Du tyran perdu

  • Le 07/12/2018
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Le tyran perdu

 

 

 

    N'en déplaise aux gilets jaunes, mais si la vie continue de paraître difficile, pénible, âpre, voire odieuse et insupportable, ce n'est pas à cause du gouvernement, mais c'est bien à cause des tyrans, qui forment la majorité et donc aussi les gilets jaunes!

    Et puis, il faudrait perdre de sa naïveté et grandir un peu! Ce n'est pas parce qu'on change de gouvernement que les choses seront meilleures et que nous serons heureux! D'abord parce que la marge de manœuvres des politiques est extrêmement étroite, mais aussi et surtout nous bénéficions d'un régime démocratique qui ne peut plus être grandement amélioré! Il est fini le temps où on renversait des régimes, des pouvoirs qui limitaient nos libertés; nous avons tous aujourd'hui a priori les mêmes droits! Penser autrement, c'est de l'enfantillage... et même de l'hypocrisie!

    Certes, chacun d'entre nous a eu l'occasion de sentir en lui la haine monter, en constatant l'augmentation de ses factures ou de ses frais bancaires... Le sentiment que certains en profitent et tirent la couverture à eux n'a pas pu ne pas nous étreindre, mais cette façon d'agir n'est nullement propre au gouvernement, aux grandes compagnies ou aux banques; c'est au contraire la pratique la plus courante et elle caractérise, peut-être plus que toute autre, le tyran!

    En effet, celui-ci, en cherchant obstinément à dominer, à être le centre d'intérêt, satisfait inéluctablement son égoïsme, piétine les autres, prend sans donner et n'en a aucun remords! Les gilets jaunes sont bien plaisants de jeter la pierre au gouvernement, quand on subit le comportement du plus grand nombre au quotidien! Nous aimerions voir toute cette colère et toute cette révolte, contre les injustices et toute la puanteur que l'on rencontre dans la rue et dans les lieux les plus anodins! Pour donner des leçons de civisme, nous sommes champions! Pour devenir meilleurs personnellement, en faisant preuve de patience et de retenue, il n'y a plus aucun candidat!

    Mais l'amour-propre s'estime lésé! Et il peut donc allonger les pieds sous la table! Et puis, disons-le nettement, on s'amuse bien à barricader! On se sent important, on se libère, on ne s'ennuie plus!

    Ah! Mais c'est qu'on n'aime pas son travail, ce qui fait que toute nouvelle contrainte est sentie comme une injure et provoque le rejet! Eh! Mais pourquoi n'aime-t-on pas son travail? Mais parce que l'amour-propre en souffre; il a l'impression de s'humilier à servir; il veut plus et c'est bien l'égoïsme et l'orgueil qui crient dans les rues!

    Mais ce sont aussi des choses impossibles à satisfaire! Contenter l'animal qui est en nous, par le succès et la domination que nous pouvons obtenir, ne résoudra pas nos inquiétudes, ne nous donnera pas la paix! La félicité de la victoire est éphémère et doit être constamment renouvelée! (Notez que les gilets n'ont aucune demande explicite et qu'ils posent "une véritable colle" au gouvernement! Comment peut-il "restaurer" un amour-propre?)

    Rappelons-le, plus la soif de dominer et les ambitions sont vives et plus les besoins sont nombreux, et plus les peurs et l'agressivité sont grandes! Il n'y a nulle libération dans cette direction... et la justice est à trouver dans la sagesse!

     Néanmoins, répétons-le encore, une société s'établit en permettant à chacun a priori de se développer... Il faut que nous ayons le sentiment que nos efforts ne sont pas vains et ainsi notre individualisation se poursuit, sans détruire l'ensemble... Mais dès qu'une partie de la population se croit condamnée à l'immobilisme, il y a révolte! Et peu importe qu'au fond cela soit absurde, car "on rugit après une chimère"! Mais au bout de la route il ne peut qu'y avoir des désillusions! (Mais ce que nous disons là a peut-être cent ans d'avance!)

    Le pire peut-être, ce sont ces gens qui en passant encourage, excite le mouvement... Ce sont des nantis qui se disent qu'il y aura tout de même quelque chose à récupérer au final! C'est la révolte à bon marché, aussi lâche qu'irresponsable! En tout cas, aux images du chaos, la haine contre les fauteurs de troubles ne peut qu'augmenter! (D'autres mettent en bien en vue leur gilet jaune dans leur véhicule, par peur ou en espérant qu'on les laissera passer! Il y a forcément un début de terreur, puisqu'on veut s'imposer...)

    Mais, baste! voici un nouveau tyran, à rajouter à notre collection... Il va sans doute paraître un peu marginal, mais, comme d'habitude, il nous aidera à mieux comprendre comment le tyran fonctionne, il nous montrera encore une fois qu'il ne peut pas être heureux... et nous verrons aussi que les possibles solutions à son problème pourraient intéresser les gilets jaunes et au moins nous faire prendre conscience de notre folie, car nous sommes bien fous de nous livrer à la violence, tandis que la magnificence infinie de la nature nous entoure et devrait nous rassurer, nous apaiser! En fait, c'est bien celle-là, si on sait la regarder, qui est la source de notre bonheur, qui contient notre joie, loin de notre irritation mensongère et stérile! (Voir en illustration la photo Le Miroir, dans Dernières photos!)

    Mais F fréquente les gîtes d'étape! On connaît le principe... Sur les sentiers, sur les circuits de grandes randonnées, les fameux GR, on trouve de loin en loin des gîtes d'étape, où l'on peut passer la nuit. Il fut même un temps où ceux-ci devaient rester ouverts quelle que soit l'heure, pour accueillir les marcheurs attardés! Aujourd'hui, on téléphone, on est en contact permanent avec Houston, qui demande également des comptes... On suit des procédures, entre deux pans de nature! Mais, il n'en demeure pas moins que le dépaysement et sa magie sont toujours là: on évolue dans un autre monde!

    Le prix des nuitées est normalement modique, entre quinze et vingt euros... La rançon, c'est la possibilité de devoir partager son coucher avec des étrangers! Des propriétaires de gîte, qui en sont restés à l'ambiance de la Fête de la Fédération de 1789, lors de laquelle tout le monde s'embrassait, ne voient là qu'une occasion de louer l'esprit communautaire des gîtes! Mais, entre-temps, l'époque a changé et nous sommes de plus en plus nerveux et même s'il peut paraître agréable de découvrir d'autres randonneurs, au moment du dîner notamment, chacun, en réalité, aspire à la plus grande tranquillité, afin de trouver le sommeil; sinon c'est le plus inconscient et donc celui qui ronfle le plus fort qui seul en profite!

    D'ailleurs, certains propriétaires de gîtes ne s'y sont pas trompés, car ils ont peu à peu transformé leur établissement en chambres d'hôtes et ce qu'on peut leur reprocher, c'est justement d'avoir gardé l'appellation de gîte d'étape, puisque leurs tarifs se sont envolés! Mais on veut sans doute conserver le même habit simple, la même bonhomie et ne pas s'avouer son lucre!   

    Cependant, dans les gîtes, on rencontre tous les intérieurs; même si des commissions de contrôle, au nom de la terrible déesse Sécurité, menacent de fermeture tous les sites un peu vieillots et qui tirent le diable par la queue; les plus utiles somme toute (on voit des affiches qui disent que l'analyse de l'eau des douches écarte tout danger de légionellose!) Mais il possible ainsi de "s'amuser" d'un grabat douteux, la tête contre un mur humide et parsemé des hamacs des araignées!

    Le dortoir haut comme une église, ouvert à tous les vents et qui impose une attitude pour le moins virile, peut encore constituer une étape mémorable... Mais on n'oubliera pas non plus la pièce lumineuse, avec seulement deux ou trois lits et qui devient finalement notre chambre, sans qu'on soit dérangé, et dont on utilise en jubilant la douche et les toilettes personnelles! Là, généralement dans le cadre d'une paix champêtre idyllique, le temps se ralentit, l'esprit se détend et la folie des hommes apparaît tel un astre noir à la dérive!

    Sur le même sujet, F fait son entrée et il est d'abord l'un de ceux qui occupent les gîtes d'étape sans être des randonneurs, ni, comme nous le sommes, des photographes en quête de beaux paysages! En effet, des individus, se déplaçant en voiture, s'arrêtent au gîte le soir, tel qu'il serait un hôtel bon marché! A l'accueil, les propriétaires devraient se demander si cette démarche est juste, mais F les rassure, il a toute l'apparence d'un "baroudeur"! Le corps délié dans un jean délavé, il semble n'avoir renoncé aux joies du camping que depuis peu, sans doute à cause de ses tempes maintenant grises, qui ont de plus en plus de mal avec l'humidité qui règne!

    Plein de compréhension, on donne donc les clés du gîte à F avec le sourire, mais celui-ci ne s'installe pas dans le lieu, il l'envahit! On voit dans un coin son sac de couchage; sur une étagère un panier pour faire les marchés, un couteau de prix usé, ainsi que quelques objets disparates... Mais c'est sur la table de la salle à manger que F s'est surpassé! Il y a placé tant de petites bouteilles bizarres, de fioles, qu'on dirait que s'y dresse une maquette de New York! Et l'Empire State Building est remplacé par une bouteille de vin, bien en évidence, alors que luxe suprême, un peu plus loin, luit du raisin dans un bol!

    Evidemment, nul marcheur ne s'encombrerait de toutes ces choses; même un sherpa y renoncerait (quoiqu'en pleurant!)! Et l'on comprend que F est venu là pour la soirée et qu'il sort à peine de sa voiture! En effet, un hôtel, même à vingt euros, ne conviendrait pas à F; il recherche expressément l'ambiance des gîtes d'étape, et nous allons voir pourquoi!

    F est débonnaire: il offre du vin à celui qui toute l'après-midi a été exposé aux vents des grands espaces! Et l'esprit novice accepte avec chaleur, comme si c'était Noël! Il mord donc au premier hameçon!

     Mais bientôt, de la part de F, les questions fusent et le novice, bien qu'assailli, y répond obligeamment, tellement qu'il fait mine de ne pas voir le tremblement nerveux que F ne peut réprimer! "Sans doute est-ce une maladie, qui doit être bien gênante!", pense le novice et il félicite F d'avoir allumé le feu, puisqu'il fait déjà froid, et il mord au second hameçon!

    F rayonne et explique qu'il y a une certaine manière d'y faire, avec le feu, et il se lève pour s' occuper du foyer, tout en montrant la souplesse de son corps! Le novice s'intéresse maintenant à la batterie de fioles qu'il a devant lui, à l'"orgue" de F et il avale le troisième hameçon, le plus gros!  

    F est désormais "chez lui"; il triomphe! Il précise que cette petite bouteille verte contient de l'extrait de gingembre et que c'est un secret pour garder les reins limpides! Et celle-ci? Ah! celle-ci, c'est de l'extrait de noix de la ville de Mossoco, dans les Indes orientales; il n'y a pas mieux pour "fluidifier" le cerveau et susciter la méditation! Car F se découvre de plus en plus, apparaît de plus en plus grand: il n'est pas un aventurier ordinaire, c'est aussi un sage! Végétarien, il n'hésite pas à regarder avec mépris le jambon du novice! F a tout vu, tout lu, connaît tout, et il redescend de la montagne avec un message neuf, infini, immortel!

    Et le joli couteau, avec sa patine? Mais il a été offert à F par un trappeur du Nord, son tranchant est sans pareil! Bien sûr qu'il a déjà dépecé un phoque! Le novice est conquis, soumis; il est béat d'admiration, il se rend compte combien de chemin il lui reste à parcourir et il en frémit! F est maintenant immense, il domine comme un gigantesque vampire... et même il ne tremble plus! Son personnage a encore fonctionné, gagné; il est le clou de la soirée, le centre d'intérêt! Léonin, F décide qu'on assez parlé et qu'il est l'heure d'aller se coucher: à chaque jour suffit sa peine!

    Il ne viendrait même pas à l'idée du novice que, si F s'entoure de tant de choses, c'est qu'il est incapable d'être indépendant, de se retrouver seul ou d'aimer le silence! c'est qu'il est perdu et même effrayé s'il ne domine pas les autres; ce qui veut dire que F ne peut pas non plus ne pas tyranniser, étouffer, blesser! Il ne viendrait même pas à l'idée du novice que la curiosité de F n'est qu'un prétexte pour qu'on s'intéresse à lui, qu'on l'admire et que toute discussion avec lui n'est au fond qu'une impasse!

    Il ne viendrait même pas à l'idée du novice que ce qui manque à F, c'est justement ce que lui, le novice, a éprouvé toute la journée, tout novice qu'il est! Car que nous enseigne la nature, que nous murmure-t-elle, quand on se pénètre de sa grandeur, de sa beauté? Elle nous dit que c'est la patience qui nous libère de notre égoïsme et que c'est cela seulement qui peut nous rendre heureux!

    Nous pouvons nous développer à l'infini, mais du moment que nous nous étendons vers la sagesse! Nous pouvons connaître toute liberté, mais du moment que nous rions de notre amour-propre!

    Nous comprenons alors que F court à la tragédie, avec son personnage vieillissant et de moins en moins crédible! Nous devinons encore le sort des gilets jaunes: ils iront peut-être jusqu'au bout, mais en suscitant toujours plus de haine et de jalousie et ils se déchireront entre eux, pour savoir qui est leur chef!

    Car ils confondent joie et domination, espoir et argent, respect et colère! Mais ces révoltes sont sans doute inévitables et même nécessaires, pour montrer qu'elles sont sans avenir!

    Ainsi parlent même les nuages!

 
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