leur place ! Une éducation éclair !

    _ J’aurai ta peau, l’affreux ! J’ai déjà donné des ordres !

    _ Mince, t’es en train de montrer ton vrai visage ! Celui de la haine et d’une haine sans bornes ! Où est le devoir ? Eh ! L’orgueil, comment va le monde ?

    _ Mais… mais bien, tout se passe comme prévu !

    _ Eh l’orgueil, quand respecteras-tu les autres ?

    _ Peuh…

    _ Eh l’orgueil, quand évolueras-tu ?

    _ Plutôt crever !

    _ Eh ! L’orgueil, quand feras-tu un effort ?

    _ Mais… mais je suis le devoir !

    _ Eh l’orgueil, comment va le monde ?

    _ Mais… mais bien, tout se passe comme prévu !

    _ Eh ! L’orgueil, quand penseras-tu aux autres ? Quand aimeras-tu ? Quand cesseras-tu d’être un cadavre, quand bougeras-tu ?

    _ Mais… mais tout se passe comme prévu !

    _ Un accroc, l’orgueil ?

    _ Jamais ! J’ai… j’ai la bombe !

    _ Eh ! La destruction totale, plutôt que de demander pardon et de reconnaître ton erreur !

    _ Exact ! C’est mon prix !

    _ On s’en doutait, l’orgueil ! L’amour de soi n’a pas de limites ! Et tu sais que l’autre existe ? »

                                                                                                         118

    Si le roi Rimar était occupé avec sa guerre, en Kuranie, son épouse, la reine Sarma, avait aussi trouvé de quoi faire ! Elle avait fondé un groupe un peu spécial, uniquement composé de femmes, qui étaient numériques ! Elles avaient toutes une tête de poupée, botoxée, avec des lèvres particulièrement proéminentes, ce qui donnait l’impression que les visages avaient été couturés ! Mais la chirurgie esthétique ne s’était pas arrêtée là et avait rendu les attributs féminins éminemment agressifs ! Les seins pointaient tels des canons et paraissaient menaçants, tandis que les fesses ressortaient et là encore, elles semblaient s’imposer plutôt que d’inviter à la découverte !

    La domination féminine s’était emparée du corps, non pour séduire davantage, mais au contraire pour « dompter » le désir masculin, en l’impressionnant, en lui enlevant toute initiative, toute force, comme s’il devait suivre un parcours fléché, avec toujours le risque qu’il abîmât une « œuvre d’art » ! La femme numérique, ou la Numérique, se cachait derrière une idée de la perfection, n’était plus vulnérable à cause de ses défauts, ne se livrait plus, s’imaginait faire partie d’une élite et méprisait le mâle, bien qu’il fût nécessaire, ne serait-ce que pour les mondanités ! C’est que la Numérique se vouait un culte, car elle n’était plus seulement elle-même, mais elle était encore au service d’une création esthétique, d’un idéal, ainsi qu’une prêtresse adorait son dieu !

    L’homme couchait avec deux personnes, avec la femme d’origine et les apports de la chirurgie ! Mais surtout les Numériques étaient en colère ! Elles étaient outrées, scandalisées par ce qu’elles appelaient le patriarcat ! Elles avaient l’impression de se réveiller d’un cauchemar : comment l’homme avait-il pu asservir la femme de cette façon et depuis si longtemps ? Comment la femme avait-elle pu se laisser faire ? Les Numériques ne se demandaient pas d’où venait le patriarcat, quelle était l’origine de la domination masculine et à quoi elle avait pu servir… Elles ne voyaient pas la construction des nations, ni la défense du territoire, mais elles étaient juste envahies par la haine, d’autant que les féminicides continuaient et étaient même de plus en plus nombreux !

    Certaines hommes en effet ne trouvaient leur équilibre qu’en dominant leurs compagnes et quand celles-ci, avec la conscience de leur époque, voulaient reprendre leur liberté, quitter une relation qui les humiliait, les détruisait, elles provoquaient une panique, une violence souvent fatale chez ceux qui se croyaient les maîtres ! Face à un tel chaos, à une telle horreur, les Numériques, la reine Sarma en tête, avaient décidé de tenir le rôle de justicières et de nettoyeuses ! Elles allaient purger le monde de ces mâles de « l’ancien régime », celui de la domination masculine et par leur virulence, leur intransigeance, elles faisaient preuve d’un « jacobinisme » féminin !

    Elles se réunissaient d’ailleurs en petit comité, pour examiner à la loupe tel comportement masculin ! Elles jugeaient des hommes, d’après l’actualité surtout et le nombre de plaintes qui étaient portées contre eux ! Puis venaient le verdict et le châtiment ! Il fallait voir ces jeunes femmes, qui n’étaient plus totalement humaines, en train de condamner avec un accoutrement provoquant et dominateur, puisqu’elles étaient habillées de tenues noires et moulantes, jusqu’à ce que leurs formes perdissent tout attrait sexuel à force d’être menaçantes !

    Les Numériques réglaient leurs comptes la nuit, ce qui leur permettait de se déplacer furtivement ! C’étaient de véritables amazones de l’épouvante ! Grâce à une souplesse incroyable, elles entraient dans les appartements par les moyens les plus divers et elles tenaient bientôt à leur merci le propriétaire, un célibataire déjà mûr, bedonnant, qui se laissait apparemment aller, qui ne sentait pas bon et qui en plus avait injurié son ancienne femme dans la rue ! On était là devant le type même du patriarcat, celui qui méprisait les femmes et qui se croyait tout permis à leur égard !

    Le mufle ne se révoltait pas : il avait bien trop peur ! Il était déjà en face de visages qui le plongeaient dans la stupéfaction ! Il n’en finissait pas d’essayer de revoir la femme sous la créature, mais encore tout autour le fixaient les Followers qui accompagnaient les Numériques et leur regard aveugle était terrifiant ! L’homme écoutait comme dans un songe les accusations dont il était l’objet et qui le montraient irrespectueux, alcoolique, dangereux ! La sentence de mort n’éveillait aucun écho dans son esprit, mais il continuait à regarder les Numériques, qui suscitaient en lui un désir trouble ! Mais cette apathie était considérée par les justicières comme un aveu supplémentaire de veulerie, de médiocrité, ce qui ajoutait encore à leur haine et elles ordonnaient sans plus tarder la curée !

    Ce soir-là, les Followers se surpassèrent et c’est avec une frénésie folle qu’ils se mirent à dévorer leur victime ! Chacun déchirait un morceau, mais les cris firent sortir une autre femme de sa chambre ! Elle était vieille et elle se mit à hurler elle aussi : « Mais qu’est-ce que vous faites à mon pauvre garçon ?

    _ C’est votre fils, madame ? demanda la reine Sarma. Mais c’est aussi un monstre et un danger, pour nous autres femmes ! Nous ne faisons que rendre justice !

    _ Mais… mais il m’aidait pour mon cancer ! C’était mon seul soutien ! Rendez-moi mon p’tit, par pitié ! »

                                                                                                      119

    Peur et Vérité marchaient ensemble… Peur dit : « Et comment je vais faire, moi ? Non, parce que j’ai ça et encore ça à payer ! Je m’en sors pas ! C’est bien simple, l’État me prend tout ! Tu vas voir ! J’ m’en vais manifester, moi !

    _ Bah, ils t’auront pas vivante de toute façon !

    _ Tu sais, y a des moments où je me demande qui tu es ! si t’es pas un peu folle, tellement tu apparaît cynique ou égoïste ! On dirait que tu te moques de l’inquiétude des gens !

    _ C’est pas ça… Je vais t’expliquer…

    _ Et la guerre en Kuranie ? C’est bien beau de se montrer solidaire, mais on n’a pas les moyens de fournir des armes ! Et puis, c’est nous qui subissons les sanctions ! T’as pas vu ma facture énergétique ! Elle a fait un bond ! Mais c’est pas notre guerre !

    _ C’est aussi notre guerre parce que…

    _ Et la sécheresse ? C’est bien simple, y a plus d’eau et l’été arrive ! Comment on va faire ?

    _ Effectivement, c’est grave, mais la solution…

    _ Et la délinquance et la drogue ? La violence est partout ! On n’arrête plus les délinquants ! J’suis pas raciste, mais faut bien reconnaître que les étrangers sont souvent coupables !

    _ C’est vrai, mais le problème commence déjà…

    _ Et la pollution ? Hein ? Moi, j’ai dû arrêter le compost à cause des rats, figure-toi ! C’est bien beau le tri des déchets, mais si ça se solde par une invasion de rats ! Tu les as vus, ils sont dégoûtants ! Et puis, ils portent des maladies !

    _ Au sujet des rats…

    _ J’ai trouvé une superbe confiture dernièrement… J’ai pu voir comment ils la fabriquent… Ils la font lentement cuire dans des chaudrons…

    _ Sais-tu comment la confiture prend sa texture épaisse...

    _ Par la pectine, je crois…

    _ Non, c’est le sucre qui se caramélise ! On chauffe une confiture à 105°, sur le thermomètre à sucre !

    _ Et donc, je les ai vus cuire la confiture dans des chaudrons… Je connais bien tout ça ! Tout de même, je m’ennuie bien ! Au magasin, je ne croise que des tarés !

    _ Ton mépris entraîne certaines choses…

    _ Je regarde les gens de haut, tu peux me croire ! Non mais, pour qui se prennent-ils ?

    _ Tu ne fais que rendre coup pour coup…

    _ Tu sais ce que j’aimerais, c’est de ne plus avoir peur ! De trouver un véritable sens à ma vie ! Là oui, je pense que je serais heureuse !

    _ Je peux t’aider pour ça…

    _ Tiens, voilà madame Maupreux ! Bonjour, madame Maupreux, vous allez bien ? Comment ? On a essayé de vous escroquer sur le Net ? Que voulez-vous, madame Maupreux, ils sont partout ! Au revoir, madame Maupreux ! Tu disais, Vérité ?

    _ Rien, je ne disais rien !

    _ Tu sais, je te trouve un peu tristounette en ce moment ! J’ai l’impression que tu te renfermes, non ? Va falloir quand même que tu te boostes un peu !

    _ Hon, hon…

    _ Ah oui ! Ne plus avoir peur, quel rêve ! Est-ce que tu sais que ce thé vient de Chine ? Il a séché au feu de bois… Mais tu t’en moques, j’parie ! T’as toujours été dans ton monde ! Je me demande si tu te sens pas un peu supérieure…, or nous sommes tous pareils ! Mais peut-être l’ignores-tu ?

    _ Tiens, il va pleuvoir…

    _ Et tu détournes la conversation en plus ! Y a quelque chose de pénible chez toi, tu sais ?

    _ Ah bon ?

    _ Ouais… Allez, j’ose te le dire ! Dès qu’on ne s’intéresse plus à toi, tu n’écoutes plus personne ! Pas vrai ? Je vais même aller plus loin, car après faut pas que tu t’étonnes de ton malheur ! Mais tu veux le secret ? Etre attentif aux autres ! C’est la seule solution ! Quand tu penseras enfin un peu moins à toi-même, tu trouveras tes problèmes bien légers, voire insignifiants ! La pêche, quoi !

    _ Merci du conseil !

    _ Pas d’ quoi ! Tu sais que Roger va faire des examens ! Tu vois un peu qu’il ait un cancer ! Qu’est-ce que je vais faire, moi ?"

  • Les enfants Doms (T2, 110-114)

    Doms44

     

     

     

                                   "It's a game for you, isn't it?"

                                                Le Quatrième protocole

     

     

                          110

         « Bouge pas, Piccolo !

    _Martinez ?

    _ Lui-même ! T’es pas armé ? 

    _ Non... Je peux me retourner ?

    _ Attends que je te fouille ! »

         Martinez palpa le corps de Piccolo, afin de s’assurer qu’il ne portait pas d’armes… « Maintenant, tu peux me faire face… dit Martinez.

    _ Tu étais sur ma piste ? demanda Piccolo.

    _ Oui, au lendemain de ta disparition, j’ai pris mon cheval, bien décidé à te ramener au camp ! »

         On était dans une région entre la Kuranie et RAM… C’étaient de hauts plateaux épargnés par la mer et on n’y voyait qu’une sorte d’herbe ondulante, sous l’ombre des nuages ! « Je ne laisse pas dehors les brebis égarée ! rajouta Martinez. Et il y a aussi un cheval pour toi ! »

         Piccolo, toujours sous la menace de l’arme de Martinez, alla vers sa monture et l’enfourcha, avant de préciser : « Tu sais, Martinez, je ne m’enfuirai pas ! D’ailleurs, je comptais rentrer au camp !

    _ Bien sûr, répondit Martinez qui se hissa lui-même sur sa selle. Et c’est pour ça que tu joues les filles de l’air ! Allez en route !

    _ J’ai été enlevé, Martinez, à mon corps défendant !

    _ Tiens, celle-là, on ne me l’avait jamais faite !

    _ C’est pourtant la vérité ! Un commando, nommé le commando Science, est venu me chercher !

    _ Des types barbouillés de noir, j’ parie ! avec un couteau sur le mollet ! C’ que c’est d’être un oisif, planté devant la télé !

    _ Dans le commando, y avait une ancienne connaissance, qui tenait absolument à ma collaboration pour un problème !

    _ J’ croyais qu’ c’était à ton corps défendant ! Mais c’est un ami qui était là ! Et puis, peut-on savoir de quel problème il s’agissait ?

    _ Du réchauffement climatique !

    _ Ah ! Ah ! Ah ! Et ils avaient besoin d’un mec qui n’a jamais rien fait d’ sa vie ! Ah ! Ah ! Piccolo le mytho ! »

         Désormais, ils se turent et ils ne firent que parcourir de vastes étendues, grâce à leur monture. Mais, le soir arrivant, ils bivouaquèrent et après s’être occupé des chevaux, ils allumèrent un feu ! Ils mangèrent en discutant… « Au camp, tu vas retrouver tes camarades, ceux qui sont usés par le travail !

    _ Ce n’est pas le travail qui est usant, répondit Piccolo.

    _ Non ?

    _ Non, c’est le stress ou l’angoisse ! C’est très différent, même si le stress est forcément lié au travail !

    _ Comprends pas ! fit Martinez, qui avala une bonne bouchée.

    _ Nous sommes inquiets à cause de choses qui nous dépassent ! Notre stress est sournois, d’autant que nous, les êtres humains, nous sommes face à l’inconnu ! « Qu’est-ce que nous faisons là sur Terre ? », c’est pas une question que se posent les animaux ! Nous avons le choix et nous en sommes perturbés, et s’il survient des événements telles que la guerre en Kuranie ou l’inflation, nous nous fermons et devenons hostiles à tout changement ! Nous refusons la réforme des retraites, non à cause de ce qu’elle nous coûte, mais bien plus parce que nous devenons incapables de perdre quoi que ce soit !

    _ C’est une réforme inique et qui ne doit pas être appliquée !

    _ Peut-être et il y a toujours des conditions de travail à améliorer, mais le fond du problème n’est pas là ! C’est notre perception de la vie qui détermine notre stress ! Depuis que je suis tout petit, je réfléchis au sens de ce que je vois et c’est moi qui bosse le plus, car mon fruit, c’est ma paix, c’est l’espoir que je peux donner ! Cela va autrement plus loin que d’offrir un emploi ! Quelqu’un qui profite de mon message, qui s’en nourrit, a les moyens de calmer ses angoisses et de trouver la joie, quel que soit le poste qu’il occupe ! Voilà encore pourquoi le commando Science m’a enlevé !

    _ Ouais, moi, c’ que j’ sais, c’est que je dois te ramener à la maison rouge !

    _ Bien sûr, Martinez, car le seul sens que t’as donné à ta vie, c’est celui de ton autorité, de ton importance ! Lorsqu’ils vont me revoir là-bas, reconduit par toi, ils vont dire : « Quel type, ce Martinez ! On ne lui échappe pas ! » Tu vas pouvoir rouler des mécaniques !

    _ J’ te kiffe pas, Piccolo !

    _ Ah ! Ah ! La belle affaire ! T’as la réaction de tous ceux que j’ dérange et que j’ fais travailler du chapeau ! T’as la haine de l’égoïsme !

    _ Eh ! Où tu vas ? s’écria Martinez, en dégainant son arme à la vitesse de l’éclair !

    _ Pisser !

    _ Bon, mais reste dans mon champ de vision !

    _ Bien chef ! »

                                                                             111

          Le lendemain, Martinez et Piccolo reprirent la route et ils étaient au petit trot quand Martinez dit : « Tu sais, c’est injuste ce que tu m’as dit hier, au sujet de mon égoïsme… Je défends aussi les gars, tous ceux dont on abuse, pour faire plus de profits !

    _ Bien sûr, Martinez, ce n’est jamais tout blanc ou tout noir ! Mais, si on t’enlevait la lutte contre le gouvernement, tu serais complètement paumé ! C’est ton hypocrisie qui fait que le bât blesse ! « L’homme ne vivra pas seulement de pain ! » tu te rappelles ? Autrement dit, l’homme a une conscience pour donner un sens à sa vie ! Or, notre époque, dans son mensonge, essaie de nous faire croire que c’est facultatif, qu’on peut comme ça avoir une existence purement matérialiste ! On gagne de quoi vivre, on nourrit les siens, on donne à ses enfants la meilleure éducation et on s’en va, avec le sentiment du devoir accompli, en paix ! Foutaises ! C’est justement ta lutte contre le gouvernement qui t’aveugle sur cette mascarade !

    _ On dirait que t’en as gros sur la patate…

    _ Un peu oui, car on ne sort pas des problèmes ! Pourquoi c’est toujours le chaos ? Mais parce que le chaos est nécessaire à la plupart pour donner du sens ! La société, c’est la prolongation du lycée ! Le gouvernement, c’est le proviseur, ou le CPE ! Le travail, ce sont les cours ; les pauses, les récréations, et bien sûr il y a encore les vacances ! On reste dans un vase clos et quand on n’est pas content, on accuse la direction de l’école, on se révolte contre les professeurs, qu’on juge injustes, c’est-à-dire qu’on prend à parti les ministres ! On reste scolaire, alors que l’immensité est juste à côté ! On étouffe, alors que le mystère peut être infini ! On est terrorisé à l’idée d’ouvrir une fenêtre !

    _ Tu exagères... »

         A cet instant, une troupe de cavaliers fit son apparition et vint à la rencontre des deux hommes… Puis, elle s’arrêta et montra ses visages d’adolescents ! « Donne-nous le prisonnier ! dit celui qui était le chef.

    _ Et qu’est-ce que vous en ferez ? demanda Martinez.

    _ On va le pendre !

    _ Oui, on va le pendre ! crièrent d’autres. Donne-le nous, Martinez !

    _ Doucement les enfants… Et pourquoi vous voulez le pendre ?

    _ Tu as écouté ses discours, Martinez ? reprit le chef. Il a la langue d’un serpent et ils menacent nos retraites !

    _ Ouais, nous voulons une retraite ! renchérit le groupe.

    _ Non, je ne vous donnerai pas le prisonnier…, répondit Martinez. Il a fui du camp et il sera jugé pour cela ! Laissez faire la justice, les enfants ! Vous êtes de braves petits gars et ne m’obligez pas à vous descendre ! »

         Les gamins connaissaient de réputation l’adresse de Martinez au revolver et ils finirent par s’en aller, non sans jeter à Piccolo de sombres regards de haine ! « Alors j’exagère, hein ! jeta Piccolo, une fois que la troupe fut partie. Des ados inquiets pour leur retraite, alors qu’ils n’ont même pas commencé à travailler ! Voilà le monde que nous avons créé !

    _ Ils défendent leur futur !

    _ Mais bon sang, on en crève justement de cette sécurité, de cette maladie à vouloir tout assurer ! On ne comprend pas qu’elle ne fait que renforcer notre égoïsme ! que c’est l’animal qui est en nous qui ne veut que survivre, en étant le plus fort, en ne pensant qu’à lui ! Ceux-là des enfants ? Mais ce sont déjà des vieillards ! Où est le don, Martinez, la magie, la force ? Il n’y a pas de futur pour l’homme matérialiste ! pour ceux qui comptent et qui veulent l’égalité !

    _ Ah bon ? V’ là autre chose ! Moi, j’ combats pour la justice !

    _ Mais en même temps t’es incapable de paix ! Tu ne saurais quoi en faire ! Une société d’apothicaires ! Nous avons tous soif et nous disons : « Seule la raison nous guide ! Nous n’obéissons qu’au nécessaire ! » Nous crevons d’un manque d’amour, de tendresse ! Nous voudrions voler, sentir le souffle des étoiles, puisque nous savons l’immensité de l’Univers, et nous vivons dans des boîtes à chaussures ! Et tu sais pourquoi, Martinez ?

    _ Non, mais tu vas me le dire !

    _ Mais par peur, Martinez ! parce que nous avons trois plumes dans les fesses… et que nous avons peur du ridicule ! parce que l’orgueil nous rend bêtes et même infects, durs comme de la pierre ! Le climat tarit les puits, mais déjà nos cœurs sont à secs ! La beauté est partout, époustouflante et elle nous invite à aimer de tout notre être ! Elle nous montre la flamme ! Pense à la sortie des feuilles au printemps ! Les fleurs, elles, ne perdent pas leur temps ! Elles ne râlent pas ! Elles s’empressent de s’ouvrir !

    _ Tu sais, je commence à regretter de t’avoir poursuivi ! Je n’ai jamais eu un tel moulin à paroles à mes côtés !

    _ Ah ! Ah ! J’ l’ouvre pas souvent, mais c’est vrai que quand ça arrive, j’en ai à dire !

    _ Tu feras moins le fier au camp !

    _ Le camp, pour moi, Martinez, c’est des vacances ! Ce qui est difficile, c’est de donner du sens, d’affronter la vie, les yeux ouverts ! Une société de lycéens, j’ te dis ! »

                                                                            112

    L’orgueil tue le monde !

    L’appauvrit, le désespère !

    L’orgueil brouille les pistes !

    Il dit : « Je n’existe pas ! 

    Je fais les choses par nécessité, par raison, par devoir ! »

    L’orgueil n’existe pas, c’est une victime !

    Qui se rappelle pourquoi Rimar est entré en guerre ?

    Il voulait parader !

    Il voulait dire : « J’ai ramené la Kuranie à la maison ! »

    Il voulait l’admiration de son peuple !

    Qu’on voit comme il est fort !

    Il voulait être aimé, comme un enfant !

    Mais l’orgueil est un enfant méchant !

    C’est un enfant adulte !

    Un enfant de ce monde,

    Qui trafique avec ce monde !

    Nous sommes tous des enfants,

    Mais l’orgueil fait l’enfant dominateur,

    Capricieux, dur !

    L’orgueil se prend au sérieux !

    L’orgueil étend les villes,

    Etend sa puissance, son pouvoir !

    Il domine, il triomphe !

    Il veut l’admiration des autres,

    En les commandant, en étant le premier !

    Mais l’orgueil se cache !

    Il dit : « Je n’existe pas ! »

    L’orgueil tue le monde,

    En brouillant les pistes !

    Il dit : « Je fais la guerre par nécessité, devoir !

    Je suis une victime !

    Bien sûr, des gens meurent, des enfants meurent !

    Des atrocités sont commises !

    Mais c’est par devoir, nécessité !

    Je ne suis qu’une victime ! »

    L’orgueil tue le monde,

    Le désespère, l’anéantit,

    Car il brouille les pistes !

    Il n’existe pas !

    Il étend les villes, réchauffe la planète, détruit la nature,

    Par nécessité, devoir !

    L’orgueil est un saint !

    Prions pour lui !

    Prions pour qu’il tue des gens !

    Qu’il détruise la nature !

    Car l’orgueil est une victime, une victime du devoir !

    C’est dur pour lui !

    Bien plus que pour ceux qui sont morts à cause de lui !

    Qui se rappelle pourquoi Rimar a débuté sa guerre ?

    Il voulait juste parader !

    Il voulait juste dire : « J’ai ramené la Kuranie à la maison ! »

    Il voulait montrer combien il est fort,

    Faire l’admiration de son peuple !

    Comme un enfant, mais un enfant dominateur, dur,

    Car il y a des morts

    Et l’orgueil ne revient pas en arrière !

    Il ne dit pas : « Je me suis trompé ! Excusez-moi !

    Jugez-moi, car je ne veux pas tuer ! »

    Non, l’orgueil se cache !

    Il disparaît !

    Il s’enfonce dans la nuit !

    Dans le plus secret du cœur !

    Il brouille les pistes !

    Mieux que le malfaiteur !

    Il se cache dans la nuit

    Et il entraîne tout le monde dans la nuit,

    Le doute, le désespoir, le mensonge !

    L’orgueil est une victime, une victime du devoir !

    De la raison !

    Qui se rappelle encore pourquoi Rimar a déclaré la guerre ?

    L’orgueil est un cadavre !

    C’est la mort sur Terre !

    C’est la source de nos larmes !

    C’est la pierre tombale !

    Un orgueil qui s’humilie,

    Qui revient en arrière,

    Qui dit : « J’existe ! »,

    C’est l’éclaircie, le soleil perçant les nuages !

    C’est de nouveau la compréhension, la clarté !

    Le sens, l’espoir !

    La justice !

    C’est l’enfant souriant !

    Mais qui se souvient de l’orgueil de Rimar ?

                                                                                       113

    Je te parlerai de la patience des nuages !

    De la patience de la lumière !

    De son temps à la fois rapide et tranquille !

    Je te parlerai de la confiance!

    L’orgueil est dur !

    L’homme est dur !

    L’horreur, le désespoir semblent éternels !

    Vides d’horizon !

    Mais l’orgueil s’empresse de détruire l’orgueil !

    Le méchant est impatient

    Et détruit le méchant qui le gêne !

    Le mal se détruit lui-même !

    A cause de ses appétits !

    Le bien est patient !

    Il regarde !

    Il regarde vraiment !

    Il en a le temps,

    Il en a la force !

    Il en la volonté !

    Le bien donne de l’eau,

    Il rafraîchit !

    Il apaise !

    Il donne de la lumière,

    C’est-à-dire du respect !

    Le bien dit à l’autre, quel qu’il soit :

    « Toi aussi tu existes !

    Toi aussi tu es unique !

    Toi aussi tu fais partie de la famille des hommes !

    Toi aussi tu es aimable et tu as de la valeur ! »

    Le bien peut dire ça,

    Car il a les yeux ouverts !

    Il en a la force !

    Et l’autre qui reçoit ce message considère aussi !

    Respecte aussi !

    Sourit, reprend espoir !

    La cohérence revient !

    Le sens est de nouveau là !

    Le bien donne à boire

    Et remet de l’ordre !

    Mais l’orgueil prend la lumière !

    Ne la voit même pas, l’écrase !

    La domination happe la lumière !

    C’est un trou noir !

    Un puits sans fond !

    Ainsi est l’enfant Dom !

    Comme tous, il demande aussi du respect,

    De la reconnaissance, de l’amour,

    Mais c’est un puits sans fond,

    Un trou noir !

    Il n’en a jamais assez !

    Ce qu’on lui donne est perdu !

    C’est maladif !

    C’est le néant qui l’a créé !

    C’est l’angoisse d’un monde vide,

    Un fruit de l’hypocrisie !

    Ou bien l’enfant Dom contrôle le monde,

    Ou bien il le détruit !

    Comment guérir l’enfant Dom ?

    Comment guérir un trou noir ?

    Nous sommes tous pareils,

    Nous voulons tous du respect,

    Qu’on nous aime,

    C’est indispensable pour notre équilibre !

    Mais comment aider l’enfant Dom ?

    Il faudrait déjà que l’orgueil existe !

    Il faudrait déjà combattre l’hypocrisie !

    Il faudrait déjà que la domination existe !

    Il faudrait déjà comprendre que nos problèmes

    Sont des problèmes d’ego !

    La retraite, les taxes, le réchauffement,

    C’est de l’ego !

    Nous détruisons la planète pour notre ego !

    Nous manifestons à cause de notre ego !

    Comment guérir les enfants Doms ?

    Leur amener un sourire ?

    Comment les rassurer ?

    Comment les rendre humains ?

    Je te parlerai de la patience des nuages !

    Celui qui connaît la patience de la lumière,

    Celui-là peut donner !

    Il est une source pour les autres !

    Il en a la force !

    L’enfant émerveillé a la force des nuages !

                                                                                114

         Martinez et Piccolo chevauchaient toujours, sous un azur impeccable, quand soudain une immense déflagration les stupéfia, les cloua sur place, effrayant leur monture, qu’ils ne purent calmer, ce qui fit qu’ils se retrouvèrent les fesses par terre ! « Mais qu’est-ce que c’est qu’ ça ? hurla Martinez.

    _ Je crois que ça vient de derrière la colline ! » dit Piccolo, qui était aussi choqué que le délégué syndical !

    Les deux hommes gravirent le versant et regardèrent ce qui se passait au-delà… Dans la plaine, beaucoup plus loin, une petite ville avait été bombardée et des fumées noires s’en échappaient ! « Voilà la guerre de Rimar ! fit amèrement Martinez.

    _ Oui, voilà le malheur… et où mène le pouvoir absolu ! sans frein, celui qui ne supporte plus la contradiction ! Tu es un peu comme ça, Martinez…

    _ Hein ? Mais j’ai le gouvernement comme obstacle ! Ce n’est pas moi qui commande !

    _ Non, mais ta lutte est devenue un but en soi ! Quelles que soient les décisions du gouvernement, tu le combattras !

    _ Bon, ben, vaut mieux pas rester ici… Il ne s’agit pas de devenir des cibles, pour quelque dingue ! »

        Ils retournèrent vers leurs chevaux, qui s’étaient enfin immobilisés… Il est vrai qu’il n’y avait pas eu d’autres explosions… « Tu sais, Martinez, dit Piccolo tout en marchant. Je suis persuadé maintenant que tant qu’on a du pouvoir, on ne peut pas vraiment considérer l’autre comme réel !

    _ J’ t’avoue que je ne percute pas vraiment non plus ce que tu me dis !

    _ Tant qu’on veut commander, imposer son point de vue, même au nom du bien, et toi, c’est au nom des travailleurs, on ne prend pas l’autre dans sa totalité ! Il devient un adversaire et tant pis pour sa complexité !

    _ Tu voudrais que je trouve des circonstances atténuantes aux profiteurs et aux exploiteurs !

    _ Je me moque des riches, Martinez, car ils ne sont pas heureux !

    _ Mais les travailleurs ont des droits !

    _ D’accord, mais ce qui te gêne aussi, ce qui te préoccupe, c’est que tu aies raison, que tu sentes ta valeur au travers de ton combat ! Si tu es autant dérangé par les profiteurs, c’est parce que tu les vois supérieurs, manipulateurs et ton ego en souffre ! Tu n’arrives pas à les considérer tels d’autres êtres humains, avec leurs différences et leur tragédie ! Pour toi, ce sont des méchants, ainsi qu’ils se ressembleraient tous !

    _ Je défends le plus faible !

    _ Tant que notre domination n’est pas brisée, les autres restent des esclaves…

    _ Mon Dieu, ce que tu travailles de la cafetière !

    _ L’autre est indistinct sous notre pouvoir ! Regarde Rimar : il tue des gens, pour soi-disant les rendre libres, ou les protéger ! Sa folie ne lui apparaît même pas, car il n’a pas vraiment conscience de l’existence des gens, tellement il a de pouvoir ! Le lion qui déchire son rival ne voit que la victoire !

    _ Et tu voudrais que je me relâche dans ma lutte, contre les profiteurs, pour apprendre qui ils sont, pour que je les respecte ?

    _ Oui, car tu ne pourras pas les détruire ! Il y a un profiteur qui sommeille en chacun de nous ! Par contre, on change les gens en commençant par bien les voir, par leur donner du respect ! Il n’y pas d’autres solutions, même si beaucoup ne changent pas pour autant !

    _ Il y a les lois qui évoluent, heureusement ! Je fais en sorte que les droits soient respectés !

    _ Bien entendu, mais ce n’est pas suffisant ! Et comme je te l’ai déjà dit, tu es dans une impasse !

    _ Voilà nos chevaux, nous allons pouvoir reprendre la route ! »

         Mais ils ne purent aller bien loin, car des soldats, qui étaient camouflés, se dressèrent et les mirent en joue ! Piccolo et Martinez furent faits prisonniers et on les conduisit dans un camp, où grouillaient des militaires et toutes sortes d’engins ! Alors qu’on se dirigeait vers une tente, un petit groupe en sortit d’une autre et Piccolo eut la surprise de reconnaître Rimar ! Il l’avait déjà aperçu dans RAM… et à cette époque, l’enfant Dom était un séducteur, heureux de plaire ! C’était un « gamin » qui aimait plus que tout être la vedette, le gagnant ! Son triomphe entraînait celui de la population, qui l’admirait alors ! C’était un jeu de miroirs !

         Maintenant, il ressemblait à une poupée de cire ! Il martelait un discours de haine, avec un œil fixe, comme s’il avait été en verre ! C’était déjà un vieillard et ses jours étaient comptés ! On ne peut être hors de soi très longtemps !

  • Les enfants Doms (T2, 105-109)


     

           "On va reconstituer le Band!"            

                                   The blues brothers

                                                                                                  105


    Une machine à réussir, voilà le monde!

    Depuis qu'il n'a plus de profondeur!

    Depuis qu'il n'est plus que mercantile!

    Bel échec de la raison!

    Il faut à tout prix réussir,

    Car il n'y a rien!

    Pire, le monde est condamné!

    Les chiffres le disent!

    Voilà la raison vide!

    Impuissante!

    Il faut à tout prix réussir,

    Car qui peut accepter le vide?

    Il ne faut rien perdre,

    Car qui peut accepter le vide?

    Il faut être inquiet,

    Car qui a confiance?

    Il faut haïr,

    Car qui peut être gentil?

    Il faut réussir!

    Je te ferai parfaite!

    J'étirerai ta peau!

    Je gonflerai tes lèvres!

    Tu seras pareille au babouin!

    Je ferai tes seins comme des ballons

    Prêts à crever!

    Tu domineras le monde!

    Tu soumettras le mâle!

    Tu auras une taille de guêpe!

    Comme étranglée!

    Tu ne pourras pas te déplacer sans tout faire craquer!

    Tu n'auras plus la légèreté de l'enfant!

    Son rayonnement!

    Sa malice!

    Tu seras une poupée,

    Une poupée défigurée!

    Tu auras figé ton âme!

    Que dira ton Narcisse?

    Que tu es la plus belle,

    La perfection?

    Tu as voulu réussir!

    Ne pas être rejetée!

    Tu es devenue numérique!

    Un phantasme de jeu vidéo!

    Où est la petite fille fragile,

    Peureuse ou timide,

    Salie par le chocolat?

    Que regardes-tu,

    Sinon une créature?

    Ce n'est plus toi!

    Mais il faut réussir,

    Ne pas être rejetée

    Et donc tu n'es plus toi!

    Tu as résolu le problème!

    Tu as inventé un code!

    Une élite, un canon!

    Quelque chose qui n'existait pas!

    Et l'enfant s'est perdu!

    Il crie de toutes ses forces dans l'espace!

    Il crie sa souffrance et comment tu le maltraites!

    Il pleure car il est la clé de ton bonheur!

    Vois comme il danse dans son innocence!

    Bel échec de la raison!

    Qui a voulu sa liberté

    Et qui s'est enchaînée à son angoisse!

    Bel échec du monde vide!

    Du monde mercantile!

    Où l'on ne peut perdre!

    Où l'on ne peut donner!

    Où l'on ne peut être heureux!

    Je t'apprendrai la confiance et l'espoir!

    Je t'apprendrai la patience, la douceur!

    L'attente interminable et si brève!

    Je te donnerai la joie de l'oiseau!

    Je te remplirai et tu déborderas!

    Tu seras mon ange infini!

    Jamais tu connaîtras l'ennui!

    Je te ferai amoureux!

    Tu auras l'énergie de l'amour!

    Bel échec de la raison

    Et du monde vide!

    Du monde sinistre!

    Où l'on ne doit rien perdre!

    Où on est pauvre,

    Sans courage!

    Où l'on est aveugle, sans lumière!

    Où l'on craint tout le temps!

    Où est l'enfant?

    Il est déjà adulte

    Ou à moitié fou!

    C'est l'enfant Dom!

    Qui doit dominer!

    Car il faut réussir!

    C'est la raison vide,

    Sans amour!

    Tu comprends?

    Je t'apprendrai à lâcher l'os!

    L'os du pouvoir!

    C'est lui qui t'enchaînes!

    C'est lui qui perd l'enfant!

    Mais il faut réussir!

    C'est la raison seule!

    Grogne près de ton os!

    Montre les dents!

    Je t'apprendrai à lâcher l'os!

    Je t'apprendrai à grandir dans la lumière!

    A danser en elle!
     

                                                                                                     106

     

    Piccolo est toujours dans le centre de rééducation matérialiste et ce matin un petit homme dégarni, nommé Martinez, s'adresse aux détenus! "Je vais vous apprendre ce qu'est le travail, dit-il, car visiblement vous ne savez pas ce que c'est! Il faut bien comprendre une chose: un travail, un salaire, de quoi manger et une retraite! Si on ne travaille pas, on ne mange pas!"

    On racontait de drôles de choses sur ce Martinez! Il avait été shérif à l'ouest du Pecos et c'est lui qui avait arrêté le bandit Société! Celui-ci maltraitait tout le monde: il volait des retraites, imposait des taxes et bref, il faisait partie de la célèbre bande des Exploiteurs! Avec l'aide de ses adjoints, Martinez avait déclaré la guerre au bandit et les échauffourées n'avaient pas manqué!

    Pourtant, le shérif était seul quand il marcha vers le saloon, où s'était réfugié Société! "Tu vas sortir sans armes! avait crié martinez. Sinon je viendrai te tuer!", et Société, peut-être las de la chasse dont il était le gibier, avait fait son apparition et avait effectivement jeté son arme, aux pieds de Martinez, avant d'être conduit en prison! Ce soir-là, toute la ville avait fait la fête et depuis, Martinez était d'une autorité incontestée!

    "Toi, l'intello! cria-t-il à Piccolo. Suis-moi, je vais te présenter à ton équipe de travail!" Piccolo prit le pas de Martinez, en se demandant comment on l'avait percé à jour, car effectivement depuis tout petit il réfléchissait! Mais enfin on passa un hangar et on s'arrêta devant un autre, ouvert et devant lequel deux hommes discutaient avec vivacité! L'un disait: "Y avait pas péno! Où l'arbitre a vu péno?" et l'autre répondait: "Et le coup-franc sur Maldy? Y a pas faute! Où elle est la faute?"

    "Eh! les gars! fait Martinez. je vous amène un intello, pour que vous lui appreniez ce qu'est le travail!

    _ Eh! Martinez! répond l'un. Ils m'ont mis en vacances le quinze et j'avais demandé le onze!

    _ T'as demandé au gars du calendrier?

    _ Ouais, y m'a dit que c'était comme ça!

    _ Bon, viens avec moi!"

    Les deux hommes partirent et Piccolo resta avec celui qui pensait qu'il n'y avait pas coup-franc et qui finalement dit: "De toute façon faut qu'on attende: les bâches sont pas là!" Piccolo acquiesce, n'a pas la force de demander ce qu'est cette histoire de bâches et il se contente de regarder les hirondelles jouer dans les arbalétriers du hangar!

    Le temps passe et un camionciel vient s'arrêter devant l'entrée... Un gars lourd en descend et à l'abri de son camion, il propose un gorgeon au collègue anti-coup-franc. Les deux individus sifflent leur verre, discutent de la dureté des conditions de vie, de l'injustice dont ils sont les victimes, puis le camionciel s'en va! "Eh! fait le travailleur à Piccolo, qui s'approche. Il est bientôt midi! Tu peux t'en aller! Tu vas doucement vers le vestiaire (tout le monde est en bleu!) et tu sors à midi pile! Tu vas manger et tu reviens à 13h30! Fais pas le con, tu dois être de retour à l'heure! C'est le plus important!"

    Piccolo est heureux, car il va manger et il a faim, et il peut s'échapper du camp pour cela! Mais aussi sa joie est renforcée par le sentiment que enfin il travaille, qu'il est en règle et ça c'est ineffable! On ne peut plus rien lui reprocher! Il gagne sa vie et sa retraite! Il chante sous le soleil!

     

                                                                                                     107

     

    Piccolo rêve dans le dortoir du camp matérialiste… C’est la nuit et tout le monde dort à côté! Piccolo se voit à une terrasse, entouré de deux collègues, et il est parfaitement bien! En effet, si on lui demande ce qu’il fait dans la vie, il répond du tac au tac qu’il est chez «Machin», dont l’entreprise est bien connue! On sait donc immédiatement quel est son métier et il n’a plus à éluder la question!

    Auparavant, il était bien embêté, car il ne répondait pas franchement! Il ne disait pas: «Voilà, je recherche un sens à la vie! Je me demande d’où vient le mal! J’essaie de comprendre!», sinon on lui répliquait immédiatement: «Et ça gagne beaucoup?» ou «Et vous en vivez?» Il était soudain perdu, suspect, nullement crédible et il devait se taire légèrement honteux!

    A présent, il est détendu, en règle! Il est intégré et fait partie du sérail, de la famille! Il jongle comme les autres avec le salaire net ou brut! Les cotisations n’ont plus de secrets pour lui et il emploie le mot Ursaff avec délectation! Bien sûr, il en vient avec ses collègues à critiquer le système! Lui aussi est outré de ce qu’on lui prend! Sûr, il y en a qui s’en mettent plein les poches, les profiteurs, et Piccolo semble même plus indigné que les autres! C’est parce qu’il se sent en vacances! Pour la première fois peut-être, depuis le début de sa vie, il laisse de côté ses inquiétudes existentielles, il ne contemple plus l’abîme, il n’a plus le vertige, il n’a plus l’impression de creuser dans la pierre et il fustige le patronat, comme s’il chantait!

    Mais d’un coup Piccolo sent une main sur sa bouche et il ouvre les yeux paniqué! Il voit un visage noirâtre, qui lui dit: «Chut, Piccolo! C’est Ratamor!

    _ Rata… mor?

    _ Oui, je fais partie du commando Science et je viens vous chercher!

    _Me chercher? Mais pourquoi faire?

    _ La planète brûle, Piccolo! Vous vous souvenez de ce que vous m’avez si bien parlé de la beauté? Eh bien, on a besoin de vous, Piccolo, de votre pensée, de votre discours, car nos chiffres, notre logique, à nous les scientifiques, s’avèrent impuissants à changer les comportements! Donc, en route, mon ami, il y a urgence!

    _ Mais je suis bien ici, Ratamor! C’est comme si j’avais trouvé une seconde famille! Je travaille, Ratamor, et vous ne pouvez pas savoir comme je suis heureux! Je fais mes huit heures dans la journée, comme tous mes camarades, et après je vais boire un verre, ou je regarde la télé! Je n’ai plus de soucis, Ratamor! Ma conscience est en paix, car je cotise, et cerise sur le gâteau, j’engrange des points de retraite!

    _ Mais bon sang, vous êtes devenu une larve ou quoi? Vous allez voir votre retraite, quand il faudra trouver de l’eau! Vous allez cesser ces enfantillages… et me suivre! Nous sommes en train de cuire, j’ vous dis!

    _ Je vous prierai d’abord de parler moins fort! En tant que travailleurs, nous avons droit à un juste repos! Ensuite, qu’est-ce que la beauté pour la science? Une production névrotique, n’est-ce pas ce qu’ont affirmé vos maîtres à penser! Laissez donc maintenant les fous agir leur guise! Ne venez pas encore en plus les tourmenter!

    _ Vous m’énervez, Piccolo! On a besoin de vous et vous faites votre coquette! Voilà la vérité!

    _ Ah bon? Je ne suis plus névrosé quand ça vous arrange! Quel manque de rigueur scientifique! Au reste, la gravité, le salut du monde ou le pourquoi du comment ne me concernent plus! Je n’ai jamais goûté un tel confort, Ratamor! un confort moral, bien entendu! Que peut-on me reprocher, si je pointe à l’heure? Hi! Hi! La douceur de mes draps me chatouille!

    _ Et la mort, Piccolo, elle viendra tôt ou tard!

    _ Bien sûr, mais c’est loin tout ça! Le problème, Ratamor, c’est les profiteurs, les gros pollueurs! Je vous assure qu’on lutte contre eux, car déjà ils nous exploitent! Ah! Il ne sera pas dit qu’on les a laissés tranquilles!

    _ Je croyais que vous étiez heureux!

    _ C’est vrai, mais il est bon d’avoir des ennemis! Sinon de quoi on parlerait?

    _ Vous ne me laissez pas le choix, Piccolo!

    _ Non, marchez sur la pointe des pieds en sortant!»

    Pan! Ratamor assomme Piccolo, comme on le lui a appris, et il le charge sur son dos! Dehors, les autres du commando, qui faisaient le guet, sont surpris de voir qu’on enlève carrément quelqu’un, alors qu’on devait le libérer et qu’il allait suivre avec enthousiasme!

    «Je vous expliquerai!» dit Ratamor et tous disparurent dans la nuit !

     

                                                                                                        108

     

    Piccolo se réveille dans un lit qu’il ne connaît pas! Soudain, une femme blonde et magnifique entre dans la pièce en souriant! Piccolo ne peut que lui rendre son sourire, car elle est comme un soleil, avec deux yeux bleus! Elle dit: «Le général veut vous voir… Je vous ai mis un uniforme sur la chaise… et au-dessus du lavabo, vous trouverez de quoi vous débarbouiller!» La femme sourit toujours et Piccolo aussi! Elle aurait dit, une laisse à la main: «C’est l’heure de la promenade!» et Piccolo aurait fait: «Ouah! Ouah!» Mais cette femme était bonne, Piccolo en était persuadé! Elle était incapable de crasses et elle sortit, laissant derrière elle une fraîcheur d’une suavité merveilleuse!

    Vite, Piccolo s’habille pour revoir le soleil aux yeux bleus et il s’impatiente vu que son pantalon refuse de se laisser enfiler! Pour la toilette, une giclée d’eau sur le visage, car le soleil n’attend pas! Puis, Piccolo fonce dans les couloirs, comme s’il connaissait les lieux! Le soleil est passé par là, il le sent! Il débouche dans une salle de réunion, malheureusement enfumé par un gros cigare, qu’un grand type sec fait rougeoyer dans sa bouche! Ratamor est également présent, mais ô merveille, le soleil est là et Piccolo s’assoit docilement, comme pour montrer combien il est à ses ordres!

    Le soleil ne se méprend pas sur une telle bonne volonté et aimablement, il apporte un café à Piccolo! Celui-ci est touché par la grâce et il ne remercie même pas: l’admiration le rendant muet! Le soleil, toujours souriant, reprend sa place et rien d’autre n’existe pour Piccolo, ni le général, ni Ratamor, ni les quelques autres qui ont l’air de cumulus lointains dans l’azur! Le général, agacé par ce manège, lance: «Mais seriez-vous ici, pour faire le joli cœur, monsieur, monsieur Pi…?

    _ Piccolo! Je m’appelle Piccolo (il a toujours les yeux sur le soleil, qui continue de sourire et n’est-ce pas le fruit de l’évidence?) Je tiens, mon général, (enfin il regarde le grand type sec), à porter plainte, car on m’a proprement arraché, enlevé à mon… bonheur! Je ne dirai pas paradis, puisque je viens de le découvrir! (Il se soumet de nouveau au soleil, qui rayonne à plein!)

    _ Hein? Mais qu’est-ce que c’est cette histoire d’enlèvement?

    _ Hum! fait Ratamor. Je crains que notre ami Piccolo ne fasse une sorte de crise! Il dit que, depuis qu’il est salarié, il vit dans une totale sécurité et qu’il ne veut même plus des ses anciennes idées, celles-là même qui pourraient nous aider!

    _ Voyez-vous ça! enchaîne le général. Et a-t-on rappelé à Moossieur Piccolo que l’heure est grave et que nous sommes en train de cuire et donc avides de toutes les bonnes volontés!

    _ Certes, je l’ai replacé devant…

    _ Général, intervient Piccolo, vous n’êtes pas prêt à m’écouter! Vous êtes énervé et vous avez de ce fait les oreilles sales!

    _ Co… Comment? Mais… Mais, si je suis énervé, c’est parce qu’il y a urgence! Il ne s’agit pas de se consacrer, comme vous, au badinage!

    _ Et ne pensez-vous pas que c’est justement parce que nous sommes incapables de paix, que nous brûlons la planète! C’est bien notre impatience, notre fuite devant l’angoisse qui nous conduit à tout détruire, afin de nous sentir les maîtres! Avec le grade de général et en commandant les autres, on échappe au vide, que semble nous imposer la nature!»

    Le soleil a un petit rire… «Mais… mais c’est que vous me donnez des leçons, ma parole! s’écrie le général. A moi de vous suggérer quelque chose… Concluez donc avec mon assistante et on pourra alors parler entre adultes! Pour l’instant, vous êtes trop excité!»

    Le soleil se déplace d’un pas ferme et souple, se plante devant le général et le gifle violemment! Puis, il s’en va impérial, au grand dam de Piccolo, qui a subitement froid! Quant au général, il en est tombé sur sa chaise, le visage rouge et reste hébété! Ratamor est au désespoir, mais Piccolo lui lance: «Vous avez vu, ça revient! Je retrouve quelques trucs! Ceci étant, je regrette encore le camp maté…»

    Piccolo, à ces mots se fige: que va-t-on penser de lui là-bas? Il est huit heures et il ne va pas pouvoir pointer! Que va faire Martinez? charger son arme? se mettre sur la piste de l’outlaw? Mais c’est ici qu’habite le soleil et Piccolo bâille, en s’étirant! La joie de vivre, quoi!

     

                                                                                                              109

     

    Piccolo alla parler au soleil et il se rendit bientôt compte que celui-ci était une femme comme les autres, mais comment aurait-il pu en être autrement ? Ce n’était pas une déception pour Piccolo, mais un retour sur Terre, qui n’était même pas douloureux, car Piccolo n’avait jamais vraiment imaginé que l’assistante du général ou une autre personne pussent jouer pour lui le rôle de soleil ! En effet, il avait ouvert les yeux sur une réalité qui échappait au plus grand nombre, ce qui faisait qu’il n’était même pas intégré dans la société !

    Or, l’assistante du général exprimait naturellement ses rêves, ses ambitions, ses espoirs et on voyait combien elle ne remettait aucunement en cause le fonctionnement de ce qui l’entourait ; autrement dit elle était toujours elle-même sous l’emprise de sa domination ! La vision de Piccolo était due à un long cheminement intérieur et même à une sorte de grâce, car bien des choses demeuraient inexpliquées, comme le génie, que la science par impuissance associait à la maladie ! Toujours est-il que Piccolo ne pouvait plus considérer le monde comme l’assistante du général et réveillé quant à son don, à son message pouvait-il dire encore, il s’en alla auprès du général, pour expliquer pourquoi Ratamor avait jugé bon de l’enlever du camp de redressement matérialiste !

    Piccolo trouva le général, qui était un physicien d’origine, encore un peu remué, en compagnie de Ratamor et de quelques autres… « Général, dit Piccolo, je me suis décidé à vous raconter ce que je sais..., même si je ne me fais guère d’illusions sur l’accueil que vous ferez à mes propos ! Mais vous êtes dans une impasse, ou plus exactement nous sommes dans une impasse, car nous détruisons notre planète et vous avez beau tirer la sonnette d’alarme, chiffres à l’appui, et personne ne bouge ! C’est bien ça ?

    _ Oui, à peu près…

    _ Bien, mais d’abord il faut comprendre comment nous fonctionnons…

    _ Mais…

    _ Ne m’interrompez pas à tout bout de champ, car vous avez beaucoup à apprendre tout scientifique que vous êtes ! Ouvrez plutôt vos pavillons !

    _ Hein ?

    _ Imaginons une famille modeste qui arrive au bord de la mer… Que fait-elle ? Elle va jusqu’à la pointe rocheuse, où les plus jeunes se hasardent au plus près de l’eau ! Puis, la famille revient en poussant des Ouh ! des Ah !, sous l’effet de l’excitation !

    _ Mais je ne vois pas du tout où…

    _ Général, cette famille imite exactement les animaux ! Elle explore son territoire, n’accepte pas d’être arrêtée, sauf par des éléments indépassables et elle a finalement besoin de crier, comme l’oiseau qui affirme sa suprématie ! En fait, le sentiment du moi s’est regonflé de la grandeur de la nature !

    _ Euh…

    _ Général, cet exemple nous montre deux choses… La première, c’est que la beauté n’est pas une invention culturelle, mais au contraire elle plonge ses racines dans le plus profond du vivant ! La seconde, c’est que la domination animale nous anime d’abord fondamentalement ! Nous voulons triompher des autres et c’est même cela qui nous évite le vertige de notre situation et nous fait trouver notre quotidien normal !

    _ Je ne vois pas bien…

    _ Pour résumer, nous avons deux partis dans RAM, la droite et la gauche… La gauche est formée par le peuple, héritier des Sans-culottes et de la Commune ! Pour parler encore plus succinctement, ce sont les pauvres qui ont remplacé Dieu par la lutte des classes ! C’est leur domination animale qui les tient et voilà pourquoi ils sont essentiellement hostiles à la réforme des retraites ! Pas question pour eux d’être d’accord avec le gouvernement, car leur vie n’aurait plus aucun sens ! Ils faut qu’ils se battent contre le pouvoir, d’autant qu’ils sont inquiets ! »

    Le général renifla, mais Piccolo poursuivit : « Inutile de vous dire que le véritable travail est au contraire de renoncer à sa domination animale, car autrement à quoi bon la conscience ? Mais de l’autre côté, à droite, on n’est pas plus évolué ! On continue là encore la domination, l’égoïsme ! On assure sa supériorité par le profit ! On en veut toujours plus pour écraser le pauvre et parader ! On est toujours dans une impasse, car c’est s’enrichir ou angoisser ! Et vous, vous venez avec vos chiffres, votre raison, votre logique, en disant : « Il faut changer ! Il y a péril en la demeure ! » Mais, pour qu’on abandonne la domination, qui est instinctive, viscérale, il faudrait d’abord bien entendu rassurer ! montrer soi-même qu’il est possible d’être libéré, heureux sans dominer ! Vos chiffres et toute votre raison ne font qu’alourdir chacun d’entre nous, ce qui a pour effet au final de nous inquiéter davantage, de nous crisper encore plus dans notre égoïsme !

    _ Mais les chiffres sont la réalité !

    _ Et vous êtes face à un mur ! Vous essayez timidement d’attirer l’attention sur la beauté, afin qu’on respecte plus la nature, mais il s’agit d’en révéler le mystère, la source d’émerveillement ! Pour être rassuré, l’homme doit retrouver la confiance de l’enfant, qui sait que ses parents s’occupent de lui ! Et c’est ce que révèle la nature, à condition de savoir la regarder ! Vous vous rappelez la phrase :  « Vous voyez ce lys ? Et moi, je vous dis que jamais Salomon dans toute sa gloire n’a eu un tel éclat ! » Une fleur, qui pousse au gré du vent, comme il y en a des milliers d’autres, et qui a plus d’éclat que toutes les pompes imaginables ! Dans ce cas, comment l’homme pourrait-il être seul dans l’Univers et abandonné ? C’est cela le secret de la beauté de la nature ! Elle nous dit que nous pouvons avoir la foi et donc la légèreté de l’enfant ! Elle nous dit que notre domination, notre soif de vaincre peut être inutile ! que nous pouvons nous enchanter du monde sans crainte, ce qui fait que nous arrêterons de le détruire, de le dévorer, qu’on soit riche ou pauvre !

    _ La belle affaire ! Restaurer la foi, pour diminuer le C02 !

    _ Il ne s’agit pas de revenir à la religion, car elle-même a emprunté la voie de la domination ! Ce qui a été gagné pour la liberté ne sera pas repris ! Mais je suis d’accord avec votre scepticisme, car les hommes en général n’apprennent pas par choix, mais au prix d’une expérience très coûteuse et on ira donc vers bien des catastrophes, avant de changer !

    _ Hum…

    _ Non, général, ne dites rien, merci ! Il faut d’abord que la science comprenne qu’elle est impuissante toute seule ! que la seule raison échouera toujours auprès des hommes ! C’est l’émerveillement de l’enfant, sa confiance qui est l’avenir ! J’ai d’ailleurs sérieusement besoin de retrouver la nature et sa beauté ! Mesdames, messieurs au plaisir ! Ne vous dérangez pas, je trouverai le chemin ! »

  • Les enfants Doms, T2, (100-104)

    Doms43

     

     

        "Mais c'est toujours un type bien!"

                                          Top Gun

     

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        Comme tous les traditionnalistes (les "Tradis"), ou les intégristes, Fumur voulait dominer le monde par sa religion et il haïssait donc la modernité, car celle-ci, laïque et diverse, lui échappait, n'était pas sous son contrôle! Pour Fumur, il était impératif de décrédibiliser son époque, de ne lui trouver aucune qualité, de la condamner systématiquement, quitte à utiliser les contre-vérités historiques les plus immondes et les "fakes" les plus vicieuses! Fumur consultait le Web, encore plus laid qu'un rat qui hume le caniveau! Il refusait tout sentiment de progrès, comme si le diable l'eût tenté!     

        En particulier, Fumur détestait les Américains! Il les voyait en responsables de tout mal! Ils étaient partout, toujours manipulant, toujours pour leur profit, totalement dénués d'humanité! C'était des commerçants qui dévoraient le monde! La haine aveuglait Fumur, quand il disait: "Hitler a déclaré la guerre, car il était menacé par l'impérialisme US!" Le déséquilibré à la moustache n'aurait eu d'autres choix que de se défendre! Evidemment, Fumur oubliait en même temps les milliers de croix de Normandie et le sacrifice de ces jeunes, venus mourir sur une terre étrangère, pour des gens qu'ils ne connaissaient pas! 

        Mais encore le prêtre de Rimar expliquait les événements du Maïdan par la main de la CIA! C'était elle qui avait excité les étudiants, de sorte qu'ils dressèrent des barricades et qu'ils provoquèrent la chute du gouvernement de la Kuranie! Rimar, en attaquant ce pays, n'aurait cherché qu'à se protéger, tout comme Hitler! Peu importe que des jeunes eussent été purs, épris d'idéal, eussent voulu échapper à tout prix à la corruption de Rimar, pour se donner un avenir et qu'une soixantaine d'entre eux eût été abattue par des snipers! Rien ne devait attendrir Fumur et le faire ressembler à un être humain! Il avait la caution de son dieu!

        Mais, pour bien comprendre la haine de Fumur, sa détestation et donc son flot d'ordures, il est nécessaire de remonter très loin dans l'histoire de RAM! A une certaine époque, la religion et le pouvoir étaient inséparables! Ces deux-là s'arrangeaient comme larrons en foire! Le roi était de droit divin, ce qui assurait le clergé de sa domination! Le noble et le prêtre constituaient l'élite et dirigeaient le peuple, qui payait ses maîtres pour se nourrir et être protégé! L'épée et la crosse rassemblaient alors la force et la science! La roture ou l'infériorité étaient clairement définies!

        C'était le paradis ancien de Fumur, sa charia! On y vivait justement, sous un ciel toujours bleu, avant la catastrophe... Elle eut lieu en 1789, sous la forme de la révolution française! Le barbare sans-culottes avait balayé toutes les choses saintes, avait commis tous les sacrilèges, tous les crimes! Il avait plongé le monde dans la nuit, donnant naissance à un monstre: la République, où chacun était l'égal de l'autre! Pour Fumur, on avait perdu la vérité, celle de Jésus fils de Dieu, et il pleurait par amour pour le crucifié, mais en réalité il gémissait après des privilèges qui n'existaient plus! C'était son orgueil qui souffrait et le plus parfait mépris coulait sans ses veines!

        Il avait ainsi horreur de l'Amérique, car elle était le symbole même de la démocratie! Jamais elle n'avait connu les bonnes manières de la monarchie! Elle était née roturière! Mais il ne venait pas à l'idée de Fumur que son comportement était justement contraire à l'Evangile, qui montrait que la foi, c'était la confiance, l'amour jusqu'à donner sa vie! Et peut-on vouloir diriger en étant confiant? Aimer et dominer ne s'opposent-ils pas? Au fond, les descendants des nobles se servaient de Jésus, pour satisfaire leur égoïsme, comme tous ceux qui inspiraient Fumur, et ils ne découvraient leur laideur qu'en arrivant au Ciel! Mais pas de panique: ils avaient toute l'éternité pour s'en vouloir!     

                                                                                                 101

        Franz travaille à la CAF de RAM et il s'ennuie. Il est seul dans un bureau et il a un rôle un peu spécial! Il attend surtout, les yeux sur un voyant d'alerte, ce qui fait que les heures sont longues, et naturellement Franz a tendance à s'assoupir, à plonger dans un rêve, toujours le même, un rêve qui plaît énormément à Franz! Il s'imagine commander un U-Boat de la seconde guerre mondiale, qui serait tapi dans les profondeurs, en attente lui aussi, son radar aux aguets!

        Ailleurs dans RAM, Tom est un obèse dépressif! Il est tellement gros qu'il n'arrive plus à lasser ses chaussures! Tom est morne et triste, son désespoir est sans fond! Il a tout donné pour cette vie, il s'est battu pour ce qu'il considérait comme le bien, et le voilà, impossible à regarder devant la glace! Les heures passent et Tom est vide, sans forces! Cependant, bénéficiaire du RSA, il doit aujourd'hui envoyer sa déclaration trimestrielle de ressources à la CAF!

        Bien que ce soit qu'une formalité, Tom l'appréhende, car tout ce qui est administratif et qui se rapproche de la CAF lui fait peur! Il n'a plus de nerfs, même pour cocher des cases et si on ajoute à cela, une aversion viscérale pour tout aspérité informatique, on a là un cocktail qui ne demande qu'à exploser! Et c'est ce qui arrive, Tom s'emmêle les pinceaux sur le site de la CAF, il s'énerve, va trop vite et l'ordi se plante! Il l'éteint, le rallume et Tom sue, panique encore plus et finalement sa démarche devient impossible! Il faut laisser reposer le système! Tom est épuisé et le silence bientôt l'enveloppe!

        A la CAF, un voyant s'allume pour Franz: il manque une déclaration de ressources, celle de Tom! Dans l'U-Boat, c'est l'effervescence: le radar a repéré un écho et on vient prévenir le commandant! Franz est excité par l'action et il donne ses ordres! "Remontée dix mètres! crie-t-il. Immersion périscopique!" On répète ses commandements et le périscope vient à sa hauteur! Il s'en saisit et regarde la mer en surface! C'est à peine l'aube et il y a d'assez grosses vagues! Mais soudain Franz aperçoit le cul du navire, celui de Tom en l'occurrence! "C'est un marchand! s'écrie Franz. Il se traîne! On va le pulvériser!"

        Les hommes de Franz se lèchent les babines et ils exécutent promptement les ordres: "Barre au deux tiers! Préparez les tubes un et deux!" "Schnell! Schnell!" entend-on dans les sas et ce sont les gestes précis d'un équipage parfaitement entraîné! "Tubes 1 et 2 parés!", "Tubes 1 et 2, feu!" "Zwwwinnng!" font les torpilles en sortant de leur logement et il n'y a plus qu'à attendre!

        De son côté, Tom est soulagé: il a enfin pu envoyer sa déclaration de ressources! Ce n'était rien bien entendu, mais Tom ne peut pas s'empêcher de perdre ses moyens, quand il effectue de telles démarches! Il va pouvoir se reposer, mais un message vient d'arriver, que Tom consulte et qui dit: "Puisque nous n'avons pas reçu votre déclaration, vous êtes radié du dispositif  RSA!" Tom croit avoir mal lu, mais soudain c'est l'explosion! Tom voit des flammes, son ventre s'embrase et ses sphincters, qu'il ne contrôle déjà plus, le font courir aux toilettes!

        La torpille a coupé en deux le navire Tom et celui-ci s'efforce encore de nager parmi les débris! Mais à quoi bon? Tous ses espoirs sont morts! S'il résiste encore, n'est-ce pas une habitude du malheur? C'est l'hébétude, l'incompréhension totale! C'est l'angoisse qui saisit Tom et qui l'entraîne vers le fond! N'a-t-il pas déjà assez souffert?

        Franz lui exulte! On pousse des hourrahs dans l'U-Boat! C'est que c'est la guerre! On ne pense pas à l'ennemi, mais à la victoire et les consignes sont claires: tout doit être fait pour se débarrasser de ceux qui pèsent sur le budget! Ils ont des droits certes et c'est bien dommage, mais le moindre manquement sera utilisé! Franz est un modèle! 

        Plus tard, Tom recevra un message de l'Amirauté: "Erreur sur votre personne_ STOP_ Z' êtes rétabli dans dispositif! _STOP_ Bien reçu déclaration! _STOP!" Tom relit le télégramme: mais qu'est-ce qu'il fait là dans la vie?

                                                                                               102

         A La station des imbéciles, on trouve encore Friedrich Nietzche! Dès qu'il vous voit, il est heureux de vous montrer sa forme! En effet, il est en tenue de gymnaste et le voilà à la barre fixe! Et hop! il est dessus, tournoie et après une pirouette, il sort avec brio! Mais ce n'est pas fini: il prend maintenant des haltères et c'est la séance de musculation! Sa peau sans graisse se gonfle et il revient vers vous, le pas énergique et les mains poudreuses!

        "Alors? demande-t-il.

        _ Pas mal pour un mort!"

        Il sourit, car il est fier de ses performances et vous repensez à son parcours, à sa philosophie! Pour Nietzche, l'homme est seul et il doit l'accepter! Mais comment supporter cette situation, d'autant que nous apprenons toujours plus notre insignifiance, non seulement dans l'Univers (que l'on songe à la mécanique quantique!), mais aussi parmi les autres, car on doit prendre conscience qu'on n'arrivera jamais à en convaincre certains? La part de vérité que l'on détient sera de toute façon piétinée! Autrement dit, la folie du monde est sans limites!

        Nietzche voit la solution dans le dépassement de soi! L'homme s'enchante de sa force, de sa résistance, de son savoir et de son courage! Mais est-ce vraiment possible? Peut-on réaliser un tel exploit sans spectateurs, sans prendre les autres à témoin? Le stoïcisme ou l'héroïsme sont-ils concevables dans l'anonymat le plus complet? Est-ce que la démarche de Nietzche n'implique-t-elle pas forcément un triomphe, une domination? Comprendre, renoncer, s'effacer, se taire dans le but de ne pas envenimer les choses; être pris pour un faible, un idiot, un perdant, pour le bien-être social; aimer l'autre malgré sa haine et sa bêtise, afin de lui amener un sourire et de le rendre meilleur, en est-on capable si on se voit soi-même comme le point culminant, si la joie dépend de la force, si la confiance n'est placée qu'en sa propre personne? N'y a-t-il pas là comme une contradiction et notre nature animale n'y est-elle pas absolument contraire?     

        Cependant, Nietzche est aussi un artisan de notre liberté! En s'acharnant à se débarrasser de tous les dogmes, de toutes les croyances, il a œuvré pour notre individualisation, notre développement, qui ne peut aboutir qu'avec des choix, une conscience de plus en plus en aiguë de notre valeur! Pour autant, vous demandez à Nietzche: "Qu'est-ce qui est le plus courageux? Se dépasser en s'admirant ou bien aimer jusqu'à donner sa vie? Se faire le champion du surhomme ou bien mourir pour témoigner de sa foi?

        _ La faiblesse, répond Nietzche, c'est de croire à une récompense future, à un monde meilleur!

        _ Mais celui qui croit peut se demander s'il n'est pas fou! Il est lui aussi seul, mais dans l'ombre! Son défi, qui est de s'offrir, est autrement plus vertigineux, plus risqué, que de se garder, de réussir!"

        Vous continuez en parlant à Nietzche de la société actuelle, que sa pensée a inspirée, et vous citez notamment la haine hideuse,  pratiquement sans bornes, que l'on voit sur les réseaux sociaux! Vous expliquez que ce cloaque vient de la frustration de l'égoïsme, que l'homme ne peut pas supporter le néant s'il n'est pas le chef et que lui Nietzche a justement échappé à ce sentiment en devenant le centre d'intérêt des autres, grâce à ses idées, à son talent pour écrire, ce qui est une manière de s'imposer! Il a été un phare, mais comment fait le citoyen lambda?   

        Vous pourriez encore dire que l'humanité détruit précisément sa planète, pour échapper à son angoisse, tant elle a besoin de dominer face à l'inconnu, mais Nietzche boude et il part vers le cheval d'arçon, avant de s'élancer! Vous haussez les épaules!

                                                                                                    103

        Piccolo est conduit dans un centre de rééducation matérialiste, afin qu'il retrouve son sérieux! "L'homme moderne ne peut pas se permettre d'être un rêveur!", voilà une des citations que Piccolo découvre à son arrivée. Il y en a sur tout le parcours des détenus et on peut lire encore: "Ayez le courage d'être médiocres!", "La légèreté ne passera pas par moi!", "Halte au sublime!" On trouve même dans les toilettes un graffiti, qui dit: "La foi te baise!"  

        Piccolo, en compagnie de quelques autres, tous hagards, attend sur un terrain, puis un type en survêtement se présente: "J' suis un robot, avec lequel l'IA s'est surpassée, puisque me voilà comme un clone du biologiste Jean Rostand! J'ai la même pensée que lui! Est-ce que quelqu'un me connaît?"

        Les visages montrent leur ignorance, mais Piccolo lève la main: "Vous êtes le fils d'Edmond Rostand, l'auteur de Cyrano de Bergerac! Je rajoute que votre mère était aussi une poétesse!

        _ Ouais, et qu'est-ce que tu penses du Cyrano?

        _ Œuvre éblouissante, immortelle, quoique passablement égoïste!

        _ Tu l'as dit bouffi! (Il se met à élever la voix pour tout le monde.) Le romantisme, l'amour échevelé, le clinquant, le flamboyant, l'égocentrisme de l'adolescence, c'est de la foutaise! A partir de maintenant, vous oubliez tout ça! Je veux du rationnel et rien que du rationnel! C'est moi le chef et c'est moi qui vous dis comment penser! Est-ce que c'est clair?"

        Le silence qui suivit fut comme une approbation et Rostand continua: "L'immaturité, c'est terminé! Il y a ce que l'on sait et le reste! Et de quoi peut-on être sûr au sujet de l'homme?"

        On n'entendait que le claquement d'un drapeau, plus loin... "Je vous fais sans doute un peu peur, précisa Rostand, mais à l'avenir va falloir répondre du tac au tac! De quoi sommes-nous sûrs au sujet de l'homme? Eh ben que c'est un mammifère et qu'il se reproduit par des œufs!"

        Quelqu'un pouffa! "Quoi, la vérité te gêne? lui lança Rostand. T'es encore bête devant les choses du sexe?" L'individu fit non de la tête et Rostand reprend: "Nous sommes sûrs que l'homme est un mammifère et qu'il se reproduit par des œufs! De cela nous sommes certains! Mais de cela seulement! Tout le reste, je dis bien tout le reste... (il fait un bruit avec sa joue), c'est de la foutaise! Toutes les croyances, les machins, les bidules, les discours, les dorures, c'est des élucubrations, des ratiocinations, des inventions! C'est du flanc, du paranormal et on n'en veut pas ici! Du concret, rien que du concret, c'est not' devise! 

        _ Y a p't-êt' quelque chose après la mort! jette un jeune.

        _ Qui a dit ça? Viens ici... Viens ici, j' te dis!"

        Le jeune arrive hésitant devant Rostand, qui lui donne un coup de boule! Le jeune s'écroule et Rostand lui donne des coups de pieds! "J' vais t'apprendre à respecter la mort! dit Rostand. Espèce de salopard! Tu vas respecter la mort, oui ou non?

        _ Oui m'sieur!

        _ La mort, c'est quelque chose de sérieux! On en est sûr, t'as compris?

        _ Oui, m'sieur!"

        Le biologiste arrête de frapper et s'adresse à tout le groupe: "Mais bon sang, qu'est-ce que vous avez dans l' crâne? Qu'est-ce que vous croyez? Je vais vous dire ce qui va se passer! Un jour, le soleil deviendra une naine rouge et la terre sera détruite! Et tout ce qui aura été ici, tous nos efforts et nos souffrances disparaîtront, comme si nous n'avions jamais existé! L'Univers n'en portera même pas la trace! Est-ce que vous pigez ça? Y a rien, bande de pauvres cons! Y a rien du tout!"

        Soudain Rostand se met à pleurer... "C'est moche!" se dit Piccolo.

                                                                                                 104

        Autrefois, Science et Beauté habitaient la même chaumine! Il y avait là un tas de parents! Par exemple, Cosmogonie, Chamanisme, Culte... et on était tellement les uns sur les autres que tous les sentiments se mêlaient! Notamment, Savoir était le fils de Culte, mais celui-ci dirigeait tout et Savoir étouffait! Les disputes étaient nombreuses et Savoir voulait courir le monde! D'ailleurs, Culte avait d'autres soucis, avec Chamanisme et Croyances! On se tapait dessus et même on essayait de se tuer!

        Il serait trop long ici d'expliquer toutes ces histoires de famille, d'autant qu'elles confinent au tragique et qu'elles ont généré beaucoup de souffrances, mais un jour Science et Beauté se retrouvèrent seules à une croisée des chemins! "C'est maintenant qu'on se sépare! dit Science.

        _ Tu es folle! répond Beauté. On vient de la même maison et on est fait pour vivre ensemble!

        _ Ecoute, j' te l'ai jamais dis, mais t'es subjective! On peut pas compter sur toi!

        _ Subjective? Mais qu'est-ce que ça veut dire? Que je ne suis pas réelle?

        _ C'est un peu ça! Tu dépends trop des autres! Moi, pour réussir, il me faut du sûr, tu comprends!

        _ Moi, ce que je comprends, c'est que si tu me quittes, tu t'amputeras d'une partie de toi-même! N'as-tu pas le sentiment qu'une théorie est juste d'autant qu'elle te semble belle! La clarté n'est-elle pas une condition de la vérité?

        _ Oh là, ma grande, comme tu t'emportes! C'est bien toi, ça! La passion! Moi, mon truc, c'est l'objectivité! Je ne suis ni ceci, ni cela! J'examine les faits, c'est tout! J'ai un pote qui s'appelle Matérialisme et il va m'aider! Allez, salut!

        _ Salut!"

        Science se mit à la tâche, heureuse d'avoir toute liberté et comme ça y allait! Un monde nouveau apparut, on chamboula tout, on fit reculer l'histoire, les distances; le monde moderne devint stupéfiant et on n'entendit plus parler de Beauté! Elle était subjective et elle semblait ne pas avoir de consistance!

        Puis, le monde moderne tomba sur un os! Science s'aperçut que la planète se réchauffait dangereusement, à cause des activités humaines! La vie était menacée et Science entreprit de tirer la sonnette d'alarme! Elle criait aux hommes: "Attention, il faut changer de comportements!" et elle citait des chiffres, elle montrait des diagrammes! Elle était parfaitement raisonnable et elle ne doutait pas qu'on la comprît! Il en allait du salut de tous!

        Quelle ne fut pas sa surprise, quand elle s'aperçut qu'on ne la suivait pas! On continuait comme avant et on ne semblait pas s'émouvoir du trouble de Science! Parlait-elle une langue inconnue? Science, dans son désespoir, devint violente, mais aussi elle appela Beauté! "Beauté! Beauté, criait-elle. Viens sauver les hommes! Toi, tu pourras leur parler! Ils veulent aussi du rêve, de la passion! Donne-leur de l'espoir, car ainsi ils seront motivés pour changer! Ma raison et mes chiffres sont impuissants! Il faut du plaisir, du respect pour évoluer!"

        Mais Beauté ne répondait pas! Elle était subjective!  

  • Les enfants Doms, T2, (95-99)

    Doms42

     

     

         "Gooood Mooorning Vieeeeet Nammm!"

                               Good Morning Viet Nam

     

                 95

        Aujourd'hui, il y a un grand rassemblement dans RAM! Une foule immense se met en mouvement et on ne peut qu'être impressionné par cette démonstration de force, cette mobilisation exceptionnelle! On se dit que RAM est unie, qu'elle est responsable et que sa cause doit forcer le respect! On est fier d'être un humain sur Terre!

        Mais que voit-on à l'avant du cortège? Elle est là, portée par une dizaine d'hommes, grande, quoiqu'un peu vacillante tant elle est lourde, mais enfin son sage visage semble éclairer les lieux, bénir les uns et les autres! Vous l'avez reconnue bien entendu, c'est Notre-Dame des Retraites!

        La ferveur étreint le spectateur! Notre-Dame des Retraites passe dans toute sa gloire et se dirige vers le centre de RAM! Derrière? Mais ce sont les prêtres! qui avancent d'un pas grave, l'air recueilli! On reconnaît les prêtres rouges, mais il y en a en jaune aussi! Ils n'ont pas peur de leur foi! Ils défient le mécréant, le moqueur! Ils savent que le diable est partout! Tiens, dans ces buildings argentés, qui appartiennent aux profiteurs, aux seigneurs des dividendes!

        Maintenant, une pluie fine tombe, mais loin de ridiculiser cette foule, elle lui donne un supplément de dignité, car voilà les marcheurs affrontant les vicissitudes du temps et pour la plupart, c'est la première fois qu'ils doivent supporter un imprévu en dehors de leur routine! Mais, au diable la sécurité, quand là-bas, en tête du cortège, se balance l'amour d'une vie, Notre-Dame des Retraites!

        La statue est d'ailleurs maintenant déposée devant tout le monde, sur la place principale de RAM et on allume des bougies! Un grand silence se fait, on attend, bien qu'en queue de jeunes fanatiques jettent des pierres sur les commerces et les bourgeois, que l'argent a rendus athées, phénomène que nous connaissons tous, hélas! Peut-on en vouloir à cette jeunesse qui ne fait qu'exprimer agressivement sa foi? Dieu sera seul juge de cet excès de zèle!

        Enfin, les prêtres rouges prennent la parole! Entouré par un menaçant service de sécurité, l'un dit: "Camarades, on en veut à Notre-Dame des Retraites! On veut lui faire du mal!" La consternation, la tristesse, mais aussi la colère se peignent sur tous les visages! "On veut nous faire travailler plus! reprend le prêtre. La belle affaire! Nous savons bien que nous ne faisons rien! Ce qui nous est pénible, ce n'est pas de travailler, mais c'est justement de ne rien faire! Qui de nous n'a pas souffert à remplir ses heures? à attendre la fin du temps de travail? C'est bien ça qui nous use, nous diminue! C'est bien ça qui nous tue: trouver de l'intérêt à ce qui n'en a pas!"

        Ici, le prêtre vient d'élever la voix et il poursuit: "Comme c'est dur, avec toute notre soif d'infini, nos rêves, de nous tasser dans une boîte à chaussures, que nous nommons travail! Comme c'est dur de faire chaque jour semblant d'être actif, efficace, passionné! Nous nous ennuyons à crever, pour notre sécurité, et on voudrait en plus nous faire prolonger cet enfer? Nous, nous disons: "Ne touchez pas à Notre-Dame des Retraites!", car c'est elle qui nous délivre de notre mascarade! C'est elle notre espérance!"

        La foule approuve et la pluie devient plus forte, mais c'est une épreuve! "Nous allons maintenant chanter "Gloire à Notre-Dame des Retraites!" dit un nouveau prêtre et les bouches s'ouvrent et le chant s'élève: "O toi la sainte, la douce, vient nous sauver! Fait que nous puissions enfin devenir sincères! Arrête notre théâtre! Rend-nous notre dignité! Libère-nous avant la mort! Et donne-nous du rêve, à nous les assoiffés!"

       Après cet instant, une ambiance plus légère s'installe... On vend des saucisses, des barbes à papa! Les enfants se disputent et au casse-boîtes, on se défoule contre les profiteurs! Au loin, un arc-en-ciel, bon signe!

                                                                                                       96

        A l'intérieur de l'avion, les visages sont tendus! Il y a d'abord ce vacarme épouvantable des moteurs, qui font trembler toute la carlingue! Puis, chacun pense à la mission! Chacun se remémore son rôle, quand on aura atteint l'objectif! Pour se relâcher, certains essaient de dormir et d'autres vérifient encore leur équipement: est-ce qu'ils ont leur carte, leur couteau sur le mollet? Leur parachute est-il bien sanglé? Ont-ils assez noirci leur face? Il ne s'agirait pas de se faire repérer dès l'atterrissage!

        Ratamor est comme les autres, sombre! Il y a peu, il a rejoint le commando Science! Il a été convaincu par le collègue qui lui a révélé l'existence de ce groupe! L'autre lui a dit: "C'est la science qui détecte les problèmes, c'est la science qui les répare!" Ratamor avait opiné et il avait été conduit à un stage de combat, jusqu'à son intégration dans le commando! C'était sa première opération et il avait profité de ses vacances à l'Université! Car les choses, au fond, étaient un plus compliquées que prévues! En effet, si la science cherchait à découvrir de nouvelles solutions, pour l'avenir de l'humanité, elle était tombée sur un os, un imprévu de taille! Maints scientifiques n'étaient pas prêts à partager leurs résultats, ils les gardaient pour eux, ils étaient égoïstes, voire mercantiles!

        Un comble! La vérité au plus offrant! Des bassesses, des cachotteries pour la gloire! D'où venait ce poison, alors que la Terre était menacée? La stupeur avait laissé la place à l'amertume, puis au réalisme! Ainsi s'était constitué le commando Science, qui devait récupérer les plans, les analyses, les découvertes des concurrents récalcitrants, des chercheurs vénaux, des forcenés du Nobel! Ici, Ratamor et quelques autres allaient sauter en parachute dans la nuit, avec pour cible la résidence de campagne d'un des leurs, un scientifique tout comme eux et inventeur d'un combustible révolutionnaire, non polluant!

        Soudain, la lumière verte s'allume! Un membre de l'équipage fait signe que c'est le moment et chacun se lève, ressentant le poids de son lourd harnachement! Ratamor a la gorge sèche, alors qu'il avance, à la suite des autres, vers la porte béante et noire! C'est le gouffre sur la nuit et toujours ce vacarme assourdissant! "Go! Go!" fait le type à côté et Ratamor saute, l'air froid lui giflant le visage!

        Au début, tout se passe à merveille: bien qu'il file à toute allure, Ratamor ne perd pas de vue les petites taches blanches de ceux qui s'approchent déjà du sol! Mais un grain le surprend, le fait remonter et c'est dans un instant de panique qu'il sent enfin qu'il est désormais lui-même porté par son parachute! Il a dérivé, sûr! Il est désormais seul, avec le bruit du vent! Il ne contrôle pas sa direction et il voit qu'il va atterrir dans une mare! Il touche l'eau, s'enfonce, puis se rassure, car il a pied!

        Cependant, il a effrayé toutes les grenouilles du coin, qui font: "Quoi? Quoi? Qu'est-ce qui se passe?" Dépité, Ratamor se dirige vers la berge, trébuche, se redresse... "Quoi? Quoi? Qu'est-ce qui se passe?" C'est un concert assourdissant, tonitruant et qui fait craindre au scientifique que l'on ne le découvre! Mais de toute façon, il doit être loin de l'objectif! Tout crotté, il consulte sa carte et c'est bien ça, la mare dans laquelle il baigne est à des kilomètres de la ferme!

        Cette nuit, Ratamor ne sera pas de la "fête"! Il ne fera pas les gestes mille fois répétés, ce sont ses camarades qui réussiront ou non! Pourtant, l'entraînement de Ratamor n'aura pas été vain! Imaginons qu'il blesse un autre psy, comme Lapie! Il sera en mesure désormais de se défendre! Il sait enfoncer la lame sans bruit! Il est une machine à tuer!

        "Quoi? Quoi? Qu'est-ce qui se passe?"

                                                                                                       97

        Domination sort de sa cabine et monte sur le pont! Il hume l'air, regarde vaguement les nuages colorés par l'aurore et crache sur le dos gris de la mer! Ce qu'il aime, c'est la cadence de son navire et sans plus tarder, il s'approche de son garde-chiourme, pour lui demander: "Alors comment ça va c' matin? Fais pas chaud! Hein?

        _ Non, pas trop... Mais je pense que le moral est bon tout de même!

        _ Ah! Ah! Voyons ça!"

        Les deux hommes descendent voir les rameurs, qui sont tous enchaînés à leur banc! "Dis donc, ça sent pas bon! fait Domination.

        _ Vous savez ce que c'est, l'effort...

        _ Eh oui, ici, point de retraite! Ah! Ah!

        _ Hi! Hi!

        _ Le labeur, rien que le dur labeur! Eh bien, mon garçon, la soupe est-elle bonne?"

        Domination s'adresse à un des plus jeunes rameurs, qui répond: "Moi, j' suis pas avec vous, m'sieur! J' suis le nez dans mon Narcisse! J' vous connais pas, m'sieur!

        _ Mais bien sûr, qui t'as dit le contraire? T'es pas là et en même temps t'es là! C'est ta technique... et pourtant faut qu' tu rames! Sinon gare aux coups!

        _ Vous pouvez compter sur moi, patron! ajoute le garde-chiourme."

        Domination continue son inspection et il s'adresse à un homme mûr: "Mais voilà notre délégué syndical! Toujours victime d'une erreur judiciaire?

        _ Exactement! fait le syndicaliste. Mon seul but est de défendre le travailleur et j'ai été condamné à tort!

        _ Depuis combien de temps tu rames ici? Cinquante ans? Ecoute, je vais t' libérer à l'instant même!"

        Domination fait signe à son garde-chiourme, qui prend ses clés afin d'enlever la chaîne de l'esclave! "Eh, mais qu'est-ce que vous faites? s'écrie ce dernier.

        _ Mais tu le vois bien, réplique Domination, je reconnais ton innocence et que tu n'as que les meilleurs intentions, à l'égard de tes camarades! Désormais, tu n'as plus rien à faire sur cette galère et tu débarqueras au premier port! Alors heureux?

        _ Oh! Là! Oh! Là! Comme vous y allez! Vous m'annoncez ça sans préavis! Y aurait pas un piège là d'ssous? Et puis y a ceux qui restent! J' peux pas les quitter! J' dois m' montrer solidaire!

        _ Tsss, tsss, dis plutôt que tu ne saurais pas quoi faire de ta liberté! que tu en as peur, en vérité! Et puis, ce que tu aimes, c'est faire marcher ma galère! C'est d' ramer pour moi! Tu t'es donné un maître et c'est bibi!"

        A cet instant apparaît sur le pont une femme très belle, avec une robe dorée, ce qui fait que toutes les têtes se tournent vers elle! "Hypocrisie, notre soleil! jette admiratif Domination. Attends, j'arrive!"

                                                                                                     98

        "Récapitulons, dit le petit homme replet. Vous êtes un enfant Dom, vous avez vingt ans, vous habitez RAM et vous êtes salarié, ce qui fait que vous commencez déjà à cotiser...

        _ Oui...

        _ Vous vous mariez à trente ans et vous avez trois enfants...

        _ Oui, cela me paraît le bon chiffre!

        _ Mais alors, première surprise, à quarante vous changez de boîte, comme on dit!

        _ C'est vrai, mais je pense aussi qu'une vie sans risques ne vaut pas la peine d'être vécue! Après vingt ans dans la même entreprise, il peut être bon de faire un pas d' côté, pour prendre du recul!

        _ Vous avez tout à fait raison: un peu de sagesse n'a jamais nui à personne! Mais, à cette même époque, une assurance contre vos enfants prend effet... Est-ce que vous pouvez me rappeler pourquoi vous avez contracté cette assurance? 

        _ Eh bien, imaginez que l'un des mes enfants soit rebelle! qu'il se pose des questions sur ce que nous sommes, qu'il s'interroge quant à notre destinée, vu que notre planète est perdue dans l'espace et que nos vies se terminent par la mort! Imaginez qu'il se demande qu'est-ce que le mal, quelle est son origine, comment on peut lutter contre lui! Pire, qu'à force de réfléchir, il se tourne vers la spiritualité et qu'il en vienne à dire des choses du genre: "L'homme ne vivra pas seulement de pain!" ou "Si vous n'êtes pas le sel de la Terre, qui le sera?"

        _ Eh! Eh! Un idéaliste dans la famille!

        _ Exactement, un redresseur de torts, un moraliste, un empêcheur de tourner en rond, un rabat-joie, bref un problème sous mon toit, au sein même de notre chaude intimité! Je n'ai que vingt ans et pourtant j'ai déjà vu des pères et des mères poussés à bout, désespérés, parce qu'ils avaient justement ce type de progéniture! Je les ai vus couler, minés par leur enfant soi-disant justicier! Ils se rongeaient les sangs à cause d'un morveux, pourtant fruit de leurs entrailles!  

        _ Vous avez raison, c'est affreux!

        _ C'est non seulement affreux, mais ruineux! Vous avez une idée de ce que peut coûter un enfant idéaliste? Non, parce que c'est pas seulement fort en gueule, mais c'est encore plein de frasques! C'est bien beau de prôner la foi, mais qui nourrit le prophète? C'est celui qui travaille et qui garde les pieds sur terre! J'ai pas envie de suivre le parcours du papillon avec mon chéquier! surtout qu'il n'en finira pas de mépriser mon esprit mercantile!

        _ Vous avez donc pris une assurance, qui vous protège de vos enfants!

        _ J'ai un pare-feu contre le sublime!

        _ Bien, vingt ans plus tard, vous prenez votre retraite... Vous bénéficiez de vos cotisations et vous ne serez sûrement pas dans le besoin, étant donné vos garanties! D'autre part, votre convention obsèques libère vos proches de tout frais à votre mort! Je crois qu'on a fait le tour... et il ne vous reste plus qu'à signer, ici et ici!

        _ Hum...

        _ Il y a quelque chose qui vous gêne?

        _ Je ne sais pas... J'ai ce vague sentiment que j'ai oublié quelque chose! comme si une tuile menaçait de tomber...

        _ Evidemment, il y a encore les impondérables!

        _ C'est-à-dire?

        _ En bien, par exemple, le réchauffement climatique! Imaginez une période caniculaire deux fois plus longue que la précédente! A la rentrée, nous nous demanderons où trouver de l'eau et donc bientôt à manger!

        _ Oh! Oh! Comme vous y allez! L'année dernière, avant la canicule, il y a eu une période de sécheresse interminable! C'était donc tout à fait exceptionnel!   

        _ J'avoue que je ne partage pas votre optimisme! Les scientifiques seraient même plutôt alarmistes!

        _ S'il fallait les écouter...

        _ Toujours est-il qu'en cas de durcissement de la situation, nous pourrions très bien être contraints à un système de rationnement, pour obtenir de la nourriture! Nos problèmes de retraite passeront alors tout à fait au second plan! Pour survivre, la solidarité pourrait même devenir nécessaire!

        _ Eh! Mais, vous me faites peur maintenant! Euh... Dites, vous n'auriez pas déjà de... ces tickets de rationnement?"

                                                                                                     99

        De nouveaux barrages avaient été installés dans RAM et Piccolo s'y fit prendre! Une machine, en forme de gros chien, le renifla de la tête aux pieds et se mit à aboyer, donnant l'alerte! Deux costauds se saisirent de Piccolo et le jetèrent quasiment dans une salle vivement éclairée! Laissé seul, Piccolo se demanda s'il n'allait pas retrouver les champions du progrès, qui naguère l'avaient malmené, mais l'homme et la femme qui bientôt entrèrent, pour prendre place en face de lui, étaient des inconnus! Mais alors pourquoi lui-même était-il là?   

        C'était la femme qui commandait et qui parla la première! Elle respira à fond, comme si elle prenait sur elle, puis elle dit: "Je suis l'agent Grug et voici l'agent Brook! La machine vous a senti et elle ne se trompe jamais! Vous êtes un mystique, avouez-le!" Piccolo essaya de retrouver dans sa mémoire la signification du mot mystique et il imagina un vieillard, l'oreille collée à un ancien poste de TSF, prenant note de ce que lui disait Dieu!

        "Ben... répondit Piccolo.

        _ Oh assez! J'en ai assez! s'écria l'agent Grug. Notre société matérialiste est lasse des mensonges! La situation est tragique, comme vous le savez! Des crises, des crises partout! Et vous, vous, qu'est-ce que vous faites? Vous rêvassez, vous êtes nébuleux! un fauteur de troubles, un irresponsable! Vous n'êtes pas avec nous Picco... machin!  Je vois en vous un parasite, une bouse! Vous me donnez envie de vomir!

        _ Lo! Je m'appelle Piccolo!

        _ C'est pas vrai! Il s'appelle Piccolo (elle regarde avec effarement son collègue)! Des crises partout, la planète qui brûle, un combat titanesque à mener... et il s'appelle Piccolo! Donnez-moi les photos, Brook (elle prend les clichés)! Picco... chouette, la machine ne dit pas à quel degré vous êtes mystique, mais voici un test! Regardez ceci, qu'est-ce que vous voyez (elle présente la première photo)?

        _ On dirait un temple... Un temple grec, j' dirai!

        _ Enfoiré, c'est le Parthénon!  A genoux, tu devrais te mettre à genoux devant ce temple de la raison! C'est là que tout a commencé, avant que Jésus ne vienne mettre le bordel! On a perdu du temps, Picco... bidule! Il a fallu se libérer d'un tas d'élucubrations et crois-moi, la science n'a pas chômé! L'ère du soupçon, tu connais? Qu'est-ce qui est vrai? Qu'est-ce qui est rationnel? De quoi peut-on être sûr?

        _ Que Jésus n'a pas eu de retraite..."

        Pan! L'agent Grug gifla violemment Piccolo: le matérialisme frappait fort! "Va falloir être gentil avec la dame, Picco... truc! Tiens, voilà une autre photo! Mets tes yeux hideux d'ssus et dis-moi qui est-ce!"

        Un homme chenu regardait avec bienveillance Piccolo, qui ne le reconnut cependant pas... "C'est Ernest Renan! fit l'agent Grug. L'un de nos pères bien aimés! L'une de nos lumières! Un pionnier de la vérité! Il aurait été là (un sanglot étrangla l'agent Grug)... Il aurait été là, il aurait su te remettre à ta place!"

        L'agent Grug se mit à arpenter la pièce, rêveuse... "Oh! Il n'aurait pas été agressif comme nous! dit-elle. Il était bien trop fort pour cela! Il vous aurait aimé, Picc... zut! Il se serait montré patient, compréhensif! Figure-toi qu'il aimait les jeunes comme toi, idéalistes, pleins d'enthousiasme! Il les préférait aux types secs, avides, seulement réalistes! Mais peu à peu il t'aurait ramené à la raison... Il t'aurait expliqué qu'il n'y a pas de miracles et que la vraie grandeur est d'accepter sa vie d'homme sans Dieu!

        _ Et tout ça, sur ses genoux! Est-ce que je serais passé à la casserole, comme avec Gide?"

        Et pan! "J' suis mal parti"! se dit Picc... assiettes!

  • Les enfants Doms, T2, (90-94)

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         "Eh, mais dis donc! Si tu m'avais dit ça, j' s'rais pas allé m'empaler sur les Djian!"

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        Le désert dit: "Je t'apprendrai l'attente, le silence, la poésie!

    Je t'apprendrai l'écoute, l'eau rare, l'espérance, le but!

    Je t'apprendrai le grain qui tombe, le bruit furtif, la note!

    Je t'apprendrai le vent qui emporte tout, même ta tristesse!

    Je t'enseignerai le doigt agile sur le oud!

    Il t'enseignera l'écho des cavernes, des lointains!

    Il sera l'eau rare, ton sanglot!

    Tu rêveras du feu le plus pur!

    Tu porteras en toi le charme des pierres!

    Elles te parleront! Elles seront les fleurs du chemin!

    Je t'enseignerai la nuée, qui fuit comme ton espoir!

    Tu seras l'arbre mort! le puits à sec!

    Tu seras écrasé par le vide, quand les villes se réjouiront!

    Tu seras la fourmi que j'aime et qui avance grain après grain!

    Pour toi, j'élèverai l'aurore, je te montrerai tous mes trésors!

    Tu me diras:" C'est trop!" et je t'en donnerai encore!

    Tu riras avec mes diamants!

    Tu verras mes montagnes d'or!

    Tu seras le plus riche!

    Et les autres se moqueront de toi, car tu auras l'air idiot!

    Tu seras le silencieux, l'homme au secret

    Et tu verras la turpitude et les assoiffés!

    Tu diras, en regardant les villes: "Voilà le désert!"

    Et tu connaîtras leur misère et ta richesse!

    Alors tu retourneras vers moi comme un amant!

    Tu retrouveras les choses aimées!

    Le vent, le silence, la dureté, le vide apparent!

    Je t'apprendrai de nouveau l'attente, l'attente magnifique!

    Et tu mourras encore!

    Pour mieux t'enchanter, te rassasier!

    Et tu seras la lumière et l'ombre!

    Tu chanteras sur le oud la poussière étoilée!

    La douceur de la colombe!

    La fraîcheur de la palme!

    Le sourire de celle-ci!

    Tu sauras recueillir!"

                                                                                                        91

    Le ruisseau dit: "Je t'enseignerai la fraîcheur! la vie!

    Je suis la clarté, l'onde chantante!

    Je fais danser l'herbe, je suis la douceur!

    Regarde mes remous infinis: on dirait des sourires!

    Vois ma pureté: je rends beau tout ce que je touche, même la boue!

    Je scintille, je tresse la lumière!

    Je noie des champs, je cours dans les sentiers!

    J'ai l'air de m'amuser!

    Ecoute mon murmure ininterrompu...

    Je suis la force discrète!

    Je suis l'enfant qui rit!

    Je suis pareil à ses yeux clairs!

    A son innocence, à sa joie!

    Je suis la vie, comme lui!

    Je suis petit comme lui!

    Je l'enchante aussi!

    Il vient me voir avec ses bottes!

    Ses rêves!

    Il joue avec moi!

    Nous nous comprenons, lui et moi!

    Il est mon ami!

    Je ne lui fais pas peur!

    Il construit ses barrages, jette ses cailloux et s'éclabousse!

    Il travaille, sans déranger la vache!

    Voit-il mes couleurs?

    Il essaie d'attraper mes libellules!

    Jamais il ne se rassasie de mon mystère,

    Car je l'enivre!

    Je coule, coule, chante toujours!

    Je suis le miroir de l'enfant,

    Comme lui est la fraîcheur des hommes!

    Et tu es inquiet et perdu!

    Et tu es sombre!

    Viens voir ma clarté!

    Je tresse la lumière!

    Je scintille et souris!

    Ecoute mon murmure...

    Je rigole!

    Retrouve ta paix!

    Redeviens l'enfant!"

                                                                                                             92

        La mer dit: "Je te parlerai de ton amertume, de ta tristesse!

    Je chanterai tes regrets, ton désespoir!

    J'en serai le reflet!

    Regarde mes flots gris et mornes!

    Mon écume même y paraît sale!

    L'horizon jaunâtre est bouché

    Et on entend seulement le cri plaintif de l'oiseau!

    Comme tout cela semble vide, dépourvu de sens!

    Qu'as-tu à y faire?

    Rien là de la chaleur de la chaumière, de l'affection, de l'amour!

    Rien là de la réussite!

    Rien là pour calmer ton angoisse, au contraire!

    Tout ici te dit que tu n'es qu'un étranger!

    Ici règne la sauvagerie!

    Et elle renforce ton sentiment du vide!

    Te voilà plus seul, plus abandonné, plus triste encore!

    Et mes fureurs et mes colères?

    Quelle démesure pour toi!

    Mon combat n'est pas le tien, n'est-ce pas?

    Le rocher et moi, on se cogne dedans!

    Depuis l'aube des temps, quand tu n'étais même pas là!

    Alors ça t'assomme, car tu voudrais de l'amour, de la justice, de l'espoir!

    Et je me gonfle et je frappe le rocher!

    Je le désagrège, je le détruis et je recommence, sans cesse!

    Et ça t'abat, même si c'est beau!

    Car tu voudrais de la justice, de l'espoir!

    Et je recommence et c'est désespérant!

    Et moi je te dis que tu es comme moi!

    Que tu as mon courage et ma force!

    Et moi je te dis que tu es comme moi!

    Car le rocher c'est l'orgueil!

    C'est le dur orgueil!

    Né de la domination animale!

    C'est l'homme ou la femme hautains!

    C'est l'homme ou la femme qui méprisent!

    Qui veulent être les maîtres!

    C'est le pouvoir qui écrase!

    Qui tue les enfants et viole les femmes,

    Qui détruit les autres!

    L'orgueil dit: "Je suis le maître!

    L'important!

    Tu me dois allégeance!

    Si tu veux la liberté, je te tuerai!

    Si tu me critiques, je te piétinerai!

    Seul moi compte!"

    Et toi tu te révoltes!

    Car tu ne peux supporter l'injustice!

    Le mensonge!

    La tyrannie de l'orgueil!

    Et tu as mon amertume!

    Mon dos gris!

    Et tu rêves de plages paradisiaques!

    Et de lagons purs!

    De vagues comme des caresses douces!

    Ton cœur souffre devant l'orgueil

    Et tu combats et tu cognes!

    C'est moi qui chante dans tes veines!

    C'est moi qui gonfle en toi!

    C'est mon écume pure le blanc de tes yeux!

    C'est ta rage pour la justice qui emprunte ma force!"

                                                                                                  93

    La Ville dit: "Je suis le pouvoir!

    J'ai été construite par lui!

    C'est lui mon maître!

    Je suis faite pour l'élite!

    C'est elle qui me dirige!

    Mes places, mes monuments sont là pour elle!

    Et je te juge, te pèse, te classe!

    Tu n'es pas riche

    Et tu me déçois!

    Tu n'es pas des nôtres!

    Tu n'es pas élégant, parfumé!

    Pourtant tu en imposes!

    Alors quel est ton rang?

    Il y a en toi de l'autorité

    Et pourtant je ne te connais pas!

    Qui es-tu?

    Tu n'es pas le pauvre qui grimace pour qu'on le regarde!

    Tu n'es pas l'employé laborieux, qui espère gravir les échelons!

    Tu n'es pas l'industriel puissant et qui compte!

    Tu n'es pas le commerçant qui se frotte les mains,

    Qui salue le monde,

    Car il a pignon sur rue!

    Tu n'es pas l'élu qui me contemple, moi, son œuvre!

    Qui m'admire en s'admirant!

    Tu es un étranger

    Et pourtant tu en imposes!

    On veut te plaire!

    Car tu as l'air important,

    D' être un chef!

    Et pourtant tu n'es pas sur ma liste!

    "O ville, je me moque bien de toi!

    Car tu n'es pas sérieuse!

    Tu es moins solide que le vent!

    Tu n'es qu'un songe et ton pouvoir n'est rien!

    Je pourrais te détruire d'un seul geste,

    Dun seul haussement d'épaules,

    Car tout en toi est théâtre!

    Simagrées!

    Mensonges!

    Tes codes, tes barèmes, tes considérations, tes critiques,

    Ton mépris, ta haine, qu'est-ce à côté d'un coquillage!

    Il est nacré à l'intérieur,

    Posé sur du sable fin!

    Il est percé de trous

    Et la mer vient le recouvrir!

    C'est le rêve immense!

    C'est l'amour infini!

    C'est le don précieux!

    La chanson éternelle!

    Et la mer se retire en étirant ses larmes!

    Où sont tes singeries?

    Où est ta vérité?

    Où est ta paix, ton courage?

    O Ville, que ferais-je sur ta liste,

    Sinon m'y sentir ridicule?

    Ton pouvoir, que tu chéris tant,

    N'est que paille au vent!

    Même ta haine et ton mépris ne pèsent pas!""

                                                                                              94

        Orgueil et son chien Terreur se promènent dans le village... Il y a là un homme qui s'occupe de son jardin... "Bonjour!" lui dit Orgueil, mais l'homme ne répond pas! Il n'aime pas Orgueil, car celui-ci est méchant! Orgueil est abasourdi, scandalisé! On lui fait injure! On ne le respecte pas, bien qu'il soit important dans le village! Il se sent d'ailleurs si bien, si fort, si admirable qu'il en méprise tout le monde! que seul lui existe! que les autres doivent l'adorer! Ainsi parle l'animal qui est en nous et qui est prêt à s'imposer sans pitié!

        Orgueil lâche son chien Terreur et celui-ci crève la haie du jardin, pour se jeter sur l'homme! La haine d'Orgueil est dans son chien et Terreur fait tomber l'homme et le mord sauvagement! L'homme crie, mais Orgueil n'entend rien! C'est qu'il est encore outré qu'on ait pu lui tenir tête! Les cris de l'homme résonnent et sont comme un baume pour Orgueil! C'est dire combien l'animal qui est en nous est aveugle et n'est-il pas en effet privé de conscience! Quand le lion déchire son rival pense-t-il à la souffrance de l'autre?  

        L'homme crie sous les morsures de Terreur, mais Orgueil n'en a cure! Comment a-t-on pu lui manquer de respect? Comment est-ce possible que la Kuranie existe, puisse résister? Voilà qui étonne Orgueil, qui lui donne matière à réflexion, malgré les pleurs de l'homme! "Alors comme ça, se dit Orgueil, je ne suis pas le maître? Les autres comptent aussi? Je dois partager, faire attention à eux? les aimer tant qu'à faire?" Un frisson de dégoût parcourt Orgueil! L'animal qui est en lui regimbe! Est-ce que la pie dit à une autre pie: "Mais je vous en prie... Il y a de la place, de la nourriture pour tout le monde?" Non, la pie charge sa rivale, qui doit déguerpir! C'est elle qui triomphe!

        "Cependant, cependant, se dit Orgueil, il y a les enfants morts sur le quai de Kramatorsk... C'était pas beau à voir... Des petits, des innocents subitement sans vie! La tête vide, éteinte! Eh dame, c'est la guerre! On fait pas d'omelettes sans casser des œufs! Et puis c'était nécessaire, car on me menaçait, moi! moi et mon pays! C'est de la légitime défense!" Orgueil sait qu'il se raconte des histoires, mais il est encore choqué! Quelqu'un lui a dit qu'il n'était pas le maître, l'unique, la fin de tout! Comment l'animal qui est en lui pourrait comprendre que la mort est une réalité? Un animal n'obéit qu'à ses réflexes!

        Terreur finit par arracher la main du jardinier, ce qui réveille enfin Orgueil, le sort de sa stupeur! Il s'approche de l'homme qui gémit, récupère son chien et dit au jardinier: "Que cela te serve de leçon! A chaque fois maintenant que tu regarderas ta main manquante, tu te répéteras qu'il faut que tu me respectes et même que tu m'aimes! C'est moi le maître, tu as compris? Comment?  Je ne t'entends pas!

        _ Oui, c'est toi le maître!

        _ C'est moi qui commande!

        _ Oui, c'est toi qui commandes!

        _ Bien! Si tu fais encore une erreur, je relâcherai Terreur, qui t'arrachera l'autre main!

        _ Non, je t'en prie!

        _ La balle est dans ton camp, c'est tout!"

        Orgueil reprit sa promenade, hautain et méprisant, encore un peu sous le choc!

     

  • Les enfants Doms, T2, (85-89)

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         "Vous êtes un mobilier..."

                     Soleil vert

     

                        85

            "Alors, Doc?"

        Le médecin haussa les épaules, avant de répondre: "Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise? Encore un... et c'est tout!

        _ Quoi? Vous voulez dire que lui aussi... Mais c'est une épidémie!

        _ Je ne vous le fais pas dire...

        _ Mais quel est le virus, l'origine de la maladie?

        _ J' chais pas! C'est comme ça chaque hiver! Le temps peut-être? On peut pas sortir, il fait gris, on angoisse et la maladie s' déclare!

        _ Tout d' même, c'est grave! Ces personnes risquent gros!

        _ Mais j' chais bien! C'est pour ça qu'on est là, pour leur éviter d' faire des conneries!

        _ Mais n' y a-t-il pas des remèdes, un antidote?

        _ J' vois pas! Le mieux, c'est d' les tenir immobilisés! Comme vous le voyez, chaque malade est sanglé à son lit!

        _ Quel mal vicieux! Car on pourrait croire ces personnes en bonne santé!

        _ C'est exact! En apparence tout va bien! Aucun signe de désordre ou d'affection! Et pourtant, la crise attend son heure... et quand elle se déclenche, c'est pas beau à voir!"

        A cet instant, un des malades s'agita: "Pitié! dit-il. Je vous en prie, pitié!" L'homme qui discutait avec le médecin s'approcha: "Vous voulez quelque chose? s'enquit-il. Un verre d'eau? Vous voulez un peu d'eau?

        _ Laissez-moi acheter quelque chose! gémit le malade. Je veux acheter quelque chose!

        _ Vous savez bien que vous n'en avez pas les moyens! assura derrière le médecin.

        _ Laissez-moi acheter quelque chose! fit encore le malade, mais en s'énervant. J' veux acheter quelque chose!

        _ Et qu'est-ce que vous voudriez acheter?

        _ Euh... Une voiture! Je voudrais une nouvelle voiture! répondit le malade avec des yeux brillants!

        _ Pourquoi? La vôtre marche bien que je sache!

        _ C'est vrai! Hi! Hi! Alors une chaîne hi-fi! Une belle chaîne, hein, avec un beau diamant et des enceintes qui font boum boum! De la technologie, du neuf, s'il vous plaît!

        _ Idem! Ce n'est nullement nécessaire! J'ai vu votre matériel et il m'a fait envie! Et puis, je vous le répète, vous n'avez plus un sou! Tout passe à rembourser des crédits!

        _ Hein? Oui, alors disons que je vais acheter un mouchoir!  Rien qu'un mouchoir! Vous ne pouvez pas me refuser ça!

        _ Mais c'est le geste d'acheter que je vous empêche de faire! pour votre bien!

        _ Et la bouffe, c'est pas nécessaire ça? Laissez-moi aller acheter de la bouffe! J'en ai besoin!

        _ Tatata! Vous n'avez même pas faim... et ici, il y a tout ce qu'il faut!

        _ Espèce de fumier! Sale ordure! J' aurais vot' peau! J' dirais au monde entier comment vous traitez vos malades... et on vous pendra par les couilles!

        _ Tss, tss, je vais être obligé de vous administrer un sédatif!

        _ Qu'est-ce que j'ai fait? Je veux juste acheter! Oh! Acheter!

        _ Vous l'aurez voulu!"

        Le médecin assomme le malade, en lui envoyant un direct en pleine poire! "Mais qu'est-ce que...? s'écrie le témoin. C'est inhumain! Vous êtes fou!

        _ Hélas non! répond le médecin! Mais on n'a plus rien en pharmacie! C'est la crise, ça bouchonne partout!"

                                                                                                         86

        Angoisse et Urgence prennent un verre dans un bar, en regardant tomber la pluie... "Je n'en peux plus! lâche Urgence. Je suis à bout! On n'y arrive plus! On manque d'effectifs, de matériel, de tout! L'autre jour, on a laissé un malade attendre sur la civière, dans l'indifférence la plus totale! On l'avait oublié et il en est mort!"

        Urgence se met à pleurer, puis elle reprend: "Tout ça, c'est la faute du gouvernement! On n'a pas cessé de faire des fermetures, de rogner les budgets! On a voulu faire des économies de bouts d' chandelles, au détriment de la santé! Quelle honte! On a sapé l'hôpital et voilà aujourd'hui le résultat!

        _ Tu te trompes, le ou la responsable, c'est moi!

        _ Quoi?

        _ Ben oui, c'est à cause de moi que tu pleures!

        _ Mais...

        _ Ecoute!"

        A cet instant, on entend une sirène... "C'est la dixième depuis c' matin! explique Angoisse. Maintenant, j' les compte! Normal, c'est mon œuvre!

        _ Comprends pas...

        _ C'est pourtant simple! Je pénètre dans l'esprit des gens, ils ne sont plus à ce qu'ils font et bing, c'est l'accident! chez eux, dans la rue! Et voilà qu'on t'amène du monde à ne plus savoir qu'en faire!

        _ Tu exagères, fait Urgence en s'essuyant le nez.

        _ Regarde, c'est samedi après-midi... et qu'est-ce qu'on voit? Les autociels font la queue et s'énervent! On dirait un jour de la semaine, à la fermeture des bureaux! Or, personne n'est obligé de sortir! Si tout ce p'tit monde est là, en train de se pousser aux fesses, c'est pour me fuir! parce qu'on ne peut pas rester tranquillement chez soi! Et on vient s' fatiguer et s' fracasser dans le centre-ville!

        _ Ben, les gens viennent se distraire...

        _ Se distraire et s' blesser! Le surmenage, tu connais? Note que je ne te parle pas de tous ceux que je fais boire ou se droguer! Ceux-là, tu les accueilles tôt ou tard! et dans un triste état!"

        Un silence passe... "Mais... mais, si c'est toi qui... produis tout ce chaos, tout ce...

        _ Merdier?

        _ Oui, tout ce... désespoir aussi, pourquoi on t'arrête pas?

        _ Mais parce que personne ne m'écoute, ma grande! Au contraire, on me nie, on veut pas m' voir! On fait comme si je n'existais pas!

        _ Comprends pas...

        _ Mais... mais s'il fallait m'écouter, on devrait reconnaître sa peur, son désarroi! Et ça, pas question! Quoi? Faudrait lever le groin? laissez refroidir son beefsteak? Tu rigoles! On en remet plutôt une couche! On écrase l'autre, pour ne pas m'entendre! On serre les boulons! On s'assoit sur la souffrance, en lui disant: "Chut!" Et on parade dessus! On pense qu'on va s'en tirer!

        _ Et c'est pas vrai?

        _ N'es-tu pas toi-même à bout? Nous sommes les voyageurs impassibles d'un train fou! Alors, à l'intérieur (Angoisse montre son torse), ça craque forcément! Et une sirène et une! Et les mauvaises nouvelles! A soixante ans, on apprend qu'on a un cancer, alors qu'on visait déjà la retraite! Eh! Mais, ça fait des années qu'on se ronge, à causes des non-dits, de l'hypocrisie ambiante! Y en a un qui tire toujours les marrons du feu!   

        _ Ah bon? Et c'est qui? 

        _ L'orgueil!"

                                                                                                      87

        Dans les couloirs du temps, il y a une station qui s'appelle la station des Imbéciles! Résident là tous ceux qui ont voulu faire le bien, mais qui se sont fourvoyés! On voit venir à soi notamment Karl Marx, aisément reconnaissable à sa grosse barbe!

        Marx est toujours heureux de rencontrer des visiteurs et il s'empresse de vous raconter sa vision, l'œuvre de sa vie: la lutte des classes! Pour Marx, il existe une classe dominante, constituée par les capitalistes, qui, grâce à leur fortune et à leur pouvoir, exploitent les plus pauvres, le peuple! 

        Pour combattre cette injustice, Marx s'appuie sur l'exemple de la Commune et il vous explique que si celle-ci a échoué, c'est parce qu'elle manquait de cohésion, d'organisation!   L'oppression, due aux riches, ne cessera donc que quand les opprimés ou les prolétaires s'uniront, ne formant plus qu'un seul parti, le parti communiste! Celui-ci chassera les capitalistes et une société meilleure naîtra, dont les ressources serviront à tous!

        Vous demandez alors à Karl Marx d'où vient la classe dominante ou les riches... Mais il vous l'a dit: le capitaliste le devient par la naissance! Il est installé par sa famille dans la position du privilégié! Vous objectez à Marx qu'il a bien fallu un premier dominant et qu'il n'est pas né dans un chou! Alors qu'est-ce qui a produit l'ancêtre du capitaliste?

        Ici, Marx ouvre des yeux ronds, car il n'a pas réfléchi aussi loin! Vous lui dites: "En fait, l'origine du capitalisme se trouve dans nos racines animales! De même que la meute est dirigée par les individus les plus forts, les premiers groupes d'hommes ont vu parmi eux s'élever des chefs! Ils étaient les plus à aptes à assurer la survie de l'ensemble, ce qui impliquait tout de même certains droits, comme de manger en premier!

       Puis, les territoires se sont étendus, commandés par des rois, des vassaux... Les nobles se sont effectivement installés au pouvoir et même quand la République a vu le jour, ils n'ont pas perdu leur place, puisque beaucoup d'entre eux se sont mués en riches industriels! Le capitalisme vient d'un sentiment de supériorité très ancien et c'est la droite actuelle dans RAM qui en est l'héritière!

        _ Vous voyez bien que j'ai raison! s'écrie l'auteur du Capital!

        _ Mais, si notre égoïsme vient du règne animal, il est en chacun de nous, dans le pauvre comme dans le riche, même si le premier peut se faire illusion, étant donné qu'il se sent opprimé! Il est donc impossible de supprimer la classe dominante! On ne fait que la remplacer par d'autres exploiteurs!"

        Et vous racontez à Marx l'échec du communisme en Russie, où Lénine et Staline ont obtenu un pouvoir que le tsar Nicolas II n'eût jamais imaginé et comment ils en ont persécuté leur population! "Car, rajoutez-vous, on ne peut imposer quelque chose qui est contre-nature et chacun veut a priori être plus que son voisin! Pour conclure, le problème, ce n'est pas les capitalistes, mais la domination animale, qui fait de nous des tyrans!"

        Mais Marx ne vous écoute déjà plus! Il a trouvé d'autres auditeurs, avec lesquels recommencer son discours et il n'y a là rien d'étonnant, puisque prendre au sérieux votre point de vue nécessite de changer d'abord soi-même! Il ne s'agit plus de désigner des coupables, d'autant que l'inégalité ou la différence nous servent à nous construire, mais d'abandonner son propre orgueil, ce qui n'est possible que grâce au levier de l'amour! Bref, vous songez que le riche est décidément "l'opium" du travailleur!     

                                                                                                  88

        Orgueil et Mensonge cheminent et discutent... "Ah! On en a fait des coups tous les deux! s'écrie Orgueil.

        _ Ouais, ouais... répond Mensonge.

        _ Comment? Tu en doutes?  Rappelle-toi les années quarante! J'annexe l'Autriche! Motif: elle est allemande!

        _ Et aujourd'hui, t'annexes la Crimée! Motif: elle est russe!

        _ Exactement! Quel triomphe, quelle gloire! Et puis, je menace la Tchécoslovaquie! Motif: son gouvernement persécute les Allemands des Sudètes! Résultat: les accords de Munich! Sur la photo, je suis le seul à me réjouir! Je sifflote presque, car derrière, Daladier et Chamberlain viennent de trahir les Tchèques! 

        _ Sûr! Ils étaient prêts à n'importe quoi pour éviter la guerre! Et de même, tu as menacé la Kuranie! Motif: elle persécute ses citoyens pro-russes! Résultat: les accords de Minsk, que tu n'as pas tardé à violer!

        _ C'est vrai! Mais reviens encore en arrière, quand j'attaque la Pologne! A cause du jeu des alliances, la France et l'Angleterre me déclarent la guerre! Résultat: sur le papier, ce n'est pas moi qui suis à l'origine du conflit! "Je ne suis qu'une victime! j' dis à mon peuple. Le diable, c'est les autres!" Pas mal, hein?

        _ Et en définitive, tu fais entrer tes chars dans la Kuranie! Tu comptes sur la lâcheté de son gouvernement! Tu supposes sa fuite et que la population va saluer le retour du maître, de l'ancien colonisateur, apparemment le seul à pouvoir remettre de l'ordre!

        _ Hum...

        _ Mais rien ne se passe comme prévu! On t'oppose une farouche résistance... et c'est la guerre!

        _ D'accord, mais comme l'Occident commence à fournir des armes à la Kuranie...

        _ Tu refais le coup de quarante! On te contraint à tuer des gens et à détruire un pays! Tu dis à nouveau que tu ne fais que subir, que tu n'as cherché que le bien, mais que malheureusement il y a des méchants de par le monde, qui ont juré ta perte! Tu vas même plus loin! Alors que tes bombes pleuvent, tu parles d'une tragédie s'abattant sur un peuple frère!

        _ On dirait que tu me reproches quelque chose...

        _ Mais, sans toi, je ne serais rien! Même sous la torture, je ne te lâcherais pas! On a le même but tous les deux, l'apparence, la vitrine! Faut tout que soit impeccable, vertueux, sinon terminé le respect! Grâce à toi, je connais la sécurité et la puissance! Finies les combines de la misère! Mais j'ai l'impression que les gens ne nous aiment pas, qu'on les fatigue!

        _ Penses-tu! On n'en fait jamais assez, au contraire! Tiens, hier, j'ai dénoncé à l'ONU la volonté des nazis kuraniens de détruire les chrétiens de leur pays! J'ai dit que l'athéisme et la décadence de l'Occident ne passeraient pas par nous!

        _ Voilà l'ancien communiste champion de la foi! C'est très fort! Et puis, défendre l'Evangile avec les armes, c'est tout aussi pointu! Somme toute, tu crains qu'un conflit n'éclate en Kuranie!"

        Les deux amis se regardèrent et éclatèrent de rire!  

                                                                                                     89

        Toujours à la station des Imbéciles, on voit Sigmund Freud! On le reconnaît à son cigare, qu'il suçote constamment, et lui aussi est content d'accueillir de nouveaux visiteurs! Il vous invite à visiter une cathédrale, qu'il a construite lui-même, et comme le bonhomme a d'abord été pétri de bons sentiments, vous le suivez dans l'édifice!

        "Tout le socle est constitué par la pulsion sexuelle! annonce Freud. Tous les hauts sont dus à la sublimation! Les coins noirs appartiennent à l'inconscient et vous y voyez reluire le confessionnal du rêve! Les chaises représentent le refoulement, les piliers la solidité de la science et nous allons nous approcher tranquillement de l'autel de la raison!"

        Soudain Freud élève la voix, comme s'il pilotait un groupe: "C'est ici, mesdames et messieurs, qu'est libéré l'individu, grâce à l'analyse! Il comprend ses névroses, domine ses peurs et le voilà prêt pour sa véritable destinée d'être humain!" La vache! Vous regardez l'ensemble béat, car ça ressemble de plus en plus à un silo de fusée! Malheureusement, l'humanité n'a pas décollé, c'est même le contraire: elle s'est écrasée dans le marais! Elle est seulement plus embourbée!

        Vous prenez donc la parole et demandez au maître de céans: "Et quid du fait que les hommes se font la guerre, s'entretuent, se méprisent et essaient de se supplanter au quotidien? Vous pensez que c'est parce qu'ils refoulent leur égoïsme?

        _ Mais de quoi parlez-vous? Si les hommes font le mal, oui, je suis persuadé que c'est parce que eux-mêmes s'empêchent de satisfaire leur désir!    

        _ Et donc les animaux qui se chassent entre eux, pour défendre leur territoire, ont des problèmes sexuels? Vous rigolez! Ils font plutôt valoir leur individualité et c'est ce qui nous tient aussi, les êtres humains! Nous voulons chaque jour ressentir la domination de notre "territoire psychique"! C'est d'ailleurs pour cela que vous n'avez pas cessé de régler vos comptes!

        _ Je ne comprends pas...

        _ Non, ça ne m'étonne pas! Il n'y a pas plus sourd que celui qui ne veut pas entendre! Certes, dans un premier temps, votre but était de soulager vos patients et pour cela il fallait lutter contre une civilisation qui prônait l'interdit, au nom de son message religieux! Elle était une source de refoulements et donc de névroses! On vous suit jusque-là, car c'est une conquête de la liberté! Mais bientôt tout ce qui vous est différent est rabaissé, piétiné et détruit!

        _ Je...

        _ L'art? Un succédané de plaisirs sexuels, car l'artiste est malade! La foi? Même chose, le courage du mystique: de la folie! Léonard? Un homosexuel refoulé! Etc.! Pour qu'il reste, non pas une raison salvatrice, mais l'homme au cigare, c'est-à-dire vous! La domination psychique, le triomphe de l'ego au-delà ou grâce au silence psychanalytique! Vous avez tout sapé, pour devenir le maître et la cohorte de vos disciples en profite!

        _ Je n'ai fait que suivre mon raisonnement!

        _ Bien sûr, vous n'avez pas de passions, ni d'amour-propre! Il n'y a aucune domination animale en vous! car le scientifique n'est pas névrosé, hein? Ce qui n'est pas pardonnable, c'est que vous avez traîné dans la boue la beauté! Vous l'avez reléguée au rang des troubles mentaux! Or, elle est la clé pour nous comprendre et vivre mieux! Sans elle, nous sommes des étrangers à nous-mêmes!

        _ Vous savez, je crois que vous avez le complexe du père!

        _ Seigneur! Regardez la société que vous avez en partie créée: des jeunes de vingt ans qui s'inquiètent pour leur retraite! C'est votre échelle!"