De la nécessité

  • Le 22/12/2018
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De la necessite

 

 

 

 

    Nous nous rendons chez notre médecin traitant et la petite salle d'attente, qui a tout de même l'air misérable, est pleine. Pourquoi sommes-nous ici? Oh! Maintenant, on ne dit plus: "Salut l'artiste!", mais: "Salut l'autiste!" Nous traînons en effet des maux d'une histoire qui serait incompréhensible pour la plupart, mais qui pour nous est vertigineuse, infinie, quoique douloureuse... Mais nos peines ne viennent pas seulement de nous; elles sont aussi provoquées par les autres, à cause de leur incurie notamment!

    Mais nous sommes à peu près une dizaine dans cette salle d'attente et pour notre compte, nous allons patienter plus d'une heure... Cette absurdité nous conduira à quelques réflexions... et à estimer d'abord combien de patients sont reçus par notre médecin dans la journée... Disons, pour être sûr, vingt! Dix le matin et dix l'après-midi... C'est sans doute plus, mais même avec ce chiffre, on pourra rester rêveur!

    La consultation est à 25€ et notre médecin gagne donc par jour 500€ (plus qu'un RSA!), soit 2500€ par semaine, soit 10 000€ par mois. Là-dessus, il faut prélever un salaire, un SMIC, celui de la secrétaire, et un loyer, pour le cabinet, qui ne serait pas loin de 800€. Notre médecin peut donc jouir de 8000€!

    Il y a bien sûr les impôts, les taxes, la protection sociale, "tout ce qui arrache les yeux des stars!", mais notre chiffre est plus voisin du minimum que du maximum... Bref, la question est: que fait notre médecin avec une telle somme, alors que d'autres mangent et dorment avec 400€ par mois? Comment peut-on avoir besoin de 8000€ régulièrement? Est-ce par inquiétude? Les nuits sont-elles meilleures sur de l'or?

    Notre médecin est-il pris dans une spirale infernale: s'il arrête de consulter, une bombe éclate dans son cabinet; mais il ne peut rien dire, car on menace sa famille? Est-il un joueur invétéré, maladif? Sait-il que les Russes arrivent et qu'ils vont tout confisquer? Non, notre médecin doit payer son abonnement au club de golf, sa Porsche, la fourrure de sa femme; il doit montrer qu'il a réussi, qu'il est un des nababs du secteur, qu'il existe bel et bien!

    Il rit donc avec un cigare, ou bien il est mythomane! Il s'habille en noir, met ses liasses dans une mallette et se gare dans un parking, où il rêve qu'il remet une rançon, jusqu'à ce que l'aube le réveille et qu'il reparte, toujours aussi embarrassé avec son argent! Non, décidément, nous n'arrivons pas à comprendre comment notre médecin dépense sa "fortune" et sans doute est-ce pour lui secondaire... Avant tout compte le bon fonctionnement de son cabinet, la construction de sa clientèle! Et cette remarque nous amène tout naturellement à nous interroger sur ce qui nous est vraiment nécessaire et qui seul peut nous rendre heureux!

    Par exemple, il n'est pas bon de vivre trop richement ou trop confortablement, car on perd vite de vue l'essentiel! En ce qui nous concerne, lorsque nous faisons de la photographie de paysages, il nous arrive fréquemment de connaître des situations difficiles, voire apparemment inextricables! Nous pouvons être perdu dans des halliers, le corps en sueur à force de nous débattre, alors qu'autour monte le brouillard des champs froids et humides!

    Nous pouvons encore marcher comme un damné, les jambes à moitié disloquées, pour arriver là où nous voulons, au bon moment! Nous fouillons alors dans notre sac, à la recherche de notre matériel, et il nous faut une patience d'ange, car les éléments s'assemblent précisément! Notre rythme cardiaque n'est plus celui du grand sportif qui s'épanouit, mais il devient subitement celui de l'horloger, qui s'immobilise sous sa frontale!

    Puis, quand nous sommes prêt, de la buée vient sur notre filtre! Un grain nous oblige à protéger notre appareil comme un enfant! Un nuage empêche la lumière! On prend conscience qu'on s'enlise! Finalement, on ne déclenche pas! La fête n'aura pas lieu! La lumière n'est pas au rendez-vous! Le bureau des plaintes? Il n'y en a pas! Notre héroïsme, notre sacrifice n'aura aucun témoin! On remballe, c'est tout! Après tous ces kilomètres, tous ces efforts? Affirmatif!

    Mais... mais le ciel se dégage! La photo est encore possible! Tout le monde de nouveau sur le pont! Attention, l'expo? Vert! Le point? Vert! On tire presque la langue! Car le cadrage, c'est tout un art! On vit dans le viseur, on y est comme un chien de chasse, on y renifle tous les coins! On s'y épuise nerveusement, on en devient aveugle, on a la tête de l'idiot du village!

    Mais on range, avec quelque chose dans la boîte! On sifflote sur le chemin du retour! On est un roi! On est riche d'un spectacle gratuit! Des diamants? Il y en avait plein sur la colline! Des perles? L'eau en contenait des milliers! De l'or? On en trouvait des tonnes sur le rivage! Des rubis? Faut demander aux nuages! Des topazes? Des rayons dans la verdure! Idem pour les émeraudes!

    On retourne vers la "civilisation"... De quoi on rêve? Mais d'abord d'une bonne douche, d'un verre d'eau, d'un bon sandwich! Oui, on est heureux..., mais que voit-on dès qu'on retrouve ses contemporains? Des têtes maussades, fermées, dures, dégoûtées, haineuses, méprisantes! Des visages en colère! C'est incompréhensible, incroyable, puéril! C'est désespérant! Mais le bonheur est là, à portée de main! La richesse, elle coule à flots, tout près! Ils ne savent pas! Ils se prennent au sérieux! Mon Dieu!

    Mais avoir du pain, pouvoir en acheter aussi facilement et s'en régaler, mais c'est inespéré, c'est une joie! Prendre une douche chaude, alors qu'on a froid et qu'on est sale, c'est une bénédiction, un enchantement, un paradis! Pouvoir rester assis au chaud, ou au frais, alors que peu de temps auparavant on était en train de se débattre avec la nature et le matériel, mais c'est un plaisir ineffable! On goûte sa tranquillité jusqu'à la "moelle"!

    C'est pourquoi il faut périodiquement échapper à tout confort, s'éprouver, et cela n'est plus possible si on vit tel un cosmonaute dans ses biens! Retrouver le plaisir de choses simples, parce qu'on en a de nouveau besoin, permet aussi de se demander pourquoi on ne peut rester indéfiniment béat, satisfait, ayant étanché sa soif ou calmé sa faim, avec un toit sur la tête! Car, en effet, il nous faut toujours nous remettre en mouvement, l'esprit s'agite tôt ou tard, mais pourquoi?

    Pour le comprendre, nous devons regarder nos amis et ancêtres les animaux! Que font-ils quand ils ne mangent pas, ni se reproduisent? Ils combattent pour défendre leur territoire, pour faire valoir leur dominance! Ils assurent la suprématie de leur individualité! Cela leur est absolument nécessaire, cela leur est fondamental, comme à nous!

    Evidemment, il ne s'agit plus pour les hommes de s'affronter directement dans la rue; la civilisation est passée par là! Mais il n'en demeure pas moins que nous nous mesurons incessamment... Nous nous toisons, nous essayons de dominer l'autre, plus ou moins ouvertement; soit par la force physique, soit par la séduction! La rue est le théâtre d'une perpétuelle joute, qui nous donne une existence, qui nous éprouve, nous valorise ou nous fait haïr, dans le cas où nous nous sentons inférieurs ou méprisés!

    Il en résulte que le plus grand nombre ne voit le monde qu'à travers le prisme de son égoïsme! L'Autre n'existe que dans un rapport de force: ou bien il est dominé, ou bien il est dominant! Le tyran soit écrase, soit maudit! Et si le sentiment de notre supériorité, de notre valeur, se désagrège, disparaît, nous devenons la proie de nos inquiétudes; nous nous troublons, nous souffrons!

    Revenons à l'exemple de notre médecin... Il enchaîne les patients au point de ne plus avoir de temps pour eux... Il les reçoit quasiment avec hostilité, dans la crainte que leur problème soit sérieux, car il y a encore beaucoup de monde à suivre! Nous arrivons à un fonctionnement absurde, qui comporte le risque d'une erreur de diagnostique et qui est certainement contraire à l'idéal de notre médecin! Puisque nous savons que ce n'est pas à cause de l'argent, quelle en est la raison?

    Mais la réponse vient toute seule... Notre médecin se sert de son travail comme d'une "drogue"! Il échappe à ses inquiétudes, en multipliant les patients, parce que chacun d'entre eux le reconnaît comme l'autorité, lui donne le sentiment de son utilité et donc de son importance! Ce n'est pas "terrible" pour quelqu'un qui est aux premières loges, pour voir les effets désastreux du surmenage! D'ailleurs, notre praticien a déjà un bel embonpoint et l'obésité est une réponse à l'épuisement psychique (fumer n'est pas mieux!)!

    Cependant, nous sommes donc contraints de satisfaire notre amour-propre, cela nous est absolument nécessaire; nous devons sentir que nous nous développons, que nous évoluons, sinon c'est l'angoisse qui nous étreint! Mais cela veut-il dire encore que nous sommes condamnés, à l'instar des animaux, à nous quereller, à nous battre, pour savoir qui est le meilleur, le plus fort, le plus séduisant, le plus apte? N'avons-nous pas plus de sensibilité, de liberté que le goéland?

    Apparemment non! Aujourd'hui, c'est l'hiver, mais n'avons-nous pas l'impression de le subir depuis longtemps? L'atmosphère, dans les rues, ne rappelle-t-elle pas celle des guerres? Chacun n'est-il pas prêt à montrer son agressivité, ne rêve-t-on pas en secret d'avoir un motif d'en découdre, afin de se soulager de toute une colère rentrée, de mille ressentiments?

    Les femmes ne sont-elles pas inquiètes et troublées, au point d'arborer une séduction tapageuse, outrancière, qui pourrait leur faire honte, mais qui témoigne surtout de leur instabilité, de leur douleur! Le sexe semble apaiser l'angoisse, mais comment se donner à un inconnu, quand on est fragile et qu'au fond on ne rêve que de repos? La chair tend vers le plaisir, mais l'esprit, lui, a peur de sa propre faiblesse! On fuit donc en soupirant, on est dans une spirale de souffrance!

    Nous parlons ici des plus sensibles, car des autres, hommes ou femmes, combien de haine, de morgue, de mépris! Et tous ceux qui sont effacés, éteints, inconsistants, ne sont-ils pas les esclaves des plus durs? Quel est leur rêve à eux? N'ont-ils aucun espoir? Se contentent-ils de vivre comme des fantômes? N'ont-ils pas été eux aussi des enfants radieux et enthousiastes?

    Le vingt-et-unième siècle méritait mieux; notre expérience est maintenant grande, mais nous nous comportons comme des bébés attardés; nous crions justice au bord des routes, avec des slogans puérils! Nous croyons avoir le droit pour nous, car nos revenus sont les plus modestes et c'est la légitimité du pauvre; mais ne pouvons-nous pas non plus dépasser notre égoïsme, notre colère, grandir?

    Ce n'est pas seulement une question d'intelligence, même si on ne peut pas demander au plus grand nombre de voir beaucoup plus loin que "son nombril"! Il est normal que la majorité ait une réaction quasi animale, mais que de violence, de rage, de larmes, de dépit, de rancune, de malheurs! L'amour-propre qui s'enflamme n'en finit pas de détruire, comme un feu sur l'essence!

    La France s'apprête à passer les fêtes, avec un "serin" dans la bouche! Elle s'étouffe elle-même, avec les gilets jaunes... Imaginons pourtant un être qui prendrait conscience de sa valeur, autrement que par le sentiment de sa supériorité, de sa suprématie, de sa réussite! qui se nourrirait au quotidien de la compréhension des lois qui nous régissent et qui en serait conduit à contempler l'infini de cette position, tant elle peut sembler créatrice! Celui-là n'aurait-il pas mérité le nom de sage, puisqu'il n'aurait nul besoin de blesser ou de supplanter pour exister? Ne serait-il pas le seul disponible, le seul respectueux, le seul ouvrier de paix, car il serait dominant sans dominer! Et les autres, qui ne quittent pas la sphère de leur égoïsme, qui doivent toujours piétiner ou écraser, pour se sentir mieux, ne devraient-ils pas être appelés justement des tyrans!

    Pour notre part, nous nous efforçons d'être simplement heureux d'être là, en vie, chaque jour, et nous sommes peut-être le seul ainsi, quoique notamment nous n'ayons jamais eu les moyens de nous payer une voiture (et nous voyons des gilets jaunes dans des SUV dernier cri!).

    Si nous pouvions considérer sincèrement ce qui nous est vraiment nécessaire, nous verrions les trois-quarts de ce que nous consommons comme superflus et la moitié de nos déplacements ou de nos actions comme inutile! Mais notre amour-propre nous aveugle: c'est lui qui nous inquiète, qui nous crée des besoins et qui nous empoisonne, d'autant que le dénuement de l'hiver nous place en face de nous-mêmes!

    Nous le sentons tous, un chien hargneux est dans nos cœurs! Il a peur de perdre, de ne pas avoir sa part! Il gémit, il gronde et il serait facile de le lâcher, pour qu'il morde, alors que la haine nous emporte et nous détruit!

    Nulle sagesse chez les gilets jaunes, mais ce n'est sans doute pas à eux qu'il faut la demander en premier!

    Grand est celui ou celle qui vit en paix!

 
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