Les enfants Doms (T3, 6-10)

  • Le 15/07/2023
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Doms60 1

 

 

                   "Let the sun shine!"

                                    Hair

 

                            6

       Te raconterai-je les exploits de la sainte, de Grobas et de ses amis ? Pour cela, il me faut prendre le vieux et lourd livre des légendes… Ouf ! Le voilà posé sur la table ! Et quand on l’ouvre, on voit d’abord des images…, des images de combats, de chevaliers s’encastrant, de tentes et de traités ! Il y a aussi des monstres, des dragons, des géants et des héros ! La sainte est représentée priant le dieu des travailleurs, dans un bois, alors que la lumière divine vient l’inspirer !

      Mais ce n’est pas la méditation qui nous intéresse, n’est-ce pas ? Nous, ce que nous voulons, c’est le sang, l’aventure, la victoire de l’épée, les intrigues et pourquoi pas les amours tumultueuses ! Faut qu’ ça bouge dans la mare aux grenouilles ! La contemplation, le travail intérieur, c’est pour les jours de pluie et encore, personne ne doit être là pour proposer une partie de p’tits chevaux fracassante ! Pourtant, existe-t-il plus beau monstre que l’angoisse ? N’est-elle pas le dragon moderne ? Et celui qui la vainc n’est-il pas au-dessus de tous les champions de l’Antiquité ?

     Mais point de philosophie, avons-nous dit ! De l’action, de la geste et encore de l’action ! Que l’enfer se déchaîne, pour nous distraire ! Dieu comptera les siens ! Du merveilleux ! Du rêve ! Des amours splendides, durement gagnées ! Que la sébile de l’aveugle soit celle de l’espion ! Des complots ! Que le mal se lise sur les visages hideux ! Qu’il ricane, à côté de l’innocence du travailleur ! Au revoir sagesse, synonyme d’ennui ! Qu’il y ait des quiproquos, des malentendus dramatiques, des haines sans merci, irréversibles ! Que tout soit tranché, les bras comme les avis ! Le riche est l’ennemi, le fourbe, le prince noir !

     Voyons… En ce temps-là, il y avait une contrée où le travailleur vivait en harmonie ! Il effectuait les travaux des champs, mais il ne vendait pas sa récolte pour s’enrichir égoïstement ! Il la distribuait au peuple et chacun souriait ! C’était le partage et le jeune homme plongeait son regard pur dans celui de la jeune fille, qui le lui rendait bien ! Le soir, on dansait et on buvait avec modération, car à quoi aurait servi l’alcoolisme ? N’était-on pas heureux ? On accueillait aussi à bras ouvert les étrangers et ils repartaient vers le vaste monde, où ils racontaient que le paradis existait et que la clé du bonheur était celle du travailleur !

     Mais c’était compter sans le prince de Wall Street ! Il vit dans une tour de glace, dont le sommet se perd dans l’orage ! A quoi rêve-t-il ? Mais il regarde luire son or, comme on est fasciné par la flamme ! Il a des projets sombres, qu’il expose à des compagnons tout aussi inquiétants ! Il y a là des traders du Nord, aux yeux froids et bleus, à force de regarder les écrans ! Bien sûr, des bandits du CAC 40 sont également présents, car ils tiennent à avoir leur part ! Ils mangent goulûment des cuissots, en écoutant leur chef ! « Alors voilà ! dit celui-ci. Le problème avec le pauvre, c’est qu’il n’a pas d’argent !

_ Hi ! Hi !

_ Ah ! Ah !

_ Eh ! Eh !

_ Je me suis donc déguisé, pour visiter le jobard ! J’ lui ai j’té : « T’as pas d’argent ? Qu’à cela ne tienne ! Toi aussi, t’as droit à ta chaumière ! J’ te prête pour que tu la construises… et dame, si tu ne peux plus m’ rembourser, j’ te prends simplement la chaumière ! On s’ra quitte !

_ Z’ êtes un vrai philanthrope, chef !

_ Pas vraiment non…, car la créance, messieurs, la créance, j’en fais un marché juteux, une valeur sûre ! Nous sommes les rois et l’argent coule à flot !

_ Hip, hip, hourrah, pour not’ chef ! »

     On en passe et des meilleurs et dans le livre des légendes, on voit la sainte escalader la tour de glace, grâce à un lierre magique ! Qu’est-ce qu’il ne faut pas gober, n’est-ce pas ? Notre esprit garde volontiers un côté enfantin et qui est même lié à l’ego ! Plus nous voulons dominer et plus l’autre nous est indistinct, puisqu’il doit nous obéir ! Ce n’est qu’avec la maturité que nous arrivons à dire : « Aimez-vous les uns les autres ! » Moins nous avons d’ego et plus l’autre nous est une réalité et plus nous pouvons le comprendre et accueillir la différence ! Celle-ci nous est d’autant plus haïssable que nous cherchons à nous faire valoir, évidemment, car c’est la différence, ce n’est pas nous ! La différence est ennemie de l’égoïsme !

     Mais voilà que je radote… et que je perds mon lecteur ! Que dirai-je d’autre ? Les bandits s’enfuient sous le rire gras de Grobras…, mais ils ne sont nullement vaincus, on s’en doute, et ils vont se réorganiser ailleurs, pour être encore plus forts ! La sainte saura-t-elle déjouer leurs nouveaux complots et méfaits ? On tremble un peu pour elle, car son sabre s’est légèrement ébréché sur le cou d’un Goldman Sachs ricanant, comme si l’enfer était parfaitement insensible !

                                                                                                         7

     La lumière raconte une histoire à l’ego…

     « Abdallah sort de la mosquée, l’air pénétré ! Il porte la chéchia et la djellaba et il fait tout pour se sentir ici, comme au pays de ses ancêtres ! Il ne manque plus que le soleil du désert ou la fraîcheur des maisons blanches, car le quartier est constitué de hautes tours de béton, peu attrayantes sous le ciel gris ! Mais Abdallah assiste à la prière l’après-midi, où il écoute attentivement l’imam, qui lui parle normalement d’un dieu d’amour, seule preuve de sa supériorité sur les hommes ! Abdallah respecte encore bien entendu les rites de sa religion, comme le ramadan, et à la sortie de la mosquée, il salue les uns et les autres, conscient qu’il fait partie des notables de sa communauté !

     Pourtant, le cœur d’Abdallah est rempli de haine, ce qui est contraire à la foi, puisque celle-ci est de la confiance ! Or, comment haïr si on est confiant ? La haine ne naît-elle pas de la peur, des inquiétudes, de l’angoisse ? Peut-on haïr quand on est heureux ? La confiance, c’est bien la paix, n’est-ce pas ? Mais Abdallah a le cœur plein de haine, car il n’est pas le maître ! Ce sont les Roumis qui le sont ! Autrement dit, le pays est malheureusement dirigé par les mécréants, les infidèles, ceux qui ignorent la vraie religion ! La pilule ne passe pas chez Abdallah ! Il est notable devant la mosquée, il n’est rien quelques rues plus loin ! Pire, il est méprisé par l’homme blanc, qui voit en lui une menace, d’autant que le contentieux entre les deux cultures reste vif et profond !

     Abdallah croit qu’il est un bon musulman, mais il est dévoré par la haine et l’envie ! Comment lui, qui connaît la vraie religion, peut-il être dépendant et même commandé par des gens qui doivent faire horreur à Allah ? Car Abdallah oublie ou plutôt ne comprend pas que Dieu est amour ! Ce qui l’intéresse, c’est son importance, son pouvoir, sa domination et il se venge, à sa manière, de son infériorité face aux Blancs ! Par exemple, il prépare ses petits enfants au monde de demain ! Il leur dit : « Les Roumis aiment Jésus ! C’est parfaitement ridicule, car seul Mahomet est le prophète et connaît Allah ! Jésus, c’est de la bêtise ! Vous pigez, les enfants ?

_ Hi ! Hi !

_ Moquez-vous du Roumi, les enfants, surtout à Noël ! Moquez-vous de Jésus ! Car un chameau est plus intelligent !

_ Hi ! Hi !

_ C’est comme la nouvelle médiathèque, les enfants ! Quelle farce ! C’est de l’argent jeté par les fenêtres ! Les Roumis font les fiers, avec la nouvelle médiathèque ! Ils disent : « Comme elle est belle ! Elle va servir à tous ! C’est de la culture ! » Mais seul Allah est grand, les enfants ! Il se moque bien des Roumis et il les balaiera le moment venu ! La nouvelle médiathèque est ridicule, les enfants !

_ Hi ! Hi ! »

     Pendant ce temps-là, la femme d’Abdallah est à la CAF ! C’est elle qui « traite » avec les Blancs ! Elle n’a pas le dédain du guerrier et comme toutes les femmes, elle ne perd jamais vraiment de vue le sens pratique des choses ! C’est elle qui prépare à manger et va faire les courses ! La haine d’Abdallah, elle la met en veilleuse, car il faut de l’argent ! Pourtant, l’employée de la CAF vient de lui envoyer une flèche dans le cœur ! Mine de rien et d’après les informations visibles à l’écran, il manque au dossier de la famille une pièce absolument nécessaire, qui pourrait même obliger Abdallah dans un avenir proche à quitter le pays ! C’est la stupeur chez sa femme, qui maintenant essaie de se reprendre, de comprendre exactement quelles démarches elle va devoir effectuer !

     Évidemment, c’est encore du stress, de l’âpreté ! Il ne faut pas céder à la panique, alors que le confort dont on dispose peut disparaître d’un coup ! La femme d’Abdallah se raidit, c’est elle la véritable guerrière ! Elle ne lâche pas l’employée de la CAF, qui paraît si détachée, si sereine qu’elle en devient suspecte ! Celle-ci ne se réjouirait-elle pas en secret du désarroi de la femme d’Abdallah ? N’est-elle pas en ce moment la reine ? N’a-t-elle pas tous les pouvoirs ? Ne prend-elle pas comme une forme de revanche ? La Roumie ne réaffirme-t-elle pas sa supériorité ? La femme d’Abdallah est au supplice, car elle doit ravaler toute sa fierté, pour obtenir ce qu’elle veut ! Une lutte sourde s’engage, où il est quasiment question de vie ou de mort !

     L’employée de la CAF donne l’impression d’être un chat devant une souris et c’est haine contre haine ! »

                                                                                                   8

     La lumière, penaude, entre dans le bureau de l’ego, qui est un petit homme courtaud, avec un cigare dans la bouche ! « Qu’est-ce tu veux, la lumière ? fait sèchement l’ego.

_ Ben, j’ sais pas trop…, comme Gwyneth !

_ Comme Gwyneth ?

_ Oui, Gwyneth Pas trop ! Ouf ! Ouf !

_ Et c’est pour me dire ce genre de conneries que tu viens m’ voir ?

_ Ben, non en fait ! J’ me sens pas très bien… Le temps passe et j’ai l’impression de parler dans le vide ! Personne ne fait attention à moi !

_ Mais à qui la faute ? T’avais toutes les cartes en mains ! J’étais prêt à t’aider ! T’aurais pu être parmi les meilleurs ! Mais t’as tout gâché ! T’as craché sur tout ! Je n’ai jamais assez été assez bien pour toi, etc. !

_ C’est pas aussi simple… J’ai cherché la vérité…

_ La vérité ? Tu la veux, la vérité ? C’est qu’ t’es un tocard, la lumière ! un perdant ! A quand remonte ton dernier combat ? Attends voir, c’était au fin fond d’un trou du cul d’ province… et tu l’as gagné avec peine ! Et encore c’était aux points et litigieux ! Te voilà une chiffe ! Quand j’ pense à tout l’ talent qu’ t’avais, c’est à en devenir dingue ! 

_ Hum ! J’ me disais tout de même qu’une petite avance, sur mon prochain combat…, ça pourrait m’ donner d’ l’air...

_ Ah ! Parce que tu crois que le fric, ça se trouve sous les sabots d’un ch’val ? Ça s’ gagne à la sueur de son front, mon p’tit gars ! T’es un idéaliste, un pur ! T’as des atermoiements de héron, face à la boue du marais ! Moi, j’ai les mains dans l’ cambouis ! Je bosse, j’ me bats et le pèze, j’ le mérite !

_ J’espère ! Comme Karl !

_ Comme Karl ?

_ Oui, Karl J’espère ! Ouf ! Ouf ! Excuse-moi, mais au fond, c’est pas l’argent qui est un problème ! Je n’ai pas faim et c’est l’essentiel ! Non, j’ai un p’tit coup de mou, j’ pense ! J’aimerais bien qu’on m’écoute, car j’ai des choses à dire !

_ Moi aussi, j’ai des choses à dire et plutôt deux fois qu’une !

_ C’est bien ça, le problème ! C’est qu’ t’en finis par d’ brailler dans tous les coins ! T’es en permanence scandalisé, ce qui fait qu’on n’ peut pas en placer une ! T’écoutes jamais les autres ! Comme si on pouvait faire tourner le monde autour de soi !

_ J’ai des convictions et j’ les fais valoir !

_ Oui, t’as surtout d’ l haine et d’ la folie ! La haine, ça conserve, faut croire ! Tu sais, je suis de plus en plus persuadé qu’il n’y a qu’un moyen de lutter contre la haine et c’est la foi ! Le stoïcisme, la philosophie, la science n’y pourront rien ! Seul celui qui aime se livre en entier…

_ Et c’est ce que j’appelle un piège à cons ! A chaque fois qu’ tu vas t’ retrouver à sec, tu vas dire qu’on t’éprouve, jusqu’à ce qu’on te mette dans la p’tite boîte ! Tu s’ras mort comme t’auras vécu, dans l’oubli ! Le grand perdant !

_ T’as aucune idée de ce qu’est l’aventure ! J’ai le grand souffle !

_ Alors pourquoi tu viens m’voir ? Va gémir ailleurs ! J’ai du travail !

_ Parce que tu en remets une couche, à chaque fois que ça va pas ! Tu n’ doutes pas ! Tu t’ dis pas : « C’est à moi d’ changer ! » Non, tu cries plus fort ! Tu t’ montres deux fois plus violent ! Tu n’as que cette solution ! Le résultat ? Un mur, celui d’une impasse ! Évidemment, tout le monde en souffre, moi, y compris !

_ Désolé, mais j’ peux pas m’ laisser bouffer ! Faut qu’ ça sorte !

_ Oh ! Mais dès qu’on t’ demande de réfléchir un tant soit peu, tu t’ennuies ! T’as beau crier à l’injustice ou au scandale, tu veux jouir, c’est tout ! D’où ta haine !

_ Elle est justifiée !

_ Ben voyons ! Ça pète de partout ! Mais peu importe, du moment qu’ tu peux t’ soulager ! Bon, faut qu’ j’arrête…, comme Keith !

_ Comme Keith ?

_ Oui, Keith J’arrête ! Ouf ! Ouf !

_ On s’ console comme on peut !

_ Oui, j’ vois les catastrophes de demain ! Elles arrivent comme les trains ! »

                                                                                                  9

     L’ego vient voir la lumière, qui est en train de peindre… « T’es tranquille là, dis donc ! dit l’ego. T’as même une vue sur un jardin ! Les fleurs, les p’tits oiseaux… Le bonheur quoi !

_ Tu supporterais pas cinq minutes !

_ Hein ? Pourquoi tu dis ça ?

_ Laisse tomber…

_ Mais t’as pas l’air de te rendre compte de la chance que tu as ! J’ te vois paisible devant ton chevalet, mais dehors la bataille fait rage ! J’ai pas une minute à moi ! On est toujours en train d’ me demander un service ! Et puis comme les gens sont hargneux, ingrats en plus ! T’as beau leur donner, c’est jamais assez !

_ Tiens ?

_ Mais oui, qu’est-ce que tu crois ? Vous, les artistes, vous êtes marrants ! Vous pensez que les hommes vivent d’amour et d’eau fraîche ! Vous êtes des purs et vous avez des privilèges ! Mais la beauté, c’est bon pour les nantis ! Nourrir les bouches, c’est pas du rêve ! La réalité, c’est le mal et donc le combat pour le bien ! Chaque jour, j’ai ma part de peine ! Tandis que toi… Il n’y a même pas un bruit ici ! Tu vis dans un cocon ! T’es protégé et alors tu développes tes grandes idées !

_ Tu veux un peu d’ café ?

_ Oui, merci ! Non, mais c’est vrai, tu devrais sortir de ta coquille ! t’engager ! Voilà le mot ! Y a du malheur dans l’monde… et faut crocher d’dans ! Hein ! Être utile !

_ De quoi t’as peur ?

_ Hein ? De quoi j’ai peur ? Mais…, mais de rien ! J’ai pas peur ! Pourquoi tu m’ parles de ça ? C’est toi qui es la dérive, non ?

_ Ah bon ? Où tu vois que j’suis à la dérive ? J’ suis calme dans l’ silence… Il est bon ton café ?

_ Hein ? Oui, oui, merci !

_ Et c’est bien toi qui es v’nu m’ voir, non ?

_ C’est vrai… Euh, elle m’a quitté, tu sais…

_ Ah…

_ Oui, elle a pris l’ chien et elle est partie ! Comme si j’étais rien du tout ! Elle est partie brutalement, sans explications, alors que la maison est en plein chantier ! A moi d’ régler ça ! Il faut finir la maison d’ nos rêves, la payer pour rien ! Je me retrouve tout seul, dans ces vastes pièces ! J’y tourne en rond, avec l’impression d’avoir été amputé… et je dois quand même répondre aux ouvriers ! Ça m’ demande un effort titanesque !

_ J’imagine…

_ Et d’abord, pourquoi elle a pris l’ chien ? Il était autant à moi qu’à elle ! Elle est partie avec comme si c’était naturel, son droit ! Je n’ai même pas vu faire valoir mon avis ! Sur le coup, j’ai eu envie de l’étrangler ! J’ t’assure ! Y avait un tel mépris dans ses yeux ! Mais… tout ça n’a pas l’air de te surprendre !

_ Non, pas vraiment…

_ Ah bon ? T’es l’ gars qui avait tout prévu, c’est ça ? Après coup, s’entend !

_ Oh ! Ton malheur ne m’enchante pas ! Mais nous sommes dirigés par des lois…, des lois invisibles s’entend !

_ Mais que toi, tu vois ! Alors qu’est-ce qui n’a pas marché, entre elle et moi ?

_ Ben, vous êtes deux êtres immatures et égoïstes et vous pensiez que l’autre devait vous céder ! Tant que vous aviez des projets, que vous étiez dans l’action, cela vous était masqué, car on ne se retrouve pas vraiment l’un en face de l’autre ! On est toujours dans la réalisation, nullement dans le moment présent ! Dans ton cas, le chantier a sans doute fini par être trop lourd et l’égoïsme a commandé le repli sur soi, le départ !

_ Eh ben, dis donc, tu n’ m’épargnes pas ! Et moi qui pensais que tu prendrais mon parti !

_ Ce s’rait d’ l’enfantillage ! Tu m’ vois là dans l’ silence, comme quelqu’un d’ protégé ! Mais justement j’affronte le moment présent ! J’ ne suis pas en fuite dans l’agitation et les projets ! Il n’y a pas de place ici pour le mensonge, sinon l’angoisse me dévorerait tout cru !

_ T’es quand même en marge… et tu profites du système !

_ A qui la faute ? Tu m’ vois t’expliquer que tu vas dans l’ mur, alors que tu me parles avec enthousiasme de tes plans, à côté de ta femme souriante ? Mais tu m’ f’rais la gueule et tu souhaiterais ne plus me revoir ! Donc, je me tais… et je reste seul ! La sagesse, personne n’en veut ! Tout le monde préfère garder son égoïsme et accuser d’autres quand ça va mal !

_ Mais pour qui tu t’ prends ? Dieu, le père ?

_ J’ai aussi ma peine, car vous ne m’aimez pas ! Vous tombez et vous voudriez de la pitié, mais vous ne faites rien pour changer ! »

                                                                                                    10

     La lumière avance tranquillement dans la rue, quand soudain on l’appelle : « Eh ! La lumière ! crie l’ego. J’ suis ici ! » La lumière tourne la tête et découvre l’ego assis par terre, là où pissent les chiens ! D’ailleurs, l’ego rayonnant, qui montre sa sébile, est accompagné de deux de ces animaux, à l’air avachi ou triste !

     « T’as bien une p’tite pièce ! » jette l’ego nullement gêné par sa tenue débraillée, mais qui au contraire en semble très fier ! La lumière tique, car il ne voit pas pourquoi l’ego fait la manche, alors qu’il paraît en forme, sans problèmes physiques qui pourraient l’empêcher de travailler ! Il est vrai aussi que bien des marginaux ont plutôt des souffrances psychiques, qui les rendent asociaux… « Il y a bien de la douleur en ce monde et il ne faut point se hâter de juger ! » pense la lumière, qui déclare cependant : « Désolé, mais je n’ai pas de monnaie ! »

     L’ego a un geste large, pour montrer sa compréhension ! Il sait que le paiement sans contact conduit de moins en moins au distributeur et puis, il y a l’inflation ! Ce qui surprend la lumière, c’est que l’ego se comporte comme si c’était lui qui dirigeait la rue et avait la situation en mains !

« Ça ne te dérange pas d’être assis dans la poussière et la crotte, au niveau des pieds des gens ? demande la lumière.

_ Eh ! Mais c’est que j’ai pas le choix ! Faut bien qu’ je croûte !

_ D’accord ! Mais apparemment physiquement, ça va… Pourquoi tu ne cherches pas un travail ? Y a rien qui t’intéresse ?

_ Bof !

_ T’aimerais pas faire de la peinture, de la photographie, du jardinage ? Si j’ te dis ça, c’est parce que, dès que quelque chose t’intéresse vraiment, alors l’État peut t’aider… et pas qu’un peu ! Il est fait pour ça ! Si quelqu’un se montre déterminé, sincère, alors toutes les portes s’ouvrent ! Tu pourrais bénéficier d’une aide financière, d’une formation, d’un logement, à condition qu’il ne s’agisse plus de toi-même, mais d’un métier que tu veuilles exercer ! L’État voit ça comme une sortie à ta marginalité !

_ Oh là, pas question ! C’est qu’ j’ai du ressentiment ! C’est pas écrit pigeon sur ma tête !

_ C’est bien c’ que j’ craignais ! T’es enfoncé dans tes problèmes d’ego… et c’est pourquoi rien ne t’intéresse à part toi ! C’est bien là le problème ! Mais c’est encore une question de temps… Il est possible qu’un jour tu sois délivré et que tu te découvres une passion pour autre chose que toi-même !

_ Mais qu’est-ce que tu racontes ? C’est plutôt toi qui aurais besoin d’être aidé !

_ J’ crois pas ! Car tes blessures, je les ai eues aussi et il est normal de réclamer justice ! Mais on comprend aussi que c’est sans fin ! On ne peut pas guérir tant qu’on se contemple, même si on est la victime !

_ Quelles conneries ! C’est toi qui es paumée, la lumière ! C’est toi qui es perdue !

_ Ah bon ?

_ Mais oui, la société, elle est dépassée ! Le bourgeois, on n’en veut plus ! La consommation à outrance, la destruction de la nature, c’est fini, terminé ! Nous, c’ qu’on veut, c’est qu’il n’y ait plus d’ pouvoir ! Chacun s’ra frère et la justice pour tous ! On vivra en harmonie ! »

A cet instant, une fille passe et salue l’ego : « Tu vas bien, l’ego ? 

_ Mais oui, la fille ! Du calme ! crie l’ego à ses chiens.

_ Tu viens à la fête ce soir ?

_ Bien sûr !

_ On discut’ra aussi des prochaines actions ! Faut défendre la salle de spectacle !

_ Mais oui, le bobo ne pass’ra pas ! C’est encore la mairie qui est derrière tout ça !

_ Tu parles ! Tout le système est à changer !

_ Comme tu dis ! Si on fait rien, y nous bouffent ! »

     La lumière s’en va et songe : « Il veut mon argent et me méprise en même temps ! Comment lui expliquer qu’il se trompe sur lui-même ! que le pouvoir naît naturellement en nous ! que c’est d’abord nous-mêmes qu’il faut combattre ! Mais ça ne fait pas les affaires de l’ego ! Lui, ce qu’il veut expressément, c’est triompher, dominer, montrer qu’il est le plus fort ! Il se masque son égoïsme, par la lutte qu’il mène contre des égoïsmes plus puissants ! Son harmonie est un leurre et quand il aura abattu le pouvoir, il se dévorera lui-même !

     La preuve ? Que je le contrarie… et il me saut’ra d’ssus ! comme un chien qui a peur ! L’abîme est là, derrière chacun d’entre nous… et on boit et on joue les affranchis, les gros bras ! On est incapable de se calmer, de s’apaiser ! Quelle misère ! »

 
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