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  • Rank (62-67)

    R11

     

                   _"Quand j'aurais récupéré la carte, moi, Lucifer, je pourrais me venger de ce Dieu débile!

                   _ Mais, maître, Dieu ne peut pas être aussi mauvais, puisqu'il vous a créé!

                   _ Qu'est-ce que tu as dit?"

                                                                             Bandits, bandits

     

                                                            62

          Les temps sont noirs ! La Machine a pris la direction du Comité de salut public féminin et les accusations pleuvent ! On organise les plaintes, vraies ou fausses, on repère des cibles, qu’on fait tomber ! On sape la domination masculine sur tous les fronts ! On arrête, on condamne, on mène à l’échafaud ! Le soupçon plane sur la ville, nul n’est à l’abri ! Qui triomphe et chante aujourd’hui est traîné dans la boue et oublié demain ! Ce que femme veut, Dieu le veut ! La moindre petite fumée se transforme en un gigantesque brasier !

          La délation fonctionne ! Les sous-comités recueillent les renseignements, toutes les frustrations : pensez, plus de cinq mille ans (il faut bien donner un chiffre!) de domination masculine, sous le joug de l’homme, pour rien, d’une manière inexplicable, seulement à cause de la force physique, de la brute, du féminicide, du viol ! Mort aux tyrans ! Mort aux tyrans ! Que de justice à rattraper ! On fait chuter l’idole et on la déchire ! On la dépèce sur la scène publique ! Le moindre soupçon et c’est fini !

          Le Comité agit principalement dans l’ombre ! Ses antennes sont partout, ses chausse-trappes aussi ! La femme déçue se frotte les mains : elle a droit à une deuxième chance ! Elle avait parié sur le mauvais cheval, pour atteindre les sommets, elle va pouvoir se rembourser pécuniairement, mais surtout dans son amour-propre ! Elle avait espéré, calculé, on lui avait promis, elle s’était donnée et elle s’est retrouvée sur le bord de la route, larguée ! La voiture de secours arrive, on va pouvoir poursuivre l’égoïste, le profiteur !

          On raconte éperdue qu’on a été victime d’un courant d’air, qu’on était sous emprise, fragile, naïve, innocente ! Une main a été levée ! A quelle date ? Le 23…, non, non, excusez-moi, le 24 ! On invente de nouvelles maladies, aux noms anglo-saxons ! Elles n’ont qu’un sexe, le masculin ! Il n’y a pas de femmes perverses narcissiques ou paranoïaques, que des hommes ! La femme, cet être pur, n’est qu’une victime manipulée, abusée ! La Machine rigole ! Elle le savait que Rank était un beau fumier ! L’heure de la vengeance a sonné !

          « Dites donc, l’abbé..., fait la Machine.

    _ Hmmm, répond vaguement l’abbé Convention, tout à son gâteau et son thé.

    _ Rank a un secret sur moi… et je ne voudrais pas qu’il le divulgue ! Cela pourrait profiter à nos ennemis !

    _ Humph ! Quel secret ? Humph…

    _ Eh bien, c’est assez gênant, mais Rank pourrait éventuellement dire que je ne suis pas ce que je prétends être…, que je suis une méchante, ou pire encore ! Vous savez combien Rank est dérangé !

    _ Moi, j’ me chargerais bien d’ Rank, s’écrie Bona, présente elle aussi à cette petite réunion informelle. J’ vous le ramène pieds et poings liés et là j’ lui fais rentrer dans l’ crâne combien vous êtes une femme formidable, fantastique, exceptionnelle !

    _ Merci Bona, mais pour l’instant, c’est à l’abbé que je parle…

    _ Oh ! Mais de toute façon, répond l’abbé, Rank vous doit obéissance ! C’est l’une des règles les plus sacrées de la religion !

    _ Comme j’aime à vous l’entendre dire, l’abbé ! En effet, Rank me doit tout, il est ma chose ! Et pourtant, s’il venait à raconter certains faits, sous un certain angle disons, il s’rait sans doute à même de me mettre dans l’embarras ! La révolution féminine elle-même serait touchée ! Nous ne serions plus des victimes innocentes, mais également des bourreaux !

    _ Comment ? Comment Rank oserait-il vous salir ? s’insurge Bona. Vous êtes divine, magnifique, sans pareille ! Rank est un mufle, un ingrat, un sournois, un… rat ! que j’écraserai volontiers ! Couic !

    _ Merci encore Bona, mais maintenant je voudrais que tu la fermes ! J’ai besoin de la caution de l’abbé, pour parer les attaques de Rank ! On ne l’arrêtera pas avec des mots doux, c’est un fanatique !

    _ Vous voulez ma caution ? Mais vous l’avez, ma chère madame ! Qu’est-ce le poids d’un fils, par rapport à celui de sa mère, sur la balance de Dieu ! Vous êtes devoirs, responsabilités et sacrifices ! Un amour infini coule dans vos veines ! Tandis que Rank, cet amoureux des Majorettes ! ce chef de chantier de chez Lego…

    _ Encore un peu de gâteau, monsieur l’abbé ?

    _ Volontiers, merci ! Quant à vos péchés, car je vois une ombre de culpabilité sur votre visage, je pourrais vous rassurer dans un confessionnal ! Dès demain, si vous voulez !

    _ Cela me fait chaud au cœur d’être soutenue ! Cette époque est pleine d’avenir pour la femme et je tiens à y participer pleinement !

    _ Bien sûr ! rajoute Bona. Gloire à notre nouvelle héroïne ! »

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          Paschic est au milieu de la caserne et il essuie la colère de la Machine ! « Qu’est-ce que c’est qu’ ça, soldat Paschic ? des traces d’œufs sur votre uniforme ? Montre-moi tes mains ! Elle ne sont pas propres ! C’est comme tes cheveux, ils n’ont pas la coupe réglementaire ! Ton baraquement également est sale ! Le lit est mal fait, l’armoire en désordre ! Ici, ce n’est même pas balayé ! Tu as laissé une serviette humide dans la salles de bains… Quand c’est comme ça, il faut en mettre une sèche pour celui qui arrive ! Les toilettes, tu ne les aères pas suffisamment après ton passage, ce qui fait que les autres doivent supporter tes mauvaises odeurs ! Par ailleurs, j’ai rencontré ton prof d’anglais, il m’a dit que tu n’en faisais pas assez, que tu t’ la coulais douce ! Tous tes profs sont unanimes : tu te laisses aller, tu fais ce que tu veux, comme ici ! Tout le monde doit être au service de monsieur, car seul monsieur compte ! Tu prends vraiment les autres pour des cons !

    _ Je t’assure que non !

    _ Silence soldat Paschic ! Nous avons les preuves de votre trahison ! Tu es allé raconter à tes p’tits copains combien on était dur avec toi, que nous étions sans cœur !

    _ C’est pas vrai !

    _ C’est pas vrai ? Alors, en plus d’être fainéant comme un pou, tu serais un menteur ! Je te l’ai dit que nous avons des preuves ! Tes plaintes sont remontées jusqu’à nous par d’autres parents ! Tu dis partout que tu as une vie de martyr, que nous sommes injustes ! Par là, tu donnes du grain à moudre aux ennemis de Tautonus, tu menaces sa carrière, tu ouvres la porte à l’étranger, tu favorises notre ruine, alors que c’est grâce à nous que tu as un calot, un uniforme, un toit et à manger !

    _ Mais je n’ai pas dit du mal de….

    _ Silence soldat Paschic ! Vous êtes coupable de haute trahison ! Vos dénégations n’y changeront rien ! Par conséquent, soldat Paschic vous êtes dégradé ! mis au banc de l’armée, jusqu’à ce qu’elle juge que votre attitude a changé ! Il est impensable que vous ne soyez pas rempli de gratitude ! »

           Il y a un roulement de tambours et la Machine arrache violemment les maigres galons de Paschic ! Puis, elle lui prend son sabre de bois et le brise en deux ! Paschic se tient dignement sous l’oeil des quelques spectateurs… Cependant, il tient à déclarer : «  Si j’ai pu me plaindre auprès d’autres, c’est par désespoir… Je… je penses que tu es injuste…

    _ Qu’est-ce qu’un minable comme toi peut savoir de ce qui est juste ou injuste ?

    _ Voilà, c’est ton mépris qui est injuste !

    _ Mais j’arrêterai de te mépriser, quand tu seras à la hauteur ! Tu auras droit au statut d’adulte, quand tu seras moins égoïste ! Car à quoi penses-tu sinon à tes plaisirs !

    _ Mais toi aussi, tu penses à tes plaisirs ! Prendre plaisir, c’est bien laisser aller sa colère, son mépris ou sa haine ! C’est satisfaire son ego ! Autrement plus difficile est de se réfréner, de prendre sur soi ! Et c’est ce que j’apprends chaque jour, moi !

    _ Comment ? Mais comment tu m’ parles ! Ce n’est pas possible ! Mais tu répliques ? C’est… c’est… TAUTONUS ! »

           La Machine vient de hurler et Tautonus accourt ! En une seconde, il a compris la situation et il renverse Paschic, puis le bourre de coups par terre ! Paschic n’est plus que douleur et il ne bouge plus ! La Machine alors s’adresse à la cantonade et son message vaut bien sûr en premier lieu pour Paschic : « Nous venons tous d’être les témoins d’événements extrêmement graves ! A la haute trahison, Paschic a rajouté la rébellion ! Vous êtes chauffés, nourris, blanchis et la moindre des choses que l’on attend de vous, c’est de la reconnaissance ! Comme vous le savez, la carrière de Tautonus est difficile ! Tout peut s’écrouler demain ! Il nous faut donc nous serrer les coudes, nous montrer solidaires ! C’est ce que ne comprend pas apparemment le soldat Paschic… et il en subit les conséquences ! Ne m’obligez pas à vous soumettre le même traitement ! Au contraire, que l’exemple de Paschic vous soit odieux ! Ce s’ra tout… Rompez ! »

           Il se met à pleuvoir et le soldat Paschic reste seul et couché sur le sol… Ce sont des gouttes ou des larmes qui coulent de ses yeux ? Où est-il ? Qu’est-ce que c’est que ce monde ? Il va falloir qu’il se remette debout ! qu’il ne crève pas de toute l’amertume qui est en lui ! qu’il rentre toute sa haine, toute sa colère ! Certains le voient déjà vieux, comment pourrait-il en être autrement ? Dans son logement, la Machine se croit insultée, être la victime d’un monde d’hommes ! Tautonus lui répond qu’elle a tout à fait raison, car il pense à la stratégie du lendemain !

                                                                                                                     64

          La Machine descend dans sa salle de tortures… Elle est préoccupée… Tout la déçoit, l’exaspère… D’abord, on ne peut compter sur personne ! Tautonus est un homme et donc bête ! Mon Dieu, il faut tout lui expliquer ! et quelle naïveté ! Il croit que ses amis ne vont pas le trahir, lui planter un couteau dans le dos ! Comme s’ils ne voulaient pas eux-mêmes le pouvoir et qu’ils n’attendaient pas dans l’ombre leur tour ! "La politique, c’est un tas d’ fumier, avec des rats d’dans ! Tautonus est comme un enfant et je dois lui apprendre à trancher les gorges, avant qu’on découpe la sienne !"

           Ainsi vont les pensées de la Machine, sur les marches boueuses et glissantes de sa prison ! « Bon qu’est-ce qu’on a ici ? fait-elle intérieurement. Alors, bourreau, du nouveau ? Fait un peu froid chez vous, mais j’imagine qu’un peu d’exercice permet de s’ réchauffer , hein ?

    _ Bien le bonjour, madame ! répond le bourreau, un homme bedonnant. Effectivement, c’est fort humide par ici, mais j’ai mon brasero et je profite de sa chaleur, avant d’aller marquer au fer ! Non, c’est le peu d’éclairage qui est mon principal souci : ma vue baisse, hélas !

    _ Ah çà, bourreau, on n’ rajeunit pas ! C’est pas dans l’ programme et il faut faire avec ! Mais on n’est pas des chiffes molles, que diable ! Alors, comment va notre... patient ?

    _ Difficile à dire ! Je n’ai jamais rencontré quelqu’un d’aussi têtu ! Il refuse toujours d’admettre que vous êtes merveilleuse, extraordinaire ! la mère éternelle et incomparable !

    _ Comment ? Il ne plie pas ? Il résiste encore à mon autorité ? Pourtant, il n’est qu’une ombre dans mon univers ! un ciron ! Je ne comprends pas !

    _ Moi non plus ! J’ai travaillé le bonhomme avec tout mon art ! C’est bien simple, il n’a plus d’ongles ! J’ai entendu craquer chacun d’ ses os ! Il a bu tellement d’eau que c’est moi qui ai fini par être fatigué ! Eh bien, il refuse toujours de signer le papier !

    _ Vous lui avez bien dit ce qu’il allait gagner, en l’ signant ?

    _ Bien sûr ! Je lui ai répété mot pour mot votre raisonnement ! Entre deux frottements au sel, sur ses chairs vives, j’étais là : « Pourquoi s’obstiner monsieur Rank ? La Machine, je veux dire vot’ mère, a raison ! La Révolution féminine est en marche et il faut bien entendu surfer d’ssus pour réussir ! La femme est une victime ! Voilà, monsieur Rank, c’est pas plus compliqué qu’ ça ! Elle est une victime de ses devoirs, des diktats masculins et elle veut naturellement être libre, s’échapper de la triste prison que constitue souvent sa famille » ! « Vive la femme ! » ai je crié d’enthousiasme !

    _ Mais c’est parfait tout ça ! Et vous n’avez pas obtenu de résultats !

    _ Un vrai cœur de pierre, madame ! En cinquante ans d’ carrière, j’en ai pourtant vu, mais là rien ! pas une once de sensibilité ! un monstre ! J’avais sa langue dans la tenaille, prêt à la lâcher au moindre mieux et j’ai rajouté : « Mais nom de Dieu, la vie facile, l’aisance, voire la célébrité te tendent les mains, pauvre couillon ! Suffit d’ signer le papier, d’ surfer sur la Révolution fé… minine ! La femme est une victime ! Et j’ai serré, serré !

    _ Pas trop quand même… ?

    _ Ah, j’étais hors de moi !

    _ C’est aussi l’effet qu’il me fait ! Mais comment est-il maintenant ?

    _ J’ crois qu’il boude !

    _ C’est vrai ? Il boude ?

    _ En tout cas, il bouge plus !

    _ Quel gamin !

    _ Vous savez, cette obstination à ne pas vouloir vous admirer, alors que vous vous sacrifiez pour le bonheur de votre famille, elle n’est pas normale ! C’est l’œuvre du diable !

    _ Allons, bourreau, tu perds la tête ! Te voilà superstitieux ! Il est inconscient ? On ne peut pas le réveiller ?

    _ Voyez vous-même ! »

    Rank est inanimé sur une planche... Ses bras tombent et il est d’une maigreur extrême… « Je suis déçue, dit la Machine, j’ai besoin de compliments, de sentir mon pouvoir ! J’ suis accro !

    _ La vie n’est pas toujours rose ! 

    _ Non, mais il y a des moments où j’ai envie de tout laisser tomber, d’aller voir ailleurs !

    _ C’est bien compréhensible, quand on donne autant qu’ vous ! 

    _ Bon, faut que j’ me sauve ! Les magasins à faire ! C’est Noël, ne l’oubliez pas !

    _ Encore une corvée ! »

                                                                                                                      65

          La Machine est à l’agonie, dolente et elle se plaint à l’abbé Convention, qui l’assiste en ces derniers instants ! « Aaaaatcha ! Aaaatchi ! fait la Machine. Snif ! Voilà la triste fin d’une vie d’ labeur !

    _ Certes ! Certes ! Mais pensez à la félicité qui vous attend ! La récompense est là derrière ! N’en doutez pas ! Tenez, je vous envie ! Car pour vous, ce s’ra direct ! Vous allez vous présenter devant le Créateur, avec sur le front la violence faite aux femmes ! Quel meilleur viatique ? « Heureux celles qui ont souffert en mon nom ! »

    _ Ouais, ouais… J’ai quand même quelques regrets ! Rank, par exemple, il m’a échappé, pfffuit ! Le seul qui a réussi à s’enfuir ! Ça me rend malade !

    _ Allons, allons ! Vous vous faites du mal !

    _ Aaatacha ! Aaaatchi !

    _ Vous voyez ! Détendez-vous ! Je puis vous assurer que les snipers du Ciel, ils ne vont pas l’ louper, vot’ Rank ! Bang ! Bang ! Je vois d’ici sa tête sauter comme une pastèque trop mûre ! J’ai une totale confiance en la colère divine !

    _ Oui, oui, évidemment, mais ça reste un échec, une épine dans l’ talon ! Pourtant, mon plan était parfait ! Mon personnage devait resplendir ! Imaginez l’abbé tous ces petits enfants, tous ces parents qui viennent me rendre hommage, à moi la doyenne ! On vient baiser mon anneau et je bénis tout ce beau monde ! Je suis un modèle pour tous et particulièrement pour les femmes !

    _ Attention au péché d’orgueil ! Ah ! Ah !

    _ Aaaaachouf, aaatcha ! Snif ! Je n’ai jamais perdu d’ vue mon rang, l’abbé ! Mais, au milieu des fleurs et des cadeaux, je vois des sourires malfaisants, qui ont l’air de dire : « Mais où est Rank ? Pourquoi n’est-il pas là ? La Machine ne l’a pas possédé ! Il détient quelque lourd secret ! Demandons à la Machine pourquoi n’est-elle pas toute puissante ! Voyons son embarras, sa honte ! »

    _ Allez, allez, les gens ne sont pas comme ça, surtout dans votre famille, où chacun sûrement veut votre bien !

    _ Quel naïf, vous faites l’abbé ! On voit bien que vous êtes un homme d’église, que vous avez un message à transmettre, mais que vous ne connaissez pas le monde ! Au vrai, mes proches s’enchantent de me voir diminuée et ils souhaitent ma fin, car sans le dire ils me haïssent ! Pensez, depuis leur naissance, je les tiens par la peur ! Ils ont chacun des blessures enfouies, qu’ils n’osent pas me faire payer, mais ils savent que l’exemple de Rank me fragilise et ils en profitent ! Aaaachatc, chtti, chtac ! Oh ! Mon dos ! Aaaah

    _ Tout ce que vous me dites est bien troublant… Voulez-vous que je redresse votre oreiller ? Voilà, vous s’rez mieux… « Aimez ceux qui vous haïssent ! », vous vous rappelez ?

    _ L’heure n’est plus au mensonge, l’abbé ! Comment voulez-vous que je puisse aimer cette petite ordure de Rank ? Il m’a défié et ridiculisé ! Tenez, passez-moi le coffret qui est là derrière vous… Merci !

    _ Qu’est-ce que c’est ?

    _ Un P 38 spécial police ! avec des balles de 9 mm, ça fait des trous gros comme le poing ! Le type ajouré s’arrête net ! Je l’avais acheté pour me protéger des malotrus, dans le sillage de MeToo ! Je ne supporte pas qu’on m’emmerde en réalité ! J’ai des vapeurs, des palpitations dès qu’on m’ contrarie ! C’est plus fort que moi, c’est médical ! Bref, Rank voulait du respect, j’étais prête à lui offrir du plomb !

    _ Mais qu’est-ce que vous voulez faire avec cette arme ?

    _ Je voudrais que terminiez mon œuvre ! que vous apportiez la dernière touche au tableau ! Je pourrais m’en aller soulagée !

    _ Je… je ne comprends toujours pas…

    _ C’est simple, je vous demande de descendre Rank, de l’effacer définitivement, de sorte que même il me devance dans la paix éternelle !

    _ Mais… mais je ne pourrais pas ! Ce s’rait une abomination aux yeux de Dieu !

    _ En êtes-vous vraiment sûr ? Rank est de la pire espèce ! Comment peut-on considérer un enfant qui manque de respect à sa mère ? N’est-ce pas une créature du diable ? Ne rendriez-vous pas service à l’humanité, en nous débarrassant du mal ? Je vois d’ici Dieu se frottant les mains, dans le sang, ravi de voir anéanti un mécréant ! Vous savez combien il a fort à faire !

    _ C’est que…

    _ C’est un service personnel que je vous demande l’abbé… Je crois que vous avez une sœur, que vous aimez beaucoup… Il serait évidemment dommage qu’il lui arrive malheur ! Aaaatcha ! Tchi ! »

                                                                                                                 66

          La Machine prépare un spectacle, dont elle sera la vedette bien entendu ! « Non, non, je veux plus de rideau ! Plus de rouge ! Et les lumières là-haut, c’est quoi ? Des pets de lucioles ! Il faut que ça gicle, qu’on en prenne plein la poire ! Les anges, là, y en a combien ?

    _ Deux cents ! répond Tautonus qui est aux petits soins avec la Machine : il vient en effet de gagner une élection et il tient à montrer sa gratitude.

    _ C’est pas mal, mais leurs ailes sont trop petites ! Il faut revoir ça !

    _ On n’ vas tout de même pas refaire deux cents costumes ! s’exclame un participant.

    _ Et pourquoi pas ? réplique la Machine. On ne réussira pas, si on lésine !

    _ Mais…

    _ Mais quoi ? demande Tautonus, en montrant ses muscles.

    _ Bon on va répéter les enfants ! crie la Machine tout le monde en place ! Où est mon texte ? Ah ! Voilà ! »

         Tout autour on se précipite pour son rôle, tandis que la Machine commence à chanter d’une voix forte : « O moi, la femme, ô moi, l’opprimée ! Je me tourne vers le dieu vengeur ! Je lui demande la justice et la paix sur Terre ! Qu’une auréole nouvelle descende sur la femme ! Qu’un joyau de lumière ceigne son front ! Que son épée, d’acier froid, coupe la tête du mâle cochon ! »

          Le chœur des anges, alors que des flocons tombent et que des cloches carillonnent : « Que viennent nous délivrer la douce femme ! Que son sourire nous emmaillote ! Allons porter la bonne nouvelle ! La domination masculine est terminée, vive la féminine ! Enfant mal aimé, chante ton allégresse ! En fuite est l’ogre masculin ! Agenouillons-nous devant la sainte, la pure ! La joie déborde de nos cœurs, car la Machine s’avance sous l’œil de Dieu ! Elle est l’élue ! »

          La Machine reprend : « Ô moi, la femme, ô moi, l’opprimée ! J’apporte l’espoir à la victime ! Je ne suis qu’amour ! Je n’ai pas d’ambitions et mon égoïsme n’a jamais existé ! La modestie est ma parure ! Nul ne peut me faire de reproches ! Je suis l’agnelle sous le couteau de l’homme ! Je m’offre en sacrifices ! »

           Elle s’interrompt brusquement : « Mais qu’est-ce c’est que ce bazar ! » Deux hommes, tenant une planche, la regardent interloqués ! « C’est quoi c’est deux débiles, qui osent nous interrompre !

    _ Excusez-nous, m’dame, fait l’un d’eux, mais on doit monter le décor et…

    _ Et vous n’avez aucun respect pour l’artiste ! C’est vot’ gueule qui doit passer en premier !

    _ Ben, nous, on peut pas laisser les planches comme ça… Elles pourraient s’abîmer, ou pire causer un accident…

    _ Et bien entendu je dois en pâtir ! Comme si vous ne le faisiez pas exprès ! Je suis sûr que ça vous amuse au fond ! Vous vous croyez des caïds, pas vrai !

    _ Ben, nous, on est payé au Smic…, alors on peut pas être vraiment des caïds, m’dame !

    _ Et vous êtes encore là ? Et comme ils traînent ! Et comme il faut les supporter ! On s’ra jamais prêt ! Ah ! C’est mon manteau d’impératrice ? Vous avez rajouté de la fourrure, comme je l’avais demandé ? »

            A cet instant, Tautonus s’approche de la Machine, pour lui dire : « C’est Rank, il s’est coupé le doigt et il demande si on peut acheter de nouveaux pansements, car ceux qui sont là sont trop grands d’après lui…

    _ Bon sang, mais on va pas quand même pas obéir aux quatre volontés d’ chacun ! Rank est en train d’ nous bouffer, j’ t’assure ! Y en a qu’ pour lui ! Il faut qu’il apprenne qu’il n’est pas le centre du monde !

    _ Très bien, je vais lui dire…

    _ Qu’il se débrouille avec les anciens pansements ! Voilà une attitude viril ! Te laisse pas avoir, Tautonus ! Rank est un sournois ! Derrière son petit sourire, il cherche à nous diviser !

    _ Bon, bon…

    _ Ouh ! On va p’ t-être reprendre la répète ! si les uns et les autres daignent calmer leur égoïsme ! Une chose est sûre : je ne peux pas être au four et au moulin ! Bon, les anges vous m’entourez… La lumière là-haut, vous braquez sur moi ! La musique gronde ! J’entonne le deuxième couplet : « Ô moi, la femme ! Ô moi, l’opprimée ! » 

    Le chœur : « Souriez victimes, la Machine arrive ! Annoncez la bonne nouvelle ! L’agnelle pourfend l’homme méchant ! Les temps généreux commencent ! »

    La Machine : « Un, deux, trois, tous avec moi, c’est la joie ! »

                                                                                                                      67

          Le convoi s’annonce au bruit de ses sabots ! Des dizaines d’hommes apparaissent, avec la même tenue passée et grossière ! Les regards sont las et tristes, d’autant qu’on défile entre des maisons boueuses et les injures des passants ! « Halte ! » crie l’officier à cheval et le bruit des sabots s’arrêtent, ainsi que le cliquetis des chaînes, car chaque prisonnier a un collier au cou ! Que se passe-t-il ? On doit prendre du courrier et des gardiens en uniforme bleu, le fusil en bandoulière, se pressent sous le ciel gris !

          Puis, on repart : direction le port et le bagne ! Qui sont-ils ces forçats ? Des assassins, des violeurs, des voleurs, des comploteurs, des traîtres ? Non, ce sont tous des Paschic ! Ils n’ont pas été chics à l’égard des machines, de leur Machine ! Ils ont dénoncé l’hypocrisie, le mensonge, crié qu’on n’était pas ce que l’on croit, dérangé, scandalisé, de sorte qu’on les a méprisés, rejetés, condamnés à l’exil !

          Inclassables, ils ne conviennent à personne, même pas à ceux qui gueulent tout le temps et qui sont des révoltés de théâtre ! Les Paschics se sont d’abord examinés, combattus eux-mêmes, à la recherche de la vérité, car comment savoir ce qui est juste, si on reste le jouet haineux de son propre égoïsme ! Battus comme l’épée sur l’enclume, leur amour resplendissant est devenu assez ferme, pour résister aux colères affreuses de la Machine !

          Mais, hélas, le système est lâche, les machines trop nombreuses ! L’hypocrisie se défend, elle a trop à perdre et elle est de toute façon à moitié folle ! Les juges n’ont pas hésité et ont prononcé les plus lourdes peines ! Mais soudain une voix lance les premières paroles de la chanson des Paschic et tous les malheureux la reprennent en chœur, se donnant du courage, transformant la marche en un élan sublime !

     

    « Je sais que j’ai raison

    Et qu’ la Machine a tort !

    Du bien nous faisons,

    Quand le reste est retors !

     

    Merde à la Machine !

    Merde à la Machine !

     

    J’ai subi mille avanies

    Et j’ porte des béquilles !

    J’ai été viré du nid

    Et jamais eu d’ coquille !

     

    Merde à la Machine !

    Merde à la Machine !

     

    Nous voilà condamnés

    Entre de tristes murs,

    Mais c’est nous qui sommes nés

    Pour être libres et mûrs !

     

    Merde à la Machine !

    Merde à la Machine ! »

  • Rank (57-61)

    Rank9

     

     

                              "Il a dit: "Tantine la gâteuse!

                               _ Tantine la gâteuse? Tiens!"

                                                          Il ne faut pas prendre les enfants du bon Dieu...

     

                                                         57

          Dans le car spécial, Rank est en tenue orange, avec les mains attachées aux pieds, par des chaînes et des menottes ! C’est un prisonnier très dangereux et qui va être exécuté ! Derrière lui, trois gardiennes, de jeunes filles, discutent : « Alors toi, tu as dormi avec Laurent, dit l’une, et il s’est rien passé ?

    _ Non, il s’est rien passé ! répond l’autre. Non, mais tu vois Laurent, il me fait : « Regarde, je te touche pas ! Je te touche pas ! Je te respecte ! » Y en a marre !

    _ Oui, il faudrait maintenant tenir Laurent à l’écart ! Car il est toujours là à essayer de séduire, mais, en définitive, il ne fait rien ! On ne peut pas compter sur lui !

    _ Eh bien, moi, j’ai dormi avec Marc ! dit la troisième.

    _ Et il s’est rien passé ?

    _ Non, il s’est rien passé !

    _ Pffff ! »

          Le trio pousse un gros soupir, ce qui fait sourire Rank, car il comprend que ces jeunes filles désespèrent de ne pas perdre leur pucelage ! « Il sera de toute façon toujours trop tôt ! » pense Rank et s’il voit ça le coeur léger, il n’en demeure pas moins que c’est son dernier jour sur Terre ! Mais pour quel crime va-t-il perdre la vie ?

          La Machine est décédée, mais, avant de mourir, elle a laissé un message, une longue lettre, dans laquelle elle accuse Rank de l’avoir harcelée, détruite, jusqu’à ce qu’elle s’éteigne, minée par l’épuisement et le chagrin ! A l’époque de la Révolution féminine, ces propos ont fait l’effet d’une bombe ! On y a vu un matricide, la pire des monstruosités ! D’ailleurs, les témoins ont été vite nombreux pour affirmer que Rank n’avait en effet pas cessé de tourmenter sa mère, de lui soutirer de l’argent et qu’il l’avait proprement « vidée » de toute substance !

          La presse se déchaîna ! Le patriarcat n’avait pas d’âge ! Ses assassins étaient partout et frappaient même les personnes les plus sacrées ! C’est bien simple, au moment du procès, on dut protéger Rank contre la haine populaire ! On craignait qu’une femme ne fît justice elle-même ! Mais aussi l’indifférence de Rank choqua les jurés : qu’il n’exprimât aucun regret le condamna plus sûrement que la lettre accusatrice ! En ces temps troublés, le verdict fut accueilli avec joie : Rank passerait sur la chaise électrique !

          Le car maintenant quitte la nationale et prend la route qui mène au pénitencier, où aura lieu l’exécution ! Tout autour c’est une étendue désertique, sous un chaud soleil, et bientôt on arrive devant de hauts murs, hérissés de barbelés ! Des gardes dans des miradors surveillent l’entrée, alors que lentement une grande porte glisse, permettant le passage du car ! A l’intérieur, on fait descendre Rank, qui avance péniblement et qui regarde ses jeunes gardiennes s’en aller vers la cafète, en devisant joyeusement ! Ô jeunesse !

          Puis Rank est mené dans une pièce, où on veille à ce que rien ne vienne gêner les électrodes ! On rase Rank aux endroits adéquats, y compris sur le crâne et on le laisse en compagnie de l’abbé Convention quelques instants ! Cela fait partie de la procédure ! « Alors, mon p’tit Rank, fait l’abbé, c’est pas vraiment une surprise que nous nous retrouvions dans ces conditions ! Ne t’ai-je pas maintes fois dit que ton attitude à l’égard de la Machine te conduirait au pire ! Mais nous y voilà, mon p’tit Rank ! Et nous avons juste quelques minutes pour préparer ton âme, en demandant pardon à Dieu et à la Machine !

    _ Mais non, l’abbé, c’est la Machine qui devra me demander pardon !

    _ Comment oses-tu blasphémer à une pareille heure ! Tu risques la damnation !

    _ C’est ce que vous auriez dû dire à la Machine, car, maintenant pour elle, c’est trop tard !

    _ Vade retro satanas ! » s’écrie l’abbé, avant de s’enfuir. 

          Le directeur de la prison, un gros homme à lunettes, vient chercher Rank et dans un long couloir, il précède le condamné encadré par deux gardes ! Rank avance toujours difficilement, mais c’est sans doute une humiliation ! On passe devant des civils, qui ont été invités à l’exécution, et parmi eux, Rank reconnaît Bona, le droïde de la Machine. Il s’arrête devant elle et lui dit : « Tu as un nouveau cou, Bona ?

    _ J’espère que tu vas griller lentement ! réplique le droïde. Ta mère était une femme extraordinaire, fantastique ! »

          Les gardes repoussent Bona et on se remet en marche. Rank est assis sur la « fameuse » chaise, on le branche et on lui envoie le courant ! Rank tressaute et se réveille en sueur : et un cauchemar et un !

                                                                                                                         58

         Le soldat Paschic fume lentement sa pipe, dans son abri de tranchée, en regardant la pluie tomber… Celle-ci plaît particulièrement à Paschic, car son bruit, son insistance semblent former un rideau d’oubli ! Où sont les colères de la Machine, sa paranoïa, son égoïsme forcené, son aveuglement, sa cruauté, sa folie ?

          Ici, Paschic est bien, au calme, en paix ! Il ne pense pas à grand-chose… Il a un livre entre les mains, qu’il quitte, reprend… et toujours ce tambourinement de la pluie, tintant par endroits, par exemple dans une gouttière ; et toutes ces gouttes qui ruissellent, s’amassent, défont et emportent la terre !

          Ce qu’apprécie par-dessus tout Paschic, c’est d’avoir le temps, de le sentir, au point qu’il soit pesant, comme une outre trop pleine sur le point de crever, car Paschic sait que l’attente n’est jamais vaine : quelque chose va venir, un élément nouveau, il suffit juste d’attendre, de savoir attendre, tout le contraire de la Machine, avec ses fureurs et ses appétits telles des vagues de tempête !

          Paschic neurasthénique, dépressif suite à l’écrasement qu’il a subi ? Sans doute… Schizophrène, parce qu’enfoncé jusqu’au tréfonds par le soupçon et la rage de la Machine ? Oui encore, quoique pas au point de ne pas pouvoir être indépendant ! Mais Paschic cabossé, blessé, en miettes, recollant patiemment les morceaux, s’apaisant au prix d’efforts titanesques, gueule fêlée, certainement !

          Paschic, dans son antre, est toujours confronté avec le fantôme de la Machine ! Celui-ci apparaît inopinément, ou plutôt quand Paschic est fatigué, a encore abusé de lui-même ! Mais il y a d’abord une blessure, profonde dans la conscience ! lancinante ! douloureuse ! qu’on peut à peine toucher ! Elle semble une plaie vive, avec des cris, ceux d’un enfant perdu dans la nuit et qui appelle au secours !

          Paschic ne peut pas faire grand-chose pour lui ! Il faut admettre qu’il paye le prix de sa liberté ! Il a fallu qu’il ronge avec les dents le cordon ombilical, celui qui est fait d’affection naturelle pour ses parents ! On ne se retrouve pas seul devant l’Univers avec le sourire ! La peur, le doute terrassent, écrasent, quand les autres continuent à bénéficier du cocon familial, de ses certitudes aussi, de sa domination encore et donc de son égoïsme ! Mais Paschic va trop vite : il fait déjà comme s’il était guéri, or le fantôme de la Machine le hante, il n’en est pas débarrassé !

          Paschic regarde son livre, tire sur sa bouffarde, toujours en écoutant la pluie, et il est tranquille, mais le spectre de la Machine n’est jamais loin ! Il tourne autour de Paschic, s’éloigne, revient, lui murmure à l’oreille ! Que dit-il ? Mais ce que disait la Machine ! Que disait-elle ? Mais que Paschic n’était jamais bon, qu’il était un menteur, un fourbe, un fainéant ! La paranoïa, impossible à satisfaire de la machine, a rendu Paschic entièrement suspect à lui-même, au point qu’il finit par se sentir coupable dès qu’il a du plaisir !

          C’est un empoisonnement, une gangrène : Paschic n’a pas le droit de vivre, selon la Machine, et de fait il est régulièrement contraint de s’assurer de son existence, de se justifier ! Le fantôme rigole ! Il n’a pas raté son coup, malgré les apparences, la fuite de Paschic ! Beaucoup d’ailleurs ont connu le passé de Paschic et sont morts, malades précoces, suicidés, etc. Il faut faire attention… et un peu de chance ! Il faudrait un monument aux morts, avec tous les noms des victimes des machines ! Mais comment confondre celles-ci, obtenir justice ?

          Car pour le coup la Machine va bien, merci ! Elle continue sa vie comme avant ! en racontant partout que Paschic est un monstre d’ingratitude et qu’on s’est saigné pour lui aux quatre veines ! « Tsss, tsss ! font alors les autres machines. Quel dégueulasse ce Paschic ! Peiner sa mère ! Allons n’y pensons plus ! Un jour ou l’autre, Paschic se rendra compte de combien il doit à la Machine ! Et il n’aura plus que les yeux pour pleurer ! Tiens, faisons la fête plutôt ! Réjouissons-nous d’être du côté des bons ! Arrêtons de penser aux égoïstes et aux indifférents ! Ils n’en valent pas la peine et on leur a déjà accordé trop d’attention ! Paschic ne mérite pas la Machine ! »

           « Jamais on n’a dit parole plus vraie ! » songe Paschic, mais il est seul à en saisir tout le sens ! Il soupire, repose son livre et a soudain envie de se venger, de crier sa vérité, car il sait aussi que rentrer sa haine le consume ! Dire tout haut ce qu’il a sur le cœur devrait lui permettre de guérir… et à présent il prend son fusil et sort sous la pluie. Elle lui fait du bien, en rafraîchissant son visage et voilà qu’il escalade la tranchée, qu’il se retrouve sur le champ de bataille et il se met à courir, plein de fureur, de hargne ! Rien ne peut l’arrêter ! Autour des bombes éclatent, des balles sifflent, mais il n’en a cure et il repère la Machine : elle est là en train de tirer et il la retourne, lui arrache son masque et il découvre une morte !

          Il passe outre et reprend sa course ! Là-bas, il y en a d’autres qui semblent courageux et qui ont l’air de combattre, mais Paschic qui les rejoint voit qu’ils ne sont pas différents de la Machine ! A quoi bon continuer ? Il y a mieux à faire et au-dessus de sa tranchée, Paschic plante une pancarte, pour les autres Paschic et qui dit : « La société, c’est des morts qui s’ battent ! »

          La pluie tombe toujours, apaisante, oblivieuse…

                                                                                                                      59

          De nouveau dans le camp du Ciel, l’instructeur dit : « Bon, aujourd’hui, on va voir ce qu’est le travail !

    _ Ah ! Pardon ! s’écrie la Machine. Sur ce sujet, les hommes n’ont rien à dire ! Nous, les femmes, sommes toujours méprisées, nous gagnons moins et pourtant nous travaillons deux fois plus ! Vous voyez le jongleur d’assiettes ? Il en a dix ou douze qu’il fait tourner au sommet de ses bâtons ! Et il passe de l’un à l’autre, pour qu’aucune assiette ne tombe ! Nous, c’est pareil ! L’école, les repas, les lessives, les histoires pour dormir, notre propre carrière, le mari, le sexe, les vacances, etc., etc. ! On n’arrête jamais !

    _ Je vois…

    _ Vous, les hommes, vous êtes comme les bœufs ! Vous tirez la charrue, mais faut vous mettre dans la bonne direction, pas vrai les filles !

    _ Ouuui ! Hi ! Hi ! Rien de plus vrai ! font les femmes du groupe.

    _ Donc toi, la Machine, reprend l’instructeur, tu sais ce qu’est le travail… et c’est pourquoi tu disais à Rank : « On ne fait pas c’ qu’on veut dans la vie ! »

    _ Exactement ! Ma journée était chargée de devoirs ! Ce qui fait que je me demande ce que je fais ici !

    _ Et tu disais encore à Rank : « Moi, aussi, je voudrais m’amuser ! », car tu considérais que Rank s’amusait, mais pas toi ! Toi, tu ne prenais pas de plaisir ! Tu t’occupais des autres seulement !

    _ Dis donc, l’instruc. ! Je te sens hostile tout d’un coup… Qu’est-ce que t’es en train de me dire ? Non, parce que je sais pas si t’as r’marqué, mais instruc., ça rime avec trou d’uc !

    _ C’est vrai, mais on est juste là pour apprendre des choses…, des choses qu’on n’a pas voulu voir sur Terre !

    _ Vas-y, j’ suis parée !

    _ Une fois qu’on a mangé, qu’est-ce qui nous intéresse ?

    _ J’ sais pas, plein de choses !

    _ Exactement ! On peut dire que notre estomac nous préoccupe pour 10 % et que pour les autres 90 % nous sommes essentiellement sentiments ! Donc, quand on parle de travail, on doit surtout considérer notre travail sur nos sentiments !

    _ Ouh là, l’instruc., tu fais le tour du jardin, pour trouver la maison ! Les sentiments, ça on connaît, pas vrai les filles ?

    _ Ouuui ! On est les reines du sentiment !

    _ Parfait ! répond l’instructeur. Donc, la patience, la lutte contre votre égoïsme, le respect de l’autre, l’amour malgré les injures, les avanies, vous maîtrisez ?

    _ Je ne vois pas c’ qu’on peut m’ reprocher ! réplique la Machine.

    _ Tu n’as pas de doutes ?

    _ J’ai toujours fait au mieux !

    _ Et les plaintes de Rank ?

    _ J’ai bien fait d’écraser cette punaise ! Rank n’a jamais rien fait d’ sa vie !

    _ Et si j’ te dis que tu t’es, toi, gobergée toute ta vie ! que tu ne t’es jamais contrainte, mais qu’au contraire tu as continuellement satisfait ton égoïsme, même s’il te fallait piétiner tout le monde ?

    _ Grrr ! »

          La Machine s’élance avec un couteau et l’instructeur l’attend de pied ferme ! Au dernier moment, il esquive et se saisit du bras portant le couteau ! Il le tord, fait tomber l’arme et pratique un étranglement, pour bien immobiliser la Machine, avant de lui murmurer dans l’oreille : « Et tu prétends connaître l’humilité, la patience, l’injustice ? Mais t’as jamais bossé, ma pauvre Machine ! C’est toi qui n’as rien fait d’ ta vie ! »

           L’instructeur libère la Machine et s’adresse au groupe : « Bon, si vous aviez un tant soit peu travaillé sur vos sentiments, sur l’essentiel, sur les 90 % qui vous constituent, vous n’auriez en aucun cas de réactions violentes, dès qu’on vous insulte ou vous malmène ! Vous avez tout le temps préservé votre orgueil, vous l’avez choyé, ce qui fait qu’aujourd’hui il est incapable de supporter la moindre critique ! Il est aussi vif qu’un serpent à sonnettes ! Au contraire, si vous vous étiez efforcé d’aimer, vous seriez même pleins de compréhension à l’égard de vos ennemis ! Vous auriez le cerveau calleux, à force d’ouvrages ! Mais pas d’panique ! On est là pour apprendre, pour se diminuer, s’exercer à la patience, à reconnaître l’autre tel un véritable être humain ! On va peu à peu arrêter d’penser à sa gueule ! Car on ne fait pas c’ qu’on veut dans la vie ! Hein, la machine ? Moi, aussi, j’ voudrais m’amuser, pas vrai la Machine ? Mais j’ai un job ici et on va le faire ! »

                                                                                                                       60

          Toujours dans le camp du Ciel, l’instructeur continue ses leçons : « Bon, dit-il, ce matin on va travailler le b.a.ba, c’est-à-dire qu’on va apprendre que l’autre n’est pas notre esclave ! Je sais que pour la majorité d’entre vous cela semble une évidence, et pourtant dans la pratique vous ignorez complètement ce principe ! Tu sors encore du rang, la Machine… » 

          Des sifflets fusent, car on considère que l’instructeur a trouvé son bouc émissaire et c’est d’ailleurs le sentiment de la Machine, qui s’écrie : « Pourquoi c’est toujours moi qu’on prend ?

    _ Mais c’est sans doute parce que c’est toi qui en a le plus à rattraper !

    _ Va-te… » murmure d’abord la Machine, qui finit par sourire, pour jouer les stars devant les autres !

          L’instructeur s’adresse de nouveau à tout le groupe : « Bon, une situation simple, la queue à la boulangerie ! Alors, votre comportement est d’habitude le suivant : vous êtes dans votre bulle, entièrement mené par votre égoïsme, ou votre domination animale, expression plus savante pour ceux qui savent lire !

    _ Hou ! Hou ! proteste-t-on.

    _ Autrement dit, partout vous vous attendez à ce qu’on vous considère, vous serve immédiatement ! Vous ne comprenez pas que l’autre existe et a les mêmes droits que vous, puisque c’est justement votre égoïsme qui vous protège et vous masque notre solitude et notre petitesse dans l’espace ! Le vertige, c’est pas pour vous ! La nuit, la détresse, l’abandon vous sont inconnus, car depuis toujours vous commandez, gonflés par le sentiment de votre supériorité ! Les autres doivent donc vous obéir ! Votre haine et votre mépris pèsent sur eux ! S’ils résistent, vous voulez les détruire, d’autant que votre bulle est fermée ! Tout élément étranger, tout obstacle qui vous demandent de la patience, de diminuer votre ego, suscitent chez vous de la peur et de la colère, de même qu’une déchirure dans une combinaison spatiale provoque une catastrophe !

    _ Oh ! Oh ! On va pas s’ laisser insulter comme ça ! coupe la Machine. Moi, je ne vois pas c’ qu’on m’ reproche !

    _ T’as raison, la Machine, approuve l’instructeur. Passons aux choses pratiques ! »

    Il dévoile un mannequin en bois et explique : « Bon, on est à la boulangerie, la Machine, et il y a quelqu’un devant toi, c’est c’ mannequin ! Tu vas le respecter et attendre ton tour !

    _ Rien de plus facile ! Tu vas voir ma modestie, comme je suis polie ! Je me place derrière, c’est ça ?

    _ Voilà ! Et tu prends patience !

    _ Jusqu’à quand ? Car c’est un mannequin de bois ! Il va pas bouger ! (Rires dans le groupe…)

    _ Chut ! La Machine ! C’est ventral ! Tu respires plus lentement… Tu imagines la situation… La queue avance tout doucement et il n’est plus question de toi pendant quelques minutes ! T’es anonyme, c’est tout ! »

           Un peu de silence passe, puis la Machine fait une grimace, s’exaspère, tape du pied ! « Eh ! Eh ! fait-elle par-dessus le mannequin, comme si elle s’adressait à la boulangère. C’est mon tour, car le monsieur là n’a pas l’air de savoir ce qu’il veut ! »

          Elle désigne le mannequin et passe devant lui! « Ouf ! reprend-elle, à l’adresse de la boulangère imaginaire. De toute façon, les hommes ne savent ce qu’ils veulent ! Alors, pour moi, ce sera deux miches, quatre croissants… et pour commander un gâteau, je peux faire ça maintenant ?

    _ Bon, la Machine, fait l’instructeur, t’as pas respecté le mannequin et t’es restée dans ta bulle ! C’est toi qui méprises toujours et partout ! Reviens en arrière et essaie encore de diminuer ton égoïsme, comme on baisse sous le gaz !

    _ Me touche pas connard, ou j’ te crève !

    _ Voyons, la Machine, ce n’est qu’un exercice !

    _ Grrr ! »

           De nouveau, la Machine sort son couteau et saute sur l’instructeur ! Il doit encore l’immobiliser, grâce à une prise, et il lui dit dans l’oreille : « Rank travaillait pour nous et c’était l’un des meilleurs ! Mais tu l’as bousillé, harcelé, jusqu’à quasiment qu’il en crève ! Et juste parce qu’il ne t’était pas soumis ! Tu ne sais rien la Machine et t’es que dalle ! Allez, on recommence ! »

          La Machine se relève et se place tant bien que mal derrière le mannequin, puis elle se met à pleurer : « J’ peux pas ! J’ peux pas le respecter ! C’est moi qui compte ! Je vous hais tous ! J’ vois vraiment pas ce qu’on peut m’ reprocher ! C’est moi qui fais tout ici ! Rank aussi m’appartient et j’en fais c’ que je veux! »

          Plus personne dans le groupe ne sourit, mais chacun baisse la tête, renvoyé à ses propres troubles, par la gravité du cas ! 

                                                                                                                      61

          Paschic est l’un des meilleurs… C’est un soldat d’élite ! Il s’est longtemps demandé à quoi il était bon, car il n’avait pas de dispositions particulières… Élève moyen en tout, ne semblant ne s’intéresser à rien, il faisait régulièrement le désespoir des uns et des autres ! Pire, il était souvent considéré comme vieux, impropre à la consommation, au rêve, aux espoirs communs, comme s’il avait été raté dans l’œuf !

          Mais Paschic a reçu la plus performante des formations, celle que dispense malgré elle la Machine ! Il a appris à lui résister et il peut donc affronter et même désespérer n’importe quelle autre machine ! Comme un joueur d’échecs ou de piano, il a été formé dès le plus jeune âge et le voilà un maître, un virtuose !

          Les machines (c’est-à-dire à peu près tout le monde), on le sait, vivent de la domination animale (c’est ce qui leur fait trouver nos vies normales!) et elles cherchent instamment à sentir leur supériorité, de même que la pie s’envole brusquement pour chasser un autre couple de pies ! Or, Paschic repère cette pression immédiatement et s’y oppose, comme il a fait front contre la Machine, car elle n’est pas justifiée (l’homme n’est pas destiné à rester une bête!), elle provient seulement de l’égoïsme, même si elle n’appartient pas à une classe déterminée, bien entendu puisqu’elle est d’origine animale !

          Cela donne quoi dans les faits ? La mer qui se rue sur un rocher est la meilleure image de ce qui se passe ! Si la mer avait une âme, on dirait qu’elle enrage de ne pas pouvoir briser le rocher et c’est exactement ce qu’éprouvent les machines en face de Paschic ! Leur haine monte et devient même délirante, quand elles constatent que leur pouvoir, leur soif de dominer est sans effet sur le rocher Paschic ! On sait pourquoi : si leur domination s’arrête, c’est toute la peur du monde qui entre dans leur bulle ! Nous ne sommes pas destinés à rester des animaux ! Si nous ne voulons pas utiliser notre conscience, elle se retourne contre nous ! Notre savoir nous effraie !

          Dans son abri de tranchée, Paschic entend le monde se battre, car les machines sont en guerre contre la planète ! Elles continuent à vouloir la dominer, bien que celle-ci s’écroule épuisée ! Paschic écoute les explosions et tak, tak, tak, il reconnaît la mitraillette de la Machine ! Sur quoi elle tire ? Un mulot ? Peu importe, du moment qu’elle a le beau rôle, qu’elle s’impose, qu’elle écrase ! Tak, tak, tak ! Il lui faut toujours des victimes, des inférieurs !

          Mais Paschic a tout de même une arme à lui, c’est l’imagination, la poésie, qui peut se transformer rapidement en satire ! Jésus disait : « Je parle à ceux-ci par paraboles, car la vérité leur est cachée ! » Paschic donc va écrire une chanson, qu’il intitule : « La chanson de la Machine », mais elle pourrait être celle de toutes les machines !

    « Je suis la Machine, chine, chine !

    Je vais jusqu’en Chine, chine, chine !

    Toujours le plaisir je chine, chine, chine !

     

    Tout est sous mon contrôle !

    C’est là mon plus beau rôle !

    Jamais le doute ne me frôle !

     

    Je m’enivre dans ma tour !

    J’ me crois pleine d’atours !

    C’est mon nid d’ vautour !

     

    Je n’ sers à rien !

    Pas plus qu’un acarien !

    Mais j’ai l’air dorien !

     

    Je suis la Machine, chine, chine !

    Je vais jusqu’en Chine, etc. ! »

           Paschic considère sa chanson, quand un autre soldat passe sa tête dans l’abri… C’est Lapoêle, spécialiste du marché noir ! « Eh ! Paschic, j’ai quelque chose pour toi ! dit-il et il déballe ce qui ressemble soudain à un lingot d’or, au-dessus de la boue !

    _ Du beurre !

    _ J’ te le fais à deux cents euros ! Dame, c’est le prix d’ la motte !

    _ Tu diras aux vaches qu’elles exagèrent ! Bon, ben, donne-m’en dix grammes ! Ce s’ra mon Noël ! »

  • Rank (52-56)

    Rank8 1

     

     

                         "Quelle formation avez-vous?

                           _ J'ai fait Crève-coeur!"

                                            Le Maître de guerre

     

                                                  52

         Rank casse des cailloux… Ils sont plusieurs comme ça, dans leur tenue de bagnard, sous la surveillance des gardiens de la Machine ! « Quelle vie ! fait un prisonnier à côté de Rank, qui hausse les épaules.

    _ Ne me dis pas que tu supportes ça ! s’écrie d’une voix étouffée l’autre, choqué par l’indifférence de Rank.

    _ Ce soir, je me fais la belle !

    _ Tu quoi ? Bon sang, jamais ça marchera ! Ils te rattraperont et ce sera mille fois pire ! T’en prendras pour dix, vingt ans !

    _ Tu vois le soleil couchant là-bas, avec ses rayons d’or crevant les nuages ? C’est ma vie ! Tu sens cette odeur ? C’est celle du cyprès mouillé ! Elle est synonyme de fraîcheur, comme la terre trempée mêlée aux feuilles d’automne ! Regarde cet oiseau qui plane… Quelle majesté, quelle liberté ! Et nous, nous serions esclaves de la Machine ?

    _ Tu ne sais pas comment c’est dur à l’extérieur ! Au moins ici, on a à manger !

    _ Et vous là-bas ! crie un gardien. On s’ remet au travail, sinon... »

          Dans l’obscurité, Rank escalade le mur… Ça fait des mois qu’il prépare son coup et bientôt, il chérit les arbres et le chant du vent ! Au matin, il entend les chiens qui le cherchent, mais ils sont bien loin et Rank ne s’en inquiète pas, mais la faim le tenaille et il doit s’approcher de la ville ! Rank se nettoie dans un ruisseau, afin d’être présentable et de passer inaperçu, puis il rejoint le tumulte du trafic, celui des hommes, alors qu’il est encore plein de la tranquille beauté de la nature, tant elle est immense !

          Ici, l’agitation est constante, fracassante, laide, dépourvue de sens ! Rank se croit soudain de retour dans la prison et n’est-il pas de fait entouré d’esclaves ? Chacun se plaint, se dit la victime de la nécessité, de son employeur ! Les murs autour sont gris, hauts, sans âme et là encore on parle de besoins : il faut loger les gens et on manque toujours de solutions ! On ne cesse de construire et pourtant il n’y en a jamais assez !

          Quelle différence avec la nature, où se plaisait Rank ! La ville elle aussi est un monde clos et qui détruit celui qui l’entoure, comme la Machine ! Hors d’elle point de salut ! Timidement, avec la peur d’être reconnu, Rank regarde les visages de ce transport en commun et subitement, il est saisi par l’angoisse ! La Machine est partout ! Sa haine, son orgueil, son mépris est ici, là et encore là-bas !

           Rank ferme les yeux : se peut-il qu’il soit trompé par une hallucination, est-il le jouet d’une affection mentale ? N’exagère-t-il pas ? N’est-ce pas lui maintenant le paranoïaque ? Ne serait-il pas misanthrope ? Rank repense à la Machine… Elle ne voit pas les autres ! La contredire, lui montrer ses défauts, ses torts, c’est l’injurier ! Elle ne conçoit pas la différence ! On lui doit la soumission et n’est-ce pas là notre folie ?

          Notre domination animale s’étend telle une toile d’araignée et tout ce qui nous intéresse, c’est que des proies s’y laissent prendre ! La « citadelle » de l’humanité s’élève, se dresse sur sa planète, en la tuant ! Elle présente ses murs à quiconque la remet en question ! Comme la Machine, dès que son orgueil est touché, elle affiche son mépris, déverse sa haine bouillante par les créneaux ! C’est plus fort qu’elle, sa furie lui tient lieu d’alarme !

          Impossible pour Rank de trouver une brèche ! Il est fait comme un rat ! Il s’est enfui de la prison de la Machine, pour en trouver une autre plus vaste, apparemment plus variée, plus ouverte, mais ce n’est là qu’un faux-semblant ! La même surdité que celle de la Machine parcourt la société ! Le même mur lisse, impénétrable, la ceint ! La même fierté, la même hostilité rongent les cœurs ! La même hypocrisie, la même bêtise !

          Que peut-on espérer ? Aujourd’hui, la nature donne ses coups de bélier contre la forteresse humanité ! Mais elle n’a pas bien entendu de message clair ! Elle n’explique pas, ne donne pas de solutions ! La science parle de chiffres, mais nous sommes avant tout sentiments ! Les hommes ne se voient pas tels qu’ils sont et ce que Rank leur dit leur est odieux ! Nous ne sommes pas bons et c’est d’abord nous-mêmes que nous devons changer !

          Le soir tombe… Beaucoup dans la ville se croient libres et vont chercher l’aventure, l’ivresse ! Les hauts murs de la société ne nous enferment pas moins pourtant et c’est notre égoïsme qui nous condamne, qui est notre boulet ! Dans ces conditions, comment Rank pourrait-il survivre sans la foi ?

                                                                                          53

          La Machine se rend à sa réunion hebdomadaire et elle gare sa petite voiture, l’esprit léger ! Enfin, elle va se donner du temps à elle-même ! Enfin, elle va pouvoir se consacrer à sa personne ! Enfin, elle va retrouver d’autres femmes, qui ont aussi ses problèmes, et elles vont pouvoir en parler ! Fini l’égoïsme des hommes ! C’est enfin une réunion pour les femmes, par des femmes, à l’égard des femmes, sur des femmes, par rapport aux femmes, au sujet des femmes, de la femme, la femme enfin respectée, considérée, prise au sérieux, avec ses problèmes de femmes, ses soucis de femmes ! C’est la femme enfin !

           La Machine sourit à d’autres femmes qu’elle connaît et qui participent également à la réunion ! Ce sont quasiment des copines et elles aiment bien la Machine, car c’est une femme douce, modeste, humble, toujours au service des autres ! C’est encore une femme méprisée, martyrisée, qui se sacrifie en silence face à l’ingratitude de sa famille, des hommes ! C’est une femme oubliée et qui est pourtant à l’origine du succès de son mari, de ses fils ! Être obscur, qui n’élève jamais la voix, elle effectue chaque jour son devoir, comme le bœuf que tout le monde néglige, tellement on est habitué à ce qu’il obéisse ! Tout le monde connaît son destin : un soir, fatigué d’avoir labouré tant et tant, il se couche sur la terre et lève sa tête, déjà pesante, vers le ciel, où, au milieu des rayons d’or du couchant, les anges s’apprêtent à le recevoir et à lui apporter les lauriers du paisible et loyal serviteur !

          Cette « couronne », la Machine semble la porter en permanence, car, derrière son faible sourire, on devine une souffrance immense, celle de l’âme incomprise, qui aime et pardonne malgré la haine et les crachats qu’elle essuie ! La sainteté de la Machine est évidente, mais ses copines remercient cette dernière de ne pas l’exhiber, car elles-mêmes alors pourraient se trouver quelque défaut ! Enfin, tout ce petit monde est plein d’affection pour lui-même et on s’installe joyeusement sur les chaises de la réunion ! On a le sentiment ici de se faire justice et voilà qu’apparaît la conférencière ! Oh ! Que ce mot est vilain, car il laisse supposer que cette femme, qui va parler, qui est aussi psychologue, se place au-dessus des autres, en sait plus long, pourrait se targuer d’être plus avertie, ce qu’elle ne supporterait pas ! Il n’y a en effet dans cette salle que des sœurs, des victimes ! Le seul air qu’on y respire doit être celui de la compréhension, de la solidarité et l’oratrice le répète, le réaffirme ! Tout son être crie l’égalité !

          « Bien, mesdames, dit-elle, ce soir nous allons étudier un cas un peu particulier ! La semaine dernière, nous avons examiné la nocivité du pervers narcissique et tout aussi toxique est le paranoïaque ! Orgueilleux comme un paon, il croit que son entourage complote contre lui, ce qui le rend agressif, compulsif, soupçonneux, haineux, etc. Bref, c’est un vrai calvaire, surtout s’il est votre employeur ! Comment gérer un homme atteint de la maladie de persécution ?

           Eh bien, mesdames, je vais vous demander de faire preuve de patience ! N’essayez pas d’attaquer de front un paranoïaque, il se cabrera et pourra se montrer violent ! Rassurez-le comme on apaise un enfant ! Dites-lui combien il compte, puisque bien des paranoïaques ont une pauvre image d’eux-mêmes ! Raisonnez-le, car il est en proie à des attaques imaginaires ! Il s’endormira bientôt dans votre main ! »

           Le cours ou la réunion continue, avec des questions réponses, des mises en situation, des rires, des éclats, puis chacune s’en va, rayonnante, satisfaite, confiante, et le lendemain, il fait un soleil magnifique quand la Machine sort sur sa terrasse, pour admirer ses fleurs ! Ne sont-elles pas celles-ci, par leur délicatesse, le reflet de son âme ? Au-delà s’étend à perte de vue un terrain désertique, où travaillent des milliers de Rank, telles des fourmis pour les plus lointains ! Que font-ils ? Ils extraient les pierres d’une carrière, les taillent, les tirent, les hissent, pour former une statue gigantesque à l’image de la Machine !

            On entend des hans profonds, mais aussi des coups de fouet, car des gardiens assurent le rythme ! Sous une ombrelle tenue par un esclave, la Machine visite le chantier et soudain un Rank s’écroule. Un gardien, pris de pitié, va pour lui donner de l’eau, mais la Machine l’arrête : « C’est un paranoïaque ! dit-elle. Ils sont toujours en train de se plaindre ! Si tu commences, tu vas y passer en entier ! C’est moi qui t’ le dis ! Prête-moi plutôt ton fouet ! »

           La Machine frappe le Rank, qui pour échapper à la douleur se remet tant bien que mal debout ! « Tu vois, reprend la Machine en redonnant le fouet au gardien. C’est comme ça qu’il faut traiter les hommes ! Qu’on batte les tambours et que notre chant s’élève dans la clarté matinale ! »

           Les tambours retentissent et les Rank entonnent : « Gloire à la Machine ! Gloire à la Machine ! »

                                                                                      54

         « Citoyen Rank, vous avez été déclaré coupable d’âgisme ! Avez-vous quelque chose à rajouter ? »

           Rank dormait dans sa chambre, quand des coups sourds ont ébranlé la porte ! « Ouvrez ! Ouvrez ! Au nom du Comité de salut public ! » a-t-on crié et pris de panique, Rank s’est précipité vers la fenêtre, pour s’enfuir, mais la porte a été enfoncée et des femmes ont saisi Rank, avec des yeux pleins de haine !

           La suite ? La prison, la paille humide, des hommes hagards, mornes, des pleurs, des gémissements ! C’est la Terreur féminine, avec des hommes dévorés par l’angoisse, conduits on ne sait où, à la lueur des torches !

    « Je suis innocent ! réplique Rank, ce qui provoque l’hilarité générale.

    _ Ah ! Ah ! Bien sûr ! fait la juge. Tous les hommes sont innocents, même ceux qui tuent nos sœurs ! Mais, d’après la loi, tu as une minute pour plaider ton cas ! Fais vite !

    _ Encore faudrait-il que je sache qui m’accuse, de quelle affaire il s’agit ?

    _ Mais tu aurais trouvé vieille et laide la Machine !

    _ Ce n’est pas ma faute… J’ai surpris la Machine sans ses lunettes bleutées ! J’ai vu les « éperons » de ses yeux, ses rides si vous préférez, et alors j’ai vu toute la laideur de son âme !

    _ Quelle ignominie ! s’écrie rageusement la procureure. Revoilà la domination masculine ! Revoilà le fléau ! Une femme vieillit et alors ? N’est-ce pas naturel ?

    _ Alors pourquoi s’emporter ? Pourquoi s’indigner de mon regard ? Pourquoi la Machine est-elle honteuse de son visage ?

    _ Parce que vous n’avez pas à nous critiquer, à nous imposer vos diktats !

    _ Mais la vieillesse en soi n’a rien de laid ! Au contraire, elle « transfigure » nos sentiments ! Là où ça va pas, c’est quand nous sommes avides, orgueilleux !

    _ Suffit ! coupe la juge ! Vous manquez de respect à la machine et vous êtes donc coupable ! Emmenez-le ! Affaire suivante ! »

    Rank est ramené en prison, mais une gardienne lui dit : « Tu m’ plais, beau brun ! Tu sais, j’ peux m’arranger pour que tu ne sois pas de la prochaine charrette ! Faudrait juste que je te plaise aussi, tu vois ce que je veux dire !

    _ Oh ! Mais vous êtes très désirable ! Ce s’rait dur de vous dire non...

    _ Alors, marché conclu ?

    _ Non, je regrette, mais c’est non…

    _ Quoi ? Mais pour qui tu t’ prends ?

    _ Vous êtes tendue, angoissée… et c’est pour cela que vous êtes excitée ! Si je me mets avec vous, il faudra tout le temps s’occuper de vous, car votre peur ne s’arrête que quand vous êtes le centre d’intérêt ! Or, ce n’est pas ce que je veux… ou plutôt je ne vous donnerai pas satisfaction !

    _ Mais qu’es-ce que c’est qu’ ce charabia ?

    _ Pour parler crûment, je n’ai pas envie de vos fesses tout le temps, dans le pare-brise ! J’ai besoin d’air, de grandeur !

    _ Espèce de mufle, goujat !

    _ Laisse, fait une autre gardienne. Il est sûrement gay ! Le genre intello, c’est minable au lit ! Allez, les garçons tous à poil ! Faut mettre la chemise du condamné ! Montrez vos queues, qu’on s’rince l’œil ! Ah ! Ah ! » 

           La charrette pour l’exécution se met en route, sous les quolibets de la foule féminine. A côté de Rank un jeune homme sanglote. « Elles l’ont condamné, parce qu’il est encore puceau ! précise un prisonnier plus âgé, à l’oreille de Rank.

    _ Pleure pas ! dit celui-ci au jeune homme. Elles n’en valent pas la peine ! » 

          Le ciel est noir et les têtes tombent. Au moment où Rank sent le couteau lui trancher la gorge, il se réveille en sueur : et un cauchemar et un !

           Il s’habille lentement et descend à la cuisine… « Dis donc, lui crie la Machine, c’est pas un hôtel ici ! Qu’est-ce qui s’ passerait si tout le monde se levait quand ça lui plaît ! Eh bien, y aurait plus qu’à mettre la clé sous la porte ! Crois-moi, va falloir changer d’attitude ! »

                                                                                         5 5

             Tautonus est mort et il se retrouve assis dans une salle aux couleurs criardes et ornée d’affiches qui disent : « Non au tabac ! », « L’alcoolisme, ça s’ guérit ! », « Un appel peut sauver du suicide ! » A côté de Tautonus, un homme, à l’allure pauvre, au visage fatigué, tousse, essaie de se distraire en ramenant ses pieds sous lui, avant de les étendre à nouveau ! Il se tourne vers Tautonus, qui paraît perdu, et il lui fait, entre deux raclements de gorge : « Il faut que vous preniez un numéro ! 

    _ Ah bon ? répond interloqué Tautonus. Vous êtes sûr ? Enfin, j’ veux dire…, il doit y avoir une erreur… J’ai travaillé toute ma vie !

    _ Oui, oui, vous expliquerez ça quand on vous appellera… et c’est pourquoi il vous faut un numéro !

    _ Où est-ce que je dois le prendre ? Je n’ai pas l’habitude… En fait, c’est la première fois que je viens dans ce genre d’endroits !

    _ A la borne là-bas...

    _ Merci. »

             Tautonus se lève et va chercher son ticket… A ce moment, un enfant se prend dans ses jambes et une femme crie, en se penchant hors d’un guichet : « Sébastien, veux-tu revenir ici ! Tout de suite ! Sébastien, ne m’oblige pas à aller t’ chercher ! » L’enfant rit et va se perdre un peu plus loin, ce qui provoque la colère de la mère, qui finit par quitter son siège !

            Tautonus trouve soudain l’ambiance étouffante et va tout de même se rasseoir, sous le mince sourire de son voisin… Puis, c’est de nouveau l’attente, quand beaucoup de questions bousculent le cerveau de Tautonus : « Que fait-il là ? N’a-t-il pas de son vivant accompli tous ses devoirs ? Il a fait le maximum ! Il a rendu service à plein d’gens ! »

            Il est interrompu par son numéro qui apparaît et il file vers le guichet désigné. On est là coincé entre des panneaux et pourtant la femme qui est derrière le bureau affiche un beau sourire ! « A nous ! dit-elle. Nous sommes ici pour voir à quelle retraite vous avez droit, après la mort… Bien sûr, elle est calculée suivant le nombre de vos points… et il se peut qu’on arrive à la vie éternelle ! Hein ?

    _ Mais c’est sûrement ça ! J’ai travaillé toute ma vie !

    _ Très bien ! Votre nom…

    _ Tautonus…

    _ Tautonus, répète l’employée, en tapant sur son clavier. Hum, je ne vois pas Tautonus… Vous êtes sûr d’avoir un dossier chez nous ?

    _ Mais… mais oui, je pense, répond Tautonus, qui maintenant s’agace, en sentant l’angoisse monter en lui. J’ai été un élu… J’avais des idées, des convictions, des priorités ! J’ai modernisé ma ville ! J’en ai fait une mégalopole respectée ! Il fallait loger des gens et…

    _ Dont acte !

    _ Quoi ? Qu’est-ce que vous dites ?

    _ C’est bien ce que vous répondiez froidement, quand on vous embêtait ! Dont acte !

    _ Je ne… comprends pas…

    _ Par exemple, quand Rank vous demandait un peu d’amour, car il souffrait à cause de la Machine, vous lui disiez seulement : « Dont acte ! », comme s’il n’était qu’une chose, qu’une question administrative !

    _ Je ne me rappelle pas…

    _ Non, ça ne m’étonne pas… et vous savez pourquoi ? Parce que votre confort était menacé ! Vous avez complu à la Machine, pour être tranquille… et vous ne lui avez pas rendu service, soit dit en passant !

    _ Mais enfin qu’est-ce qui s’ passe ? Où sommes-nous ici ?

    _ Je vous explique : nos points retraite, c’est quand on lutte contre son orgueil ! Ici, les heures de pointage, on s’en fout ! Or, si vous avez peut-être aider beaucoup d’ gens, c’était à la condition que vous ayez une position éminente, du pouvoir, d’où votre froideur implacable, votre haine à l’égard de ceux qui vous dérangeaient !

    _ Mais il y a mes luttes électorales, mes permanences, les conseils avec l’opposition !

    _ Oui, vos frasques !

    _ Co… comment ?

    _ Quand Rank se démenait pour nous, quand il suait pour survivre, car il combattait pour la vérité ! quand il courait comme un lapin, à droite, à gauche, la peur au ventre, et qu’il mendiait dans la nuit un peu d’ compréhension, mais vous appeliez ça : « Ses frasques » !

    _ Je… je ne me rendais pas compte… Je suis désolé !

    _ Vous pleurez ? Mais c’est pas une solution !

    _ Vous êtes vraiment sans pitié !

    _ Mais c’est encore ce que vous répondiez à Rank ! Il y a toujours une solution raisonnable, lui disiez-vous ! Il devait trouver laquelle, au-delà de sa soif d’amour ! Vous lui demandiez de se redresser, d’être fort, pour vous en débarrasser ! Vous le renvoyiez à ses « psychiatres », comme s’il était une bête malfaisante ! Vous avez été capable de la plus totale dureté, pour préserver votre sécurité, vos privilèges ! Comment on pourrait vous donner à boire maintenant ? »

                                                                                       56

           Le Comité de salut public de la Révolution féminine est en émoi : le changement ne va pas assez vite ! A sa tête, il y a la Machine, qui crie fougueuse : « Et qui me remboursera mes efforts ? Quand est-ce qu’on m’estimera à ma juste valeur ? Qui faisait la lessive ? Qui donnait à manger aux gosses ? Qui veillait à ce que chacun soit bien comme il faut ! Toute cette vie de bonniche est encore ignorée, méprisée ! Où est mon dû ? Ces salopards d’hommes font ce qu’ils veulent ! Ils paradent en haut de la société, alors que sans nous ils en seraient encore à barboter ! Je n’en peux plus ! J’en ai marre de tant d’injustice et d’ingratitude !

    _ Bref, tu es dévastée ! Et comme je te comprends ! Faut serrer la vis ! » enchaîne une femme sombre, massive, dite l’Epicière.

           Celle-ci, vraie femme du peuple, tient effectivement une épicerie, jamais chauffée, où chaque sou compte et quand on discute malgré tout des prix, car c’est encore la maison de l’avarice, on croise le regard suppliant du mari, qui a l’air de dire : « Par pitié, je vous en prie, ne mettez pas en colère ma femme ! C’est moi qui prends après ! » Le mari est gringalet et effectivement, par égard pour lui, on arrête d’impatienter l’Epicière et on s’en va avec son achat, en trouvant qu’il fait encore meilleur dehors !

          « Citoyennes, s’écrie celle qui se fait appeler l’Artiste, transmettons notre message par une vaste campagne de dessins ! Cela sensibilisera les enfants ! Montrons que les femmes ont autant de talents que les hommes ! 

    _ Oui, oui ! » approuvent les autres, mais ce que ne dit pas l’Artiste, c’est qu’elle vient de tuer son mari ! Oh ! Pas directement, mais par la bande ! Elle est belle l’Artiste, séduisante, avec des formes voluptueuses et son mari a d’abord été envoûté ! Il ne demandait qu’à goûter ce corps et il faisait les quatre volontés de sa femme, d’autant qu’elle était pleine d’ambitions !

           C’était elle le moteur du couple et tous les deux ils ont créé un magasin pour les Beaux-Arts ! Une vraie réussite, avec plusieurs employés, mais, le temps passant, le mari lui aussi est devenu un subalterne ! L’Artiste, tellement amoureuse d’elle-même, tellement vaine, a fini par le mépriser et ne plus lui donner du sexe qu’avec une extrême parcimonie, quand elle le voulait !

          Le bonhomme a trouvé refuge dans le tabac et l’alcool ! Il était mince comme un clou et on le voyait parfois hagard, perdu, l’effroi se lisant sur son visage : quelle nouvelle faute venait de lui valoir une énième attaque pleine d’amertume, destructrice ? Il est mort une nuit, sans avertissement, dans son coin, d’une embolie ! Une poussière a bouché cette paille, ce spectre !

          Comment expliquer la rage de l’Artiste ? Mais elle n’est pas seulement une commerçante, elle se considère encore telle une peintre que le monde tarde à reconnaître !

          « Tous les hommes sont bêtes de toute façon ! » rajoute la Campagnarde, puisqu’elle vient de la province et tout le Comité s’esclaffe : « Comme c’est bien vrai ! » entend-on. La Campagnarde sait de quoi elle cause, car son mari est un modèle de bêtise ! Elle l’a travaillé au corps, l’a pris en main, lui a fait peur jusqu’à l’os ! Il sursaute dès qu’elle élève la voix ! Il renverse son café, quand elle se lève brusquement ! Alors elle crie : « Mais comme tu es stupide, mon pauvre ami ! Tu ne peux même pas tenir ta tasse correctement ! »

          Lui la regarde comme un chien triste, ce qui l’exaspère encore plus ! Il n’a plus de nerfs depuis longtemps ! « Je dirais même plus que tous les hommes sont des benêts de première ! » renchérit la Maligne, une femme handicapée, assise sur un fauteuil roulant électrique et qui ne se lave plus ! Elle a reçu ce surnom de Maligne, car, en bonne fille d’Eve, elle sait utiliser toute la ruse féminine, qui est la manière de s’opposer à la force physique des hommes !

         « L’autre jour, raconte-t-elle, j’ai fait celle qui avait son fauteuil en panne ! J’ai repéré une belle tête d’ange, un gars à l’allure vraiment débonnaire et je l’ai imploré de m’aider ! Le voilà bientôt en train de pousser mon fauteuil, que j’avais bloqué et qui pèse une tonne ! L’idiot ! J’ai quand même remis en marche, mais à très petite vitesse, et j’ai demandé à mon serviteur de m’accompagner jusqu’à ma porte, qui, ai-je dit, me pose toujours des difficultés !

          Vous auriez vu le couple ! sur plus de cents mètres, pareil à des escargots ! Ah ! J’ les mène comme des p’tits chiens ! » Tout le Comité rit, même si c’est une bonne volonté qu’on vient d’abuser !

          Ailleurs, dans le château de la Machine, Rank a été laissé sur une claie, où il perd son sang goutte à goutte ! Pendant des heures, la Machine a écouté ses plaintes et ses supplications, afin de se rassurer sur son pouvoir ! Mais ainsi va la Révolution féminine, en colère, haineuse, aveugle, s’illusionnant sur son compte, d’un égoïsme égal à celui des hommes !

  • Rank (47-51)

    R10

     

                                     "J'ai peur Bob!

                                      _ Mais faut pas mon p'tit! Je suis là!

                                      _Mais c'est de vous dont j'ai peur, Bob!"

                                                                        Le Magnifique

     

                                                               47

          Qu’il y a-t-il de nouveau en ce bas monde ? Les Nez muriques, peut-être ! Qu’est-ce que c’est ? Mais ce sont tous ces gens qui ont le nez dans leur smartphone, comme d’autres (les malheureux !) ont le nez dans la « poudre », comme on dit ! Les Nez muriques ne regardent pas le monde, ils l’ignorent au point qu’ils en deviennent étrangers et que certains commettent les pires extravagances !

          Par exemple, des surfeurs, ainsi que leurs familles, sont surpris par une marée d’un coefficient de 112 (ce qui est exceptionnel) et les sauveteurs sont obligés de les récupérer dans les rochers ! Une honte absolue, car cela montre qu’on ne connaît nullement la mer, alors qu’on se dit en harmonie avec elle ! La moindre des choses, c’est de consulter l’annuaire des marées et la météo, avant une sortie !

          Autre exemple, de jeunes randonneurs, en tennis et shorts, partent en expédition dans la montagne, seulement munis d’une tente à dix euros et d’une couverture pour trois ! Résultat, après une nuit glacée et la perte de leur tente, ils réussissent au matin à appeler les secours, alors qu’ils sont menacés d’hypothermie ! Là encore il faut aller les récupérer…

          On a aussi le jogger qui court sous la pluie froide et des grains de plus en plus violents, l’air de dire : « Ben quoi ! Rien ne peut m’arrêter ! » C’est l’orgueil qui parle et qui fait qu’on ne rentre pas chez soi se réchauffer ! Tout se passe comme si la nature n’existait pas et la liste de ces imprudences est sans fin ! Mais comment pourrait-il en être autrement, puisque les Nez muriques ne vivent que pour eux-mêmes !

           Seule la conscience de leur personne les intéresse, à travers leurs proches, leurs relations, leur cote sur les réseaux sociaux ! Il faut toujours qu’ils se mesurent, qu’il soit question d’eux, mais qu’en est-il du monde qui les entoure, des lois qui nous régissent, de la splendeur et du mystère de la nature ? A chaque fois, c’est leur monde clos qui se déplace, leur bulle et il n’est donc pas étonnant que des accidents arrivent ou que les agressions d’animaux se multiplient ! D’une certaine manière ceux-ci réclament le droit de vivre, du respect !

            Ceux qui les aiment s’enchantent de leur existence, les autres la subissent ! A quelle monstruosité nous arrivons, comme si les villes et nous-mêmes étions les maîtres et que le reste devait nous obéir ! Nous ne savons ni admirer ni aimer ! Ce que nous appelons amour est un lien plein de ténèbres et de haine, où la domination est synonyme de passion ! Pourtant, la nature nous cogne dessus, se rebelle pourrait-on dire, et nous ne faisons pas le poids ! Que de larmes maintenant et à venir ! Que d’effrois soudain ! Le toit s’envole, l’eau rentre ! On panique, mais on ne change pas !

           Les catastrophes nous contraignent à la solidarité, à nous ouvrir, à parler aux autres, c’est déjà ça, mais qu’est-ce qui pourrait nous faire « universels », sans fermetures, ni jugements ! Pourquoi méprisons-nous, si ce n’est parce que nous sommes égoïstes ? De quoi avons-nous peur, si ce n’est de perdre ? Notre société est si confortable que nous pouvons à loisir développer notre personnalité et c’est a priori un progrès, car nous voilà libres de réfléchir à nous-mêmes et au sens que nous pouvons donner à nos vies ! Dans certains pays encore les habitants doivent d’abord cultiver la terre, pour se nourrir : il n’y a pas de supermarchés, ni de magasins de vrac à côté !

           Mais on comprend bien que s’attacher à soi-même comporte un risque et c’est bien entendu se croire le centre du monde ! « Je ne veux pas avoir d’enfants, je veux juste penser à moi ! » s’écrie une jeune fille sur le Web ! Elle lutte pour sa liberté, se dégager des diktats culturels, mais son but n’est pas élevé, ne concerne que son nombril et ne la rendra pas heureuse !

           De même, la théorie du genre peut aider à faire respecter les différences, mais inévitablement elle conduit par sa fausseté aux excès ! Un tel dira qu’il n’a pas choisi son sexe, mais c’est encore une manière de se donner trop d’importance, d’amplifier son égoïsme ! On refoule la nature au profit de son ego et cela donne notamment des jeunes filles déjà botoxées, déjà refaites par la chirurgie, qui ressemblent à des poupées, justement pour se fondre dans un moule, pour ne pas se voir telles qu’elles sont, et ce sont ces mêmes jeunes filles qui à trente ans vont pleurer toutes les larmes de leur corps, car on ne pourra pas retendre leur peau, alors qu’elles auront l’air de petites vieilles parcheminées !

           En fait, elle est là la véritable catastrophe : au moment même où la nature nous donne des coups de boutoirs, pour nous réveiller, nos sociétés sont comme en lévitation, sans racines, sans attaches, seulement accroché au moi, entre le numérique et le quotidien ! Inutile de dire que les égoïstes ne survivront pas, car ce sont les moins à même de supporter le manque !

           Le réveil va être dur, implacable, comme à bord du Titanic ! On est préparé à tout, sauf à souffrir ! Les Nez muriques vont être forcés de lever la tête et il faut qu’on soit menacé de mort pour en arriver là !

                                                                                                           48

          La Machine est morte et elle se retrouve assise dans un bureau encombré et qui sent le moisi… Il y a des piles de dossiers partout et la vétusté de la pièce ne fait aucun doute ! Un homme, vêtu d’une écharpe, écrit laborieusement en face de la Machine et soudain il éternue bruyamment : « Aaaachaaa ! Aaaacha ! Excusez-moi, fait-il avant de prendre son mouchoir et de se moucher. Ah ! Hum ! C’est bien humide ici…

    _ Vous en avez encore pour longtemps ?

    _ Juste une minute…

    _ Bon sang ! Vous ne savez sans doute pas qui je suis ! »

          L’homme lève la tête et regarde la Machine à travers ses grosses lunettes… « Sur Terre, reprend la Machine, j’étais hautement considérée ! Mon mari, c’est Tautonus, un personnage éminent ! Mon notaire était plein d’égards en me recevant, car il connaissait la valeur de mon patrimoine ! 

    _ Mais je n’en doute pas une seconde, madame, mais ici c’est différent… Enfin, si vous désirez vraiment qu’on en vienne à… votre cas, votre dossier doit être dans cette pile… Ah ! Le voici ! Voyons voir combien vous nous devez…

    _ Comment ça ? Je vous dois quelque chose ?

    _ Eh bien, laissez-moi vous expliquer notre fonctionnement… Dieu est amour, mais à chaque fois que vous laissez aller votre haine ou votre mépris, il faut bien que quelqu’un en fasse les frais ! A ce moment-là, vous « prenez », me comprenez-vous ? D’abord, parce que vous donnez satisfaction à votre égoïsme, et ensuite, bien sûr, votre victime souffre : elle est en manque d’amour ! Vous ne travaillez donc pas pour nos intérêts… Au contraire, vous nous ruinez ! Disons que vous utilisez un capital qui n’est pas à vous !

    _ Et si ma victime, comme vous dites, mérite mon mépris !

    _ Vous allez là, madame, sur un terrain extrêmement dangereux ! « Ne jugez pas et vous ne serez pas jugé ! » Cependant, ce qui fait fructifier nos affaires, c’est que justement on s’efforce d’aimer malgré les circonstances ! Ainsi se propage l’amour…

    _ Mais c’est bien le but que je me suis fixé ! Je ne vois pas ce qu’on…

    _ Vous permettez ? Tout est là, au jour le jour, toutes vos colères, votre mépris, votre haine… Je prends ma petite machine et je vais faire le total ! »

           On n’entend plus que le bruit de l’impression du ticket, à mesure que le « comptable » entre les chiffres et ça n’en finit pas : le papier se déroule, se déroule ! « Mais enfin que comptez-vous ? s’écrie la Machine, il doit y avoir une erreur !

    _ Hélas, non ! répond le comptable. Mais je m’arrête là, bien qu’on n’en soit qu’au premier tiers ! Mais les chiffres sont déjà effarants ! Nous ne sommes plus dans le rouge, mais dans le violet sombre ! De toute façon, c’est hors norme ! Je lis 150 000 tonnes de haine ! 800 000 tonnes de mépris !

    _ Mais… mais je n’ai jamais pris de plaisir dans ma vie ! J’ai élevé quatre enfants ! J’ai soutenu Tautonus ! Je suis à l’origine de sa brillante carrière ! Où est ma place à moi ? Je me suis sacrifiée, là voilà l’histoire !

    _ Je veux bien vous croire, madame, mais il n’en demeure pas moins que les chiffres ne mentent pas ! Ce que vous ne comprenez pas apparemment, c’est qu’on ne se contraint nullement quand on donne libre cours à sa haine et à son mépris ! On n’aime pas dans ce cas ! On conserve son orgueil ! On ne se diminue pas et… on ne connaît pas Dieu ! Ce qui fait qu’aujourd’hui Dieu ne vous connaît pas non plus ! »

            Le comptable fait un geste pour montrer un écriteau sur le mur, qui dit : « Travailler, c’est aimer Dieu ! »

    «  Mais qu’est-ce qu’ j’ vais devenir ? reprend la Machine.

    _ Ben, vous allez vous retrouver avec des gens qui sont pareils à vous et qui vous mépriseront et qui vous haïront, comme vous avez traité les autres ! Autrement dit, c’est la solitude et le désespoir !

    _ Mais… il n’y a pas un moyen pour échapper à ça ?

    _ Si, vous pouvez faire un prêt…, mais il vous faut une caution évidemment !

    _ Mais qui pourrait se porter caution pour moi ?

    _ Quelqu’un de la famille de Dieu !

    _ Je ne vois pas…

    _ Quelqu’un qui pourrait vous pardonner ! Votre créancier principal, par exemple…

    _ Mon créancier principal ?

    _ Votre principale victime, si vous préférez…

    _ Elle a un nom ?

    _ Rank !

    _ Rank ? Vous rigolez ! C’est moi qui l’ai fait ! Il me doit tout !

    _ Comme vous devez tout à Dieu aussi ! »

          A cet instant, la Machine se tait, peut-être pour la première fois de sa vie !

                                                                                                            49

          « Nous sommes ici au camp du Ciel, dit l’instructeur, pour que vous appreniez à respecter l’autre ! Vous n’en avez fait qu’à votre tête sur Terre et donc vous avez tout à apprendre ! Bien, la Machine sort du rang, s’il te plaît ! »

           Personne ne bouge… « La Machine, t’entends ce que je dis ? Viens par ici…

    _ C’est à moi que vous parlez ? demande la Machine d’une voix si douce qu’elle stupéfie tout le monde : comment une femme qui paraît la gentillesse même peut-elle se retrouver ici, dans ce camp de redressement ?

    _ Oui, c’est de toi qu’il s’agit…, explique l’instructeur.

    _ Sachez que j’ai un nom… Je suis madame…

    _ Oui, mais ici, t’es la Machine ! Allez, approche-toi, on va commencer le premier exercice !

    _ Si vous voulez... »

           La Machine exprime une telle modestie, une telle soumission que tout le groupe commence à murmurer : et si Dieu lui-même pouvait être injuste, commettre des erreurs ? « Bon, dit l’instructeur, le mot respect vient du latin spectare, qui veut dire voir ! Respecter, c’est donc voir l’autre, de sorte qu’il ait droit aux mêmes égards que ceux que nous réclamons pour nous-mêmes… Mais… mais pourquoi caches-tu tes mains, la Machine ? »

          Celle-ci fait non, non de la tête : elle ne montrera pas ses mains, elle ne le veut pas par humilité, elle a un secret ! « J’insiste, dit l’instructeur, montre-moi tes mains ! » Cet échange captive soudain le groupe, qui tend la tête… « Allez, ouvre les mains ! fait l’instructeur, qui semble maintenant prêt à forcer la Machine, si bien qu’elle s’avoue vaincue et qu’elle expose ses paumes comme à contrecœur !

    « Oh ! » fait le groupe, tandis que que certains se jettent à genoux, en louant Dieu ! En effet, la Machine présente les stigmates ! « Ah ! Hum ! tousse l’instructeur. Tu as les marques de notre Seigneur ! Es-tu sûre la Machine que tu ne les as pas peintes, pour nous abuser ?

    _ Comment aurais-je pu commettre une telle ignominie ! Ne suis-je pas la servante fidèle du Seigneur ! Ma joie n’est-elle pas de plaire à Dieu ? »

    _ Ouuui ! gémissent ceux qui sont à genoux, dans une extase prolongée par la voix enfantine et pure de la Machine.

    _ Très bien ! reprend l’instructeur. Alors, tu n’auras aucune difficulté à effectuer le premier exercice ! »

    L’instructeur enlève le voile qui couvrait un personnage en carton-pâte ! « Le reconnais-tu ? demande l’instructeur à la Machine, qui ne dit rien. C’est Rank, le soldat Paschic ! Tu le remets !

    _ Bien sûr que je le remets… Est-ce que je peux utiliser ce balai…

    _ Tu veux utiliser un balai pour respecter ?

    _ Cela me paraît indispensable ! »

          La Machine s’approche de Rank et soudain elle le frappe avec toute sa violence ! Le balai s’abat sur la tête de Rank, qui plie, puis les coups pleuvent et le mannequin peu à peu s’affaisse, part en morceaux ! En même temps, la Machine hurle : « Espèce de salopard ! T’as foutu ma vie en l’air ! C’est encore d’ ta faute si j’ dois faire le guignol ici ! Mais quand est-ce que tu vas crever, hein, dis ? Quand est-ce que tu vas enfin m’ foutre la paix ? »

          Le groupe est glacé par tant de haine, de violence ! « Bon, je crois que l’expérience a été concluante… dit l’instructeur.

    _ La… la Machine… glapit quelqu’un. »

          Tous les yeux se portent sur la Machine, qui effectivement subit un changement étrange ! Sa tête s’est ouverte et une grosse fumée noire en sort ! La colonne s’élève dans le ciel et forme une sorte de géant aux yeux étincelants ! « Où est Dieu lui-même ? grince la Machine. J’aimerais lui dire deux mots ! Ah ! Ah ! Où est cette fiotte, cette raclure ? Elle se cache ? Hi ! Hi ! »

    « Elle n’a plus la même voix ! », « Qu’est-ce qui s’est passé ? » entend-on dans le groupe, avant qu’il ne s’éparpille.

    « Allo, la sécurité ? fait l’instructeur dans son portable. On a un problème secteur B ! De quel genre ? Orgueil, force 12, ça vous dit quelque chose ? Vous arrivez ? J’en étais sûr ! »

    « Eh ! L’instructeur ! fait la Machine. T’as vu comment j’ l’ai arrangé, le Rank ? Mais c’est le vrai qu’ je veux ! Le petit protégé de Dieu ! Son lèche-cul ! Tu sais c’ que j’ rêve de lui faire ? Le transformer en chair à saucisses, lentement ! Tout commence et finit par moi ! C’est moi le but ! Personne, t’entends, personne n’est à mon niveau ! »

          Au loin retentissent des sirènes…

                                                                                                           50

          Quant Tautonus, avec son armée, eut conquis les régions du Nord, qui avaient été si promptes à se rebeller, et qu’il eut vaincu la flotte des cruels peuples de l’Ouest, il décida de se reposer ! Il sentait qu’il avait atteint le sommet de sa carrière et qu’il ne pourrait s’élever davantage ! Il était fier de lui et jouissait de sa célébrité ! Il ne chassait pas le quémandeur, il essayait de comprendre la différence, car il ne se sentait plus pressé de faire ses preuves et d’assurer sa sécurité !

           Il regardait l’ensemble de son œuvre et y prenait plaisir ! C’est que Tautonus avait pris conscience entre-temps que nous sommes seuls et que la mort vient tôt ou tard nous chercher, avec son inconnu ou son mystère ! Tautonus voyait donc ses propres limites et savait s’apaiser, au contraire de la Machine, qui n’en avait jamais assez !

          Elle continuait à pousser Tautonus… Elle disait : « Et à l’Est ! On n’y a jamais été ! Ils ne connaissent pas ton nom là-bas ! Quand ils verront ta force, ils plieront le genou devant toi ! »

          Tautonus ne répondait rien, car il savait combien les distances étaient longues vers l’intérieur du continent ! Il mesurait la logistique nécessaire et en frémissait ! De plus, c’était lui qui aurait à combattre, nullement la Machine, et cela seulement le désolait, car il devinait que son corps était déjà fatigué des nombreuses campagnes précédentes et qu’une nouvelle expédition ruinerait sa santé !

           Mais la Machine avait un argument de poids, toujours le même : c’était Tautonus qui avait tiré les marrons du feu ! C’était lui qui était en pleine lumière, qu’on saluait, alors que la Machine avait dû se contenter de l’ombre, que son rôle restait méconnu et que c’était maintenant à son tour de ressentir du plaisir !

          Tautonus culpabilisait et céda ! On s’attela aux préparatifs et il y avait là des centaines d’éléphants, venus de l’Afrique secrète, des chars de toutes sortes, des mercenaires sombres, aux armes étranges, des troupes hérissées de piques, des souffleurs de cors, des enfants, des vivandières, des poules et tout cela s’étendait jusqu’à l’horizon, en un immense nuage de poussière !

          Mais très vite, comme l’avait prévu Tautonus, la route devint interminable, morne, désespérante ! Un grand nombre déserta, quand d’autres refusaient d’aller plus loin, s’installaient dans quelque auberge et attendaient là le retour de l’armée ! La Machine, pour sa part, serrait les dents : elle avait un but, celui de faire reconnaître sa gloire, sa puissance, auprès de tribus qu’elle imaginait sauvages, sans instruction !

           On atteignit les montagnes d’une contrée inquiétante, grise, où les gens semblaient toujours dans la nuit ! Ce fut pourtant en ce lieu que la Machine se fit valoir en pleine lumière ! Elle expliqua qui elle était et comment elle avait bâti un empire et on l’écoutait surtout par curiosité ! Tautonus, lui, ne cessait de rester sur ses gardes… Il redoutait une attaque surprise, qui aurait exigé des forces qu’il ne possédait plus !

           Angoissé, il eut des décisions malheureuses et bien que la Machine eût posé des jalons et parût satisfaite, quand il fallut faire demi-tour, l’armée se perdit, dut revenir sur ses pas, puis aller de nouveau vers l’avant ! On s’embourba dans des marais, où beaucoup périrent, et les fièvres pesèrent sur les survivants ! Le mal que Tautonus percevait déjà en lui s’aggrava ! De retour chez lui, épuisé, il consulta et on lui diagnostiqua une maladie incurable ! Cette dernière conquête l’avait achevé !

          La Machine, elle, restait pimpante ! D’ailleurs, elle attendait une délégation de l’Est, qu’elle pourrait épater par sa richesse et l’étendue de son royaume ! Elle n’avait pas perdu son temps et voyait ses journées toujours pleines ! Puis, Tautonus subitement tomba et mourut ! Ce fut un choc pour la Machine, d’autant qu’elle perdait son « étendard » dans un monde d’hommes !

          Allait-elle décliner, vieillir ? Non, à peine Tautonus était-il enterré que la Machine se rappela Rank et qu’il avait trouvé refuge dans une ville voisine ! Il ne pouvait échapper à la Machine, qui ne supporte pas l’échec et qui ne veut prêter en aucun cas le flanc à ses ennemis, avec un cas tel que celui de Rank !

           Quelques fidèles de Tautonus apportèrent des cadeaux à Rank, pour l’appâter ! Le but était de renouer les liens, afin de mieux les resserrer ! Rank resta sourd, ne « marcha » pas et on décida de changer de tactique ! On harcela la ville de Rank ! On en fit le siège, pendant que des « commandos » furent chargés de kidnapper le soldat Paschic !

            Il demeura introuvable, insaisissable, mais ce qui importe, c’est que la Machine projette, commande, contrôle, règne, quitte à blesser, à tuer, car seule elle compte ! C’est le monde de la Machine ! Le cheval Tautonus est mort, il faut en trouver un autre !

                                                                                                                 51

           Rank ouvre les yeux et les ferme aussitôt, tant il est aveuglé par la lampe qui lui fait face ! Dans l’ombre, des hommes en uniforme attendent… Depuis combien de temps Rank est-il là ? Il ne le sait plus, car les interrogatoires se sont succédés jusqu’à complètement l’abrutir ! On l’abreuve de questions, on le maltraite, puis on le ramène à sa cellule, où soit on l’empêche de dormir, soit on l’humilie, en lui faisant miroiter une nourriture, qu’on retire aussitôt !

            Pourtant, Rank tient bon ! Il refuse de signer une confession, qui le ferait un ennemi de la Machine, complotant sa perte ! Il est accusé de sournoiseries, de mensonges, de manipulations ! Il est un agent étranger, venu saper la famille ! La Machine est entouré par un monde hostile et décadent, dont Rank s’avère le poison destructeur !

            Derrière la lampe, on fume, on murmure, on soupire, puis un des « policiers » jette son mégot et apparaît en pleine lumière ! C’est un type massif, avec une tête comme une brique, et de sa voix caverneuse, il demande : « Encore une fois, qui es-tu ? Qui t’envoie ? Pour qui travailles-tu ?

    _ Je ne sais pas de quoi vous parlez ! Je n’ai rien à voir avec un quelconque complot ! Je suis innocent et je veux un avocat !

    _ Les preuves de ta... duplicité sont accablantes ! répond l’homme qui s’énerve.

    _ Quelles preuves ?

    _ On a trouvé dans le placard de ta chambre des notes, des noms, des dates !

    _ Montrez-les moi ! Tout cela est ridicule ! »

           Le policier lève la main, mais il est arrêté par un nom, le sien, aboyé par un nouvel arrivant : « Lipovtich ! Veuillez laisser cet individu tranquille ! Nous ne sommes plus au Moyen Age, que diable ! Aujourd’hui, nous obtenons beaucoup plus de choses, en se montrant civilisé ! Rank est intelligent et il nous en sera gré d’en tenir compte ! »

            Celui qui vient de parler enlève son manteau et vient s’asseoir sur le bord du bureau… Il détourne la lampe, ce qui soulage Rank, et il lui propose une cigarette ! Rank refuse, mais l’homme allume la sienne et dit : « Je suis le docteur Kimov, psychiatre… Pourquoi ne voulez-vous pas signer votre confession ? Votre hostilité à l’égard de la Machine est évidente ! Vos frères et Tautonus ne s’en plaignent pas ! Vous êtes le seul obstacle à l’harmonie générale… et vous ne pouvez pas tenir ce rôle, sans prendre vos ordres d’une puissance étrangère…

    _ Vous vous trompez ! Je ne suis en aucun cas menteur, sournois ou manipulateur ! Je suis uniquement attaché à la vérité… et c’est pourquoi je refuse d’avouer une culpabilité qui n’existe pas !

    _ La vérité ! fait songeur Kimov, en soufflant de la fumée vers le plafond. Écoutez, la Machine ne peut plus supporter cette situation ! Elle est scandalisé par votre opposition ! Pour le bien de tous, vous reconnaissez que vous agissez à dessein… et que vous le regrettez ! Je vous promets le traitement dû à ceux qui s’amendent !

    _ Et moi, je vous propose une autre version, à condition que vous vouliez bien l’entendre !

    _ Mais je suis là pour ça, pour essayer de comprendre !

    _ Imaginez la Machine paranoïaque ! Se donnant une importance exagérée, elle soupçonne logiquement son entourage de s’occuper d’elle et de lui vouloir du mal ! Cela expliquerait aussi ses colères subites, comme une sorte d’ivresse, de sorte qu’elle ne s’en rappelle même plus une minute plus tard ! Elle m’accuse d’être un manipulateur, car dans son monde elle calcule, ment pour se défendre d’une menace imaginaire ! La sournoise, c’est elle !

    _ Évidemment, vous avez reçu le meilleur entraînement ! répond kimov, qui a terminé sa cigarette et qui l’écrase dans un cendrier. Vous avez réponse à tout ! On pourrait vous interroger pendant des heures et vous n’en démordriez pas ! C’est la Machine qui est malade et pas vous ! Mais nous avons tout de même un point de repère… Tous les autres membres de la famille s’entendent avec la Machine, sauf vous ! Alors qui est le déséquilibré ?

    _ Ah ! Ah ! Vous êtes en train de me dire que l’intégration sociale est un critère de normalité ! Hi ! Hi ! Comme si la société n’était pas la classe qui continue, avec tout le monde sagement assis, redoutant une mauvaise note ! Que faisons-nous là ? Quelle place avons-nous dans l’univers ? Pourquoi le matérialisme occidental est une impasse, puisque nous vivons dans le chaos, malgré notre confort, et que la planète nous tue ? Qu’est-ce qui manque à la raison, pour nous rendre heureux ?

    _ Je n’aime pas vos manières ! Je ne vous aime pas du tout d’ailleurs !

    _ Mince ! »

          Kimov gifle Rank, puis dit aux autres : « Ramenez cette enflure dans sa cellule ! Ne lui donnez pas à manger ! Il finira par craquer et nous donner le nom de ses employeurs ! N’oubliez pas que la Machine veut des résultats ! »

  • Rank (43-46)

    R9

     

                                 " Bellissima!

                                  _ Qu'est-ce qu'il dit?

                                   _ Ben, j' crois qu'y dit qu' y a rien à j'ter!"

                                                                       L'Animal

     

                                                            43

          Rank est toujours attaché sur sa chaise… En face, deux gros hommes mangent des sandwiches… L’un d’eux dit : « Alors Rank, comment tu te sens ? Prêt pour une nouvelle tournée ?

    _ Dis donc, fait l’autre, il est un peu sec ce jambon…

    _ Tu trouves ? Pour moi, il est impec. !

    _ Tout de même… j’ai l’impression que la Machine nous néglige ! La dernière fois, c’était le cidre qui était tiède ! »

          L’autre homme hausse les épaules et finit d’avaler ! Puis, de nouveau il s’approche de Rank, en remontant ses manches ! « Allez, mon p’tit Rank, faut pas chômer ! On n’est pas payé à rien foutre ! Serre les dents, le môme : cette collation m’a remis d’aplomb ! »

         Il se met à cogner Rank, à le gifler ! Du sang gicle ! Rank pousse des ouch !, des aaah ! et sa tête voltige, puis c’est son ventre qu’on écrase ! « Pas au visage ! crie l’autre agresseur, qui n’a pas encore terminé de manger. Rappelle-toi ce qu’a martelé la Machine : il ne faut pas d’ traces, qui peuvent faire remonter jusqu’à elle !

    _ Tu vas quand même pas m’apprendre mon métier, non ? Mais c’est vrai que j’aime tellement ça que j’ m’emballe un peu ! Pause Rank ! Ouf ! Ah ! Ah ! Bien sûr que ça fait du bien !

    _ Bande de… fumiers !

    _ Tsss, tsss ! En voilà d’ la méchanceté ! La Machine nous avait bien dit : « Faut bien le rosser, le Rank ! Car comme insolent, y a pas mieux ! » Nous, Rank, on veut seulement que tu percutes le sens du mot respect !

    _ On fait not’ job, c’est tout ! renchérit celui qui maintenant a de la mayonnaise et de la tomate au coin de la bouche. Foutu jambon !

    _ Bon, on va te refaire le portrait, mon p’tit Rank ! Tu vas être rose comme une jeune fille ! On verra rien de nos coups, après un maquillage ! On est des pros !

    _ Qu’est-ce que t’avais aussi à porter plainte contre la Machine ? rajoute encore l’autre. Elle est bien embêtée à présent avec ce procès ! T’es allé raconter aux flics qu’elle te harcelait ! qu’elle te détruisait, que t’étais une victime ! Elle a dû réagir, tu penses ! Quelle honte pour elle ! Sa vie privée en pâture à la presse ! A cause de qui, de quoi ? d’un avorton qui s’ raconte des histoires, qui est comme un coq en pâte, mais qui n’en a jamais assez ! La jeunesse d’aujourd’hui me dégoûte !

    _ Allez Rank, faut s’ lever maintenant ! On va au procès ! Tu sais ce qui t’attend si tu témoignes mal ! T’auras qu’à dire que tu t’es trompé ! que t’as perdu le sens commun ! que t’as enfin ouvert les yeux sur ton affreux égoïsme ! que la Machine est en fin de compte la meilleure maman du monde ! Hein, Rank, tu sauras dire tout ça ? Attention, on va mettre la deuxième manche ! Bien sûr que c’est douloureux, mais c’est d’ ta faute !

    _ Si jamais, au procès, tu regrettes pas ta plainte, tu fais pas amende honorable, on te fera subir le double… et même le triple ! Tu peux nous croire ! »

          Rank et ses deux agresseurs montent dans une grosse voiture noire et filent au tribunal ! La salle d’audience est pleine à craquer et juste à ce moment, la Machine passe à la barre ! Elle a prêté serment et elle déclare au procureur : « Jamais je n’ai voulu faire du mal à Rank ! J’ai toujours été équitable avec lui ! Mais vous savez, le rôle des parents n’est pas facile ! Ils doivent parfois, et je dirais même souvent, s’opposer aux désirs de leurs enfants, afin de les préparer à la dureté de la vie ! Celle-ci ne sera pas à leur service !

    _ Bien entendu, mais vous jurez que vous ne méprisez pas Rank ! que vous ne l’avez pas maintes fois piétiné ! Nuls coups bas ! Nulle bassesse ! Nul sadisme de votre part !

    _ Je le jure ! »

          A cet instant, il y a un brouhaha dans la salle et le greffier parle à l’oreille du juge, qui dit : « On vient de m’avertir que le plaignant retire sa plainte ! L’audience est donc suspendue ! 

    _ Nous réclamons un acquittement pur et simple ! » s’écrie triomphalement l’avocat de la Machine.

           Le tribunal se vide et la Machine sort sous les flashes ! On lui tend des micros et elle déclare : « Mesdames, Messieurs, regardez seulement le trouble, la confusion et la douleur d’une mère ! Après jugez-moi, si vous voulez ! » Tout le monde est ébloui par ce courage !

          Rank suit et il entend subitement la Machine lui murmurer : « Tu m’as humilié en public… et ça, je ne te le pardonnerai jamais ! » Rank paniqué cherche un visage ami dans la foule, mais il croise les yeux d’un de ses agresseurs, qui fait le signe de lui couper le cou !

         Mais ainsi vont les machines, apparemment sans liens avec le mal qu’elles causent ! comme si la main gauche ne savait pas ce que fait la droite ! Les victimes des machines sont leurs bourreaux ! Bienvenu chez les fous !

                                                                                                              44

          Rank regarde par la fenêtre… Une charrette d’hommes, insultée par des femmes, est conduite à l’échafaud ! C’est ainsi chaque jour et la révolution féminine bat son plein ! Il semble que les femmes se réveillent d’un cauchemar… « Comment avons-nous pu supporter le patriarcat aussi longtemps ? s’écrient-elles. Qu’est-ce que c’est que cette horreur ? Égalité ! Égalité ! Les violeurs à la lanterne ! »

          Des Comités de salut public sont formés, des condamnations émises ! Un jacobinisme féminin réclame vengeance ! Des hommes connus s’effondrent, sont démasqués, traduits en justice ! Hier, ils étaient au firmament, des symboles mêmes de la réussite et soudain ils se retrouvent en prison, honnis par l’opinion ! Leur chute est spectaculaire et on se demande à qui le tour !

          L’homme est le nouvel « aristo » et perdu, sentant la fin de son règne, que le sol se dérobe sous ses pieds, il tue régulièrement sa compagne, il provoque le féminicide, ce qui bien entendu enflamme la situation ! La haine est dans la rue, la peur aussi ! On réclame des têtes, on rêve d’une domination féminine totale, après avoir définitivement chassé la masculine !

          On n’essaie pas de réfléchir…, de comprendre l’origine des choses ! On ne veut pas aimer, mais mépriser à son tour ! On fustige le patriarcat, en utilisant ses travers ! Le renversement des fausses idoles est sans doute nécessaire ! Mais on s’oppose à un aveuglement par un autre ! La femme, déçue dans son égoïsme, se voit victime et dénonce le coupable, qui est bientôt lynché, qui ne pourra plus vivre comme avant, même s’il s’avère innocent !

          La coupe est pleine ! L’asservissement des femmes n’a que trop duré et la féminisation de la société est une bonne chose : qui aurait pu penser, il y a cinquante ans, à des lois luttant contre l’homophobie ou le harcèlement sexuel ? Respecter la femme, c’est donner une place aux plus faibles, aux plus fragiles ! C’est l’humanité qui progresse ! Mais pourquoi est-ce possible aujourd’hui ? Qu’est-ce qui a diminué la domination masculine ? Ce n’est pas seulement le combat féminin !

           Rank rêve… Il voit des tombes, des centaines de petites croix blanches, dans du gazon bien entretenu ! C’est le rôle de l’homme que de défendre le territoire et il s’est battu jusqu’à ce que les nations aient leur visage actuel, c’est-à-dire jusqu’aux années 2000, avec la fin de la guerre froide ! La guerre en Ukraine n’y change rien, car elle montre encore une fois de plus combien un conflit armé est devenu préjudiciable pour tous ! Les frontières étant en majorité bien établies, l’ère de la communication et de la globalisation étant arrivée, la défense du territoire n’est plus une véritable nécessité et forcément le rôle de l’homme devient secondaire !

           L’égoïsme féminin peut alors réclamer sa part, car c’est d’abord l’égoïsme qui pousse les êtres humains ! Il ne peut en être autrement du fait de notre origine animale… Bien sûr, la conscience change la donne, nous invite à dépasser nos instincts et nous parlons d’amour, de justice, de compréhension, mais ce n’est pas notre raison qui encourage notre haine ! C’est encore notre égoïsme qui nous fait aussi virulents !

          D’ailleurs, le problème vient quand les hommes ne veulent nullement perdre leurs privilèges, leurs prérogatives et reconnaître que les temps changent, notamment en faisant valoir le caractère sacré des textes religieux ! Ceux-ci, on le comprend bien, ont été écrits à une époque où la domination masculine était une priorité et ils placent donc l’homme devant la femme, car c’était lui le bouclier contre les attaques ! C’était encore le règne animal, la loi du plus fort et la femme devait faire avec !

           Mais elle n’est pas non plus desservie par la nature : elle a aussi un rôle qui lui est propre et c’est celui de la reproduction (ce qui ne veut pas dire non plus que la femme est contrainte de faire des enfants, car encore une fois la conscience « change la donne »!) ! Mais la femelle, chez les animaux, est généralement chargée de l’installation des petits et de leur naissance ! A ce stade, le mâle n’est plus le maître et il ne fait qu’obéir ! La femelle pie, par exemple, est l’architecte du nid et elle envoie le mâle chercher des brindilles !

          La femme instinctivement s’occupera mieux de son intérieur qu’un homme ! C’est comme ça et ce n’est pas culturel ! De même, l’homme aura toujours du goût pour l’affrontement, même si la femme lui reproche son excès de testostérone, car c’est la sélection naturelle qui continue… Mais il n’en demeure pas moins que la révolution féminine sera appelée elle aussi à disparaître, à être dépassée ! Si, pour l’instant, c’est loin d’être une évidence et plutôt l’heure du règlement de comptes, c’est que les « machines » vivent dans une illusion, au grand effarement de Rank !

          En effet, les femmes n’ont nullement besoin de la force physique pour opprimer et détruire leurs enfants ! Elles peuvent avoir à leur égard le même despotisme, la même violence que ceux des hommes ! Et pourtant, pour la Machine, c’est Rank l’oppresseur, le manipulateur, le danger ! Comment alors ne pas voir combien notre égoïsme nous aveugle et qu’il est au fond notre seul ennemi ?

                                                                                                             45

          Comment les machines pourraient-elles être en paix ? Ce n’est pas une question de sécurité matérielle… En effet, si le but de votre vie, c’est vous-même, votre réussite, le sentiment de votre supériorité, vous devez être toujours en représentation, notamment sur les réseaux sociaux, où vous vous mettez en scène et attendez que votre public vous approuve, vous loue ! Chaque jour donc, il doit être question de vous et il vous est donc impossible d’accepter la solitude, le silence, la patience ! Mais au contraire il vous faut instamment des projets, une agitation constante, des admirateurs, des gens à contrôler, sous votre pouvoir, etc. !

          L’anonymat, l’attente, la confiance même sont forcément des symboles d’échec pour les machines, une inévitable cause d’angoisse ! Le soldat Paschic, doux, rêveur, ayant l’air maladroit, lent, absent, ne peut que provoquer l’ire de la Machine, son inquiétude, son désespoir ! Il est très vite jugé faible, inapte, raté, inférieur et l’accable, l’écrase le plus total mépris de la Machine ! C’est comme si un orage constant fondait sur Paschic et qu’il ne pouvait être blessé, tant il est à l’échelle de la vermine ! Pourtant, c’est bien ce troufion qui détient la clé du bonheur et de la paix des machines !

           Certes, Paschic a son petit égoïsme, sa fierté ses peurs (il n’est pas né dans un chou!), mais aussi et surtout il a cette « goutte d’esprit », dont il n’est pas responsable et qui le fait aimer éperdument la beauté de la nature ! Le « pauvre » Paschic s’extasie devant un brin d’herbe, une feuille d’automne ou le chant d’un ruisseau ! Il est ravi par tout l’éclat de la verdure et le comportement d’un cloporte l’intéresse prodigieusement ! Inutile de dire que dans ce cas les colères de la mer ou de croiser un renard sont considérés comme des cadeaux, de la magie supplémentaire ! Évidemment, cela provoque l’incompréhension des machines, qui considèrent alors Paschic tel un idiot, un simple !

          Mais ce qui irrite par-dessus tout les machines et particulièrement la Machine, c’est l’indifférence de Paschic à leur égard ! Il n’est nullement impressionné par elles… et comment pourrait-il l’être, puisque la vanité des machines lui paraît justement le contraire de la beauté de la nature, comme quelque chose qui est ridicule, rapetissant ! « Comment prendre au sérieux un individu, se dit Paschic, alors que dans la moindre parcelle du monde éclatent une splendeur illimitée, un génie incroyable, vertigineux, qui fait par exemple ressembler l’espace à une décoration de Noël ? »

          Paschic ne peut attribuer cette magnificence qu’à Dieu et il n’en revient pas que les machines cherchent pour ainsi dire à prendre la place de celui-ci ! Comme si elles pouvaient soutenir la comparaison ! C’est cet étonnement, ce dégoût même que les machines lisent dans les yeux de Paschic et dès lors leur haine à son encontre devient implacable ! Leur incompréhension laisse place à leur envie de détruire ! Cependant, la Machine, qui n’a pas que du mauvais en elle, qui est quand même une mère, se demande si Paschic n’est pas dérangé ou handicapé mentalement, ce qui expliquerait pourquoi il résiste à l’autorité parentale, en ne la considérant pas comme la torche qui éclaire le monde !

          Paschic a donc rendez-vous avec un spécialiste et le voilà dans l’univers des machines, avec la secrétaire très digne, la salle d’attente bien propre, pour que la peur s’insinue et que le psy apparaisse telle une sommité ! Puis, Rank est introduit et découvre un cabinet feutré, lui aussi éminemment sérieux, puisque les cadres aux murs ont même l’air de l’art défini par la psychanalyse, c’est-à-dire comme des cas de maladies !

           Le psy est légèrement nerveux, ce qui est bien naturel, car il se demande toujours à qui il a affaire et il ne veut pas qu’on lui saute dessus, avec un couteau, et c’est pourquoi Rank, notre soldat Paschic intime, l’aide un peu, en lui parlant dans un sens auquel il doit s’attendre ! Rank évoque ainsi les inquiétudes de la Machine et il se rabaisse en avouant sa timidité et même son égoïsme !

            Il montre qu’il est bien embêté et qu’il doit causer bien des soucis, mais tout ce blabla est inutile, Rank le sait, puisque le psy le déteste déjà, ne se trouvant pas admiré, ne se voyant pas le savant, le dieu de la connaissance dans le regard de Rank, qui lui-même devrait être soumis ! Ainsi la colère du psy s’amasse, tel l’orage de Jupiter et la foudre va frapper le pauvre soldat Paschic, qui se prépare mine de rien !

           C’est une pluie acide qui tombe enfin sur la tête de Rank, une trombe pleine de mots du jargon ! Des mots destinés à percer, à tuer ! Le psy n’est plus celui qui soigne, mais celui qui détruit et qui piétine ! Il n’y a plus d’éthique ! C’est la réplique de la machine, sa haine et Rank entend qu’il est un schizophrène léger, sûrement névrosé ! Border-Line ? Son surmoi ? Épouvantable ! Il est le paranoïaque sournois ! Le cas typique de l’égocentrique ou du pervers narcissique !

           La justice de la science, objective, a parlé, rendu son verdict ! Il n’y a plus rien à faire : Rank est fiché, condamné, maudit par la raison ! Va-t’en Rank ! Rase les murs ! L’abjection s’enfuit !

           Le cœur du soldat Paschic est encore gros, sa tristesse incommensurable et pourtant il continue de chanter ! Quand est-ce qu’il pourra aider les machines ?

                                                                                                            46

            Ce soir, il y a cinéma dans le camp de la Machine et tout le monde se réjouit, sauf Rank ! Il reste toujours sur ses gardes, car il sait qu’en plein milieu de la séance la Machine peut apparaître, en disant : « Mais qu’est-ce que cette connerie ? Allez, vous arrêtez ça et tout le monde au lit ! » ou bien « Moi, j’avais envie de voir l’autre programme ! » et on doit alors changer de chaîne ! C’est le camp de la Machine, où chacun est contraint de lui obéir, y compris bien entendu le soldat Paschic, quoiqu’il traîne les pieds, plein de sa tristesse !

           Pourtant, la Machine est une victime, du fonctionnement du camp, des charges imposées par la famille, de l’égoïsme des hommes ! La preuve ? La Machine a une pièce bien à elle, qui lui sert, dit-elle, de refuge ! Là elle est à l’abri des demandes des uns et des autres, de leur avidité, car le monde est dur à l’égard des femmes ! C’est une petite pièce sans fenêtres, quasiment un débarras, dans laquelle la Machine effectue encore humblement quelques travaux de couture, comme si tout de même la femme ne pouvait vraiment échapper à sa triste condition !

           On vient voir la Machine dans cette pièce avec crainte, en se sentant coupable, avec le sentiment qu’on va encore enlever au pauvre ses haillons ! Mais c’est oublier le pouvoir de la Machine, que c’est elle qui commande le camp et qu’en définitive on contemple un mirador ! Si chacun paraît libre et s’enchante du cinéma, c’est qu’il est en règle avec la Machine et bien que le film soit lancé, Tautonus se lève et monte au mirador !

            C’est un devoir ! Dans le règlement, Tautonus ne peut pas prendre de plaisir, sans s’inquiéter de celui de la Machine ! Cela vient de l’ingratitude supposée de Tautonus ! Sa réussite sociale est due à la Machine, mais en profite-t-elle ? Non, évidemment, nous sommes dans un monde d’hommes ! Tautonus parade aux réunions, aux cérémonies, aux conseils… Il a une vie de représentation très riche, très active, d’où est absente la Machine ! A peine est-elle invitée à certains dîners et encore parce qu’on ne peut pas faire autrement, semble-t-il !

           C’est une plainte constante de la Machine, que Tautonus soit le seul à jouir du statut du couple ! Peu importe que les commerçants des halles saluent avec déférence la Machine et lui choisissent les meilleurs morceaux, elle reste la grande perdante dans sa petite pièce, sa « guérite », sans fenêtres, bien qu’au fond elle ne demande pas plus, la pauvre ! Tautonus doit toutefois veiller à ce qu’on « n’oublie pas » la Machine et le voilà dans le mirador, aux ordres, alors que le film pour une fois l’intéresse prodigieusement !

    « C’est intéressant ? demande benoîtement la Machine.

    _ Oui, c’est très bien…

    _ Bon, alors vas-y…

    _ Tu n’as besoin de rien ?

    _ Non, j’ai tout ce qu’il me faut ! Un peu d’ fil, des aiguilles et ça ira... »

            Tautonus reprend sa place au cinéma, soulagé, mais comme un petit garçon pris en faute, parce qu’il a du plaisir ! Ce sera d’ailleurs inscrit sur le grand livre des comptes et il faudra rembourser, d’une manière ou d’une autre ! Tautonus s’est détendu à telle date, mais le nom de la Machine n’apparaît pas ! On est loin de l’équilibre !

            Plus tard, le soldat Paschic, lui aussi, est obligé de passer par le mirador : c’est le « bonne nuit » ! Paschic fait un bisou à la Machine, mais c’est une corvée ! Le « bourreau » tend la joue et Paschic surmonte son dégoût ! Car il n’est pas dupe : il sait depuis longtemps que la Machine se gave, se goberge, qu’il n’y en a que pour elle et que rien ne peut apaiser son mépris !

             La Machine est comme une pompe, à laquelle chacun est relié notamment par la peur ! Chaque jour elle puise, vide, ordonne, condamne, exile, etc. ! La maison est sa cour ! Les autres sont ses esclaves, mais c’est elle qui gémit et bien des machines aujourd’hui se comportent comme elle ! Ces femmes n’ont pas d’ambitions, elles sont dépourvues d’égoïsme, elles ne font que se dévouer, que croire aux promesses qui leur sont faites et dans ces conditions, l’homme est bientôt jugé coupable, sournois, calculateur  et on engage des poursuites contre lui !

             C’est le « syndrome » du Mirador ! On est là-haut, avec un œil sur tout et prêt à tirer sur celui qui s’échappe, mais on se plaint du froid, de l’inconfort, de se sacrifier alors que les autres s’amusent ! Pourtant, quand on veut régner, on est forcément déçu !

            Il faudra toute une vie à Rank pour qu’il gagne sa liberté, qu’il se débarrasse de sa peur ! Il lui faudra toute une vie pour qu’il rie de ce que le monde existe sans la Machine !

  • Rank (37-42)

    Rank8

     

                         "Mais je ne peux pas vous confesser comme ça, sans séparation!

                           _ Et avec ce gril, ça ira?"

                                                                                   L'Auberge rouge

     

                                                             37

          Comment vont les machines ? Mais bien ! Rappelons-le, les machines ont toujours besoin d’avoir le sentiment de leur importance ; c’est leur carburant et acheter est un bon moyen de se donner de la présence, du pouvoir ! Celui qui n’a pas le sou regarde a priori les jours comme un prisonnier ! Donc, les machines se pressent dans les magasins, qui eux préparent déjà Noël, comme si hors de la consommation il n’y avait point de salut ! Qu’est-ce que ça produit au final ? Mais des troupeaux suant, soupirant, s’énervant, écrasant les caisses, haineux, alors que tout ce beau monde est là pour son plaisir ! Aucune évolution ! Dans le même temps, là-bas, dans d’autres pays, on sourit parce qu’on a de l’eau !

          Mais, grâce à l’IA, la Machine peut acheter un robot, qui a tout l’air d’un être humain ! C’est tout nouveau et ça fait fureur ! La Machine choisit une jeune femme, qu’elle nomme Bona, comme « bonne à » tout faire ! Cela ne veut pas dire que la jeune femme soit destinée aux travaux ménagers (quoiqu'à l’occasion elle pourra aider…), mais Bona est conduite vers un destin plus grand : elle va devenir la confidente et donc l’admiratrice de la Machine ! C’est un des miracles de l’IA : ses robots ou droïdes comprennent ce que veulent leurs propriétaires et s’adaptent ! Ils prennent le rôle qu’on souhaite et ils sont aussi dociles que les chiens, mais avec bien plus de possibilités !

          Voilà donc la Machine, avec Bona, parcourant l’immense propriété de la famille ! Enfin, après des kilomètres, la voiture s’arrête devant la mer : « La limite ! dit la Machine. On ne peut pas aller plus loin…, malheureusement ! » Devant les rouleaux, frangés d’écume, Bona s’écrie : « Comme c’est beau !

    _ Ouais ! J’avoue que j’aime les colères de l’océan ! C’est un peu le miroir de ma force ! »

          Les deux femmes sortent de la voiture et sont accueillies par la puissante haleine du large ! « Ouh ! Ça souffle ! dit encore Bona.

    _ Quand j’ suis arrivée ici, y avait rien ! J’ai dû tout faire moi-même ! Viens, je vais te montrer ma troisième résidence secondaire ! »

          On reprend la voiture et on entre dans le jardin d’une vaste maison, située juste derrière la dune ! « A l’époque, explique la Machine, qui ouvre sa porte, il a fallu qu’on bataille dur, pour obtenir le permis de construire ! On avait déjà des problèmes avec les écolos… Enfin, Tautonus a eu gain de cause… Quand je dis Tautonus, c’est moi derrière évidemment ! Comme tu dois le savoir, Bona, on ne peut pas compter sur les hommes !

    _ C’est magnifique ! dit Bona, qui visite la maison. Et si près de la plage ! Oh ! Vous devez en faire des envieux l’été !

    _ C’est pas le but évidemment ! Mais il est vrai que l’on n’a que ce qu’on mérite ! Le meuble là est en bois massif ! Qu’est-ce que je disais ? Oui, on n’a pas voulu la terrasse trop longue, car on n’est pas des richards non plus !

    _ C’est admirable !

    _ Oui, on essaie de bien faire les choses ! Le travail, ça on connaît ! Et puis, c’est qu’une partie de mon emp…, euh, c’était nécessaire pour que la famille vienne se détendre !

    _ Bien sûr ! Combien avez-vous eu d’enfants ?

    _ Vingt-cinq !

    _ Oh !

    _ Oui, j’estime avoir largement fait mon devoir ! Je n’ai pas eu beaucoup de temps pour mes plaisirs !

    _ J’ m’en doute !

    _ L’éducation des enfants, la carrière de Tautonus… Qu’est-ce que j’ai eu, moi ? Rien !

    _ Vous vous êtes sacrifiée ! Vous êtes une femme admirable !

    _ Oh ! J’aime bien les gosses ! Même s’ils posent beaucoup de problèmes ! Enfin, certains sont bien égoïstes !

    _ Vous semblez avoir une blessure secrète…

    _ Oui, y en a un qui m’a toujours échappé, qui m’échappe toujours ! J’ comprends pas… il a pourtant eu le même traitement que les autres ! On essaie de tout leur donner et on ne reçoit qu’ingratitude !

    _ Je vois et il s’appelle comment ce garçon ?

    _ Rank ! Rank le maudit ! Il m’a toujours résisté, c’ fumier ! Il a jamais rien fait de bon et il se permet de me juger ! Pour lui, j’ suis d’ la crotte !

    _ Oh ! Comment peut-il être aussi méchant ? Vous êtes une femme magnifique ! Une mère exemplaire ! Et voilà que ce méchant garnement vous fait pleurer !

    _ Oui, il a brisé mon cœur de maman, mais j’ l’aurai ! Snif ! J’ l’écraserai ! Et il me suppliera, c’ microbe ! Ah ! Mais baste, allons voir mes peintures !

    _ Ah ! Parce que vous peignez en plus !

    _ Dame, je n’ suis pas seulement au service des autres ! J’ai encore une sensibilité d’artiste !

    _ Que d’ talents ! »

                                                                                                            38

          « Par ici, je vous prie... » Lucifer en personne montre à la Machine le chemin qu’elle doit suivre ! Le ciel est gris et plus on marche et plus il devient sombre ! Un rumeur monte, qui fait frissonner ! On dirait une mer de plaintes, qui vient battre un rivage ! « Qu’est-ce que c’est ? demande la Machine soudain inquiète.

    _ C’est l’enfer, mon domaine quoi ! Tous ceux qui ont méprisé, écrasé, menti, profité des autres échouent ici ! Ils ont été jugés, pesés et hop ! ils éprouvent les souffrances de leurs victimes ! Évidemment, c’est pas très réjouissant, vous vous en doutez ! Il y a des moments où moi-même je voudrais être ailleurs, je ne vous le cache pas ! Mais la sécurité de l’emploi…, la retraite…

    _ Je croyais qu’il était question de la vie éternelle… Alors pourquoi parler de retraite ?

    _ Parce que j’aime bien me plaindre ! C’est toujours ça de pris, pas vrai ! Qui sait ? Vous pourriez marcher dans la combine et commencer à vous intéresser à moi ! Vous diriez : « Pauvre diable, le boss est bien injuste envers vous ! D’ailleurs qui l’a fait boss, si ce n’est lui-même ? Les privilèges ont assez duré ! Allons lui régler son compte, au tyran ! » Hein ? Douce chanson !

    _ En tout cas, moi, je suis innocente ! Je ne vois pas du tout ce qu’on me reproche !

    _ Bien sûr ! Tous sont là par erreur ! Vous vous êtes battue comme une lionne pour le bien ! Vous avez trimé toute votre vie ! Pas vrai ? Vos bulletins de salaire en témoignent ! Aucun plaisir ! Nul égoïsme ! Des soucis, toujours des soucis ! Jamais heureuse ! Les gosses, le mari, pour quel résultat ? L’ingratitude !

    _ Exactement !

    _ Et le boss, en prononçant le jugement, n’avait pas ses lunettes, ce qui fait qu’il vous a confondue avec quelque souillon !

    _ J’ignore ce qui s’est passé, mais effectivement on a dû se tromper ! Car je ne me sens nullement coupable !

    _ C’est peut-être ça le problème…

    _ Quoi ?

    _ Ben, que vous soyez toujours attachée à votre personne ! Autrement dit qu’il soit impossible de vous satisfaire, car le monde ne peut pas tourner seulement autour de vous ! Vous voilà donc malheureuse, avec le sentiment que vous ne prenez pas de plaisir et que vous êtes maintenant une victime !

    _ Mais vous êtes qui pour me parler comme ça ? Je n’ai aucun compte à vous rendre !

    _ Je vois, je vois… Me permettez-vous tout de même un conseil ? Ici, votre discours sur votre innocence, ça ne prend pas ! Tout le monde s’en moque ! Par contre, il y a toujours moyens d’arranger certaines choses… Par exemple, si vous avez trop chaud, on peut trouver une clim ! Je me suis laissé dire que vous étiez ce qu’on appelle une dame… J’ me trompe ?

    _ Qu’est-ce que vous voulez dire par là ?

    _ Ben, vous avez vécu dans l’aisance… et tout se monnaye ici !

    _ Dame, je n’ai pas mon sac ! C’est bête, j’ai dû le laisser quelque part…

    _ Oh ! Ce n’est pas l’argent qui nous intéresse ! C’est un peu d’amour qui fait le troc ! Rien qu’une petite goutte et c’est un peu de fraîcheur, pour nous autres damnés !

    _ Mais… que faut-il faire ?

    _ Hum ! J’ai là en mains votre histoire… et vous n’avez pas vraiment ménagé un certain Rank ! Vous pourriez essayer de vous excuser…, du moins aller dans ce sens…

    _ Moi, m’excuser auprès de cette ordure ? de ce minus ! En voilà un qui n’a jamais rien fait d’ sa vie ! Il n’ pas même pas été foutu d’obtenir une situation ! Un morveux ! Je voudrais l’écraser comme une punaise !

    _ Je vois, je vois… Il est pourtant dans l’amour du boss, à présent !

    _ Si le boss est miro, qu’est-ce que j’y peux ? Qu’il le garde, son Rank ! Ici, on est chez les durs, les battants, pas vrai ? Les mous, comme Rank, on n’en veut pas !

    _ Ah ! Ah ! J’étais sûr que vous seriez une recrue de premier choix ! Eh ! Eh ! Effectivement, vous allez voir qu’on est ici chez les durs ! chez tous ceux qui se sont servis des autres, pour avoir cette illusion !

    _ Euh… Je ne vous comprends pas…

    _ Vous continuez le chemin… et la « lumière sera » !

    _ Vous ne venez pas avec moi ?

    _ Mais non, les « battants » n’ont pas besoin d’être accompagnés ! Ne me dites pas que vous êtes une fausse costaude !

    _ Bien sûr que non ! J’ai travaillé toute ma vie !

    _ Bien, au bout du chemin… » 

    La Machine avance et il fait de plus en plus sombre, de sorte que c’est bientôt comme une nuit… Autour, il y a des pleurs, des gémissements, des regrets… et pour la première fois, la Machine est seule et n’a plus personne à commander, à mépriser, ce qui lui donnait une existence ! L’effroi de la solitude la frappe de plein fouet et elle se met à crier, crier !

    « Des durs, hein ? » fait le diable un peu plus loin. Pfff ! »

                                                                                                              39

            Depuis quelque temps, Rank a des problèmes de nez… Celui-ci se bouche anormalement et ce serait peut-être génétique, puisque Tautonus a apparemment le même mal, de sorte qu’on est contraint de brûler son bouchon nasal avec une sorte de fer ! Pour éviter une telle extrémité à Rank, on le fait consulter un spécialiste, qui recommande une opération !

           Le jour J, Rank est assis un peu en hauteur, pendant que le chirurgien, équipé d’une large lampe frontale, s’avance ! Derrière se tient une infirmière, au cas sans doute où Rank voudrait soudain s’enfuir ! C’est une opération effectuée sous une anesthésie locale, ce qui fait que Rank peut suivre tout ce qui se passe !

           Le chirurgien introduit dans la narine une pince et il sectionne les deux extrémités d’un petit os (apparemment une pièce qui n’est pas absolument nécessaire…) ! Rank perçoit très distinctement les cassures, qui résonnent dans son cerveau, et il faut aussi un peu tirer l’os, en tournant la pince, car des « ligaments » doivent résister !

            Puis, c’est le tour de l’autre narine et comme Rank sait ce qui l’attend, il verse une larme qu’il sent couler, sans pour autant bouger ! L’opération donc continue et se termine… et Rank est invité à se reposer un certain temps, sur un petit lit… Enfin, le médecin vient le chercher pour le conduire à son bureau… et là, il lui dit quelque chose de très surprenant !

            D’abord, il s’adresse à Rank comme si celui-ci était un véritable être humain, ce qui est éminemment nouveau pour l’intéressé ! Mais voilà son propos : « Je t’avoue Rank que j’ai été surpris par ton calme ! J’ai rarement vu quelqu’un qui a autant confiance dans les autres et dans la vie ! La plupart s’agitent ici ! Mais je me demande même si tu ne fais pas trop confiance ! Peut-être devrais-tu te méfier un peu plus... »

           Rank boit ces paroles, puisque qu’on le respecte, mais en même en temps il ne les comprend pas ! Cela reste du chinois pour lui ! En effet, Rank a toujours eu le sentiment qu’il était chez lui sur Terre ! Cela ne s’explique pas ! Pour Rank, la vie a forcément un sens et donc lui-même est protégé, guidé ! Malgré l’aversion de la Machine, sa souffrance, Rank ne s’est jamais senti abandonné dans l’Univers, où la conscience ne saurait être un accident !

           Mais, pour l’instant, Rank garde les paroles du médecin comme un trésor, dont on ignore la valeur et il est bientôt repris par la Machine, qui est venue le chercher et qui a déjà conversé avec le praticien ! Ainsi, Rank s’attend à des compliments venant de la Machine, car c’est certain il s’est bien comporté ! Mieux, il a fait preuve d’un courage rare, ce qui veut dire qu’il a porté haut les couleurs de la famille !

           Rank imagine très bien la Machine comblée d’aise, devant le discours élogieux du médecin, qui a dû là encore exprimer son étonnement, quant au « stoïcisme », à la maturité du rejeton ! Mais Rank attend en vain un signe de contentement chez la Machine ! Au contraire, elle paraît comme injuriée ! Comment est-ce possible ?

           Mais la Machine ne se voit pas du tout s’abaisser à reconnaître à Rank une quelconque qualité ! Quoi ? Elle prendrait en compte cet avorton, ce minable ? Elle ne le distingue même pas dans son champ de vision ! Complimenter Rank ne rapporterait rien à la Machine, d’autant qu’elle a déjà eu son plaisir, dans le cabinet du médecin ! Soudain elle aboie : « Tiens, voilà de quoi t’acheter un jouet ! Et rentre pas trop tard à la maison ! »

            Elle a planté Rank sur le trottoir et le cadeau, c’est la tradition, les convenances ! Nul amour n’est transmis et si Rank file tout de même au magasin de jouets, il se sent vaguement coupable… Lui aussi achète quelque chose, parce que c’est l’usage… et ainsi il sera plus tard dans ses plaisirs, ses joies, gêné, s’en trouvant indigne !

                                                                                                           40

            Tautonus est né dans un milieu rural, où il s’ennuyait ! La perspective de demeurer là toute sa vie l’épouvantait et il suivit bientôt une formation technique, qui lui permettait d’enseigner ! Pendant tout ce temps, il était pion et portait des chaussures troués l’hiver, ce qui lui faisait honte ! Au fond, il avait pas mal d’ambitions, beaucoup d’orgueil et voulait devenir quelqu’un ! Quand il se maria à la Machine, sa vie changea !

          D’abord, la Machine venait d’une famille plus bourgeoise, plus cultivée, et elle apporta son soutien à Tautonus, parce qu’elle connaissait mieux le monde et la façon de s’exprimer ! D’ailleurs, Tautonus gardera toujours un complexe, à cause de ses connaissances essentiellement techniques ! Mais ensuite la vanité de la Machine est sans limites, car elle se voit encore filleule d’un homme célèbre, ami de son père agrégé de lettres, comme si les dieux s’étaient particulièrement penchés sur son berceau !

            Nul doute que, grâce à la Machine, Tautonus passa la vitesse supérieure ! En fait, Tautonus s’engagea dans le combat politique : il avait une vision, celles d’hommes qui avaient déjà commandé le pays et dont il partageait les valeurs ! Évidemment, on tait les ambitions personnelles, on les nie même : on sert seulement une cause ! On se dévoue pour le bien commun ! On n’existe pas égoïstement, on n’a pas d’envies propres, ainsi qu’on serait impalpable, diaphane, juste animé par le devoir !

           C’est le premier point sur lequel s’accrochent Rank et Tautonus ! Quand le premier fait prendre conscience au second qu’il n’est pas un ange, mais bien constitué de matière, qu’il a lui aussi un amour-propre à satisfaire, celui-ci est outré, suffoque et devient violent ! Pourquoi ? N’est-ce pas là une évidence pour tous ? Mais il s’agit encore de conserver une illusion, car c’est elle qui protège !

           Cependant, le combat pour le pouvoir, l’ascension sociale est âpre, difficile et à chaque échelon, on rencontre des gens qui sont plus riches, plus cultivés et encore plus imbus d’eux-mêmes ! Même la Machine doit souvent se montrer prudente et attendre son heure ! Il faut apprendre à dépasser ses mentors, résister à leur haine et à leurs coups bas ! Patiemment, Tautonus surmonte sa timidité, améliore ses discours, voit plus grand et après quelques succès électoraux, il rejoint l’une des chambres parlementaires !

            Voilà Tautonus dans la capitale et réalisant son rêve ! Il est l’un des acteurs de l’État, il connaît les salons dorés, qui témoignent bien entendu de l’Histoire ! Ils passent de grandes portes, foulent des tapis silencieux, travaillent avec des gens qui murmurent, ironiques, à qui « on ne la fait pas » ! C’est l’élite pour celui qui vient de la campagne ! Tautonus s’invente un personnage, il est arrivé et partout où il va, il aime par-dessus tout briller ! Il s’impose comme centre d’intérêt dans les repas de famille ou les mariages !

           Il subjugue son entourage par sa science du pouvoir, ce domaine qui reste inaccessible au commun des mortels ! Son esprit acéré fait merveille, ses bons mots provoquent l’admiration et il se nourrit de cette gloire, de cet encens distribué par l’étonnement, les yeux ronds, la soumission d’un public naïf ! Bien sûr, la Machine n’est jamais loin et elle aussi profite de la situation ! Tautonus est son œuvre, sa réussite dans un monde d’hommes !

            La Machine peut alors juger toutes les autres femmes, les condamner si elles ne pas sont conquises et ne chantent pas ses louanges ! Le couple la Machine Tautonus rayonne au firmament, boit chaque jour des hommages et pourtant il reproche à Rank sa prétention, sa suffisance, comme si on pouvait sermonner un pauvre hère, ramasseur de patelles pour survivre, au sujet de son arrogance ! Mais c’est ainsi : la domination n’en a jamais assez, car elle ne guérit pas de ses peurs, et ceux qui lui résistent ont forcément droit à sa haine !

           Pour bien montrer à Rank combien il manque d’humilité, Tautonus le coince dans la cuisine et lui lit des citations d’auteurs illustres et moralistes ! L’orgueil y est fustigé de la plus belle manière, jusqu’à ce que Rank s’écrie : « Eh ! Mais c’est un livre que je t’ai offert ! Car je savais combien tu aimes les bons mots ! » Tautonus se trouble et répond bêtement : « Hein ? Non, je ne pense pas… Je ne crois pas... »

             La leçon s’arrête là, puisque Rank, à l’origine du cadeau, apparaît comme le maître… Mais quelque fois l’injustice exagère tellement qu’elle finit par se prendre les pieds dans le tapis ! Elle montre alors son ridicule et pour l’opprimé, c’est une petite victoire, tel un soleil brumeux qui donne tout de même un peu de chaleur ! Même le mal a des limites, qui font qu’il se perd lui-même !

                                                                                                                41

            Rappelons-le, nous ne savons pas vivre ! Tôt ou tard, menés par la domination, nous repartons en guerre, nous générons de nouveaux conflits, nous créons un chaos social, alors que nous sommes tous pareils, tous embarqués sur cette planète qui est menacée de destruction ! Nous voilà de nouveau avec des enfants qui pleurent ou qui sont morts, des populations hagardes, déplacées, des bombes, des bombes et toujours cette haine que nous déversons chaque jour ! Notre modernité devrait nous faire voir cela comme parfaitement insensé, mais nous restons persuadés que nous tuons ou crions pour la juste cause !

             C’est que nous vivons toujours dans une illusion et il n’est pas question que nous changions nous-mêmes ! C’est à nos adversaires de céder, surtout s’ils nous tendent un miroir qui nous montre d’une façon déplaisante ! La domination, c’est l’orgueil et c’est une forteresse, que seul l’amour, la foi peut briser ! C’est pour plaire à Dieu que les êtres humains acceptent d’avoir confiance et de laisser au bord de la route leur amour-propre ! Alors ils deviennent doux et patients ! Ils n’ont plus de hargne, parce que le monde ne les considère pas, ne les écoute pas ! En échange, ils sont en paix et la diffuse !

            Mais ce n’est pas facile, car très peu évoluent ! Et le soldat Paschic est toujours dans la nuit de son quotidien ! C’est toujours la vie de la tranchée ! le froid, la boue, l’ennemi qui attaque par surprise, les ordres qui aboient et qui commandent l’assaut ! Les plaisirs sont rares sur le front ! De plus, Paschic est seul : il voit les autres s’entendre, s’amuser, à l’unisson de l’état-major et il se demande ce qui lui manque ! Il ne reçoit pas de courrier, ce qui fait que personne n’a l’air de s’intéresser à lui ou de partager ses affres ! La routine… Le tabac mouillé… Les tours de garde… Les alertes vraies ou fausses ! Les sanctions… Paschic est déjà passé en conseil de guerre !

            Ce jour-là, Tautonus était en grand uniforme, très digne ! Il déclare : « Soldat Paschic, nous sommes réunis pour juger votre conduite inqualifiable à l’égard de la Machine (elle aussi a trois étoiles au képi!) !

    _ Mais…

    _ Silence soldat Paschic ! L’affaire est d’une gravité extrême ! Encore un mot et j’ cogne ! »

            Paschic est condamné à rester muet et il est déjà jugé ! Il est forcément coupable dès qu’il s’agit de la Machine, car ce que ne supporte pas du tout Tautonus, c’est d’être dérangé dans son confort, ses plans ! Comment pourrait-il rêver de conquérir le monde, avec une Machine qui se plaint à côté et qui risque de démissionner ou de brûler un steak !

           Paschic ne fait pas le poids et pourtant qu’est-ce qu’il en aurait à dire sur les sournoiseries de la Machine ! Tiens, il se laisserait aller, il dirait à Tautonus : « C’est une vraie salope ! Elle vous détruit, vous explose à la figure ! Et la minute d’après elle demande ce que vous avez, pourquoi vous faites cette tête ! J’ai jamais rencontré un tel monstre d’égoïsme ! Elle rendrait fou Dieu lui-même ! »

           Évidemment, il n’est pas question de parler comme ça ! Le personnage de la mère est sacrée : ne lui doit-on pas la vie ? Paschic est donc obligé de tout garder en lui, de subir toutes les avanies sans broncher et il est un peu l’homme à tout faire du régiment ! Aujourd’hui, par exemple, il doit servir à la table de l’état-major, car Tautonus y reçoit sa mère, eh oui, même lui a une maman !

           Et quelle maman ! Une petite femme sombre, qui a toujours l’air en deuil, comme s’il était impossible de la satisfaire et qu’on était forcément coupable ! La Machine et Tautonus la craignent et font tout pour lui arracher un sourire ! « Vous reprendrez bien un peu de gâteau, mamie ! dit la machine d’un ton enjoué.

    _ Non merci, j’en ai déjà eu assez ! répond la maman d’un ton pincé, heureuse encore de rabrouer sa bru. J’ai les pieds un peu froid par contre…, mais vous devez faire des économies de chauffage… »

           Puis, le « jugement dernier » s’en va ! L’« arbre mort » reprend sa route et laisse la Machine et Tautonus humiliés, en colère ! « Quelle horrible bonne femme ! fait la Machine.

    _ Une vraie calamité ! Brrrr !

    _ Une rien du tout ! »

              Hein ? Paschic n’en croit pas ses oreilles ! Comment ? Il est possible de dire du mal des autres, de la mère ? Le fils peut lui manquer complètement de respect ? Mais oui et le soldat Paschic ne peut pas le crier, en profiter pour se défouler ! « Seigneur, ôte nous notre illusion, celle qui nous fait croire que nous sommes bons ! Guéris-nous de notre hypocrisie, afin que nous puissions grandir ! Merci ! »

                                                                                                             42

           Bona, le droïde de la Machine, propose de conduire Rank à son cours de judo… En effet, la Machine, inquiète de l’apathie de Rank, lui a imposé le tatamis ! Elle aurait pu se soupçonner d’avoir la main trop lourde, mais ce n’est pas tous les jours qu’un astéroïde signe la fin des dinosaures ! Rank aimerait assez le judo, car il peut se montrer très combatif, mais le froid du dimanche matin, avec des brutes lui qui tordent le coup, le font reculer ! On ne peut pas ressembler à une enclume et en même temps être doué pour l’estampe ! Or, Rank a encore une sensibilité très délicate !

            Dans la voiture, Bona ne perd pas de temps et sans préambules, elle lance : « Oh ! Comme tu as de la chance, Rank, d’avoir une maman comme la tienne ! » « Mon Dieu, se dit Rank, encore une qui a été endoctrinée par la Machine ! Attention la leçon ! » « Mais oui, Rank, s’extasie Bona, ta mère est une femme extraordinaire ! Elle a tout réussi ! Le succès de Tautonus ! Sa famille ! Elle t’a fait, mon cher Rank, et t’as pas l’air trop raté !

    _ Merci !

    _ Mais oui, t’es en bonne santé ! Tu as tout ce qu’il te faut ! Tu vas pouvoir choisir tes études, le métier qui te convient ! Ah ! Ta mère s’est battue ! Et comme ça dû être dur ! Une femme s’élève, tu penses quels obstacles elle doit rencontrer sur sa route ! Tous ces hommes jaloux qui la méprisent, qui ne rêvent que de la voir tomber ! Eh bien, elle a résisté, Rank ! Et Tautonus peut lui dire merci ! Et toi aussi Rank, car il y a aussi votre aisance, le ranch avec ses dix mille têtes ! Et dire qu’ici il n’y avait que des chardons, avant que ta mère investisse ! »

           Rank étouffe un bâillement… « Je t’ennuie Rank ? s’étonne Bona. Je vois, tu es jeune et tu ne comprends pas ! Tu es encore égoïste et tu ne vois pas les sacrifices de ta mère ! Ça viendra Rank et ce jour-là, tu te rendras compte combien tu as été injuste ! Je n’ai jamais vu une femme aussi extraordinaire que ta mère !

    _ Tu sais ce qui me ferait plaisir… ? C’est que tu me montres tes seins, qui eux sont vraiment superbes !

    _ Non mais, qu’est-ce que j’entends, Rank ! Espèce de sale petit vicieux ! Et voilà le mâle de nouveau dans toute sa splendeur égocentrique ! Ah ! On n’en a pas fini avec vous, les porcs, les messieurs queues !

    _ Excuse-moi, je me suis montré maladroit et même impoli ! Mais tu m’ennuies et je suis un peu perdu ! Figure-toi que la semaine dernière une jeune fille m’a ri au nez, parce que je n’étais pas assez entreprenant ! Elle s’est moqué de ma timidité, de ma gaucherie ! Elle m’a dit qu’elle en avait soupé des chevaliers blancs ! qu’elle ne rêvait que d’une chose, qu’on la dépucelle !

    _ Ah bon ? En tout cas, tu ne crois quand même pas qu’une femme accomplie, comme moi, puisse s’intéresser à des morveux comme toi ! Et puis je te parlais de choses sérieuses, de l’excellence de ta mère !

    _ Arrête la voiture, s’il te plaît ! Je voudrais sortir, j’étouffe ! »

             Bona se range effectivement sur le côté, mais c’est pour mieux interpeler Rank : « Mais enfin qu’est-ce que reproches tant qu’ ça à ta mère ! Elle fait tout pour toi ! » Rank essaye d’ouvrir la portière, mais celle-ci reste fermée ! « Non ,mon petit Rank, fait Bona, personne ne sort de ma voiture sans ma permission ! Or, je suis loin d’en avoir fini avec toi ! » A cet instant, Rank force en vain sur la poignée, puis il appuie sur des boutons du tableau de bord, pour déclencher l’ouverture ! Une alarme se met en route, assourdissante ! Bona se met à étrangler Rank : « Ta mère est formidable, t’entends, petite ordure ! »

            Sentant sa vie en danger, Rank tâtonne, ouvre la boîte à gants et sent un racloir pour le gel ! Il s’en saisit et frappe à coups répétés le cou de Mona ! Elle cède enfin, montrant une large ouverture dans son corps de silicone ! Rank est envahi par l’horreur, car il ignorait tout de cette histoire de droïdes ! L’alarme continue, au milieu de voyants qui clignotent et Bona a maintenant la tête inclinée à quatre-vingt-dix degrés, ce qui laisse apparaître deux fils débranchés ! Malgré son épouvante, Rank répare le circuit et demande : « Qui es-tu, Bona ?

    _ Agent 2830, dernière génération ! Mission : convaincre Rank, par tous les moyens ! Sa maman, une femme magnifique ! »

            Rank se débarrasse de Bona et réussit à sortir du véhicule, puis il court vers le bois le plus proche, voir des feuilles dorées et trempées ! Il aura peut-être la chance d’y entendre un merle ! Il doit bien en rester !

  • Rank (31-36)

    Rank7

     

     

     

                        "Est-ce que le mot vagin vous fait peur, monsieur Lebowski?"

                                                                       The big Lebowski

     

                                                           31

          Qui dira les blessures de Rank ? Il est comme une vieille voiture cabossée ! Quelle couleur tu préfères, Rank, le bleu ou le rouge ? Le bleu ! En es-tu sûr ? Non, c’est peut-être le rouge finalement ! Rank est cassé en deux, au point de douter de ses propres goûts ! Et tout ça pour satisfaire l’orgueil de la Machine ! parce que rien ne saurait lui résister ou lui faire honte ! Elle a brisé Rank ! Elle lui est passée cent fois, mille fois dessus, avec le poids d’un char d’assaut !

           Rank est capable de se meurtrir jusqu’à l’os ! Il est maintenant claudicant sur la route de la vie… Il est le cri perdu ! Il a été anéanti, réduit en poudre et les autres ne peuvent plus le comprendre ! Ce qu’il a vécu, il ne peut le raconter ! Ce ne sont pas des faits, c’est un broiement ! Ce n’est pas narrable ! Ceux qui sont revenus des camps ont dû comprendre ce que ressent Rank ! Ils restent à jamais des étrangers, avec leur lourd secret, leur peine incommensurable, leurs souffrances qui ont dépassé toutes les limites ! C’est une connaissance qu’on ne peut pas vraiment partager !

           Le plus étonnant, c’est qu’il reste quelque chose dans Rank ! La Machine a eu beau vouloir le détruire, l’asservir de toutes les manières possibles, le scier en long et en large, elle n’a pas pu le tuer, l’anéantir complètement, et c’est le plus étonnant ! Normalement, Rank aurait dû disparaître, car il n’était même pas fait ! Pire, il désirait aimer la Machine, ne pas la décevoir et cela a été encore une chose qui a contribué à sa destruction ! Il a été enfoncé jusqu’au tréfonds, puisque Tautonus veillait à ce qu’il ne réplique pas, et pourtant il continue à être là et c’est le plus étonnant !

            Il a résisté ! Il s’est enfoui en lui-même, subissant tous les coups et a persévéré ! Il a vu l’injustice de la Machine et même qu’elle était folle, ivre de pouvoir, d’un orgueil démentiel, et il est resté sur ses positions ! Il fallait qu’il eût un diamant dans le cœur ! inaltérable, immarcescible ! Pourtant, qui l’a aidé ? Qui a entendu son cri, ses cris ? Qui a connu sa nuit ? Qui a bu sa coupe ? Seule la nature l’a accueilli comme une mère, l’a consolé, la nature que les machines ne cessent de détruire, se tuant elles-mêmes, dans leur triste folie !

           La Machine ne se sent même pas coupable ! Elle continue d’aboyer ! Les bourreaux ne font que leurs devoirs, on connaît maintenant la chanson ! L’orgueil les aveugle, leur enlève toute humanité ! L’orgueil mange du foin sur des cadavres d’enfants ! « Ils ne savent pas ce qu’ils font ! » La beauté est la seule mère de Rank ! C’est elle qui a pansé ses plaies et qui a toujours ce rôle ! Rank est admiratif, d’où sa foi ! Rank est simple ! Mais personne n’est venu à son secours, quand la Machine, avec l’aide de Tautonus, le pulvérisait, passait sur lui toutes ses fureurs, toute son abjection ! Normalement, Rank aurait dû perdre la foi, car pourquoi tant de souffrances, tant d’injustices ?

            Aujourd’hui encore, Rank est cassé et doit faire attention ! Il peut de nouveau s’ouvrir en deux, comme si lui-même était un scalpel ! Et alors la schizophrénie pourrait le mener comme un petit chien, vers les pires horreurs ! Rank, s’il ne s’en rappelle pas, n’existe pas ! Eh ! C’est qu’il a été très longtemps le paillasson de la Machine ! Elle s’est essuyé les pieds sur la tête de Rank ! Elle va bien pourtant ! Elle a une bonne situation et elle est estimée par les machines, où est le problème ? Mais c’est toujours Rank l’affreux ! Alors qu’est-ce qui fait qu’il résiste ? Seul contre tous, contre l’opinion, sans réussite, il devrait se dissoudre ! Mais la vérité de Rank existe ! Elle lui est attachée comme une varangue à une vieille coque ! C’est sa vie même !

            Le mensonge, l’ignorance, la folie des machines sont maintenant évidents ! puisque nous nous détruisons, en détruisant la planète ! Nous ne savons pas vivre ! Ce n’est pas seulement une histoire de CO2 et de surpopulation ! Mais Rank n’espère pas convaincre les machines : elles iront vers leur propre malheur, elles s’entre-tueront, elles ne comprennent qu’au prix du sang ! Ce que peut faire Rank, c’est témoigner qu’il existe autre chose que les machines ! qu’on peut espérer malgré elles ! C’est transmettre ce que lui a enseigné la beauté !

             Pourquoi les machines ? Mais sans doute pour découvrir ce qu’est l’amour, la foi ! C’est une découverte illimitée ! Qu’est-ce qu’aimer ? Cela permet de se connaître et de s’améliorer ! Est-il un meilleur levier que l’amour ?

             Rank est infirme aujourd’hui, il doit vivre avec ! Il se sent toujours suspect à lui-même ! Mais enfin il s’ouvre telle une fleur, car sa pensée est mûre, cohérente ! Et la Machine ? Elle va vers le pire, vers sa nuit ! Elle n’a aucune idée de ce qui l’attend…, mais certainement elle criera d’horreur quand on lui ouvrira les yeux ! Tout ce qu’elle n’a pas fait, il faudra qu’elle le fasse !

                                                                                                        32

            Aujourd’hui, c’est la fête des mères, autant dire la fête de la convention ! Que la société cherche à souder sa population sur de vraies valeurs, cela est bien normal et lui permet d’assurer son unité, sa cohérence ! Mais qu’elle continue à croire que le mal relève de la criminalité et que nous faisons le bien au quotidien, et elle s’enlève justement les moyens d’évoluer et de se voir un avenir ! Car la solution à nos problèmes n’est ni politique, ni économique, ni scientifique ; elle est bien plus simple et c’est que nous changions d’attitude, chacun d’entre nous ! à condition de se rendre compte que nous nous méprisons et que nous nous piétinons les uns les autres ! Définir comme un « sacré », quelque chose d’immuable et bon naturellement empêche le discernement, nous plonge dans une sorte de conte de Noël, bien loin des aspérités de la réalité, jusqu’à ce qu’elle nous explose à la figure !

            Or, les machines ne veulent pas se voir telles qu’elles sont ! C’est leur domination animale qui est mis en péril et c’est donc le retour de l’inconnu ! Mais Rank, en ce jour des fêtes des mères, se doit d’acheter un cadeau à la Machine ! C’est la règle, la « loi » ! Aime-t-il encore la Machine ? Peut-on aimer quelqu’un qui nous méprise ? Rank fait tout de même les magasins, avec son faible argent de poche, et finalement il achète une sorte de médaillon, avec une fleur dedans ! C’est sans doute l’objet le moins cher du magasin, mais il est encore de qualité ! Son bois circulaire fait ancien et la fleur est posée sur un beau velours rouge ! Ce cadeau est « sérieux », car de goût !

            La Machine ouvre le paquet et est saisie d’étonnement ! Elle n’en revient pas ! Elle palpe l’objet, le retourne, le contemple encore, puis demande à Rank : « Qui t’a dit d’acheter ce cadeau ? 

    _ Il ne te plaît pas ?

    _ Si, mais ce n’est pas possible que ce soit toi qui l’as choisi !

    _ Si, c’est moi !

    _ Ne me mens pas !

    _ Je ne te mens pas ! C’est moi qui ai choisi ce cadeau ! »

            La Machine regarde encore l’objet et reste sceptique, puis, devant l’air sincère de Rank et surtout parce qu’elle ne voit pas d’autres solutions, elle finit par croire que c’est bien Rank qui est seul à l’origine du cadeau ! En fait, ce qui la gêne, c’est que Rank puisse avoir du goût, des qualités, alors qu’elle le méprise totalement et qu’elle le considère comme un sombre idiot ! Enfin, elle accroche l’objet dans sa chambre, parce qu’il y constitue un bel ornement !

            A-t-elle changé d’avis sur Rank ? Se demande-t-elle si elle ne se trompe pas dans son mépris ? Commence-t-elle à douter d’elle-même, puisque Rank l’affronte et qu’il n’est pas une bête ? Le cadeau est-il une lueur dans la nuit de la Machine, une sonde lancée vers son intelligence ? C’est beaucoup trop demander ! Tout tourne autour de la machine ! Tout naît et retourne à la Machine ! Rien n’existe en dehors de la Machine ! On lui doit instamment des comptes ! On est toujours sous son contrôle ! Chacun est tributaire des humeurs de la Machine ! On ne respire que son air ! Un doute dans son cosmos est comme une étincelle !

            Non, Rank n’est pas mieux considéré ! Au contraire ! Un étrange raisonnement se fait jour dans la Machine ! Puisqu’il est avéré que Rank n’est pas un débile, s’il a de mauvais résultats scolaires, c’est que vraiment il ne veut pas travailler ! C’est l’efficacité même ! C’est le raisonnement égoïste par excellence, d’autant qu’on peut penser que c’est pour le bien de Rank, pour le sauver qu’on l’astreint davantage à l’étude ! Hein ? Allez chercher une parcelle de lumière dans le fouillis de l’orgueil ! C’est un tonneau de boue, toujours en ébullition !

            Il n’y aura pas plus de douceur pour Rank, comme il n’y aura pas davantage d’atermoiement chez la Machine ! De nouvelles mesures sont mises en place ! Un plan est établi ! Rank désormais fera ses devoirs dans la chambre de la Machine ! sur une table de bois blanc ! qui ne pourra rien cacher ! Ainsi Rank n’aura recours à aucune distraction ! Il sera bien forcé de résoudre ses exercices, d’apprendre par cœur ses leçons, ce qu’on vérifiera scrupuleusement ! Il ne sera pas dit qu’on aura laissé le soldat Paschic dans la panade, s’enliser ! Lui-même est digne d’Austerlitz !

             Alors Rank, comment tu te sens ? devant cette tapisserie on ne peut plus sérieuse ? à côté de ce lit impeccable ! face à ce bois blanc, qui met en valeur tes cahiers ? Tu t’ennuies pas trop ? Tu peux rêver ? Mais oui, lève la tête ! Là, au mur, il y a un médaillon avec une fleur dedans… Tu le reconnais ? Il a un beau velours rouge et son bois fait ancien !

                                                                                                      33

           Qu’est-ce qui fait la rage de la Machine, sa haine, sa soif de tout contrôler ? C’est une peur viscérale, enfouie depuis l’enfance ! Ce sont nos peurs enfantines, qui durent et qui provoquent notre répulsion, notre envie de détruire ! C’est encore la défense animale du territoire, d’un territoire psychique, qui constitue notre personnalité ! Chez l’homme, cette peur peut conduire au féminicide, au meurtre, mais la femme a plutôt recours à un mélange de séduction et de sournoiseries, qui entraînent au pire une certaine démence !

            Par exemple, au sujet de la Machine, on peut imaginer ceci… Elle est issue d’une famille nombreuse, où dominent les garçons ! Il va donc avoir chez la Machine la crainte d’être étouffée par le groupe, qui déjà s’impose par sa force virile ! La Machine développe peu à peu une stratégie faite de coups bas, de petites phrases, de soupçons qui détruisent, avec toujours la possibilité de se mettre à pleurer et de se plaindre auprès du plus fort, qui agira pour elle quand elle sera dépassée (schéma qu’elle continue avec Tautonus…) !

           La peur de la Machine est si vive qu’elle tient sa propre famille dans une main de fer ! La maison ne doit présenter aucun défaut ! Ce qu’elle a vécu dans son enfance est l’image qu’elle garde de la société et elle se voit toujours lutter contre un monde d’hommes ! Elle n’arrête pas d’essayer de se faire valoir, ce qu’on appelle réussir, notamment grâce à Tautonus, dont elle est l’éminence grise ! Mais Rank lui pose un problème particulier, car il lui échappe ! On le sait, Rank apprend auprès de la nature et ne subit pas cette peur ancrée dans la Machine, ne serait-ce que parce qu’il ne cherche pas à être le premier ! Ses intérêts sont ailleurs et il ne les connaît même pas encore !

           Rank ne peut pas ne pas effrayer la Machine, comme s’il lui rappelait qu’elle peut être oubliée, méprisée, par les garçons, le groupe ! Cette angoisse se change naturellement en colère, c’est un réflexe de défense ! d’autant que Rank sort des entrailles de la Machine et devrait être entièrement dominée par elle ! Pour tenter de briser Rank (qui n’y est pour rien, le pauvre garçon…), la Machine réemploie tous ses travers de petite fille : la perfidie, le mensonge, la cruauté, etc. ! La peur conduit la Machine à dépasser toute mesure ! De même, l’intégrisme mène au carnage ou bien Trump insulte ses juges !

           C’est un monde clos qui veut rester clos ! Il ne retrouve la paix que s’il commande et sinon il tue, écrase ! Inutile de dire que ce comportement est voué à l’échec, car ce n’est pas le monde qu’il faut faire à son image (ce qui est de toute façon impossible), mais guérir de ses peurs ! La différence existe et on ne peut pas la contrôler ! Il faut donc s’ouvrir…, s’appuyer sur autre chose que sa domination ! Pour que la Machine cesse de persécuter Rank, il est nécessaire qu’elle s’apaise, se rassure, se sente aimée ! Voilà le plus curieux de l’histoire ! C’est l’amour qui guérit la peur, nullement l’argent ! Si la Machine est certaine de sa place, elle perd son angoisse ! Mais quelle place veut-elle ?

          Celle qui satisfait son orgueil et c’est pourquoi elle ne progresse pas ! Elle s’acharne sur Rank ! Face à la peur, elle ne cherche pas la foi, à aimer, car elle aurait l’impression de se diminuer, de perdre quelque chose, ce qui lui fait horreur! C’est donc Rank qui doit céder, être broyé ! La Machine se persuade pourtant d’être croyante, car l’éducation qu’elle donne à ses enfants possède effectivement toutes les vertus évangéliques, sans pour autant qu’elle les pratique elle-même ! Bien au contraire, elle en est aux antipodes ! Comment réussit-elle ce tour de passe-passe ?

          C’est tout le problème de la haine, de la fureur, de l’avidité ! Celui qui n’en est pas dépossédé reste aveugle et d’abord sur son compte ! Il faut toute la force de la foi, pour se tourner vers l’inconnu, faire confiance et abandonner les craintes ! C’est ce cheminement, cet amour qui éclairent ! Malheureusement, la Machine à une telle opinion d’elle-même qu’elle reste un monde clos et son destin est celui de toutes les machines ! Elles sont éteintes, grises, toujours peureuses, pleines de revendications, expertes-comptables, etc. ! La mort et la maladie viennent les surprendre dans cet état !

          Entre-temps, la Machine est devenue à moitié folle, car ses enfants grandissent et font leur vie ! Comment continuer à les commander ? Où puiser le pouvoir ? Comment atteindre et blesser des êtres qui ne sont plus à la maison ? La Machine en vient à ne plus respecter personne (même pas Tautonus!) et s’enfonce dans la noirceur, la manipulation ! Elle s’accroche à son égoïsme comme à un radeau ! Des attitudes maniaques, séniles apparaissent, car le conflit intérieur n’a pas été résolu ! L’« apparition », la « naissance » au monde n’a pas vraiment eu lieu, puisque la Machine n’a pas déchiré sa bulle ! Les peurs sont toujours là et minent, détruisent ! On va leur donner des noms de maladies, comme Alzheimer ou Parkinson, et « l’honneur » sera sauf !

                                                                                                      34

          La Machine arrive devant Dieu… Elle a l’air mauvais… Apparemment, il y a quelque chose qui ne va pas… « Comment ça se fait que personne ne m’attendait à la gare ?

    _ C’est que…

    _ C’est que quoi ?

    _ Eh bien, je…

    _ Qu’est-ce que vous avez l’air godiche ! Moi, j’ai trimé toute ma vie ! J’ai bien droit à quelques égards, non ?

    _ Bien entendu…

    _ Bon, je ne vois pas pourquoi ce serait à moi de toujours faire des efforts ! J’étais sûre que vous ne seriez pas à la hauteur !

    _ Justement, je voulais…

    _ Et là-bas, c’est quoi ? C’est pas vrai, vous n’avez même pas été foutu d’ faire la vaisselle !

    _ Oh ! Euh… hier soir, j’ai reçu quelques amis et…

    _ Ah ! Çà, pour s’amuser, y a toujours du monde ! Et qui va faire la vaisselle ? Vous comptiez sur moi, pas vrai ?

    _ Mais non, je vous assure que non !

    _ J’en ai marre ! Oh ! Qu’est-ce que j’en ai marre !

    _ Mais voyons, calmez-vous !

    _ Que je me calme, quand je vois combien vous êtes incapable ? Les hommes, ils sont tous pareils ! Tous des fainéants, des tire-au-flanc ! C’est moi, la bonniche, ici ! Vous allez finir par me rendre dingue !

    _ Ah ! Ah !

    _ J’attends aussi ma récompense ! Je suis la Machine et une bonne chrétienne ! Normalement, si vous avez bien fait votre boulot, je dois avoir une place d’honneur ! loin des insectes puants !

    _ Le mépris…

    _ Le mépris, quel mépris ? Écoutez bien ceci, je n’ai jamais, jamais pris d’ plaisir dans ma vie ! Je n’ai fait que des sacrifices ! Je suis donc en accord avec l’enseignement de l’Église ! Vous n’allez quand même pas m’ faire la leçon, vous, alors que vous avez les deux pieds dans le même sabot !

    _ J’aimerais en placer une !

    _ Et à quoi ça servirait ? Vous allez dire une bêtise ! Vous pouvez quand même être utile, quand on aura veillé à mon confort, à mes droits ! J’attends quelqu’un… Une enflure de la plus belle eau ! Et je veux sa peau ! Je veux être prévenue de l’arrivée de cette canaille ! Elle s’appelle Rank ! Vous vous rappellerez ? Il me faut aussi un fusil à canon scié… C’est bien ici qu’on règle ses comptes, non ? Vous ne savez pas quel poison, vous allez bientôt avoir dans vos murs !

    _ Le problème, c’est que…

    _ Mais enfin, arrêtez de bafouiller ! Ayez au moins pour une fois le courage d’un homme !

    _ Vous avez raison, je vais me reprendre en main !

    _ A la bonne heure ! Vous n’êtes pas une poule mouillée, que diable ! Il faut que vraiment ici des choses changent ! Votre paresse n’a que trop duré !

    _ Duré ? Vous pensez à l’urine ? Excusez-moi, mais il fallait absolument que je vous arrête ! Le problème, c’est que je suis le dieu de l’amour !

    _ Et alors ? J’ai toujours aimé mes enfants ! J’ me suis crevé le cul pour eux ! Et qu’est-ce que j’ai reçu en échange ? Leur mépris ! Leur sale gueule ! Qui leur a fait à manger chaque jour ? Qui s’est réveillé la nuit, pour leur donner le biberon ou pour les consoler, quand ils avaient un cauchemar ? C’est bibi ! Qui c’est qui signe les papiers ? Qui s’occupe de l’école ? de l’achat des fournitures ?

    _ Mais je ne vous enlève pas ça…

    _ Ah bon ? Mais qu’est-ce que vous me reprochez, alors ?

    _ Mais vous ne m’aimez pas !

    _ Et il y aurait une raison de le faire ?

    _ Toutes vos corvées, tous les autres vous semblent odieux, car vous n’aimez que vous ! C’est à sens unique ! Tout ce qui n’est pas vous est haïssable ! Vous dites que vous n’avez jamais pris de plaisirs, mais au contraire, vous n’avez jamais cessé de tirer la couverture à vous ! Si vous êtes mécontente, ce n’est pas faute d’égoïsme, mais c’est que l’autre ne peut être votre esclave ! Il a sa vie propre ! Si vous m’aviez aimé, vous auriez été enchantée du bonheur de l’autre ! Vous auriez fêté la paix, car je suis en chacun !

    _ Tout ça m’agace !

    _ Je sais bien, dès qu’il n’est plus question de vous, tout vous barbe ! Mais, en m’aimant, vous n’auriez pas perdu au change, je vous aurais apporté la paix ! La foi, c’est la confiance, et vous auriez pu vous relâcher ! Vous auriez aimé votre entourage, vous l’auriez respecté et vous auriez vu sa richesse ! ce qu’il pouvait vous apporter ! Au lieu de cela, vous avez toujours cherché à être admirée, à trôner si je puis dire, et vous êtes restée avec vos tourments !

    _ On ne peut faire confiance à personne !

    _ Sans amour, non… On ne peut pas… »

                                                                                                         35

           On a déjà dit que l’évolution est l’histoire d’une individualisation, puisqu’elle est encore l’histoire d’une complexification de la matière et donc des organismes ! Mais cela ne veut pas dire que les êtres humains sont appelés à devenir de plus en plus égoïstes ! Le développement de la conscience de soi entraîne bien entendu la connaissance des autres, car on se définit par rapport à eux ! On ne peut pas se comprendre soi-même, sans comprendre les lois qui régissent la vie, ce qui demande de nous considérer en général !

            Mais s’individualiser, c’est se distinguer et cela conduit forcément à nous détacher de nos liens affectifs ou charnels ! L’esprit ou la conscience demande tout de même à « triompher » de la matière ou de la chair ! Il ne s’agit pas d’un refoulement morbide, mais d’une avancée de la raison ! A quoi nous sert la conscience, si elle ne nous aide pas à nous affranchir de l’instinct ? Or, ce n’est pas ce qui se passe le plus souvent, notamment dans les familles !

          Leurs membres ont évidemment une relation très forte, qui est surtout régie par la domination animale des parents ! Celle-ci apporte la sécurité, définit la conduite à tenir et en retour elle obtient l’obéissance, le dévouement des enfants ! C’est certainement mal parler de l’amour, mais celui-ci est justement la « chose à inventer », à découvrir, puisque plus nous sommes individualisés et plus notre amour est conscient et donc universel ! Mais la plupart des familles ne l’entendent pas de cette oreille… Au contraire, elles forment comme un groupe indistinct, une seule cellule, qui est prête à se défendre bec et ongles contre toute intrusion !

           C’est généralement produit par la domination excessive de l’un des parents ! Il tient tous les autres membres de la famille par la peur ! Nous le savons, tout tyran a d’abord une peur « terrible » du monde extérieur, d’où sa tyrannie pour que les choses autour soient à son image ! Voyez Hitler et sa « grande » Allemagne, débarrassée de toute vermine, des races considérées comme impures ! Commander pour ne plus voir la différence ou la complexité ! Ainsi le parent tyrannique transmet-il sa peur à ses enfants, en commençant par les terroriser eux-mêmes, pour les avoir sous sa coupe ! Ainsi la famille reste fermée, unie par la peur de l’étranger !

           Elle demeure encore ignorante : son amour ne dépassant quasiment pas le stade animal ! Elle a les attitudes du troupeau effrayé, s’il surgit une difficulté ! Elle est peureuse et sans réflexion ! Elle ne prévoit pas les coups, car elle ne veut pas voir le mal ! Pour elle, le mal vient de l’extérieur et relève du code pénal ! Dehors, c’est la nuit ! Pourtant, la conscience est en chacun de nous et demande à se développer ! Chaque enfant est conduit à montrer sa différence et il lutte naturellement contre l’influence de ses parents !

           Donc, tôt ou tard, l’enfant doit affronter la peur des parents et dans la plupart des cas, malheureusement, il ne la surmonte pas, ne la dépasse pas, mais plutôt s’en accommode, la fait sienne et la famille fait valoir sa haine, dès que quelqu’un l’inquiète ! C’est la réaction animale de protection ! Qu’un enfant, pourvu par la nature d’une sensibilité particulière, ait une vision différente, le sentiment que la vérité n’est pas dans l’attitude du parent dominant et le voilà ennemi de l’intérieur, ce qui provoque bien entendu la plus grande incompréhension, en même temps qu’une rage mille fois pire que celle suscitée par un opposant extérieur !

           Le danger est extrême et le parent dominant n’aura de cesse de vouloir détruire le « traître », ce cancer, capable de se propager ! Pourtant, si l’enfant est guidé par la raison, il s’obstinera, car la vie ne peut se réduire à la famille, qui par sa fermeture empêche le développement de la conscience ! La société est aussi une « grande famille », quoiqu’elle soit bien plus élastique et qu’on puisse la voir comme divisée, fracturée ! Mais les extrêmes, notamment, pratiquent une politique de rejet et de haine ! Elles ont exactement le comportement des familles, face à l’élément qui n’est pas des leurs ! D’une manière plus générale, la société n’admet pas tout ce qui pourrait la remettre en question, la déranger et il en va ainsi de tout œuvre d’art, qui ferait apparaître les choses sous un jour nouveau !

           Car le problème est toujours le même : il s’agit d’éclairer nos attitudes et le mal dont nous sommes à l’origine ! Sans cette connaissance, il n’y a pas d’évolution et le réchauffement climatique devrait déjà nous enseigner que nous sommes dans l’erreur ! Plus nous restons sous le joug de la domination, attaché à notre supériorité, notre orgueil, et moins nous avons un jugement clair sur nos actes et moins nous parvenons à changer ! C’est par peur que nous allons à notre perte ! C’est par manque de foi que nous devenons violents et destructeurs ! C’est par manque d’amour que nous sommes injustes !

           Bien des familles, biens des êtres restent dans la nuit ! Ils condamnent, méprisent, juste parce qu’ils n’ont pas voulu « s’ouvrir » ! Eussent-ils aimé et ils auraient fait le bien ! Aimer Dieu, c’est connaître à l’infini ! C’est se libérer de la haine et de la peur, qui sont les chaînes des autres ! Prier pour ceux qui nous haïssent, c’est prier pour qu’ils soient « éclairés » et qu’ils viennent nous demander pardon, et c’est donc prier pour soi ! Heureux celui qui vit avec cette connaissance, il est libre parmi les coups de dents ! Mais celui qui veut à tout prix se sauver, comme la famille peut protéger son confort, il sera perdu !

                                                                                                          36

           La Machine, Tautonus et l’abbé Convention prennent le thé, avec des gâteaux… Rank est présent… « Nous régnerons au-delà du fleuve, jusqu’aux montagnes du Nord ! dit la Machine.

    _ Alexandre sera de la billevesée à côté de nous ! renchérit Tautonus, qui aime les bons mots.

    _ Tous mes vœux vous accompagnent ! ajoute l’abbé. La route de l’ordre est ouverte !

    _ Oui, nous écraserons les armées du Sud ! reprend la Machine. Nous réduirons en esclavage leurs familles, car elles sont insignifiantes ! Leurs femmes ont l’air de poupées !

    _ On pourrait brûler leurs maisons ! s’écrie Rank, en avalant du gâteau.

    _ D’abord, coupe la Machine, on ne parle pas la bouche pleine ! Ensuite, il faut faire preuve de charité ! Ce n’est pas de leur faute à ces gens s’ils ne sont pas éduqués !

    _ Oui, la charité chrétienne doit être une lumière sur le monde ! approuve l’abbé. Le culte reviendra et on vivra de nouveau dans l’harmonie !

    _ A propos, Convention, dit Tautonus, vous saviez que Jésus était bien malade, avant même la croix ?

    _ Ah oui ?

    _ Mais oui, la foule criait sur son passage : « Au sana ! Au sana ! »

    _ Ah ! Ah !

    _ Ah ! Ah !

    _ Tu ne devrais pas parler comme ça, chou, dit la Machine.

    _ Laissez, laissez madame, réplique l’abbé. Dieu aime aussi l’humour, sinon il ne l’aurait pas inventé !

    _ On a rencontré l’évêque dernièrement, reprend la Machine. Il va bientôt être nommé cardinal !

    _ Ah bon ? fait l’abbé.

    _ Oui, j’ai des amis haut placés dans la capitale, précise Tautonus, et ils m’ont prévenu de ce mouvement…, ce qui fait que vous, Convention, vous pourriez devenir évêque !

    _ Oh oui ! Hum ! Euh… Effectivement, mais vous savez, ce qui m’intéresse, c’est de servir humblement l’Église !

    _ Bien sûr ! approuve la Machine.

    _ L’esprit de Jésus est sacré et nous enseigne à nous incliner devant lui !

    _ Il n’y a pas d’amour avec le sacré ! coupe Rank, qui continue à manger du gâteau comme un naufragé.

    _ Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ? s’écrie l’abbé.

    _ Des bêtises ! affirme Tautonus. Il dit des bêtises, pour faire son intéressant, pas vrai Rank ?

    _ Une seconde, Tautonus, si vous me le permettez, continue l’abbé. J’aimerais savoir ce que Rank a en tête !

    _ Quel morveux ! fait la Machine, à l’adresse de Rank.

    _ Ben, l’abbé, répond Rank, si on aime vraiment, on ne doit rien craindre ! C’est cela la confiance, la foi, être comme un d’ ces petits ! Et puis, le maître n’est pas plus que le disciple ! Vous vous rappelez Jésus lavant les pieds de ses disciples ? Ça c’est fort ! Le sacré, c’est la hiérarchie, c’est : « Nous, nous savons ! Agenouillez-vous, pauvres mortels ! » C’est le maître qui triomphe !

    _ Mais… mais il faut de l’ordre ! On ne peut pas laisser les masses faire n’importe quoi ! Il leur faut un berger !

    _ Peuh ! Avant de vous soucier des masses, souciez-vous d’abord de vous-même ! Vous deviendrez naturellement un berger, si votre foi est sincère…

    _ Mais… mais comment tu nous parles ! suffoque la Machine.

    _ T’as intérêt de la mettre en veilleuse ! menace Tautonus.

    _ Je crois que tu mélanges un peu tout, Rank, conclut l’abbé. Tu as du cœur, c’est bien, mais il faut de l’ordre aussi…

    _ Mais bien entendu, appuie la Machine. C’est pourquoi, quand Tautonus, avec son armée, arrivera dans les plaines, il instituera la vraie religion, la véritable humilité !

    _ Exactement ! renchérit Tautonus. Ah ! Je me vois déjà sur mon cheval blanc, déployant mon panache rouge !

    _ Et moi, je vous suivrai avec la crosse !

    _ Ah ! Ah !

    _ Ah ! Ah ! »

          Rank est heureux de s’être fait oublier… et il se dit qu’il n’a pas entièrement perdu son temps : deux parts de gâteau, c’est exceptionnel !

  • Rank (26-30)

    Rank6

     

     

                       "Et t'as détruit la came? T'es complètement cinglé, le vieux! Y en avait pour un million!"

                                                                                                     La Horse

     

                                                          26

          Qu’est-ce qui fait un soldat Paschic ? Pourquoi a-t-il une vision différente des autres ? Pourquoi distingue-t-il le mal, quand les machines n’en ont même pas conscience ? Cela ne s’explique pas plus qu’Einstein ou Gandhi ! Mais une chose est sûre, c’est parce que Rank est détaché de sa domination animale qu’il peut avoir autant de lucidité ! En effet, plus nous avons d’orgueil, plus nous avons d’ambitions et plus nous sommes esclaves de nos intérêts ! Nous voulons le monde à notre image et nous aveugle notre haine ! Comme l’animal, nous sommes sans nuances !

          Par exemple, actuellement, pourquoi le Hamas a-t-il attaqué Israël ? Que pouvait-il espérer, tant le rapport de forces est disproportionné ? Mais ce que veut le Hamas, soutenu par l’Iran, c’est tourner l’opinion du monde arabe contre Israël ! C’est provoquer l’embrasement, en montrant combien Gaza est victime de Tsahal !

           Et cela fonctionne : partout la haine se réveille et conduit même à des meurtres en Europe, puisque l’Occident est considéré tel l’allié d’Israël ! Mais, en définitive, le Hamas et l’Iran se servent de la population de Gaza, pour arriver à leurs fins ! Ils sont bien les premiers à la mépriser ! Et les otages israéliens sont là pour exciter Tsahal, si jamais elle temporise ! Le cynisme du Hamas est absolu !

          Il est donc essentiel de se libérer autant que possible de sa domination animale, pour y voir clair ! Nous l’avons déjà dit : seule la force de l’amour permet cela, tellement nous réagissons vivement, dès que notre amour-propre est blessé ! La seule raison n’y suffit pas et encore une fois, rien n’est plus facile que de faire bondir un psy ! Il faut ouvrir les yeux, même si c’est difficile !

           Paschic, lui, sait de quoi il parle, puisque dès l’enfance il s’est senti un exilé ! C’est dur de voir les autres s’amuser, s’entendre, alors que soi-même on est triste, avec un couteau dans le ventre ! Les machines rêvent, se baignent dans leur illusion et c’est pourquoi elles n’admettent pas qu’on vienne les déranger ! Elles ont leur confort, leurs plaisirs, mais elles font aussi le mal et elles en sont tôt ou tard les victimes !

           Ce jour-là, elles tombent des nues ! Elles découvrent la réalité, mais trop tard ! Elles crient à la justice, alors qu’elles sont en partie responsables de ce qui leur arrive ! Leurs petites haines quotidiennes ont enfanté des monstres, qu’elles ne reconnaissent pas ! Si elles avaient pris leur part, si elles avaient tenu compte des avertissements, au lieu de s’obstiner dans leur égoïsme, bien des drames auraient pu être et seraient évités ! Chacun a sa spécificité et il n’est pas question de tous ressembler au soldat Paschic, mais c’est de rester figé, de ne pas évoluer qui est condamnable ! Combien notamment ne sont pas proprement installés dans leur haine, sur le Web ! Impossible de les faire bouger !

           Paschic peut sembler un vieil enfant et il est vrai qu’il connaît déjà certains maux des adultes ! Par exemple, il souffre d’insomnies et sur son oreiller, il se demande parfois comment il fait pour respirer ! Il a le sentiment qu’il doit accompagner l’effort de son cœur et cela témoigne évidemment de son angoisse ! Il est tellement perdu ! tellement seul aussi ! Il ne trouve nulle part une réponse à ses questions ! Il n’y a que la beauté de la nature, la contemplation qui l’enseigne, lui fait comprendre les choses ! C’est une longue maturation qui apporte la clarté et la joie ! Les machines, elles, ne tardent pas à grimacer et à maudire ! Elles souffrent aussi, mais ne veulent pas du vrai remède !

         Ainsi, quand Tautonus déclare être victime d’insomnies, Rank lui livre naturellement ses propres solutions ! Il dit qu’il faut se détendre, faire le vide, etc., mais alors la réaction de Tautonus est aussi surprenante que foudroyante ! Il gifle à toute volée Rank ! Comment expliquer cela ? Tautonus est d’abord pris de panique, puisqu’il voit son propre enfant paraître plus âgé que lui, mais encore c’est son orgueil qui se considère comme menacé, comme si Rank se moquait de lui ! Si Tautonus avait été plus modeste, cette dernière idée ne lui serait même pas venue ! Il aurait même pu au contraire s’inquiéter de la santé de Rank, car ce n’est pas normal qu’un enfant n’arrive pas à bien dormir ! Mais plus l’orgueil est vif et plus nous avons les colères de l’animal !

          Le mépris des machines à l’égard de la sagesse scelle leur destin ! En voulant détruire tout ce qui s’oppose à leur égoïsme, elles sont conduites au crime et à la violence, autant dire que leur temps est compté ! La Machine vit dans une telle furie qu’il est quasiment impossible de lui parler ! La lumière ne la pénètre pas, ou si peu ! Mais la peur de changer, du monde extérieur n’explique pas tout ! En tout cas, que le soldat Paschic survive, ça tient du miracle !

                                                                                                             27

          C’est les vacances et le soldat Paschik est puni ! Alors que tout le monde s’amuse sur la plage, Rank, lui, a des devoirs ! C’est très sérieux ! Dans toutes les matières où il est faible, Rank remplit des pages d’exercices, qui sont envoyés à un correcteur quelque part, un prof qui veut mettre du beurre dans ses épinards ! Cela revient avec une note, des remarques en rouge, qui font que la Machine serre encore plus la vis ! Elle vaincra, sûr ! Et il faut rattraper le temps perdu ! Il n’y a pas une minute à perdre ! Le sort du monde libre en dépend !

           Quelles sont les matières qui pénalisent Paschic ? ou plutôt celles qui provoquent le plus sa paresse ? Il y a bien sûr les mathématiques ! Non que Paschic ne les comprenne pas, mais si on n’excelle pas dans le domaine phare de la logique, de la raison, au pays cartésien, si on ne sait pas compter, on devient un citoyen de seconde zone, un propre à rien : toutes les portes se ferment ! On en est réduit à des études « littéraires », gauchistes, gueulardes, irresponsables, en grève, etc. ! On est marqué par le fer de la médiocrité et on rejoint les esclaves du système, suprême injure pour la Machine !

           Il y a aussi l’anglais ! Très important l’anglais ! Fondamental ! C’est la dimension internationale, les échanges commerciaux, l’informatique, le billet de sortie de sa province ! L’homme nouveau parle anglais ou plutôt américain, puisque c’est le plus puissant qui impose sa langue (si seulement c’était pour coller des timbres !) ! Rank peine avec l’anglais… Il est déjà trop bien hébété pour comprendre un de ses compatriotes, alors un étranger ! Mais la Machine a un rêve… Elle voit Rank en Goldman Sachs, c’est-à-dire en margoulin qui saucissonne la recette des subprimes !

           Rank entend vaguement la rumeur joyeuse de la plage, mais il doit se pencher sur son cahier de devoirs ! Il s’ennuie, il se gratte les cheveux, met un doigt dans son nez ! Il soulève ses bras chargé de chaînes ! Ah ! Il ne sera pas dit qu’on n’a pas essayé de le sauver ! On aura tout fait pour qu’il réussisse, qu’il n’échoue pas ! Peut-être qu’on pourrait tout de même avancer l’heure de la promenade ? Ou bien on laisserait Rank avec les filles de son âge, puisqu’elles sont si belles et pleines de malice !

           Mais Rank ne se fait plus d’illusions depuis longtemps ! On n’échappe pas à la Machine et elle peut tout détruire ! Qu’elle soit injuste n’y change rien ! Le pouvoir a toujours raison ! Déjà vieux, Rank ! Déjà mort ! Ou presque ! Dépressif certainement ! Une larme vient dans le coin de son œil ! Que fait la Machine pendant ce temps-là ? Mais les magasins, les courses ! Sa vie est un tourbillon et il faut bien qu’elle s’amuse, la belle enfant ! N’est-elle pas le devoir, le sacrifice incarnés ? C’est pratique l’hypocrisie des machines ! Et cela reste un mystère pour Rank (c’est quoi leur code Pin?) !

           Tout à l’heure, la Machine rentrera… et malgré tous ses plaisirs, elle ne sera pas contente, car il faut que la Machine grimace, c’est obligatoire ! Il ne faut pas qu’elle montre sa joie, ainsi on peut réduire les autres en esclavage, les écraser ! Peut-on imaginer un tyran hilare ? Et puis, c’est tellement plaisant de tourmenter, de sentir son pouvoir ! C’est pour ta réussite, Rank ! pour ton bonheur ! Tu nous remercieras plus tard ! Sûr !

            Seule compte la Machine ! Tout est sous son contrôle ! Le monde est le sien ! Et elle travaille ? Et elle sait ce qu’est le travail ? l’humilité, l’amour, le renoncement ? Même le clown d’un chapiteau crevé est plus drôle ! Voici le cahier de vacances de la Machine par Rank ! Attention costaud ! Goldman Sachs s’abstenir !

             1 : l’autre a une existence propre ! Il a ses douleurs, ses peurs, ses espoirs, quel qu’il soit ! Donc aucun mépris ! aucune morgue ! Une déférence constante, même si l’autre ne nous plaît pas ! C’est cela l’humanité !

             2 : la foi, c’est la confiance ! Donc, on s’efforce de ne pas avoir peur ! On ne garantit pas sa sécurité par le pouvoir, la réussite sociale, la satisfaction de l’orgueil ! On s’abandonne ! On donne ! On confie ! C’est cela l’amour !

            Voyons maintenant la correction du cahier de la Machine ! Matière 1 : 0 ! Matière 2 : 0 ! Ça va pas du tout la Machine ! Va falloir changer totalement d’attitude ! On va travailler d’arrache-pied, pour ton salut, la Machine ! Il s’ra pas dit qu’on t’aura laissée tomber, entre les griffes de Satan ! Tu veux être sauvée, oui ou non ? Tu veux pas qu’on dise que t’es une ratée, qu’on s’ moque de toi ? Hein ? Bon ! Tu vas me faire le plaisir de t’y remettre, jusqu’à ce que tu saches par cœur ta leçon ! Sapristoche !

            Les machines travaillent ? C’est une fable de La Fontaine, non ? Ah ! Mais elles se broient entre elles ! Elles ne sont pas heureuses ! Oh ! Mais ça, c’est une autre histoire ! Docteur Rank, on vous demande aux urgences !

            _ J’y vais ! J’y vais ! C’est cette infirmière qui ne veut pas m’ lâcher ! »

                                                                                                              28

           De nouveau le ciel tombe sur la tête de Rank ! Il pêchait à la ligne le maquereau, dans son pêche-promenade, quand il a dû déranger le Bismarck ! Les canons tonnent, les obus pleuvent, des gerbes immenses secouent le canot de Rank ! Il s’accroche désespérément à son petit mât ! Mais que dit la Machine ? Quelque chose de connu ! « Tu vas voir, Rank, quand tu seras plus grand ! On t’ f’ra pas de cadeaux dans la vie active ! Ceux qui ne travaillent pas sont vite anéantis ! Alors ressaisis-toi, bon sang ! »

            Rank effectivement se redresse à son bureau et il fait mine de se lancer à corps perdu dans ses devoirs ! La Machine disparaît, le Bismarck continue sa route ! Hourrah ! Hourrah ! pour saluer le navire et lui dire au revoir ! Bon débarras ! Dans sa tristesse, Rank se remet à réfléchir… C’est son métier ! son job ! sa vie ! sa destinée ! Voyons voir… Il a un dessin industriel à faire ! Attention, c’est pas d’ la fantaisie ! du dessin artistique ! autrement dit du grand n’importe quoi narcissique ! Eh ! Eh ! Prenez ça dans les gencives les chevelus mal rasés, les paresseux, les idéalistes ! Moi, j’ suis un technicien, un réaliste et mon dessin est au millimètre près ! Eh ouais, on va construire des pièces d’après mes indications ! Y a d’ l’argent en jeu ! De l’argent, vous y êtes ? S’agit donc pas d’ batifoler !

             Rank a mis sa blouse blanche… Il a une règle qui coulisse sur sa table à dessin ! Il fait jouer une lampe articulée, un vrai pro ! Puis, il prend sa pointe ou sa plume, bien rechargée en encre, et il écrit en haut à droite, dans la cartouche et en lettres normalisées : « La Machine, plan 2678, échelle 1 sur 1 ! » Ça marche pour Rank ! Il va dessiner la structure d’une machine ! pour les générations futures ! afin qu’elles comprennent comment fonctionnent les machines ! Ainsi on évitera leurs travers ! Mais là Rank rêve !

            D’abord, se dit Rank, si la vie est plus dure par la suite, elle n’en vaut pas la peine, car ça ne peut pas être vraiment pire que ce qu’il connaît ! Quoi ? Son employeur pourrait lui crier d’ssus ! Hi ! Hi ! Rank rit ! Tous des rigolos à côté de la Machine ! des amateurs ! Non, Rank est prêt pour une mission de la NASA, sans oxygène et qui doit durer un milliard d’années ! Sans casque ? Bien sûr et même sur les mains ! OK, Rank, bienvenue dans l’équipe !

          Mais il y a autre chose qui intrigue Rank… Si la Machine subissait ce qu’elle fait subir, elle serait aussi meurtrie que Rank, aussi hébétée, aussi morne, aussi désespérée ! Au contraire, la Machine va bien, elle est pleine d’allant et elle reproche même encore à Rank son manque d’entrain, qu’elle voit comme une sorte de paresse ! Brave Machine, jamais à court de raccourcis, de parti pris ! Donc la Machine se ménage, se sucre et on voudrait de tout cœur partager sa joie, à condition qu’elle respecte aussi celle des autres ! Il n’y a aucun mal à jouir de la vie, au contraire, elle est faite pour nous enchanter ! Mais c’est ce cadeau en général, de sorte qu’il profite à tous, qu’on peut saluer et chanter ! Or, la Machine ne supporte pas le plaisir des autres et en particulier celui de Rank ! Il faut que la Machine se sente une victime du devoir, qu’elle ait l’impression d’être un modèle de correction et c’est pour cela qu’elle sanctionne Rank ! C’est toute son hypocrisie qui retombe sur le soldat Paschic !

           Rank, par les coups qu’il reçoit, doit être le témoin de la vie terrible de la Machine, ce qui permet à celle-ci de rayonner, de boire de l’ambroisie ! Voilà Rank, ton dessin technique est terminé ! Il ne te reste plus qu’à t’essuyer les mains et à classer le calque ! C’est du beau boulot ! Mais et après ? La Machine est égoïste et hypocrite, mais ça on le savait non ? Mais pourquoi ne s’avoue-t-elle pas ses plaisirs ? Imaginons… Imaginons un instant la société reconnaissant son mensonge ! disant : « C’est pas facile de labourer un champ et de suer pour faire venir sa récolte ! C’est pas facile non plus de travailler à la chaîne ! Mais c’est vrai que nous n’épargnons pas notre ego, que nous laissons aller notre impatience, que notre préoccupation n’est au fond que notre égoïsme, notre importance, notre sécurité ! »

          Hein ? Mais alors, surtout à notre époque, il faudrait se demander que faire ? Nous serions apparemment devant un grand vide, puisqu’il serait avéré que nous ne souffrons pas et que nous sommes pleins de grimaces ! Ce serait le début du vrai travail ! Respecter l’autre, renoncer à soi pour mieux aimer ! Être sincère, avouer ses peurs, ses plaisirs, ne plus jouer la comédie ! C’est cela rendre à Dieu ce qui est à Dieu ! C’est cela l’esprit et quitter le règne animal, pour devenir véritablement un être humain ! C’est aimer plus grand que soi ! Ce n’est pas désigner des ennemis, en leur ressemblant, avec leur haine et leur mépris, et en rêvant de les détruire ! Ce serait la fin des simagrées !

           « Soldat Paschic ! (C’est Dieu qui parle!) C’est avec un profond plaisir que je vous décore de la médaille de la bravoure ! » Dieu sourit, embrasse Rank, quelques anges applaudissent… Et la Machine ? Mais elle prend enfin un balai !

                                                                                                             29

           Pour la Machine tout est simple, puisque c’est son monde qui importe ! Les animaux sont pareils : ils n’ont pas vraiment conscience des phénomènes qui ne sont pas à leur échelle, qui n’intéressent pas leur quotidien, en restant extérieurs à leurs réflexes ! Ainsi un avion qui passe ne dérange pas un moineau, et pourtant ça fait du bruit !

           Notre égoïsme, rappelons-le, vient de la domination animale, et il est normal que les plus égoïstes n’aient qu’une perception vague, floue des autres, du moment que ceux-ci ne constituent pas des proies ou des esclaves ! Ainsi Poutine tue des enfants ! Ainsi Trump résout le conflit israélo-palestinien, en méprisant totalement les Palestiniens ! Ainsi s’expliquent les dépôts sauvages d’ordures, etc. !

            Pour les machines, le monde est selon leurs désirs et elles nous assènent donc volontiers leurs solutions, leurs leçons de morale, comme « Quand on veut, on peut ! » En effet, là où les choses deviennent compliquées, c’est quand on donne à l’autre toute sa réalité et que l’on ne l’écrase pas ! On s’aperçoit alors que nul n’est le diable, que nous sommes tous plus ou moins pareils, que chacun a peur, que l’on ne peut pas juger, etc. ! Un abîme de nuances et même de doutes s’ouvre dès qu’on n’est plus aveuglé (abruti) par ses seuls intérêts ! On peut même formuler ce théorème : « Moins on est égoïste et plus la réalité est complexe ! »

            Or, la Machine est la correction, la discipline même ! la vertu personnifiée ! Elle peut se le permettre, car l’autre n’existant pas, elle ne peut être égoïste ! Il faut bien qu’on ait l’air de profiter du voisin, pour être jugé malveillant ! Donc, la Machine, persuadée qu’elle est bonne, est pleine de moralité et extrêmement exigeante à l’égard de Rank, qui apparemment n’en fait jamais assez ! « Allez, encore un petit effort, Rank (un dernier pour la route !) ! » dit la Machine, comme s’il n’y avait rien de plus simple ! comme si Rank ou le corps humain n’avait pas de limites ! comme si le soldat Paschic ne faisait preuve que de mauvaise volonté !

            Toutes les défenses de Rank sont embouties ! Ainsi plus tard il se demandera à lui-même bien plus qu’il ne peut supporter, mettant même sa vie en danger, et tout ça à cause de l’hypocrisie, de l’égoïsme de la Machine ! Rank fera mal à beaucoup de gens, puisqu’on ne peut dépasser ses forces, sans en faire payer le prix à d’autres ! En contraignant sa nature la plus profonde, on finit par blesser son entourage, car il faut bien que la fatigue ou la pression s’évacuent ! On se fourvoie dans ses choix et tôt ou tard on tend l’addition à ceux qui nous gênent ! Seul l’esprit en paix approche de la bonté !

            Mais rien ne dérange la Machine, ou plutôt rien ne doit la déranger et surtout pas le regard de Rank ! Car la Machine se construit un personnage, une illusion ! Voyons voir… Elle est la mère responsable, pleine d’abnégation et qui n’a jamais pensé à elle ! qui est encore victime du monde des hommes et de ses préjugés ! Elle est une sainte méconnue ! De par sa position sociale, le notaire ou le banquier la saluent bien bas ! Évidemment aussi, on la plaint à cause de Rank, symbole même de l’ingratitude, du chemin de croix de la Machine ! Mais les machines, qui elles-mêmes adorent ces faux-semblants, s’accommodent parfaitement des « institutions » telle la Machine et n’ont qu’un regard noir pour ceux qui semblent menacer l’ordre !

            Toute la société se tient ainsi sur son tas de fumier, pour ainsi dire, alors que la peur et les maladies les plus diverses la rongent ! Car l’hypocrisie ne fait que prolonger les problèmes, elle ne les résout jamais ! Rank a été mis au ban de sa famille, il est reste alors étranger à la société ! non qu’il veuille la détruire, qu’il n’en connaisse pas les maux ou qu’il soit malveillant, mais il ne peut rien faire contre des menteurs qui se serrent les coudes ! qui veulent justement rester aveugles !

            Que se passe-t-il pourtant ? Mais la société coule ! La violence et le réchauffement l’envoient inexorablement vers le fond ! La guerre de l’eau va bientôt commencer et on verra les machines se piétiner sans vergogne (ça, elles savent faire!) ! L’hypocrisie résiste et les solutions réelles restent dans l’ombre !

            Mais que voit-on là-bas, sous le soleil ? C’est bien la Machine ! Elle se précipite, elle a l’air exténuée ! Que dit-elle quand elle est près de Rank ? Mais qu’elle a pris conscience du mal qu’elle a fait ! qu’elle demande pardon ! Ce n’est pas vrai ! La voilà éclairée, humble, repentante ! La joie de Rank est inexprimable, pleine de surprise ! Ainsi il est possible à une machine de s’améliorer, de se rendre compte, d’avouer son égoïsme ! Existe-t-il plus belle parabole que celle-là ?

            Rank accueille la Machine à bras ouvert : que celle-ci se soit tournée vers la lumière lui suffit ! Il n’attend pas de meilleures réparations !

                                                                                                          30

          Quand l’abbé Convenances sort de la gare, il fait encore nuit et l’homme, vêtu d’un chapeau et d’un pardessus, avance lentement sous la lumière bruineuse des lampadaires ! A cette heure, la ville est bien silencieuse et paraît triste, mais l’abbé a l’habitude des situations difficiles et il finit par s’arrêter devant une maison à la façade grise ! Il sonne et la Machine lui ouvre ! Elle le remercie d’être venue, en le faisant entrer dans le salon et après s’être découvert, l’abbé Convenances s’assoit sur le canapé, à côté de sa petite valise ! Il a l’air las, mais il écoute cependant la Machine !

            « Je ne sais plus quoi faire ! dit celle-ci. C’est le diable en personne ! Il ne fait rien comme les autres ! On a beau lui expliquer les choses, il ne comprend pas ! ou bien il fait exprès de ne pas comprendre ! Il est terrible, vous savez ! d’une sournoiserie ! Mais enfin qu’est-ce qu’il a dans la caboche ? C’est bien simple : il me fait peur ! Impossible de savoir ce qu’il pense ! Il est là toujours avec son petit sourire, comme s’il nous examinait ! Oh ! C’est le mal ! Le mal ! Je vous en prie, monsieur l’abbé, aidez-nous !

    _ Calmez-vous, madame, je n’ai encore jamais échoué ! Le Malin ne résiste pas à la vraie foi ! Comment s’appelle le malheureux ?

    _ Rank !

    _ Et où est-il en ce moment ?

    _ Dans sa chambre, à l’étage !

    _ Très bien, je vais monter le voir... »

    L’abbé Convenances se lève, remet son chapeau et s’empare de sa valise… « Vous… vous avez besoin de quelque chose ? demande hésitante la Machine. Vous voulez que je vous accompagne ?

    _ Non, je préfère d’abord être seul avec le garçon… Ne vous inquiétez pas si vous entendez des bruits bizarres !

    _ Des bruits bizarres ?

    _ Le Malin ne se laissera pas faire !

    _ Oh ! Mon Dieu ! »

             L’abbé monte à pas lourds les escaliers, puis il soupire avant de frapper à la porte de Rank ! « Entrez ! fait celui-ci de son bureau et heureusement surpris qu’on ait pris la peine de frapper…

    _ Bonjour, Rank, dit l’abbé, qui observe la chambre. Je peux m’asseoir ? Rank, je viens de voir ta mère et elle est désespérée ! Elle pense que tu es possédé, car un garçon ne peut pas vouloir faire du mal à sa mère, puisqu’elle est sacrée !

    _ La Machine est sacrée ?

    _ Pourquoi tu appelles ta mère la Machine, Rank ? N’as-tu pas d’ cœur ?

    _ C’est elle qui n’en a pas… murmure Rank.

    _ Allons, allons, elle a déjà souffert pour te donner le jour !

    _ Ça doit être pour ça qu’elle m’en veut !

    _ Peut-être lutte-t-elle tout simplement contre ton égoïsme ?

    _ Parce qu’il contrarie le sien ? C’est bien possible ! Elle a plus d’un tour dans son sac !

    _ Le Malin aussi Rank ! Le Malin aussi ! répond l’abbé qui baisse la tête, en constatant l’étendue du mal. Il ouvre sa petite valise et en sort un crucifix, qu’il dresse devant Rank ! « Vade retro Satanas ! dit-il.

    _ Celui qui aime mieux son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi !

    _ Salopard, t’as vraiment réponse à tout ! Mais on va faire sortir le Malin, Rank ! Accroche-toi ! Vade retro Satanas ! »

    Soudain, Rank vomit sur l’abbé un liquide noirâtre et nauséabond ! « J’ crois que c’est le stress ! dit Rank. Pardonnez-moi, mais depuis longtemps, j’ suis la proie de l’angoisse !

    _ Ah ! Ah ! Tu m’ prends pour un benêt, Satan ? Sale ordure, va-t’en, je te l’ordonne, au nom du Christ !

    _ Mais enfin l’abbé, quand je vous dis que c’est mon estomac ! J’ai peur tout le temps, même dans cette maison ! C’est la Machine qui m’ bousille !

    _ Ta ! Ta ! Ta ! Une mère ne saurait être méchante ! Va falloir rentrer dans l’ rang, Rank ! Et cessez de ne penser qu’à soi ! Tes parents font le maximum ! Mais j’ vais t’ guérir, Rank ! »

            De désespoir, Rank commence par être secoué par un rire sinistre, métallique et il tourne la tête à 360° ! La folie le gagne ! On ne peut pas l’aider ! Il rejette violemment l’abbé, qui va s’écraser contre le mur ! En sueur, celui-ci n’a pas lâché son crucifix, mais enfin il comprend que le cas est particulièrement difficile ! Le gamin est plein de sophismes ! La Bête s’adapte et devient de plus en plus dure à vaincre ! Ah ! Ces jeunes ! De vieux singes dans des corps d’enfants ! L’abbé revient à la charge : « Comment peux-tu causer du chagrin à ta mère ? Sais-tu ce qu’est l’amour d’une mère, Rank ?

    _ Je sais que son orgueil est sans amour et que mon amertume est infinie ! Mais à quoi bon l’abbé ? Vous avez besoin de l’ordre et vous vivez dans une carte postale ! Allez-vous-en, s’il vous plaît ! »

    L’abbé a brusquement un doute, devant l’air si doux de Rank et il sort de la chambre… « Alors, monsieur l’abbé, lui dit la Machine au pied de l’escalier. Vous avez réussi à l’exorciser ?

    _ Oui…, mais je pense aussi que vous devriez lui foutre un peu la paix ! »